Une Histoire Sans Nom

Chapitre 3

 

Le Carême finissait. Il était dix heures du matin. Ces dames deFerjol étaient rentrées chez elles après avoir assisté à l’officeet au lavement des autels ; car on était au Samedi Saint, qui,comme on sait, est le dernier de la sainte quarantaine. La maisondes dames de Ferjol était sise au centre d’une petite place carréequi la séparait de cette église du XIIIe siècle, à la façaderomane, dans son écrasement énergique, exprimant si bienl’écrasement du barbare qui s’est jeté à plat ventre, dans unehumilité d’épouvante, devant la croix de Jésus-Christ ! Cetteplace, pavée en têtes de chat, était si étroite que ces dames, quihantaient incessamment l’église, leur voisine, pouvaient latraverser même sans parapluie, lorsqu’il pleuvait. Quant à leurmaison, c’était un vaste bâtiment sans style, d’une époque trèspostérieure à l’église. Les aïeux du baron de Ferjol l’avaienthabitée pendant bien des générations, mais elle n’était plus enharmonie avec les besoins du luxe et les mœurs de l’époque(expirante alors) qui avait été le XVIIIe siècle. Habitationantique et incommode, qui eût fait plaisanter les architectes duconfort et les architectes de l’agrément ; mais quand on a ducœur, on se moque de toutes les risées et on ne vend pas cesmaisons-là ! Pour s’en défaire, il faut la mine, la ruinedésespérée, qui vous y force et qui vous en arrache : amèreangoisse ! Les coins noirs de ces maisons vieillies, etquelquefois délabrées, qui ont vu nos enfances et dans lesquels lesâmes de nos pères sont peut-être tapies, crieraient contre nous, sinous les vendions pour le vulgaire et vil motif qu’elles nerépondent plus au luxe et aux mollesses du siècle… Mme de Ferjol,qui était d’un autre pays que les Cévennes, aurait bien pu sedébarrasser de cette grande et vaste maison après la mort de sonmari, mais elle aima mieux la garder et y habiter, par respect pourles traditions de famille de ce mari bien-aimé, et aussi parce quecette grande et hagarde maison grise avait pour elle, qui seule lesvoyait, des murs d’or, comme la Cité céleste, d’indestructibles etflamboyants murs d’or bâtis dans un jour de bonheur parl’Amour ! Construit dans la pensée d’abriter de longuesfamilles sur lesquelles nos pères avaient la fierté religieuse decompter, et pour des domestiques nombreux, ce grand logis, vidé parla mort, paraissait plus vaste encore depuis qu’il n’était habitéque par deux femmes qui se perdaient dans son espace. Il étaitfroid, sans aucune bonhomie, imposant, parce qu’il était spacieux,et que l’espace fait la majesté des maisons comme despaysages ; mais, tel qu’il était, ce logement, qu’on appelaitdans le bourg l’Hôtel de Ferjol, impressionnait fortementl’imagination de tous ceux qui le visitaient, par ses hautsplafonds, ses corridors entrecoupés et son étrange escalier, raidecomme l’escalier d’un clocher et d’une telle largeur que quatorzehommes à cheval y pouvaient tenir et monter de front ses centmarches.

La chose avait été vue, disait-on, au temps de la guerre desChemises blanches et de Jean Cavalier…

C’est dans ce grandiose escalier, qui semblait n’avoir pas étébâti pour la maison, mais qui était peut-être tout ce qui restaitde quelque château écroulé et que le malheur des temps et de larace qui aurait habité là n’avait pas pu relever tout entier danssa primitive magnificence, que la petite Lasthénie, sans compagneset sans les jeux qu’elle eût partagés avec elles, isolée de toutpar le chagrin et l’âpre piété de sa mère, avait passé bien deslongues heures de son enfance solitaire. La rêveuse naissantesentait-elle mieux dans le vide de cet immense escalier l’autrevide d’une existence que la tendresse de sa mère aurait dû combler,et, comme les âmes prédestinées au malheur, qui aiment à se fairemal à elles-mêmes, en attendant qu’il arrive, aimait-elle à mettresur son cœur l’accablant espace de ce large escalier, par-dessusl’accablement écrasant de sa solitude ? Habituellement, Mme deFerjol, descendue de sa chambre et n’y remontant que le soir,pouvait croire Lasthénie à s’amuser dans le jardin, quand elle,l’enfant, oubliée là, restait assise de longues heures sur lesmarches sonores et muettes. Elle s’y attardait, la joue dans samain, le coude sur le genou, dans cette attitude fatale etfamilière à tout ce qui est triste et que le génie d’Albert Dürern’a pas beaucoup cherchée pour la donner à sa Mélancolie et elles’y figeait presque dans la stupeur de ses rêves, comme si elleavait vu son Destin monter et redescendre ce terribleescalier ; car l’avenir a ses spectres comme le passé a lessiens, et ceux qui s’en viennent sont peut-être plus tristes queceux qui s’en reviennent vers nous… Certes ! Si les lieux ontune influence, et ils en ont une, à coup sûr, cette maison enpierres grisâtres, qui ressemblait à quelque énorme chouette vu àquelque immense chauve-souris abattue et tombée, les ailesétendues, au bas de ces montagnes l’antre lesquelles elle étaitadossée, et qui n’en était séparée que par un jardin, coupé, àmoitié de sa largeur, d’un lavoir dont l’eau de couleur d’ardoiseréfléchissait, en noir, la cime des monts dans sa transparencebleue, oui ! une pareille maison avait dû ajouter son refletaux autres ombres d’où émergeait le front immaculé deLasthénie…

Pour celui de Mme de Ferjol, rien ne pouvait en augmenterl’immobile tristesse. L’influence des lieux ne mordait pas sur cebronze, verdi par le chagrin.

Après la mort de son mari, qui avait toujours vécu de la vieplantureuse d’un gentilhomme riche, et d’habitudesaristocratiquement hospitalières, elle s’était tout à coupprécipitée dans cette piété venue de Port-Royal, et dont, à cetteépoque, la France des provinces portait encore l’empreinte. Tout cequ’elle avait de femme disparut dans cette piété qui ne se pardonnerien et qui se mortifie. Elle appuya sur cette colonne de marbreson cœur brûlant, pour le refroidir. Elle éteignit le luxe de samaison. Elle vendit ses chevaux et ses voitures. Elle congédia sesdomestiques, ne voulant conserver auprès d’elle, comme une humblebourgeoise, qu’une seule servante du nom d’Agathe, qui, depuisvingt ans, avait vieilli à son service, et qu’elle avait amenée deNormandie. Voyant cette réforme, les bonnes langues du bourg, quiétait, comme tous les petits endroits, la boîte à confitures despetits caquets, avaient accusé Mme de Ferjol d’avarice. Puis, cetteconfiture, dégustée d’abord comme une friandise, s’était candie.Elles n’y touchèrent plus. Ce bruit d’avarice tomba. Le bien queMme de Ferjol faisait aux pauvres, quoique caché, transpira. Il sefit enfin, à la longue, parmi tous les esprits de bas étage quihabitaient ce fond de bouteille de peu de clarté, de toutes lesmanières, une confuse perception de la vertu et des mérites decette Mme de Ferjol qui vivait si continûment à l’écart, dans lamystérieuse dignité d’une douleur contenue. À l’église, – et on nela voyait guère que là, – on regardait de loin, avec une curiositérespectueuse, cette femme d’un si grand aspect, en ses longsvêtements noirs, immobile dans son banc, pendant les longs offices,sous les arceaux abaissés de cette rude église romane aux pilierstrapus, comme si elle eût été une ancienne reine mérovingiennesortie de sa tombe.

C’était, en effet, à sa façon, une espèce de reine… Elle régnaitsans le vouloir, et, même sans y penser, sur l’opinion et sur lapréoccupation de ce bourg, qui n’était pas, il est vrai, unroyaume. Elle y régnait, et si ce n’était pas comme les anciensrois de Perse, invisibles, et dont elle ne pouvait avoirl’invisibilité absolue, c’était du moins un peu comme eux, parl’éloignement dans lequel elle se tint toujours au sein étroit dece petit monde, avec qui elle ne se familiarisa jamais.

Pâques, cette année-là, tombait haut dans le mois d’avril, et cejour de Samedi Saint était, chez ces dames de Ferjol, une de cesjournées d’occupation domestique qui sont en province presquesolennelles.

On y faisait ce qu’on appelle : « la lessive du printemps ». Enprovince, la lessive, c’est un événement.

Dans les maisons riches, qui coutumièrement ont beaucoup delinge, on la fait au renouvellement des saisons, et cela s’appelle: « la grande lessive ». – « Vous savez, madame une telle fait sagrande lessive », se dit-on, comme la nouvelle d’une grande chose,dans les maisons où l’on va, le soir. Ces grandes lessives se fontà pleines cuvées ; les petites, pour le train-train ordinairede la maison, se font « à baquet ». « Avoir les lessivières » estune expression consacrée pour dire une des circonstances des plusgraves, des plus importantes et quelquefois des plusorageuses ; car, pour la plupart, les lessivières sont descommères d’un gouvernement difficile. Gaillardes souvent, d’humeurpeccante, d’âpre appétit, de soif cynique, à qui les ongles ne sesont pas ramollis dans l’eau qu’elles brassent à cœur de journée,et dont les gosiers d’acier font des terribles dessus au claquementde leurs battoirs ! « Avoir chez soi les lessivières » est uneperspective qui donne généralement un petit froid dans le dos auxmaîtresses de maison les plus maîtresses femmes… Seulement, cejour-là, Mme de Ferjol ne les avait plus. Elles étaient passéescomme une trombe dans les solitudes de « l’hôtel de Ferjol », dont,pendant quelques jours, elles avaient violé outrageusement lesilence. On était au lendemain de ces bruyantes Assises de lavoir…C’était le jour où « l’on étendait », comme on dit encore enprovince ; et, pour ramasser le linge mis à sécher sur descordeaux dans le jardin, la vieille Agathe et la blanchisseuse « àl’année » de la maison suffisaient. Elles avaient donc toutes lesdeux, dès la pointe du matin, vagué et saboté, en le ramassant,dans les allées du jardin, pavoisées de draps et de serviettes, quifaisaient aux yeux et aux oreilles l’effet et le bruit de drapeauxgonflés et flottants ; et, successivement, elles l’avaientapporté et empilé sur des chaises et sur la table ronde de la salleà manger, où ces dames de Ferjol devaient le plier, quand ellesseraient revenues de l’office. Ces dames ne laissaient ce soin àpersonne.

Mme de Ferjol avait le goût des Normandes pour le linge, et ellel’avait donné à sa fille. Elle lui préparait de longue main untrousseau superbe pour le jour où elle la marierait. Rentrées doncchez elles, elles se placèrent avec empressement, comme à une tâcheagréable, en face l’une de l’autre, à la table ronde, faite d’unlourd acajou ronceux, de la salle à manger, et elles se mirent àplier des draps, de leurs quatre mains aristocratiques, comme desimples ménagères, quand Agathe entra dans la salle, un flot delinge séché sur l’épaule, qu’elle versa sur la table comme uneavalanche.

« Sainte Agathe ! – C’était son juron… Peut-on dire celad’une dévote qui, à tout bout de champ, exclamait et invoquait sapatronne ? – Sainte Agathe ! ça pèse-t-il ! –dit-elle. En voilà un tas ! et blanc ! une neige !et sec ! et sentant bon ! C’est plus que vous n’enpourrez plier d’ici le dîner, Madame et Mademoiselle ! Maisaujourd’hui, le dîner peut attendre… Vous n’avez jamais faim nil’une ni l’autre, et le capucin est parti ! Fit parti, biensûr, pour ne pas revenir… Ah ! sainte Agathe ! il paraîtqu’ils s’en vont comme ça, les capucins ! sans dire ni bonjourni bonsoir aux gens qui les hébergent ! » La vieille Agathe,fille trois fois majeure, qui avait été une belle fille, blanche etrose – couleur de pommier en fleurs – comme le Cotentin en produit,et qui avait accompagné sa jeune et amoureuse maîtresse dans lesCévennes lorsque le baron de Ferjol l’avait si scandaleusementenlevée, la vieille Agathe avait son franc-parler avec ces dames deFerjol. Elle l’avait conquis. Elle l’avait pour trois raisons, dontl’enlèvement de Mlle Jacqueline d’Olonde, – à laquelle elle s’étaitassez dévouée, comme elle disait, pour s’être « mise dans leslangues du pays à cause d’elle » -, était la première, et dont lesdeux autres étaient d’avoir élevé Mlle de Ferjol et d’être restéedans ce « trou de marmotte » qu’elle détestait ; car elleruminait éternellement sa patrie, cette fille du pays des grandsbœufs et des vastes herbages ! C’était, enfin, d’avoir vécu decette vie en commun qui devient moralement plus étroite, à mesurequ’on est moins à la partager. Malgré la bonhomie qu’ont, avec lespetites gens, les êtres fiers à l’âme élevée, car la fierté n’estpas toujours de l’élévation, si Mme de Ferjol, qui les avait eus,n’eût pas congédié ses vingt domestiques, la vieille Agathe,respectueuse au fond, mais familière dans la forme, n’auraitpeut-être pas eu autant de hardiesse et de franc-parler qu’elle enavait.

« Mais, Agathe, que dites-vous donc là ? – dit Mme deFerjol avec un grand calme. – Parti ! Le Père Riculf ! Ysongez-vous, ma fille ?… C’est aujourd’hui le Samedi Saint, etil doit prêcher aux vêpres de demain, jour de Pâques, le sermon dela Résurrection qui clôt toujours la prédication duCarême !

– Ça n’y fait rien ! – dit la vieille fille, qui étaitobstinée ; et on voyait bien qu’elle l’était, à son accentnormand qu’elle n’avait jamais perdu, et à sa coiffe normandequ’elle avait imperturbablement gardée.

– Que qui ! Je sais ce que je dis. Il est bien et dûmentparti ! À matin on ne l’a vu brin à l’église, m’a conté lebedeau, qui est venu, tout essoufflé, me le demander, parce qu’il yavait toute une poussée de monde qui se bousculait à sonconfessionnal pour la communion de demain ; mais bien entenduque je n’ai pas pu le lui donner ! Je l’avais vu dévaler, dèsla pointe du matin, par le grand escalier, son capuchon planté sursa tête, et à la main son bâton de voyage qu’il laissaitd’ordinaire derrière la porte de sa chambre. Il était passé droitcomme un à côté de moi, qui montais quand lui descendait, sans medire seulement un mot de politesse, et les yeux baissés qu’il apires – m’est avis- quand il les baisse que quand il les lève.Surprise de ce bâton qu’il ne pouvait avoir pris pour aller dire lamesse à quatre pas d’ici, je me suis retournée pour le voirdescendre, et derrière ses talons je suis redescendue pour guetter,de la porte, où il pouvait aller comme ça, à si bonne heure !Eh bien, je l’ai vu prendre la route qui passe au pied du GrandCalvaire, et je vous jure que s’il a toujours marché du pas qu’ilavait, il doit être bien loin d’ici maintenant, lui et sessandales !

– C’est impossible, – dit Mme de Ferjol. – Parti !…

– Comme la fumée de ma cuisine, – interrompit Agathe, – et sansfaire plus de bruit ! » Et c’était vrai. Il était réellementparti. Mais ce que ces dames ne savaient pas, ce que la vieilleAgathe ignorait, c’est que telle était la coutume des capucins, des’en aller ainsi des maisons qui leur avaient été hospitalières.Ils s’en allaient comme la Mort et Jésus Christ viennent. Ilsviennent – disent les Livres Saints – comme des voleurs… Eux, ilss’en allaient comme des voleurs. Quand, le matin, on entrait dansleur chambre, on les eût crus évaporés. C’était leur coutume, etc’était leur poésie ! Chateaubriand, qui se connaissait enpoésie, n’a-t-il pas dit d’eux : « Le lendemain, on les cherchait,mais ils s’étaient évanouis, comme ces Saintes Apparitions quivisitent quelquefois l’homme de bien dans sa demeure. »

Mais Chateaubriand et son Génie du Christianisme n’existaientpas au moment où s’ouvre cette histoire, – et ces dames de Ferjoln’avaient jusqu’alors reçu chez elles que des religieux d’Ordresmoins poétiques et moins sévères, qui, dehors de l’église, seretrouvaient gens du monde, et qui ne partaient pas des maisons oùils avaient été reçus, sans toutes les révérences de rigueur.

Seulement, le Père Riculf n’était point assez dans les bonnesgrâces de ces dames pour qu’elles fussent blessées, comme Agathe,de la silencieuse soudaineté de son départ. Il s’en allait ;eh bien, qu’il s’en allât ! Il les avait plus gênées qu’il neleur avait été agréable, tout le temps qu’il était demeuré chezelles. Leur deuil serait léger. Une fois parti, elles n’ypenseraient plus.

Mais la vieille Agathe avait, elle, des ressentiments plusprofonds. Le Père Riculf était, pour elle, ce quelque chosed’inexplicable et d’absolu qu’on appelle une antipathie.

« Nous en v’là donc délivrées ! – dit-elle. Elle se repritcependant : – J’ai peut-être tort, – fit-elle, – de parler comme jefais là d’un homme de Dieu. Mais, sainte Agathe ! c’est plusfort que moi. Il ne m’a rien fait, mais j’ai de mauvaises idées surce capuchon-là…

Ah ! quelle différence avec les prédicateurs qui sont venusici les autres années, si affables, si apostoliques, si bons aupauvre monde. Tenez ! Madame, vous souvenez-vous de ce Prieurdes prémontrés, s’il y a deux ans ? Était-il doux et charmant,celui-là ! Tout en blanc, jusqu’aux souliers, comme unemariée, à qui le Père Riculf, avec son froc de couleur d’amadou,ressemble comme un loup ressemble à un agneau !

– Il ne faut avoir de mauvaises idées sur personne, Agathe, –dit gravement Mme de Ferjol, pour l’acquit de sa conscience dedévote, et qui peut-être se faisait son procès à elle-même tout enle faisant à la vieille servante. – Le Père Riculf est un prêtre etun religieux de beaucoup d’éloquence et de foi ; et, depuisqu’il est avec nous, nous n’avons surpris ni dans sa conversationni dans sa conduite la moindre chose qu’on pût retourner contrelui. Vous n’avez donc aucune raison, Agathe, pour en mal penser.N’est-ce pas, Lasthénie ?…

– C’est vrai, maman, – dit Lasthénie de sa voix pure. – Mais negrondez pas trop Agathe. Nous avons dit bien des fois, entre nous,que le Père Riculf avait quelque chose d’inquiétant et d’impossibleà définir… À quoi cela tient-il ? On ne pense pas de mal, maison ne se fie pas… Vous, qui êtes si forte et si raisonnable, maman,vous n’avez pas voulu aller à confesse à lui plus que moi.

– Et nous avons eu peut-être tort toutes les deux !répondit la sévère femme, dont le jansénisme remontait sans cessedans la conscience pour la troubler. – Il aurait mieux valu sevaincre ; car écouter les sentiments sans raison qui nousempêchaient d’aller nous agenouiller à ses pieds, c’était déjà unecondamnation dans l’intérieur de nos âmes, que nous n’avions pas ledroit de prononcer.

– Ah ! – dit naïvement la jeune fille – jamais je n’auraispu, maman !… Il me faisait, cet homme, une peur que jen’aurais jamais dominée.

– Il ne parlait que de l’Enfer ! Il avait toujours l’Enferà la bouche ! – dit Agathe, haletante, comme si elle eût voulujustifier la peur que le Père Riculf inspirait à la jeune fille. –Jamais on n’a tant prêché sur l’Enfer. Il nous damnait toutes… J’aiconnu un prêtre dans mon pays, il y a bien des années, qu’onappelait aux Augustines de Valognes : le Père l’Amour, parce qu’ilne prêchait que l’amour de Dieu et le Paradis.

Mais, sainte Agathe ! ce n’est pas le Père Riculf qu’onappellera jamais de ce nom-là !

– Allons ! taisez-vous ! – fit Mme de Ferjol, quivoulait que l’entretien cessât, parce qu’il offensait la charité.S’il rentrait, le Père Riculf, car je ne puis croire qu’il soitparti la veille de Pâques, il nous trouverait jasant de lui, ce quin’est pas convenable. Tenez ! Agathe, puisque vous dites qu’iln’y est pas, montez à sa chambre, vous trouverez peut-être sonbréviaire oublié sur quelque meuble et qui vous dira qu’il n’estpas parti. » Et elles restèrent seules, la fille et la mère. Agathepartit, non sans empressement, où sa maîtresse l’envoyait. Les deuxdames n’ajoutèrent pas un mot sur l’énigmatique capucin, dont onn’avait rien à dire et dont on craignait de trop penser, et ellesreprirent lentement leur tâche interrompue. Très simple spectacled’intérieur que celui de ces deux femmes, dans cette haute et vastesalle, entourées de partout de monceaux de linge blanc, qui «sentait bon », comme l’avait dit Agathe, et qui jetait autourd’elles ce frais parfum de rosée et des haies sur lesquelles ilavait séché, et qu’il garde dans ses plis comme une âme.

Elles étaient silencieuses, mais attentives à ce qu’ellesfaisaient, regardant de temps en temps l’ourlet des draps pour lesplier dans le bon sens, chacune passant une main sur la moitié deleur longueur, et, pour en effacer les faux plis, les frappant tourà tour de leurs deux belles mains, l’une blanche, l’autrerose ; rose chez la fille, blanche chez la mère… Elles avaienttoutes les deux leur genre de beauté, comme leurs mains. Lasthénie(ce muguet !), délicieuse dans sa robe d’un vert sombre quifaisait autour d’elle comme les feuilles dont son blanc visageétait la fleur, avec sa tête mélancolique, rendue plus mélancoliquepar ses cheveux cendrés, car la cendre est un signe de deuil,puisque, autrefois, dans des jours d’affliction, on se la mettaitsur la tête ; et Mme de Ferjol dans sa robe noire, sous sonaustère bonnet de veuve, et ses cheveux relevés sur les tempes avecleurs larges empâtements de céruse sur leur masse sombre, etgouachés moins par les années que par le chagrin.

Tout à coup, la vieille Agathe rentra dans la salle.

« Je le crois tout de même parti – dit-elle –, car j’ai cherchécherches-tu, et n’ai trouvé que ceci qu’il n’a pas emporté. Nelaissent-ils pas tous quelque chose quand ils s’en vont, lesprédicateurs ? Les uns donnent des titrages, les autres desreliques. C’est une manière de remercier de l’hospitalité qu’ilsont reçue. Lui, il a laissé ceci, pendu au crucifix de son alcôve.A-t-il eu la pensée de le donner, ou l’a-t-il oublié en s’enallant ? »

Et elle déposa sur le drap qu’elles pliaient un pesant chapelet,comme ils en portaient à leur ceinture, les capucins.

Il était d’ébène, et, entre les dizaines noires, il y avait pourles séparer une tête de mort, en ivoire jauni, qui faisait la têtede mort plus tête de mort encore par sa couleur, comme si elle eûtété depuis plus longtemps déterrée.

Mme de Ferjol avança la main, prit le chapelet avec respect, et,après l’avoir regardé, le glissa sur le drap plié devant elle.

« Tiens ! » – dit-elle à sa fille.

Mais Lasthénie, en le prenant, sentit se crisper ses doigts etelle le laissa échapper. Étaient-ce les têtes de mort quiagissaient sur les nerfs de la trop sensible fillette ?…

« Garde-le pour toi, maman » – fit-elle.

Ô instinct ! instinct ! Le corps en sait parfois pluslong que la pensée ! Mais Lasthénie, en ce moment, ne pouvaitpas savoir la cause de ce que ses doigts charmants venaientd’éprouver.

Quant à la vieille Agathe, elle a toujours cru avant comme aprèscette histoire – que le chapelet qui avait roulé dans les mains duredoutable capucin, et sur les grains duquel il avait laissé soninfluence, était comme ces gants dont il est question dans lesChroniques du temps de Catherine de Médicis, dont elle n’avaitjamais entendu parler, la pauvre servante ! Elle crut toujoursqu’il était contagieusement empoisonné.

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