Un amour vrai

Chapitre 4

 

 

Après son départ, M. Douglas m’écrivitsouvent, et me disait chaque fois qu’il ne pouvait s’habituer aubonheur d’être catholique. À son retour d’Orient, il entra à laGrande Chartreuse, d’où il m’écrivit une dernière fois.

Voici sa lettre :

 

Madame,

Vous n’avez pas oublié nos conversations del’automne dernier, ce que je vous confiai sur ma résolutiond’entrer dans un cloître. Cette résolution, je l’ai renouveléepartout : à Lourdes, à Lorette, à Rome, à Bethléem, sur leCalvaire, et je viens enfin de l’exécuter. Depuis une semaine jesuis à la Grande Chartreuse, où, avec la grâce de Dieu, je veuxfinir ma vie. Mon bonheur est grand. On respire ici une atmosphèrede paix qui pénètre l’âme et semble rapprocher du ciel. Je n’avaispas l’idée de ce calme, de ce silence plus éloquent que celui destombeaux. Vous ne sauriez vous figurer ce qu’on éprouve en entrantdans ce monastère, où, depuis bientôt huit siècles, tant d’hommesqui pouvaient être grands selon le monde, sont venus s’ensevelirpour y vivre pauvres et obscurs sous le seul regard de Dieu.

Vous savez que la Chartreuse est bâtie dansune solitude profonde, au milieu de rochers presque inaccessibles.Cette nature grandiose élève l’âme et m’a rappelé la sauvage beautéde certains paysages de votre Canada. Je ne vous dirai rien del’histoire de ce célèbre monastère (où votre pensée, j’espère,viendra souvent me visiter), car, sans doute, vous le connaissezdepuis longtemps. Je vous avoue que j’étais bien ému en arrivantici. Je songeais à ceux qui m’y ont précédé, à ces preuxd’autrefois, à tant de nobles et brillants seigneurs qui ont fuiles pompes et les séductions du monde, pour venir à la Chartreuseopérer leur salut. Cette sauvage solitude a vu bien des sacrificeshéroïques, sanglants, et quelles terribles luttes entre la natureet la grâce ont dû s’y passer ! Pour moi, j’y venais sanscombat, car, depuis la mort de ma fiancée, le monde ne m’est plusrien.

Le recueillement des religieux m’aprofondément touché. Oui, Louis Veuillot avait raison quand ildisait : Il faut laisser les monastères, non pour les grandscoupables et les grandes douleurs, comme on le dit communément,mais pour les grandes vertus et les grandesjoies.

Je comptais commencer mon noviciat le jour demon entrée, mais les bons Pères m’ont donné une semaine de repospour me remettre de mes fatigues de voyage, et le religieux chargéd’exercer l’hospitalité me traite avec toutes sortes de soins etd’attentions. Il me gâte. Je ne fais pas ici d’allusion, madame, jene vous fais pas des reproches indirects de m’avoir autrefois, chezvous, gâté avec autant de bonne grâce que cet aimablereligieux.

En attendant, j’occupe une des chambresdestinées aux étrangers. Cette chambre, toute monastique, n’a pourornement qu’un tableau représentant saint Bruno en prière ;au-dessous sont gravées les armoiries des Chartreux – un globesurmonté d’une croix et cette belle devise : Stat crux dumvolvitur orbis ; la croix demeure pendant que le mondetourne. J’aime cette profonde parole.

Maintenant, je vais vous parler d’une chosequi m’a été bien pénible.

Hier, le Père Supérieur vint me voir à machambre. J’ouvris mes malles pour lui montrer plusieurs de messouvenirs de voyage que je croyais propres à l’intéresser. Lerévérend Père trouva probablement qu’il y avait là bien desinutilités, car il me dit qu’avant de commencer mon noviciat,j’aurais à remettre tout ce que j’avais apporté avec moi. Cet ordreme bouleversa. Depuis la mort de Thérèse, j’avais toujours portésur moi son crucifix, et son portrait qu’elle m’avait donné le jourde nos fiançailles, avec une boucle de ses cheveux. Me séparer deces souvenirs si chers me paraissait un sacrifice au-dessus de mesforces. Eh quoi ! me disais-je, je me séparerais de tout cequi me reste d’elle ! de son portrait, de ses cheveux, ducrucifix qu’elle a porté si longtemps, qu’elle tenait entre sesmains à son heure dernière ! devant lequel elle a offert pourmon salut son bonheur et sa vie ! Je passai la nuit dans uneagitation cruelle. Enfin ce matin, profondément malheureux, j’allaià la chambre du Père Supérieur. Mon trouble n’échappa point à sonregard pénétrant ; car, après m’avoir offert un siège, il medemanda ce qui m’affligeait et m’engagea à lui parler « commeun enfant parle à son père. » J’étais grandement embarrassé,mais je le regardai et ma timidité faisant place à la confiance etau plus profond respect, je m’agenouillai devant lui et lui distout. Je lui dis comme ses paroles de la veille m’avaient faitsouffrir, pourquoi ma fiancée avait offert sa vie à Dieu ; jelui racontai sa mort, ma conversion, et demandai la permission degarder ce qui me restait d’elle : son crucifix, son portraitet ses cheveux.

Le bon Père s’attendrit visiblement enm’écoutant, et me dit après quelques instants de silence :

– Mon fils, gardez toujours au fond devotre cœur le souvenir de cet ange que Dieu avait mis sur votreroute pour vous conduire à lui. Ce qu’elle a fait pour vous estl’héroïsme de la charité. Quant à ces objets qui vous sont sijustement chers, vous avez là l’occasion d’un sacrifice.

Et comme je ne répondais rien, le vénérablereligieux mit ses mains sur ma tête et me dit avec un accent quipénétra jusqu’au plus intime de mon âme :

– Mon enfant, pourquoi êtes-vous venuici ? Pourquoi voulez-vous être religieux ?

J’étais bien troublé, mais je luidis :

– Mon Père, commandez-moi ce que vousvoudrez, je vous obéirai en toutes choses ; seulement, je vousen prie, laissez-moi ce qui me reste d’elle. Ces souvenirs sontpour moi sacrés, je les avais sur mon cœur au jour de mon baptêmeet de ma première communion. Permettez que je les garde encore, aumoins pour quelque temps.

– Non, me répondit-il avec douceur, maisaussi avec une autorité qui ne souffrait pas d’instances, non, monenfant. Le sacrifice est la base de la vie religieuse. Si vousvoulez commencer votre noviciat, il faut me remettre ces objets,auxquels vous tenez tant.

Il se fit dans mon âme un combat biendouloureux. Je vous l’avoue à ma confusion, pendant quelquesinstants j’hésitai – oui, j’hésitai. Ô mon Dieu, ayez pitié demoi ! Ô ma Thérèse, prie pour moi, dis-je au fond de moncœur ; et, ôtant de ma poitrine le crucifix et le médaillon,je les remis au Père, qui me considérait en silence. En me séparantde tout ce qui me restait d’elle, je ressentis quelque chose decette douleur terrible qui me brisait le cœur quand je la mis dansson cercueil. Je pleurais. Mais loin de s’indigner de ma faiblesse,le saint religieux m’attira dans ses bras, et me dit de douces ettendres paroles.

– Ne pleurez pas, me répétait-il, nepleurez pas, mon enfant. Tout sacrifier à Dieu, c’est la plusgrande des grâces, le plus grand des bonheurs. Plus tard, vous lesaurez et vous regretterez ces larmes. Croyez-moi, ajouta-t-il avecune expression charmante, votre ange gardien, et cet autre ange queDieu vous avait donné, se réjouissent pour vous dans ce moment.

Il me parla des grandes grâces que Dieu m’afaites, de mon baptême, de ma première communion.

Ah ! Madame, si vous l’aviez entenduquand il me suppliait d’être fidèle, d’être reconnaissant, d’êtregénéreux ! Il y a dans sa parole quelque chose qui pénètre etenflamme le cœur. J’avais bien honte de moi, je vous assure, enpensant que je venais d’hésiter misérablement devant unsacrifice ; mais le bon Père ne me fit pas de reproches. Aucontraire, il consentit à me laisser commencer mon noviciat ;et, me serrant dans ses bras, comme pour faire passer dans mon cœurle feu sacré qui brûle le sien, il me souhaita le bonheur d’aimerDieu jusqu’au renoncement continuel, absolu, jusqu’à l’immolationparfaite et constante de moi-même. Ce souhait me fit éprouver uneémotion profonde. Il me sembla que je n’avais jamais entendu riend’aussi doux, ni d’aussi terrible. Je remerciai le saint vieillard,et lui avouai que je n’étais qu’un faux brave, que les mots derenoncement et d’immolation me faisaient frémir. Il m’écouta avecune aimable indulgence, et sourit en m’entendant parler de mescraintes, comme nous faisons quand les enfants nous parlent deleurs frayeurs imaginaires. Ce sourire, je vous l’assure, en disaitplus que n’importe quelle parole, sur cette folie qui nous faitcraindre de souffrir pour Dieu. Puis, comme j’allais le saluer pourme retirer, le révérend Père me dit agréablement :

– Mais, je devrais vous gronder pouravoir tardé à tout me dire.

Je lui baisai les mains, et l’assurai que jeserais le plus confiant de ses religieux, comme j’étais peut-êtredéjà celui qui l’aimait le plus. Cela le fit sourire, et il merépondit aimablement :

– Mon enfant, le vieux moine vous aimeaussi.

Le P. Supérieur doit vous renvoyer dans malettre le portrait et les cheveux de Thérèse. En les recevant, vousauriez cru peut-être que son souvenir m’était moins cher, moinssacré, et cette pensée, je le sais, vous serait bien pénible. Voilàpourquoi je vous ai tout dit sur cette première et bien sensibleépreuve de ma vie religieuse. Et puis, j’aimais à vous faireconnaître mon Supérieur, à vous répéter ce qu’il m’a dit d’elle. Jesuis sûr que vous partagerez la consolation que j’éprouvais enl’entendant. N’est-il pas bien bon ? Il me semble que jeredeviens enfant quand je lui parle.

Ce soir, je vais prendre possession de macellule et commencer mon noviciat. Le monde attribue cetterésolution à l’excès de mes regrets. Il se trompe. Thérèse était unange et je l’aimais avec toute la force et la tendresse de moncœur, mais si je pouvais la rappeler à la vie, je ne le ferais pas.Non, Dieu m’en est témoin, Madame, je la laisserais parée de sapureté virginale au Seigneur Jésus, à Celui qui l’a le plusaimée.

Quand, l’été dernier, je me préparais à monmariage, qui m’eût dit que quelques mois plus tard je serais à lagrande Chartreuse, n’aspirant plus qu’à ce dépouillement de l’âmequi ne laisse rien à sacrifier ?

« Ô Mon Dieu, vous avez brisé mes lienset je vous rendrai un sacrifice de louanges. »

Je songe souvent à la joie que Thérèse doitavoir de ma vocation religieuse. La chère enfant ne désirait pourmoi que la foi. Mais, comme dit saint Paul, Dieu peut faireinfiniment plus que nous ne désirons. Je ne lis jamais ces parolessans m’attendrir, sans penser à la reconnaissance que Thérèse etmoi nous devons à Dieu. Ah, qu’il est bon, Madame. Après m’avoirdonné la foi, il m’appelle au bonheur et à la gloire de luiappartenir.

Sans doute, la vie religieuse est austère,mais la charité de Jésus-Christ nous presse, etl’enchantement de vivre sous le même toit que cet aimable Sauveurfait passer légèrement sur bien des choses. D’ailleurs, je vous ledemande, quel bonheur humain peut se comparer à celui du religieux,quand il se prosterne sur le pavé du sanctuaire, après les vœuxsolennels qui l’unissent à Dieu pour toujours ? Dans le monde,la seule pensée de la mort assombrit toutes les joies, troubletoutes les tendresses. Ici, non seulement cette pensée est sansamertume, mais la mort elle-même a un air de fête. Et comment s’enétonner ? Le religieux n’attend rien de la figurede ce monde qui passe, il a jeté son cœur dansl’éternité, et vit de la foi et de l’espérance. Aussi, sur lebord du tombeau, la foi, qui va disparaître devant la clairevue ; l’espérance, qui va se perdre dans la possession,brillent d’un dernier et plus vif éclat dans son âme, etresplendissent à travers les ombres et les tristesses de la mort,comme le soleil couchant dans les nuages. Si cette image voussemble un peu pompeuse, songez, s’il vous plaît, que j’ai là sousles yeux, en vous écrivant, un magnifique coucher de soleil.

Madame, je vais maintenant vous dire adieu. Sije persévère, comme il faut l’espérer, je ne vous écrirai plus etnous ne nous reverrons jamais sur la terre. Mais ne vous affligezpas. Le cœur en haut, et remerciez Dieu pour moi.Au revoir dans l’éternité, chez notre Père.

Vous vous rappelez que, sur son lit de mort,Thérèse protestait qu’elle m’aimerait plus au ciel que sur laterre, et moi, en présence des anges gardiens de ce monastère, jevous promets que tous les jours de ma vie je remercierai Dieu del’avoir connue et de l’avoir aimée. Je ne visiterai plus sa tombe,je ne parlerai plus jamais d’elle ; la robe blanche deschartreux va remplacer mes habits de deuil, mais ma tendresse pourelle vivra toujours.

Priez pour moi, je ne vous oublierai jamais,et de ma cellule, je demanderai à Jésus-Christ qu’il mette sa mainsur la profonde blessure de votre cœur, sa divine main, qui pourl’amour de nous fut attachée à la croix.

Adieu, une dernière fois.

Permettez que je termine par une parole desaint Augustin, la première que j’ai lue sur les murs de laChartreuse : Ô aimer ! Ô mourir à soi ! Ô parvenir àDieu !

*

Le portrait et les cheveux de Thérèse étaientjoints à la lettre. M. Douglas ne m’écrivit plus, mais mapensée le suivait avec respect et attendrissement dans lesexercices de sa vie religieuse, si noble et si sainte. Je me lereprésentais priant dans sa chaste et pauvre cellule. Je savais quele souvenir charmant et sacré de ma fille chérie vivait dans soncœur, que tous les jours, suivant sa parole, il remerciait Dieu del’avoir aimée, et cette pensée m’était singulièrement douce.

Francis Douglas avait toujours vécu dansl’opulence ; il dut souffrir beaucoup de l’austérité de laChartreuse. Pourtant il prononça ses vœux. Atteint, peu après,d’une maladie mortelle, il vit venir la mort avec une paixprofonde. Un des religieux lui ayant demandé s’il n’éprouvait pasquelque crainte, il sourit et répondit : Quecraindrais-je ? Je vais tomber dans les bras de Celui que j’aile plus aimé.

Il pria son supérieur de m’écrire pourm’apprendre sa mort.

Sans cesse, il bénissait Dieu du don de lafoi.

Après sa communion dernière, Francis désiraentendre le Salve Regina et expira doucementpendant qu’on le chantait. Il aimait ce chant, disaient lesreligieux ses frères, et ne l’entendait jamais sans s’attendrirvisiblement.

Laure Conan

Auteurs::

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