Un amour vrai

Chapitre 3

 

 

Il y a dix ans le 14 août dernier, dans cettemême salle où j’écris aujourd’hui, Thérèse Raynol et FrancisDouglas signaient leur contrat de mariage. Il me semble les voirencore, si jeunes, si charmants, si heureux !

J’avais pour M. Douglas la plus parfaiteestime, et pourtant je voyais arriver le jour du mariage avec unetristesse profonde, car j’aimais Thérèse avec la plus grandetendresse, et la seule pensée de m’en séparer m’était bien amère.La lecture du contrat, ces dispositions en faveur de celui desépoux qui survivrait à l’autre me firent une impression pénible, etpendant qu’on me félicitait sur ce brillant mariage, j’avaisgrand’peine à contenir mes larmes. Pourquoi faut-il que la mort semêle à tout dans la vie ? Mais ces tristes réflexions mefurent personnelles. La conversation se maintint animée et joyeuseentre les personnes invitées pour la circonstance. On rit, onchanta, on fit de la musique, dans cette maison où la mort allaitentrer.

Un peu après le départ des invités, commeM. Douglas se levait pour se retirer : « Ne partezpas encore, lui dit Thérèse, je veux vous chanter le SalveRegina, c’est-à-dire, poursuivit-elle avec son charmantsourire, j’ai l’habitude de le chanter tous les soirs etaujourd’hui je veux que vous m’écoutiez. Ce chant à la Vierge étaitune de nos plus douces et plus chères habitudes. La voix de Thérèseétait fort belle, et ce soir-là elle y mit une indicible expressionde confiance et d’amour. Ah ! comment la Vierge, mère à jamaisbénie, eût-elle pu ne pas entendre cette ardente prière ?M. Douglas, plus ému qu’il ne voulait le paraître, gardait unprofond silence. Thérèse se rapprocha et lui dit : Francis,mon cher ami, ne voulez-vous pas que la sainte Vierge nous protègeet nous garde ? Il ne répondit pas, mais la regarda pendantquelques instants avec une expression indéfinissable, puis noussouhaita le bonsoir, et partit.

Je suivis Thérèse dans sa chambre. Après laprière, que nous fîmes ensemble, elle prit le charmant bouquet deroses que Francis lui avait apporté ce jour-là et le plaça devantl’image de la Vierge. Rentrée dans ma chambre, je priai avecferveur demandant à Dieu la force de supporter l’éloignement de mafille chérie. Hélas ! que j’étais loin de prévoir le coupterrible qui allait me frapper !

Je dormais depuis quelque temps quand je fusréveillée par un rêve pénible. Je me levai pour me remettre, et jepassai dans la chambre de Thérèse. Elle était assise sur son lit,la figure si altérée, si bouleversée qu’une crainte horrible meserra le cœur ; elle essaya pourtant de sourire en me disantqu’elle ressentait une étrange douleur à la gorge. J’envoyaiaussitôt chercher un médecin. Quand je revins, elle me pria deplacer un cierge devant l’image de la Vierge et voulut elle-mêmel’allumer. Puis, joignant les mains, elle se recueillit dans uneprière fervente. Ensuite elle me passa les bras autour du cou, merapprocha d’elle, et me fit baiser le crucifix que je lui avaisdonné le jour de sa première communion, et qu’elle avait toujoursporté depuis.

– Mère, dit-elle, vous savez que lavolonté de Dieu doit toujours être adorée et bénie. Je ne me suisjamais sentie orpheline, continua-t-elle tout attendrie, car vousavez été pour moi la meilleure des mères ; que Dieu vousrécompense et qu’il vous console, ajouta-t-elle avec effort, car jesais que je vais mourir.

– Mon enfant, répondis-je toute troublée,comment peux-tu parler ainsi ? La souffrance t’égare.

Elle me regarda ; je vois encorel’expression de ses beaux yeux calmes profonds.

– Écoutez, dit-elle ; j’ai offert àDieu mon bonheur et ma vie pour la conversion de Francis. Monsacrifice est accepté, j’en suis sûre. N’en dites rien à Francis.Il vaut mieux qu’il l’ignore jusqu’à ce que Dieu l’éclaire.

Ces paroles retentirent dans mon cœur commeson glas funèbre. Ô mon Dieu, pardonnez-moi. Il me sembla quec’était payer trop cher le salut d’une âme. Je la regardais avecégarement ; je l’étreignis dans mes bras comme pour ladisputer à la mort et je lui dis à travers mes sanglots :

– C’est trop cruel. Thérèse, mon enfant,rétracte-toi.

– Laissons faire le bon Dieu,répondit-elle simplement. Il saura vous consoler, vous et lui. J’aieu, moi aussi, un moment d’angoisse terrible, maintenant c’estpassé.

Et alors elle me dit qu’en voyant commeFrancis demeurait préjugé, aveuglé, malgré les prières continuellesqu’elle faisait faire pour sa conversion, elle avait cru que Dieuvoulait peut-être la faire contribuer à son salut plus que par laprière, et qu’elle avait offert son bonheur et sa vie pour luiobtenir la foi.

De ce moment je n’eus pas d’espérance. Avecune douleur affreuse, mais sans surprise, je vis tous les effortsde la science échouer complètement. Le mal fit des progrès aussiprompts que terribles. Thérèse demanda son confesseur et Francis.Le prêtre vint le premier. Pendant qu’il entendait sa confession,je m’approchai d’une fenêtre qui donnait sur l’église du Gésu. Lalampe brillait dans le sanctuaire, et je disais au Christ enpleurant amèrement : Seigneur, ayez pitié de moi !Faut-il qu’elle meure pour qu’il se convertisse ? La nuitétait délicieusement calme et belle. Oh ! quel contraste entrela désolation de mon âme et le radieux éclat des cieux. J’entendisarriver M. Douglas. J’aurais voulu aller au-devant de lui pourle préparer un peu à la terrible vérité, mais je n’en eus pas laforce. Il entra la figure bouleversée. Pas un des médecins présentsne hasarda une parole d’espérance. Le malheureux jeune homme sejeta dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. La portede la chambre de Thérèse s’ouvrit bientôt. Je touchai le bras deM. Douglas, qui se leva et me suivit. Le prêtre, encore revêtude son surplis, priait devant l’image de la Sainte Vierge. Thérèsetendit la main à Francis, qui s’agenouilla à côté de son lit etsanglota comme un enfant. Alors elle se troubla, quelques larmescoulèrent sur son visage ; mais, se remettant bientôt, ellelui parla avec fermeté et tendresse.

– Francis, lui disait-elle, c’est lavolonté de Dieu. Il faut s’y soumettre, car il est notre Père. Cherami, je vous aimerai plus au ciel que sur la terre.

La douleur de M. Douglas étaiteffrayante, et ma courageuse enfant oubliait ses terriblessouffrances pour le consoler et l’encourager. Il survint unétouffement qui fit croire qu’elle allait expirer. Quand il futpassé, elle mit sa main sur la tête de Francis toujours à genoux àcôté d’elle, et levant les yeux sur l’image de la Vierge :

– Mère, dit-elle avec un accent que jen’oublierai jamais, il ne vous connaît pas, il ne vous aimepas ; mais moi qui par la grâce de Dieu vous connais et vousaime, je vous le confie, je vous le donne, je vous le consacre.Obtenez de Jésus-Christ, je vous en conjure, qu’il nous réunissepour l’éternité dans son amour.

Elle reçut les sacrements avec une ferveurcéleste, et aussitôt après l’agonie commença.

Je passe sur cette heure dont le souvenirm’est resté si cruel. À cinq heures, juste aux premiers tintementsde l’Angélus, elle expira. Peu à peu, je sentis son doux visage serefroidir. Alors, prenant le crucifix que ses mains glacéesétreignaient encore, je le donnai à Francis.

Deux sœurs de charité vinrent pourl’ensevelir. Quand tout fut terminé, j’entrai dans la chambremortuaire, que les religieuses avaient ornée avec un soin pieux.Les fleurs y répandaient un parfum suave. M. Douglas était àgenoux près du lit sur lequel Thérèse semblait dormir dans sablanche et gracieuse parure de noces. Son voile retombait à demisur son charmant visage, d’une pâleur transparente. Un chapelet, àgrains de corail d’un rouge éclatant, était passé à son cou, et lacroix brillait entre ses mains jointes. Je baisai ses douceslèvres, ses yeux fermés pour jamais, et la regardai longtemps.

Le matin des funérailles, quand vint le momentde la mettre dans son cercueil, Francis s’approcha, prit la maingauche de Thérèse, lui mit son anneau de mariage, et ensuite ill’embrassa sur les lèvres. Le jeune homme, aussi pâle qu’elle,soutint sa tête pendant que je coupais ses beaux cheveuxbruns ; puis, la prenant dans ses bras, il la déposa sur lelit du repos suprême. Nous restâmes longtemps à la regarder, et mapensée se reportait aux jours d’autrefois, alors qu’après l’avoirendormie dans mes bras et couchée dans son petit lit, je m’oubliaisà la regarder dormir. Enfin, Francis releva son voile, etlentement, tenant toujours les yeux fixés sur elle, il lui couvritle visage. Ô mon Dieu, quand je paraîtrai devant vous,souvenez-vous de ce que j’ai souffert à ce momentterrible !

Après les funérailles, on m’apporta un billetde M. Douglas. Il m’annonçait qu’il s’éloignait pour quelquetemps, et s’engageait à me donner bientôt de ses nouvelles.Quelques jours plus tard, je reçus la lettre suivante :

 

Madame,

Je laissai Montréal immédiatement après lesfunérailles de Thérèse, car j’avais besoin de la plus profondesolitude pour pleurer et remercier Dieu. Oh ! Madame, Dieu estbon ! Ma céleste Thérèse le disait au milieu des douleurs dela mort, et le même cri s’échappe sans cesse de mon cœur déchiré.Tout est fini pour moi sur la terre, et pourtant je succombe sousle poids de la reconnaissance, car la lumière s’est faite dans mesténèbres et je suis catholique, oui catholique. Ah ! béni soitDieu qui m’a donné la foi. Quel bonheur de le dire àThérèse, de remercier Dieu avec elle ! Mais ce serait tropdoux pour cette pauvre terre, où le bonheur n’existe pas.

Je sais que ma conversion vous sera uneconsolation bien grande, aussi vous parlerai-je avec la confiancela plus entière. Vous connaissiez, Madame, mon éloignement pour lecatholicisme ou plutôt vous ne le connaissiez pas, car dans nosrelations, je dissimulais soigneusement mes préjugés, pour ne pasaffliger Thérèse. Mais quand elle me dit qu’elle comptait sur maconversion, je crus devoir ne pas lui laisser d’illusions làdessus. Comme elle devait me plaindre et prier pour moi !

Je n’essaierai pas de vous dire maconsternation en apprenant la maladie de Thérèse, ce que jesouffris en la trouvant mourante. Interrogez votre cœur, Madame. Jecontins l’explosion de mon désespoir pour ne pas la troubler àcette heure terrible, mais qui pourrait dire ce quesouffrais ? Tout entier à elle et à ma douleur, je ne voyaisrien, je n’entendais rien autour de moi ; je n’avais rienremarqué des préparatifs pour l’administration et quand le prêtres’approcha avec l’hostie sainte, – Ô mon Dieu comment parler de cemoment sacré, comment dire le miracle qui se fit dans monâme ? Sans doute, Thérèse priait pour moi à cette heuresolennelle, et à sa prière le Seigneur Jésus daigna me regarder,car dans cet instant la foi la plus ardente pénétra, embrasa monâme. Saisi d’un respect sans bornes, je me prosternai, en disant duplus profond de mon cœur : Oui, vous êtes le Christ, le Filsunique du Dieu vivant… Ô miséricorde ! Ô bonté ! Ô momentà jamais béni ! Ô moment vraiment ineffable et que toutes lesjoies du ciel ne me feront pas oublier ! La foi, lareconnaissance, l’amour débordait de mon âme. Les larmes jaillirentà flots de mon cœur. J’aurais donné ma vie avec transport, pourrendre témoignage de la présence réelle, celui de tous les dogmescatholiques qui révoltait davantage ma superbe raison. Le regard duChrist, comme un soleil brûlant, avait fondu ces glaces épaisses,dissipé ces nuages obscurs qui m’avaient empêché jusqu’alors decroire à la parole et à l’amour de mon Dieu.

Je vis ma charmante fiancée agoniser etmourir, mais, avec la foi, la résignation était entrée dans monâme, et une paix profonde se mêla à mon inexprimable douleur. Aumoment terrible, quand le prêtre prononça l’absolution suprême, jecrus que la connaissance lui revenait, et me penchant sur elle, jelui dis : Thérèse, remercie Dieu, je suis catholique. Mecomprit-elle ? Je le crois, car son regard mourant se ranimaet se tourna vers moi. Ah ! comme il dut réjouir les anges etpénétrer jusqu’à Dieu, ce chant de joie et de reconnaissance quis’éleva de son cœur, pendant qu’elle était dans le travail de lamort.

Combien je vous remercie, Madame, pour cecrucifix qui vous eût été si cher et si précieux, et que vous avezeu la générosité de me donner. Quand je le regardai, là, à côté deThérèse morte, ce fut comme si une lumière éclatante jaillissantdes plaies sacrées du Christ eût illuminé les mystérieusesprofondeurs de l’éternité. Comme je la trouvai heureuse d’avoirouvert les yeux à ces radieuses splendeurs, d’avoir vu Dieu face àface, d’être avec lui pour jamais ! Ne vous sentiez-vous pasconsolée en regardant son visage, son doux visage, sur lequel lavision de Jésus-Christ avait laissé comme un reflet céleste debonheur et de paix ? Si je pouvais vous dire ce quej’éprouvais pendant la messe des funérailles, la reconnaissance quiconsumait mon âme, quand je pensais que sur l’autel Jésus-Christs’immolait pour ma Thérèse ! Quelle consolation je trouvais àprier pour elle, pour elle qui a tant prié pour moi !

Vous vous étonnez peut-être que j’aie un peutardé à vous faire connaître mon changement. C’est que le prêtrequi avait assisté Thérèse me conseilla, après m’avoir entendu, d’entraiter d’abord avec Dieu. Il m’envoya à ce monastère d’où je vousécris. J’arrivai le soir de la solennité de l’Assomption. Lesupérieur me reçut avec une bonté parfaite et me conduisit à lachapelle, où les religieux étaient réunis pour l’office. L’image dela Vierge, brillamment illuminée, resplendissait au-dessus del’autel, et cette vue m’émut profondément. Je me rappelai ce momentoù, sur son lit de mort, Thérèse, mettant sa main sur ma tête, meconsacra à la mère de miséricorde. Du plus profond de mon cœur jeratifiai la consécration, et promis à la Sainte Vierge de l’honorertoujours du culte le plus tendre et le plus aimant. Une voixadmirablement belle chanta le Salve Regina, et ce chantsuave, réveillant dans mon cœur l’émotion la plus douce et la plusdéchirante, je pleurai longtemps. Non, jamais je n’oublierai cesoir (le dernier de sa vie) où Thérèse me le chanta. En l’écoutant,un sentiment confus de vénération et de confiance pour la mère deDieu pénétra pour la première fois dans mon âme, et j’essayais deréagir contre cette impression, très douce pourtant. Vousrappelez-vous avec quel accent elle me dit : Francis, mon cherami, ne voulez-vous pas que la Sainte Vierge nous protège et nousgarde ? Cette question me troubla. En regagnant mon logis, jepensais combien peu, après tout, je pouvais pour son bonheur, et uninstinct secret me portait à la mettre sous la garde de la ViergeMarie.

C’était hier le jour fixé pour mon mariage, etmalgré la force que je puise dans ma foi, je succombai sous lepoids de la plus mortelle tristesse. La journée était magnifique.Le soleil resplendissait. Toute la nature avait un air de fête. Etmoi, je repassais mes rêves de bonheur, et ma pensée s’arrêtaitdans cette tombe où tout est venu s’engloutir, dans cette tombe oùje l’ai vue descendre pour y dormir jusqu’à ce que les cieux etla terre soient ébranlés. C’était horriblementdouloureux. Mais le saint religieux qui me prépare au baptême vintme joindre dans le jardin où je m’étais retiré, et, me reprochanttendrement et fortement ma faiblesse, m’en fit demander pardon àDieu. Du reste ces défaillances sont rares. La puissante main duChrist me soutient sur un abîme de douleur. Mais vous, Madame,comment supportez-vous cette terrible épreuve ? Ah,laissez-moi vous répéter ce que Thérèse me disait : C’est lavolonté de Dieu, et il faut s’y soumettre, car il est notrePère.

Mon baptême est fixé au 28 août. Il seraitsuperflu de vous dire combien je désire vous y voir. Vous aviezpour Thérèse un cœur de mère, et vous ne sauriez croire comme votretendresse pour elle m’attache à vous. Souffrez que je vous remerciede vos soins si éclairés, si tendres. Je les appréciais d’autantplus que j’ai beaucoup souffert du malheur d’être orphelin. Soyezbénie, Madame, pour l’avoir tant aimée. Soyez bénie pour les larmesamères que vous avez versées avec moi sur son cercueil. Vousparlerai-je de l’impatience avec laquelle j’attends le jour de marégénération, l’heure sacrée de mon baptême. Qu’il tarde à venir,ce jour ou je serai lavé dans le sang du Christ. Vous savez que le28 août est la fête de saint Augustin. Plaise à Dieu qu’à l’exemplede cet illustre pénitent, je pleure toute ma vie mes fautesinnombrables et le malheur d’avoir aimé Dieu si tard. En attendantl’abjuration publique, tous les jours, en la présence deJésus-Christ et de ses anges, j’abjure dans le secret de mon cœurtoutes les erreurs de l’hérésie. Vous ne vous imaginez pas ladouceur que je trouve à dire et redire à Jésus-Christ que je veuxappartenir à son Église, en être l’enfant le plus humble et le plussoumis.

Le soir, je me promène avec mon directeur dansle jardin du monastère. Nous parlons de l’amour et des souffrancesdu Christ, du néant des choses humaines et de cette heure qui vientoù les morts entendront dans leurs tombeaux la voix duFils de Dieu. Oui, j’attends la résurrection des morts, et meslarmes coulent bien douces quand je pense qu’un jour je retrouveraima Thérèse rayonnante de l’éternelle jeunesse et de l’immortellebeauté.

Parfois, je l’avoue à ma honte, il me sembleque je ne pourrai jamais supporter son absence. Je le disaisaujourd’hui même à mon directeur. Le saint vieillard à souridoucement et m’a répondu avec une expression céleste : Monfils, quand vous aurez communié, vous saurez que Dieu suffit àl’âme. Ces paroles firent battre mon cœur. En songeant à macommunion prochaine, je restai ému, ébloui, comme un voyageurdevant qui s’entrouvre un horizon enchanté et inconnu. Ô Christ monsauveur, que se passe-t-il dans l’âme qui vous aime quand vous yentrez ? Peut-être devrais-je, Madame, vous parler avec plusde calme, mais la seule pensée de ma première communion me plongedans une sorte de ravissement. Songez donc à ce que Jésus-Christ afait pour moi. Et pourtant j’ai des heures d’abattement terrible,quand je pense que ma Thérèse n’est plus nulle part sur la terre. Ômisère et faiblesse du cœur de l’homme ! Je la pleure quand jela sais au ciel… Mais le saint que Dieu m’a donné pour guide me ditde ne pas m’alarmer si la nature faiblit souvent. Dans ces momentsd’amère et profonde tristesse, il me fait réciter le TeDeum pour remercier Dieu de ce qu’il m’a donné non seulementde croire en lui, mais encore de souffrir pourlui. Cette grâce de la souffrance et de la foi, vous l’avezaussi reçue, Madame, bénissez et remerciez Dieu avec moi, enattendant que, comme l’en priait Thérèse, il nous réunisse pourl’éternité dans son amour.

*

À mon extrême regret, je ne pus assister aubaptême de M. Douglas, mais, dans ma réponse à sa lettre, jelui appris que Thérèse avait offert à Dieu son bonheur et sa viepour obtenir sa conversion. Après son baptême, Francis revint àMontréal et passa quelque temps chez moi. Sa première visite avaitété pour la tombe de sa fiancée. Je le revis avec un déchirantbonheur. Il me fit prendre place sur le sofa où il avait si souventcausé avec Thérèse, et quand il put parler, il m’entretint de Dieuet d’elle. Toujours généreux, il s’efforçait, pour ne pas ajouter àma peine, de me cacher l’excès de sa douleur, et partait surtoutdes joies de sa conversion, mais sa douleur éclatait malgré lui,avec des accents qui déchiraient le cœur. Et pourtant, avec quelravissement il parlait de son baptême et de sa premièrecommunion ! Ah ! si Thérèse eût été là pour le voir etl’entendre ! Ce jeune homme comblé de grâces si grandesm’inspirait une sorte de vénération. Je ne pouvais détacher mesyeux de sa belle tête blonde, sur laquelle l’eau du baptême venaitde couler. Il avait beaucoup maigri et pâli pendant ces deuxsemaines, mais la joie profonde du converti se lisait dans ses yeuxfatigués par les larmes. Jamais je n’ai compris la puissance de lafoi, comme en le regardant et l’écoutant. Quand ce cœur sicruellement déchiré éclatait en transports d’actions de grâces, jeme rappelais les martyrs qui chantaient dans les tortures.

Tous les jours il s’enfermait dans la chambrede Thérèse, et passait là des heures entières. On n’y avait rienchangé. La petite table qui avait servi d’autel était encore làavec ses cierges et ses fleurs. Le bouquet de roses, dernier don deson fiancé, était toujours devant l’image de la Vierge où Thérèsel’avait mis. Hélas ! ces pauvres fleurs n’étaient pas encoreflétries quand la mort l’avait frappée.

La première fois que Francis entra dans cettechambre pour lui si pleine de souvenirs, il baisa la table où lesaint sacrement avait reposé, et voulut ensuite s’agenouiller là oùil l’avait vue mourir, mais il se trouva mal et fut obligé desortir. Je voulus l’empêcher d’y retourner, craignant pour lui cesémotions si douloureuses, mais il me rassura. Ne craignez rien, medit-il, Dieu s’est mis entre la douleur et moi. D’ailleurs, cettechambre où elle a vécu, où elle est morte, cette chambre où j’aireçu la foi est pour moi un sanctuaire sacré. Voyant qu’il ypassait la plus grande partie de son temps, j’y mis le plusressemblant des portraits de Thérèse. Il me remercia pour cetteattention avec une effusion touchante, et me dit ensuite qu’il laportait continuellement dans une présence bien autrement intime quecelle des sens.

Souvent, il m’entretenait de nos immortellesespérances, et parlait avec une conviction si ardente, si profonde,qu’en l’écoutant, je me demandais si j’avais un peu de foi. Saprésence me fit un bien infini. Il était impossible de ne pas seranimer au contact de cette ferveur brûlante. Tous les jours nousallions visiter le cimetière de la Côte des Neiges. Je déposais surla tombe de Thérèse les fleurs que nous avions apportées. Francisjetait son chapeau sur la terre, s’agenouillait et passait son brasautour de la croix. Je le regardais prier avec une consolationinexprimable. Comment Dieu eût-il pu ne pas écouter cette âme toutéclatante de la pureté de son baptême ? Comment eût-il pu nepas entendre la voix de ces larmes si saintementrésignées ? Ce fut dans le cimetière, debout près de la tombede Thérèse, que M. Douglas me confia sa résolution d’entrerdans un monastère, après avoir fait le pèlerinage de laTerre-Sainte. Il aimait à parler de la vie religieuse, du bonheuret de la gloire d’être tout à Dieu, et alors son visage prenait uneexpression qui élevait l’âme. En le regardant, je me surprenaisrêvant à ces joies du renoncement et du sacrifice, redoutables, ilest vrai, à la faiblesse humaine, mais si incomparablementau-dessus de toutes les autres.

Vint le jour du départ et le dernier adieu,puis, pour lui, la dernière visite au cimetière.

C’était une triste et froide journéed’automne, et seule à mon foyer pour jamais désolé, je pensais à maThérèse qui dormait sous la terre, et au noble jeune homme qui s’enallait attendre dans la paix profonde du cloître la paix plusprofonde de la mort.

Après le départ de M. Douglas, je trouvaidans le journal de Thérèse les lignes suivantes qu’il y avaitajoutées. Elles étaient écrites en anglais et presque effacées parses larmes :

 

« Ô mon Dieu, réunissez-nous pourl’éternité dans votre amour !

« Ce vœu suprême de son âme, jel’ai fait graver sur son crucifix que je porte sur ma poitrine, surl’anneau que je lui ai donné comme à mon épouse et qu’elle porteparmi les morts, mais il est plus ineffaçablement gravé dans moncœur.

« Ô mon Dieu, soyez béni ! jesuis content de vous ; dans le deuil si intime, siprofond de mon âme, j’aime à répéter ce qu’elle me faisait dire auxjours du bonheur. Tout est fini, à jamais fini… mais mon cœur achanté sa joie. Les routes me sont ouvertes à la véritablevie. Par les entrailles de la miséricorde de Dieu, qui a voulu quece soleil levant vînt d’en haut nous visiter, pour éclairerceux qui sont ensevelis dans l’ombre de la mort. Cesparoles, l’Église les a chantées sur la tombe de Thérèse, et cettemère immortelle les chantera aussi sur mon cercueil. Ah ! jevoudrais qu’un même tombeau nous réunît un jour. Mais non, il fauts’en aller mourir où la voix de Dieu m’appelle. Il faut partir etpour ne revenir jamais. Qu’est-ce qui nous attache si fortement làoù nous avons aimé et souffert ?

« Thérèse, tous les jours de ma vie,j’aurais voulu pleurer sur cette terre qui te couvre. C’est à côtéde toi que je voudrais dormir mon dernier sommeil, et me réveillerà l’heure de la résurrection. Mais il faut obéir à Dieu. Il fautpartir. Demain j’aurai laissé pour toujours cette terre du Canada,où nous nous sommes aimés, où ton corps repose ; maisj’emporte avec la douleur qui purifie la foi qui sauve et console,et, depuis l’heure à jamais bénie de mon baptême, il y a dans monâme la voix qui crie sans cesse à Dieu Mon père ! monpère !

« Ô sainte Église catholique ! Ôépouse sacrée du Christ ! Ô ma tendre et glorieuse mère !Vous m’avez fait l’enfant de Dieu. Nourri dans la haine et lemépris de votre nom, je vous méconnaissais, je vousinsultais ; mais maintenant je vous appartiens et je n’aspireplus qu’à mourir entre vos bras.

« Mon Dieu, soyez mon rêve, mon amour. Jem’en vais attendre que les ombres déclinent et que le jour selève. »

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