Une Histoire Sans Nom

Chapitre 12

 

« Écoutez donc mon histoire, qui est une histoire de voleurs etqui remonte à haut, – dit Gilles Bataille ; car l’Empereurn’était pas encore l’Empereur, dans ce temps-là, ni moi sonépicier, – ajouta-t-il avec un reste de fierté impériale ; carl’Empire était si grand qu’il donnait de la fierté même auxépiciers !

Nous étions donc sous Barras, qui avait pris avec lui Fouchépour sa police. C’était déjà l’homme qu’on a vu plus tard, quand ilfut ministre sous l’Empereur ; mais, dans ce temps-là, ceterrible Fouché, placé entre les Jacobins et les Chouans, commeentre deux tirants de Sainte-Apolline, qui tiraient chacun de leurcôté, ne pouvait pas s’occuper, quand le Diable y aurait été, – etil y était ! – d’une autre police que de l’infernale policepolitique du moment, et le Gouvernement passait avant Paris !Or, vous, Messieurs, qui viviez alors en province ou en émigration,vous ne pouvez pas avoir une idée de Paris dans ce temps-là, duParis du lendemain de la Révolution, dans lequel elle grouillaitencore. Ce n’était plus une capitale. Ce n’était plus une ville.C’était une caverne. C’était une forêt de Bondy. On y assassinait àla nuit, comme on y couchait à la nuit. Les rues sans réverbères –la Révolution en avait fait des potences ! – n’étaientéclairées que dans le quartier du Palais-Royal. Il y fourmillaitdans les ténèbres un tas de coquins et de scélérats. C’étaientpartout de noirs coupe-gorge. On n’y passait qu’armé jusqu’auxdents, ou plutôt on n’y passait plus.

« Eh bien, une nuit de cet affreux temps-là (j’habitais alors àl’angle de la rue de Sèvres, dans une boutique dont je regardetoujours avec intérêt, quand je passe par là, les barreaux de ferde la devanture, et vous allez savoir pourquoi !), une nuitque j’avais fermé de bonne heure et que je dormais dans une chambreen haut de ma boutique, un bruit singulier me réveilla. C’était unbruit comme de quelque chose qu’on scie, et je me dis : « Il y a desvoleurs en bas « , et je réveillai mon garçon de magasin qui dormaitdans sa soupente, et nous descendîmes tous deux, nos rats-de-cave àla main… Eh ! je ne m’étais pas trompé, c’étaient des voleurs: Ils étaient, en ce moment, occupés à scier le volet, dont ilsavaient coupé grand comme deux fois un fond de chapeau quand nousarrivâmes ; et, par ce trou fait dans le volet, une main étaithardiment passée et avait empoigné un des barreaux de la devanture,et s’efforçait de le desceller. On ne voyait que cette main…L’homme à qui elle appartenait était caché par le volet et iln’était pas seul ; car j’entendais derrière le volet,chuchoter plusieurs personnes qui parlaient très bas.

Alors, j’eus une idée ! Je clignai de l’œil à mon garçon, –un garçon d’ici, de Benneville, que j’avais chez moi, – un fortgars et pas manchot, comme vous allez voir, et qui mecomprit ; car il sauta sur la main que je lui montrai et qu’ilsaisit avec les deux siennes, – deux éclanches de mouton ! –qui devinrent un étau et une pince pour cette main, que je liai,moi, fortement, au barreau, de fer, avec une corde prise sous lecomptoir.

« Tu ne travailleras plus, ma belle ! » dis-jegaiement.

Le bandit était agriffé, et je me réjouissais déjà inpetto de voir la bonne figure qu’il ferait le lendemain, augrand jour. « Allons nous coucher ! » fis-je à mon garçon, etnous remontâmes, moi, dans mon lit, lui, dans sa soupente. Mais, aulit, je ne dormis pas bien…

J’écoutais, malgré moi, toujours. Au bout d’un certain temps, ilme sembla entendre des pas qui s’éloignaient. Je n’osais mettre lenez à la fenêtre ; les brigands auraient très bien pum’envoyer un coup de feu par la figure, et il n’en eût été quecela. Je tenais à mon miroir à demoiselle, – dit-il en souriantavec coquetterie de ses belles dents toujours jeunes qu’il montra.– Et, d’ailleurs, je me dis que le lendemain j’aurais ma vengeance,et, dans cette douce pensée, je m’endormis. » Il avait produit sonintérêt, cet épicier ! parmi tous ces aristocrates très bienélevés qui l’entouraient. Ils l’écoutaient, – ils le regardaient, –et ils ne souriaient plus de cette belle tête dont ils enviaientpeut-être la beauté, et de ces boucles d’oreilles que GillesBataille avait ridiculement gardées de sa jeunesse et qui lesvengeaient de sa belle tête, en lui donnant l’air d’un vieuxpostillon.

« Mais, le lendemain, il fallut déchanter, Messieurs, – repritGilles Bataille. – Vous comprenez tous, – n’est-ce pas ? queje m’éveillai de bonne heure et que mon premier regard, quand jedescalai dans ma boutique (Bataille constellait tout cequ’il disait des anciens mots de son patois), fut pour cette diablede main. Je savais bien qu’elle était liée à répétition, et qu’ellen’avait pas pu bouger ; je l’avais cordée enconséquence ! Mais quel ne fut pas mon étonnement !… Aulieu de la trouver, comme je le croyais, gonflée, tuméfiée,violacée, presque noire par le fait de l’étranglement de cette rudecorde dont je l’avais liée et que je lui avais fait entrer dans leschairs à force de la serrer, je la trouvai sans gonflement et pâlecomme s’il n’y roulait pas une goutte de sang.

Elle en semblait épuisée, et elle était molle et blanche commela main d’une femme… Aussi, ne m’expliquant rien. et voulantm’expliquer tout, j’ouvris frénétiquement la porte de ma boutiqueet je regardai. À la place de l’homme que je croyais trouver là, ily avait une mare de sang… » Ce n’était pas un éloquent, que GillesBataille. Cet homme qui avait été un petit pâtre de la lande deTaillepied, dans son enfance, faisait en parlant des pataquès quej’ai supprimés. Il disait d’habitude la petite pour l’appétit etnombril d’amis pour nombre d’amis, et il croyait même que celas’orthographiait ainsi. Mais il eût été éloquent, qu’il n’auraitpas produit plus d’effet, ma parole d’honneur !

Ils ne pensaient pas à lui, ceux qui, l’écoutaient, ilspensaient à ces voleurs qui avaient coupé le poignet à leurcomplice et qui l’avaient emporté.

« De fiers hommes tout de même ! – dit Kerkeville ;qui était homme à en faire autant, car il était énergique.

« Je rentrai dans ma boutique, – reprit Bataille, – et jeregardai longtemps cette main, sciée à l’avant-bras, probablementavec la scie qui avait servi à scier le volet. J’étudiais cettecurieuse main, qui n’avait pas l’air, je vous jure ! d’être lamain d’un goujat ; et c’est alors que je vis une bague dont lapierre avait glissé du côté de l’intérieur du doigt qui avait prisla barre de fer, et cette pierre, monsieur le marquis de Pontl’Abbé, c’est l’émeraude que vous tenez là. Elle est vraiment tropbelle pour moi, j’en conviens. Aussi je ne la porte pas tous lesjours, mais quelquefois, et seulement dans la pensée que jerencontrerai peut-être, qui sait ? un hasard ! lapersonne à qui elle a été volée et qui à son tour m’aideraitpeut-être à reconnaître le voleur. » Il avait fini son histoire, leGilles Bataille, et il avait entassé sous elle les mauvaisesplaisanteries du vieux Pont-l’Abbé. Il l’avait coupé, – commedisent les Anglais. Tous (ils étaient bien une vingtaine à ce dînerque le comte du Lude avait appelé : « la réunion des trois Ordres»), tous curieux et épris de cette émeraude qui avait une histoire,ils la demandèrent pour la voir de plus près et ils se la passèrentde main en main, et elle fit le tour de la table. Elle arriva enfinau voisin de gauche de Mme de Ferjol, qui était le Père abbé d’uneTrappe qui s’établissait, à cette époque, dans la forêt deBric-quebec, et qui depuis l’a défrichée. On sait que les abbés dela Trappe n’étaient pas tenus à la règle du silence, comme lesautres trappistes. Ils portaient la mitre de laine et la crosse enbois, et ils allaient immédiatement après les évêques dans lesConciles ; autorisés d’ailleurs à sortir de leur cloître,quand il était nécessaire, dans les intérêts de leur communauté. LePère Augustin s’en allait à la Trappe de Mortagne, et, comme ilpassait par Saint-Sauveur, le comte du Lude l’avait prié à dînerpour faire honneur à la baronne de Ferjol, la sainte de la contrée,et, à sa table, il l’avait placé à côté d’elle…

De cette vingtaine de personnes, il n’y avait maintenant que lePère Augustin et la sombre Mme de Ferjol qui fussent indifférents àcette émeraude qui faisait son petit voyage circulaire, et, sans laregarder, le Père Augustin la prit des mains du comte deKerkeville, son autre voisin, et la tendit à Mme de Ferjol avec lagravité d’un homme qui fait, malgré lui, une chose légère. Mais Mmede Ferjol, plus grave encore que lui, ne la prit pas. Seulement,ses yeux, hautainement distraits, par hasard tombèrent surl’émeraude, et, comme frappée d’une balle, elle poussa un cri ettomba raide sans connaissance.

Elle venait de reconnaître la bague de son mari qu’elle avaitdonnée à Lasthénie.

Le coup qui la frappait encore produisit un coup d’étonnementsur les conviés du comte du Lude qui égalait peut-être le sien,mais la fascination de respect – de respect un peu tremblant devantsa rigidité qu’exerçait cette femme était si grande, que personnede ceux qui l’avaient vu ne parla depuis de l’évanouissement de Mmede Ferjol. Sur cet évanouissement subit qui faisait bien l’effet decacher quelque drame, les langues furent liées et demeurèrentliées.

Rentrée à Olonde, le même soir, après être revenue de cettepâmoison qui dura longtemps, elle se remit à regarder dans cecancer béant qu’elle avait au cœur, et dans lequel elle avait misle linge blanc de tant d’inutiles compresses qu’elle en avaitretirées toujours sanguinolentes. Elle y vit avec horreur cettecrevasse nouvelle que sa fille, la fille d’un Ferjol, pourrait bienavoir aimé un voleur, – un voleur qui avait laissé la main qui lecommettait dans la moitié de son crime.

Non seulement le cancer ne s’arrêtait jamais, mais il secreusait toujours, et ce n’était pas comme dans un de nos cancersde la chair, à qui on donne un morceau de viande à dévorer pourqu’il nous laisse tranquilles, quelques instants, de sesmorsures.

« Cela ne finira donc jamais, Seigneur ? – dit-elle. Ilfaudra donc, mon Dieu, qu’elle soit inépuisable, cetteangoisse ? » – Et avec le geste tragique de toute sa vie, quilui faisait s’arracher, à poignées, sur ses tempes creuses, sescheveux qui repoussaient toujours, elle se jeta aux pieds ducrucifix, elle-même crucifiée, quand Agathe, sa suivante dedouleur, Agathe qui avait quatre-vingt-cinq ans, et qui, si l’onvit de douleur, pouvait bien mourir centenaire, entra et lui dit desa voix de spectre :

« C’est le Révérend Père abbé de la Trappe de Bric-quebec quidemande à voir Madame.

– Qu’il entre ! » dit Mme de Ferjol.

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