Une Histoire Sans Nom

Chapitre 9

 

Un soir, des symptômes certains d’une délivrance prochaineapparurent à Mme de Ferjol, – et quoiqu’elle s’attendît àl’événement qui allait se produire, elle ne le vit pas approchersans trouble. Solennel et menaçant, il pouvait, sous ses mainsinexpérimentées, devenir aisément tragique et mortel. Elle s’yprépara cependant avec une volonté qui dominait ses nerfs. Lessouffrances de Lasthénie étaient de celles-là sur lesquelles lesfemmes qui ont passé par elles ne peuvent pas se tromper. Lasthénieaccoucha dans la nuit. Quand l’inquiétant travail commença : – «Mordez vos draps pour ne pas crier, – dit Mme de Ferjol. – Tâchezdonc d’avoir ce courage ! » Lasthénie l’eut comme si elleavait été forte. Elle ne poussa pas un seul cri, qui, d’ailleurs,n’eût averti personne dans cette maison, à laquelle la nuit nepouvait pas ajouter un silence de plus, tant le jour elle étaitsilencieuse ! Le seul être qui aurait pu entendre Lasthénieétait Agathe, mais elle couchait dans une chambre placée àl’extrémité du château, hors de toute atteinte de la voix, siLasthénie avait crié. Toutes les précautions avaient été bienprises par la prudente Mme de Ferjol. Néanmoins, il y eut encorepour elle, malgré ses précautions, un moment terrible. La peur del’incertain la prit ; une défiance insensée ! Elle étaitbien sûre qu’il n’y avait là qu’elles deux, et cependant elle osaaller, le cœur palpitant, ouvrir toute grande la porte fermée, pourvoir s’il n’y avait personne derrière et regarder dans le sombre ducorridor. Elle imaginait là Agathe accroupie. Il était bienimpossible qu’il y eût quelqu’un !

N’importe ! elle y alla, avec la transe au cœur queconnaissent les superstitieux qui ne sont pas bien sûrs de ne pasvoir, tout à l’heure, se dresser un spectre dans le noir béant dela nuit. Ici, le spectre aurait été Agathe !… Tremblante, ellesonda d’un œil dilaté les ténèbres du corridor, et pâle de laterreur involontaire des gens braves, elle revint au bord du lit oùsa fille, dans une agonie convulsive de douleur, se tordait, etelle l’aida à se débarrasser de son fardeau…

L’enfant que Lasthénie mit au monde avait sans doute épuisé,pendant qu’elle le portait, toutes les souffrances qu’il pouvaitdonner à sa mère. Il était mort quand il sortit d’elle. Lasthénieaccoucha comme un cadavre, qui se viderait d’un autre cadavre… Cequi restait de vie, en effet, à cette fille inanimée, peut-on direque ce fût de la vie ? Mme de Ferjol, qui s’était reproché,pendant tout son voyage à Olonde, ce désir d’une fausse couche,déterminée par quelque accident de voiture, qui eût sauvé l’avenirde sa fille, ne put s’empêcher de sentir une joie profonde de cettemort dont personne n’était coupable… Elle remercia Dieu de la pertede cet enfant, qu’elle avait lugubrement nommé « Tristan » dans sapensée, s’il avait vécu, et elle adora la Providence de l’avoirpris avant sa naissance, comme si elle avait voulu lui épargner,ainsi qu’à sa fille, d’autres hontes et d’autres douleurs.

Pour elle aussi, Mme de Ferjol, c’était unedélivrance !

Cette mort la délivrait d’un enfant qu’il aurait fallu cacherdans la vie, comme elle l’avait caché, mais à quel prix ! dansle sein de sa mère, et qui, vivant, aurait fait rougir Lasthénie decette immortelle rougeur de la honte que les bâtards infligent auxjoues de leurs mères, comme un soufflet de bourreau.

Mais sa joie fut cruelle encore. Quand elle eut détaché l’enfantde sa mère, elle le lui montra :

« Voilà votre crime et son expiation ! » lui dit-elle.

Lasthénie regarda l’enfant mort, avec des yeux qui l’étaientautant que lui ; et tout son corps, qui n’en pouvait plus,frissonna. – « Il est plus heureux que moi », murmura-t-elleseulement, pendant que. Mme de Ferjol épiait sur son frontl’expression d’un sentiment qu’elle s’étonna de n’y pas trouver.Elle y cherchait de la tendresse. Elle n’y trouva que de l’horreur,l’horreur éternelle, familière à ce front, à laquelle semblaitvouée fatalement Lasthénie. Elle, Mme de Ferjol, la femmepassionnée qui avait aimé, et de quel amour ! l’homme quil’avait épousée, ne vit, dans ce visage raviné par les larmes, riende ce qui explique et innocente tout : – l’amour ! Elle avaitinvolontairement compté sur l’instant suprême de cet accouchement,ou, par dévouement maternel, elle s’était faite la sage-femme de safille pour que tout restât entre elles deux et Dieu seul de cettevirginité perdue ; et il fallait renoncer à l’espoir de cettelueur dernière pour pénétrer le mystère de l’âme deLasthénie ! Cette lueur espérée s’éteignit dans cetaccouchement clandestin d’un enfant qui n’avait pas de père. À lamême heure de cette nuit funeste dont Mme de Ferjol ne dut jamaisoublier les sensations, il y avait certainement dans le monde biendes femmes heureuses, qui accouchaient d’êtres vivants, fruits d’unamour partagé et qui tombaient des flancs d’une mère délivrée dansles bras d’un père fou d’amour et d’orgueil ! Mais y enavait-il une seule, y en avait-il une seconde dont la destinéeressemblât à la destinée de Lasthénie, sur qui la nuit, la peur etla mort entassaient leurs triples ténèbres pour cacher à jamaisl’enfant sans nom de cette lamentable histoire sans nom ?…

Et la nuit, – la sombre et longue nuit, – la nuit aux angoisses,aux inoubliables angoisses, – n’était pas finie pour Mme de Ferjol.Il y en avait une encore, de ces angoisses, à dévorer. L’enfantétait venu mort, affreux bonheur ! Mais le cadavre ?… quefaire de ce cadavre, le dernier indice accusateur de la faute deLasthénie ? comment le faire disparaître ? Commenteffacer le dernier vestige de cette honte, pour que tout, de cettehonte, excepté dans leurs deux âmes, fût anéanti ?… Elle ypensait, Mme de Ferjol ; et ce qu’elle pensait l’effrayait.Mais c’était une organisation normande et de race héroïque. Ellepouvait avoir le cœur terrifié ou déchiré, elle commandait à soncœur ; et toujours elle faisait en tremblant ce qu’elle avaità faire ; comme si elle eût été impassible. Pendant le sommeiloù tombent les nouvelles accouchées et dans lequel tomba Lasthénie,Mme de Ferjol prit le cadavre de l’enfant mort, – et l’ayantenroulé dans une de ces layettes qu’elle avait cousues, en leurslongues heures de silence, auprès de sa fille, qui n’avait jamaiseu, elle, la force d’y travailler, elle l’emporta hors de lachambre, qu’elle ferma à la clef pour le temps où elle devaitrester sortie. Elle ne savait point si Lasthénie ne se réveilleraitpas ; mais la nécessité, la nécessité aux mains de bronze, luifit courir cette chance du réveil de Lasthénie. Elle avait alluméune lanterne sourde, et elle descendit au jardin, où elle sesouvenait d’avoir vu une vieille bêche oubliée dans un coin demur ! et c’est avec cette bêche et dans ce coin de mur qu’elleeut le courage de creuser une fosse pour l’enfant mort, et de lamort de qui elle était innocente !… Elle l’enterra de sespropres mains, de ses mains si fières autrefois, et devenuespieuses et maintenant si profondément humiliées. Tout en creusantson sinistre trou, à la dérobée, dans cette nuit noire, sous lesétoiles qui la regardaient faire, mais qui ne diraient pas qu’ellesl’avaient vue, elle ne pouvait s’empêcher de songer auxinfanticides qui peut-être, dans ce moment, faisaient, dansl’univers, ce qu’elle faisait nuitamment en présence de ce cielconstellé…

« Je l’enterre comme si je l’avais tué », pensait-elle ; etune histoire surtout, une histoire atroce qu’elle avait autrefoisentendu raconter, lui revenait à la mémoire.

C’était celle d’une jeune servante de dix-sept ans, qui s’étaitelle-même accouchée, une nuit, d’un enfant qu’elle avait étranglé,et que, le matin (un dimanche, et elle avait l’habitude d’aller cejour-là à la messe !), elle mit dans la poche de sa jupe, etgarda et porta sur sa cuisse tout le temps de la messe, pour lejeter, en revenant, sous l’arche d’un pont solitaire qui setrouvait sur son chemin et par où personne ne passait…

Mme de Ferjol était poursuivie, persécutée par le souvenir decette abominable histoire. Frémissante et glacée comme si elleavait été coupable, elle piétina et tassa longtemps la terreamoncelée sur… ce qui aurait pu être son petit-fils, et quand ellefut sûre qu’il n’y avait plus là trace de tombe, elle remonta,toute pâle de ce qui ressemblait à un crime, mais de ce qui n’enétait pas un, dans la chambre où Lasthénie dormait encore. Quandcelle-ci s’éveilla, dans cette hébétude de tout l’être qui suit lesgrandes douleurs de l’accouchement, elle ne demanda pas à revoirl’enfant mort qu’elle venait de mettre au monde. On eût dit qu’ellel’avait déjà oublié… Cela fit réfléchir Mme de Ferjol, qui ne luien parla pas non plus, voulant savoir si elle, Lasthénie, enparlerait la première… Mais, chose étrange et presquemonstrueuse ! elle n’en parla pas, – et même, elle n’en parlajamais plus… Lui manquait-il, à cette suave Lasthénie, adorablequelques jours, ce sentiment de la maternité qui est la racine detoute femme ; car les femmes, même violées, aiment leursenfants morts et les pleurent ? Ni cette nuit, ni les jourssuivants, elle ne sortit de sa silencieuse apathie. Les larmescontinuèrent à couler sur son visage, creusé par les larmes, maisrien de plus ne s’ajouta à ce qui les faisait couler depuis sixmois…

Une fois relevée de sa couche, Lasthénie resta la même, auventre près, que pendant sa grossesse. Ce fut le même accablement,la même pâleur, la même stupeur, le même retirement en elle-même etle même égarement quand elle en sortait, le même hébétement, lamême démence muette ! Le coup déshonorant de l’incrédulité desa mère à son innocence et l’inexplicabilité de sa grossesse luiavaient fait au cœur une blessure qui saignerait toujours et dontelle ne devait jamais guérir.

Sa mère, elle, rassurée par l’idée du secret, impénétrablemaintenant, de la faute de sa fille, s’adoucit, et, chrétienne, serappela peut-être le mot chrétien :

« À tout péché miséricorde ! » Du moins, elle n’eut plusavec Lasthénie l’irritabilité accoutumée qu’elle n’avait pu, malgréson caractère et la force de sa raison, maîtriser. Les chosesirréparables sont comme la mort, et on accepte l’idée de lamort ; mais Lasthénie n’accepta pas l’idée de l’irréparabilitéde sa faute.

De ces deux femmes, ce fut la plus faible qui se montra la plusprofonde… Lasthénie ne se modifia pas dans ses relations avec samère. Fleur flétrie, elle ne releva pas sa tête humiliée. Elle futimpitoyable pour cette mère adoucie. Elle garda dans sa blessure cepoignard qu’il est impossible d’en arracher quand on en a étéfrappé, et qui s’y soude, – et qu’on appelle le ressentiment. Aprèsles jours forcés de sa convalescence, elle sortit dut lit ;mais à son visage défait, à sa langueur, à l’évanouissement de toutson être, on aurait très bien pu croire qu’elle aurait dû y rester,et que son mal était incurable et mortel… Agathe, qui avait espéré,tout le temps qu’elle était restée au lit, en quelque crise,peut-être heureuse, – qui sait ? – voyant que le pays adoré,auquel elle attribuait la puissance de tous les miracles, nepouvait rien sur « sa chérie », s’enfonçait un peu plus dans sonimmanente pensée que « le démon la tenait », et qu’elle était « unepossédée », finit par demander à Mme de Ferjol la permissiond’aller en pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville,et Mme de Ferjol le lui accorda.

Agathe y alla donc, les pieds nus, avec la simplicité despèlerins du Moyen Âge qu’on retrouve encore, malgré les progrès del’incrédulité contemporaine, dans ce pays aux profondes coutumes…Elle rentra à Olonde après quatre jours d’absence, mais elle yrentra sans espérance et plus triste que quand elle en étaitpartie. Elle doutait maintenant du miracle qu’elle avait demandéavec une foi si robuste de certitude ; car une chose – unechose surnaturelle et formidable – troublait dans son âme,perméable à toutes les influences et à toutes les traditions dumilieu dans lequel elle avait vécu ses jeunes années, la sécuritéde sa foi. Agathe avait la croyance religieuse de son pays, maiselle en avait aussi les superstitions. Une chose effrayante, dontelle avait entendu parler cent fois dans son enfance, elle venaitde la voir de ses propres yeux, – de ses yeux de chair, – etc’était, pour elle comme pour les paysans de ces contrées, leprésage de mort, ce qu’elle avait vu !

Elle était alors dans les chemins d’Olonde, très attardée àcause de ces pieds nus lassés et sur lesquels elle revenait commeelle était partie, conformément au vœu qu’elle avait fait pour laguérison de Lasthénie. La nuit était très avancée ; lacampagne sans maisons de ce côté-là, et sans personne qui y passâtde près ou de loin. C’était, autour d’elle un infini de solitude etde silence. Elle se hâtait parce qu’elle était seule, mais ellen’avait peur ni de ce silence ni de cette solitude. Elle avaittoute la tranquillité de son esprit, qui ressemblait à saconscience. Le matin, elle avait communié, et cette circonstancecoulait et étendait dans son âme un calme divin. La lune, levéedepuis longtemps, mettait, de son côté, son calme, divin aussi,dans la nature, comme l’hostie du matin l’avait mis dans l’âme decette chrétienne, et ces deux calmes se regardaient, face à face,dans cette nuit placide. Tout à coup, dans les chemins de traversequi se resserrent à quelques endroits, la route que suivait Agathen’eut guère plus que la largeur d’un sentier, et c’est à l’instantoù ce chemin changeait qu’elle aperçut, encore assez loin d’elle,dans le reflet bleuissant de la lune, quelque chose de blanchâtrequ’elle prit pour un brouillard qui commençait de se lever de terre– de cette terre toujours un peu humide en ces parages deNormandie. Mais, en avançant, elle vit nettement que ce qu’elleprenait pour du brouillard, c’était un cercueil placé en travers dela route et qui la barrait…

Dans les traditions et dans les croyances anciennes du pays, cecercueil mystérieux, sans personne auprès, et qui semblaitabandonné, comme si les gens qui le portaient se fussent enfuis,était, quand on le rencontrait par les nuits claires, un signecertain de mort prochaine, et pour en conjurer le mauvais présage,il fallait, disait-on, avoir le courage de le soulever et de leretourner bout pour bout. D’aucuns, dans les récits qu’on avaitfaits autrefois à Agathe, méprisant cette apparence comme uneillusion de leurs sens, avaient eu la témérité de passer outre,enjambant irrévérencieusement ce cercueil comme si c’était unéchalier, mais au jour levant on les avait retrouvés sansconnaissance à la même place, et, toujours, dans l’année, on lesavait vus blêmir misérablement et mourir. De nature, Agathe étaitcourageuse et trop religieuse pour avoir grand-peur de la mort,mais ce ne fut pas à la sienne qu’elle pensa, ce fut à celle deLasthénie. Malgré sa religion et son courage, elle resta donc figéeun instant devant ce cercueil, qui, à chaque pas qu’elle avait faiten s’en approchant, lui avait paru plus net, plus distinct, pluspalpable aux yeux et à la main. La lune, ce pâle soleil desfantômes, le dessinait, et en faisait bomber la blancheur surl’ombre noire du sentier, entre ses deux haies.

« Ah ! – se dit-elle, – si c’était pour moi, peut-être queje n’aurais pas la force de le retourner, mais pour elle ! »Et après s’être agenouillée dans le chemin creux et avoir récitéune dizaine de chapelets, – elle s’appuyait sur la prière pour nepas défaillir ! – elle fit un signe de croix encore et, enfin,osa !…

Mais le cercueil pesait trop pour être soulevé par sa main, etceci la frappa au cœur ! car le sort et la mort qu’ilprédisait n’étaient conjurés que si on avait la force de leretourner, et elle ne l’avait pas… Il était trop lourd. Ilrésistait. Elle s’efforça, mais l’effort n’est pas de laforce ! L’ironique et terrible cercueil avait l’air de semoquer d’elle. Il ne bougea pas. Il semblait cloué au sol. « Pourtant peser, – se disait-elle, – il faut qu’il y ait une mortededans ? » Et toujours elle pensait à Lasthénie… Voulant cequ’elle voulait et d’une volonté à déraciner les montagnes, maisqui ne pouvait cependant pas soulever ces quatre misérablesplanches de sapin, désespérée de sa faiblesse et de cet augure,elle se remit à prier… inutilement encore ; puis, consternée,l’âme vaincue et ne pouvant pas rester là toute la nuit, elle passale long de l’étroite langue de terre qui s’allongeait des deuxcôtés, entre le cercueil et les haies. Maintenant, elle obéissait àla peur. Elle en avait le tremblement sur ces mains qui venaient detoucher cette froide bière et dont elle avait matériellement sentila réalité sur sa chair… Seulement, une fois éloignée, elle eut unremords et se dit courageusement :

« Si j’allais essayer encore ?… » Mais quand elle seretourna pour y aller, elle ne vit plus rien que la route, la routedroite et vide. Le cercueil avait disparu… Elle n’eût pas mêmereconnu la place. Le chemin avait repris sa noirceur d’ombre, entreses deux haies éclairées par la lune et immobiles ! – car ilne faisait pas de vent, cette nuit-là, chose inaccoutumée à cesendroits voisins de la mer :

– « Dieu ne soufflait pas, – disait-elle. – L’air, sans haleine,était aux lutins, qui sont des démons. » Aussi, en proie à uneterreur qui lui venait et qui lui envahissait toute l’âme, danscette nuit sans souffle, où le clair de lune lui-même ne luiparaissait pas « comme un clair de lune ordinaire », elle se hâtaet marcha plus vite, mais, en marchant, la lune, qu’elle avait à sagauche et sur le fil de l’horizon, lui semblait marcher du même pasqu’elle, et lui faisait l’effet d’une tête de mort qui l’auraitobstinément accompagnée.

Tout en marchant, elle en blêmissait. Ses dents claquaient. Etquand, à une certaine bifurcation du chemin, la lune, qu’elle avaiteue à son coude, se trouva, par le fait de la courbure du chemin,derrière elle : « Je crus, – disait-elle bien longtemps après,quand ce souvenir glaçait sa pensée, – que cette tête de mort,roulant dans le ciel, me poursuivait et venait sur moi pour mecasser mes vieilles jambes, comme une diabolique boule à quilles,et que je n’arriverais jamais sur elles à la maison. » Cependant,elle arriva à Olonde, mais toute démoralisée. Ce qu’elle venait devoir lui faisait craindre un malheur subit qu’elle y aurait trouvé,en y rentrant. Seule, la morne tranquillité de la maison larassura. Dormaient-elles où ne dormaient-elles pas, la mère et lafille ?… Nul bruit ne venait de leurs appartements fermés. Lelendemain, elle crut que Lasthénie était un peu moins affaissée quequand elle était partie pour son pèlerinage, et sans l’apparitionde la nuit, elle aurait attribué à ses dévotions l’espèce deredressement qu’elle croyait voir dans sa pauvre Lasthénie écrasée…Elle raconta les circonstances de son voyage à Mme de Ferjol, maiselle tut son apparition.

« À quoi bon ? – se dit-elle ; – elle ne me croiraitpas. » Mais Mme de Ferjol croyait aux prières, et aux miracles queles prières pouvaient décider, et elle dit à Agathe « que Lasthéniese ressentait déjà des siennes au tombeau du Bienheureux Confesseur». Elle pesa même sur le mieux de sa fille, et d’autant qu’elleavait soif de reprendre ses pratiques extérieures de piété,interrompues par la vie cachée qu’elle avait été obligée de mener àOlonde.

« Nous pourrons donc aller à la messe », – dit-elle à Agathe. Etnous, c’étaient elle et Lasthénie ; car Agathe n’y avait pasmanqué. Agathe n’avait point à se reprocher le péché mortel demanquer à la messe, que se reprochait Mme de Ferjol, et qui étaitune conséquence du crime de Lasthénie. La vieille servante avaittoujours trouvé le moyen d’aller « prendre une messe » auxparoisses voisines d’Olonde, comme elle disait. Elle y allait, latête couverte de la cape de son mantelet noir par-dessus sa coiffe,– et pas plus là, contre le portail de l’église où elle se tenaitjouxte le bénitier pour sortir la première, la messe dite, ellen’avait été plus reconnue qu’au marché de Saint-Sauveur, quand elley allait, le samedi, faire les provisions de la semaine. Parmi lesassistants de cette messe, qui n’avaient aucun intérêt (le grandmot normand !) à savoir qui elle était, on la prenait pour unepaysanne de plus. Mais ce qui avait été possible à Agathe nel’était point pour Mme de Ferjol. Aussi, quand elle crut que letemps pouvait être venu de retourner à l’église et d’entendre lasainte messe, elle eut non pas une joie, – elle était trop tristede l’état de sa fille pour avoir une joie, – mais quelque chosecomme une plus large dilatation dans son cœur si longtemps et sihorriblement étreint ! Elle qui ne s’abandonnait jamais et quiavait le sens pratique des réalités de la vie, elle avait pensé quemaintenant elle et sa fille devaient sortir de ce strict etformidable incognito qu’elle avait voulu et gardé jusque-là. – «Vous pouvez – dit-elle à Agathe – annoncer au fermier de la terreque nous sommes arrivées à Olonde subitement et de nuit, et quenous y sommes revenues pour y demeurer. » Et elle enjoignit surtoutà Agathe d’insister sur la souffrance de Lasthénie, malade depuisdes mois, et qui venait chercher dans le pays de sa mère un autreair que celui des Cévennes, parce que cette circonstance de lasouffrance de Lasthénie l’empêcherait de recevoir personne jusqu’àson entière guérison.

Précaution vaine, du reste ! Le temps n’était guère, à cemoment-là, aux relations de monde et de société ; mais Mme deFerjol, dévorée par le malheur de sa fille, ignorait profondémentce qui se passait autour d’elle. La Révolution française marchaitalors comme une fièvre putride, et elle allait entrer dans lapériode aiguë du délire.

À Olonde, on ne le savait pas. La sanglante tragédie politiquequi allait avoir la France pour théâtre, les deux malheureuseschâtelaines d’Olonde ne s’en doutaient même pas, du fond de latragédie domestique qui avait pour théâtre leur sombre logis. Elleparlait de messe, Mme de Ferjol. Encore un peu de temps, il n’y enaurait plus, et elle ne pourrait plus s’agenouiller devant cesautels qui sont les colonnes où devraient s’appuyer tous les cœursbrisés d’ici-bas !

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