Une Histoire Sans Nom

Chapitre 6

 

Quand Lasthénie revint à elle, sa mère accablée gisait dans lachambre, couchée par terre, la face collée au crucifix. Mais lemouvement que fit la jeune fille en reprenant connaissance et laplainte qu’elle jeta, tirèrent de son accablement Mme de Ferjol,qui se leva, et se dressant de toute sa hauteur devant sa fille,avec son front ensanglanté :

« Tu vas tout me dire, malheureuse, – fit-elle impérieusement, –je veux tout savoir ! Je veux savoir à qui tu t’es donnée danscette solitude où nous vivons comme deux recluses, et où il n’y apas un homme fait pour toi ! » Lasthénie poussa un cri encore,mais, sans force pour répondre, elle regarda sa mère avec lastupidité hagarde de l’étonnement…

« Oh ! – dit Mme de Ferjol, – plus de silence ! plusde mensonge ! plus de comédie ! Ne fais pasl’étonnée ! ne fais pas la stupide ! – ajouta la duremère, qui n’était plus une mère, mais un juge, et un juge prêt àdevenir un bourreau.

– Mais, ma mère, – s’écria la pauvre enfant, insultée dans soninnocence et dans toutes ses pudeurs, et qui, révoltée de tant decruauté et d’injustice aveugle, éclata en sanglots d’angoisse et decolère, que voulez-vous que je vous dise ? qu’avez-vous contremoi ?… Je ne sais rien. Je ne comprends rien à ce que vousdites, sinon que c’est affreux ! incompréhensible etaffreux ! Vous me faites mourir ! Vous me rendez folle,et vous semblez l’être autant que moi, ma pauvre mère, avec voshorribles paroles et votre front qui saigne…

– Laisse-le saigner ! – interrompit Mme de Ferjol, quil’essuya d’un revers violent de sa main. – S’il saigne, c’est pourtoi, misérable fille ! Mais ne dis point que tu ne comprendspas. Tu mens ! Tu sais bien ce que tu as, peut-être ! Lesfemmes savent toutes cela, quand cela est. Rien qu’en se regardant,elles le savent. Ah ! je ne m’étonne plus que tu n’aies pasvoulu aller à confesse, l’autre soir…

– Oh ! ma mère ! – dit Lasthénie exaspérée, et qui,pour le coup, comprit l’infâme accusation de sa mère.

– Vous savez bien que ce que vous dites est impossible.

Je suis malade, je souffre, mais mon mal ne peut pas être lachose horrible que vous pensez. Je ne connais que vous et Agathe.Je ne vous quitte jamais…

– Tu vas seule promener à la montagne, – dit Mme de Ferjol avecune atroce profondeur.

– Oh ! – fit la jeune fille, dégradée par un tel soupçon. –Vous me tuez, ma mère. Anges du ciel, prenez pitié de moi !vous savez, vous, ce que je suis !

– N’invoque pas les anges, fille souillée ! tu les as faitfuir ! ils ne t’entendent plus ! » dit Mme de Ferjolincrédule, obstinément, aveuglément incrédule à cette innocence quis’attestait avec une candeur si désespérée. Et reprenant avec plusde fureur que jamais :

« N’ajoute pas le sacrilège au mensonge ! » – fit-elle, etbrutalement elle ajouta le mot affreux dans sa trivialité : – Tu esgrosse, tu es perdue, tu es déshonorée ; nie-le, ne le niepas, qu’importe ! L’enfant viendra, malgré tous tes mensonges,et te donnera un démenti.

Tu es déshonorée ! tu es perdue ! Mais je veux savoiravec qui tu t’es perdue, avec qui tu t’es déshonorée !

Réponds-moi tout de suite, avec qui ?…

« Avec qui ? avec qui ? » – répétait-elle en prenantl’épaule de sa fille et en la secouant avec tant de rage qu’elle larejeta sur l’oreiller, et que la faible enfant y retomba plusblanche que l’oreiller lui-même.

C’était (en si peu d’instants !) le second évanouissementde Lasthénie ; mais la cruelle Mme de Ferjol n’en eut pas plusde pitié que du premier. Maintenant qu’elle avait demandé pardon àDieu pour le crime de sa fille et pour le sien, à elle, qui nel’avait pas surveillée avec assez de vigilance, elle aurait fouléaux pieds Lasthénie dans sa colère maternelle. Assise sur les piedsdu lit de cette enfant dont elle venait par deux fois de faire uncadavre, elle la laissa reprendre ses sens comme elle put. Et cefut long ! Lasthénie mit du temps à revenir à elle… L’orgueilque la religion n’avait pas dompté en Mme de Ferjol se soulevaitdans le cœur de cette femme de race, naturellement fière, à lapensée – à l’insupportable pensée – qu’un homme, – un inconnu, – debas étage peut-être, – eût pu – sans qu’elle s’en doutât – luidéshonorer clandestinement sa fille, – et le nom de cet homme, ellele voulait ! Quand Lasthénie rouvrit les yeux, elle vit samère penchée sur sa bouche, comme si elle eût voulu y chercher ouen arracher ce nom fatal.

« Son nom ! son nom ! – lui dit- elle avec uneexpression dévorante. – Ah ! fille hypocrite, je t’arracheraice nom maudit, quand il faudrait aller le chercher jusqu’au fond detes entrailles, avec ton enfant ! » Mais Lasthénie, écraséepar toutes les abominations de cette nuit, au lieu de répondre à samère, la regardait avec deux yeux grands et vides qui semblaientmorts…

Et ils sont restés morts, ces yeux si beaux, couleur des saules,et depuis on ne les revit jamais plus briller, même dans leslarmes, dont ils ont versé des torrents ! Mme de Ferjol nedira rien de sa fille, ni cette nuit, ni plus tard, et ce fut decette nuit funeste qu’elles entrèrent toutes deux, la mère et lafille, dans cette vie infernale dont elles ont vécu, lesinfortunées ! et à laquelle il n’y a rien de comparable dansles situations tragiques et pathétiques des plus sombres histoires.Ce fut vraiment là une histoire sans nom ! un drame étouffantet étouffé entre ces deux femmes du même sang, qui s’aimaientpourtant – qui ne s’étaient jamais quittées, – qui avaient toujoursvécu dans le même espace, – mais dont l’une n’avait jamais étémère, ni l’autre fille, par la confiance et par l’abandon…Ah ! elles payaient cher maintenant la réserve et laconcentration réciproques dans lesquelles elles avaient vécu.

Et durent-elles s’en repentir ! Ce fut un drame profond,d’âme à âme, prolongé, mystérieux et dont il fallut épaissir lemystère, même aux yeux d’Agathe, qui ne pouvait pas connaître cetteignominie d’une grossesse que Mme de Ferjol, bien plus queLasthénie, aurait voulu engloutir sous terre ; car Lasthénie,à ce moment-là, ne croyait pas à sa grossesse. Dans la nouveauté deses sensations, elle croyait à une maladie inconnue, aux symptômestrompeurs, et à une erreur monstrueuse de sa mère. Elle serévoltait contre cette erreur… Elle se débattait douloureusementsous l’insulte de sa mère… Elle ne courbait pas la tête sous ledéshonorant soufflet de ses reproches. Elle avait l’entêtementsublime de l’innocence… Et parce qu’elle ne ressemblait pas à cettemère passionnée, despotique et fougueuse, qui aurait rugi, commeune lionne, si elle eût été à la place de Lasthénie :

« comme vous vous repentirez un jour de m’avoir fait tantsouffrir, ma mère ! » lui disait-elle avec la douceur d’unagneau qui se laisse égorger.

Mais le jour dont elle parlait ne vint jamais, – et cependantbeaucoup de jours passèrent entre cette mère sans miséricorde, quine pardonnait pas, qui ne parlait jamais de pardon, et cette fillequi mettait son bonheur à ne pas être pardonnée… Les jourspassèrent, longs, farouches, ulcérés et noirs. Seulement, il en futun plus désespéré que les autres – et auquel Lasthénie nes’attendait pas, – et ce fut celui où le tressaillement intérieurque les mères heureuses appellent joyeusement : « le premier coupde talon » de l’enfant qui annonce sa vie et peut-être aussi le malqu’un jour il fera à sa mère, lui apprit, à la malheureuse, quec’était elle, et non sa mère, qui s’était trompée.

Elles étaient, alors comme toujours, front contre front, dansl’embrasure de leur fenêtre – occupant leurs mains fiévreuses entravaillant -, dévorées par la même peine muette. Un jour triste,quoique clair et aigu, filtrant comme du vent par un trou, de cetrou de là-haut formé par ces montagnes aux cimes rapprochées,tombait, dans cette salle sombre, sur leurs nuques, comme uneguillotine de lumière.

Tout à coup, Lasthénie mit une de ses mains sur son flanc, enpoussant un cri involontaire…, et au cri, et encore plus àl’inexprimable désolation qui envahit son visage déjà siprofondément bouleversé, sa mère, qui semblait lire à travers elle,devina tout.

« Tu l’as senti, n’est-ce pas ? dit-elle. Il a remué.

Tu en es sûre maintenant. Tu ne nieras plus, obstinée ! Tune diras plus : non ! toujours ton stupide : non ! Il estlà… – Et elle porta la main où Lasthénie avait mis la sienne. Maisqui l’a mis là ? qui l’a mis là ? » fit-elleardemment.

Elle revenait à la question éternelle, à la question acharnéeavec laquelle elle poignardait, une fois de plus, la pauvre fille,atteinte, comme d’un éclat de foudre, par cette soudaine révélationde ses entrailles, qui donnait raison à sa mère. Les bras rompus,les jarrets coupés par la certitude de son malheur, Lasthénierépondit avec égarement à la question de sa mère : « qu’elle nesavait pas », ce mot insensé qui remuait toutes les colèresmaternelles ! Mme de Ferjol avait toujours cru que c’était lahonte qui murait la bouche de sa fille, mais la bonté était buemaintenant.

La grossesse s’attestait par la vie même de l’enfant qui, dansce ventre, venait de bondir sous sa main.

« Il y a donc – fit-elle, réfléchie -, plus honteux que la hontede ta grossesse ! C’est la honte de l’homme à qui tu t’esdonnée, puisque tu te tais. » Et l’idée qui lui était passée par latête, un jour, du capucin – de l’étrange capucin -, lui revint toutà coup, non pas comme à Agathe, la superstitieuse Agathe quicroyait aux sorts, mais comme à une femme qui ne croyait, elle,qu’aux sortilèges de l’amour, et qui en avait aussi été la victime…Pour elle, ce n’était pas une chose impossible qu’un amour cachésous une haine ou une antipathie menteuse, et dont la révélationéclatait dans le foudroiement d’une grossesse. Mais elle repoussaitcette idée d’un crime qui, pour elle, devait être le plus grand detous, puisqu’un prêtre l’aurait commis. Elle la repoussait encoreplus par respect pour le caractère de l’homme de Dieu que par foien l’innocence de sa fille. Elle savait, par son expériencepersonnelle, la fragilité de toute innocence ! Seulement,curieuse, opiniâtrement et involontairement curieuse, quoiqueépouvantée, n’osant dire tout haut sa pensée qui l’épouvantait toutbas et qui la traversait parfois avec le froid d’un glaive, ellerecommençait de hacher et de massacrer de la question éternellementacharnée cette fille au désespoir, à moitié morte de cettegrossesse incompréhensible ; et qui, abêtie, finit bientôt parne plus répondre à rien que par du silence et des pleurs.

Mais ni les intarissables pleurs, ni le mutisme de bête assomméedans lequel tomba et resta Lasthénie sous les coups infatigablesdes questions de sa mère, ne lassèrent et ne désarmèrent cette âmebrûlante de Mme de Ferjol. Toujours, dès qu’elles étaient seules,le supplice de ces questions recommençait… Et à présent, ellesétaient seules presque toujours. Le tête-à-tête de toute la vie deces deux femmes, dans cette immense maison vide, au bas de cesmontagnes qui, de leur rapprochement, semblaient les pousser l’unesur l’autre et les étreindre dans une plus stricte intimité, devintplus absolu qu’il ne l’avait été jamais. Agathe, cette anciennedomestique éprouvée qui s’était arrachée de son pays pour suivreMme de Ferjol dans la coupable fuite de son enlèvement, sans sesoucier des mépris qui s’attacheraient peut-être à elle là-bas,dans le pays, comme à sa maîtresse, Agathe avait souvent interrompucet effroyable tête-à-tête. Quand elle avait fait le ménage decette grande maison, elle avait coutume de venir coudre ou tricoterdans cette salle où ces dames travaillaient en cette monotoneroutine de tous les jours qui était pour elles l’existence,l’immobile existence. – Mais depuis que Mme de Ferjol savait lesecret du mal de Lasthénie, elle éloignait, sous un prétexte ousous un autre, Agathe de sa fille. Elle craignait les yeux affilésde cette vieille dévouée, qui adorait Lasthénie, et les pleurs quela pauvre fille ne pouvait retenir et qui coulaientsilencieusement, de longues heures, sur ses mains, tout entravaillant…

« Pour honte et pour tout – lui disait-elle quand la vieilleAgathe n’était plus là -, retenez vos pleurs devant Agathe ! »À présent, elle ne tutoyait plus Lasthénie.

« Vous avez bien la force de vous taire ! Vous aurez biencelle de ne pas pleurer. Avec tous vos airs délicats, vous êtes unefille forte. Si vous êtes née faible, le vice vous a donné saforce. Je ne suis que votre mère, à moitié coupable de votre crime,puisque je n’ai pas su vous empêcher de le commettre, mais Agatheest une honnête servante, et si elle pouvait seulement se douter dece que je sais, elle vous mépriserait. » Et elle insistait beaucoupsur le mépris d’Agathe, sur ce mépris d’une servante dont elle seservait pour humilier davantage Lasthénie et pour lui faire dire,sous la pression de ce mépris, le nom qu’elle ne disait pas. Mme deFerjol s’entendait aux mots poignants !

Elle aurait voulu trouver plus bas que le mépris d’une servantepour le jeter au visage et à l’âme de sa fille.

Mais Agathe aurait-elle su la honteuse vérité qu’on lui cachait,qu’elle n’aurait jamais eu le cœur de mépriser Lasthénie !Elle n’aurait eu pour elle que de la pitié.

Ce qui est du mépris pour les âmes altières devient de la pitiédans les âmes tendres, et Agathe était une âme tendre que lesannées n’avaient pas durcie. Lasthénie le savait bien.

« Agathe n’est pas comme ma mère, pensait-elle.

Elle ne me mépriserait pas ; elle ne m’accablerait pas.

Elle aurait pour moi de la pitié. » Et que de fois cette filleinfortunée avait, dans le malheur qui était tombé sur sa vie, ététentée de se jeter dans les bras de celle qu’elle avait appelée silongtemps sa « bonne », quand elle était enfant et qu’elle avaitdes chagrins d’enfant.

Mais sa mère – l’idée de sa mère – la retenait. L’ascendant deMme de Ferjol sur sa fille avait toujours été irrésistible, et cetascendant était devenu terrifiant. Elle la médusait avec sesregards toujours fixés sur elle, quand Agathe était là… Et Agathenon plus n’osait due une seule de ses pensées, quand elleregardait, en tricotant, par-dessus ses lunettes, ces deux femmestravaillant l’une devant l’autre dans une désolation silencieuse.Ses pensées n’avaient pas changé, mais elle les gardait en elledepuis qu’elles avaient été accueillies par des haussementsd’épaules de Mme de Ferjol.

Celle-ci, pour expliquer la pâleur, les défaillances et leslarmes qu’elle disait « nerveuses » de sa fille, avait inventé unemaladie à laquelle « le médecin de cette ignorante bourgade necomprenait rien », et pour laquelle elle faisait soi-disant venir,par correspondance, des consultations de Paris. Il était plusfacile, en effet, de soustraire Lasthénie à l’observation d’unmédecin qui aurait tout vu, au premier coup d’œil, que del’éloigner de la superstitieuse Agathe.

D’ailleurs, était-il possible de lui cacher éternellement l’étatde Lasthénie ? Est-ce que cet état, effrayant déjà, nedéconcerterait pas les ruses de Mme de Ferjol et ne devrait pasdevenir d’une telle évidence, se marquer de symptômes tellementaccusateurs, que même cette vieille innocente d’Agathe, dont lapureté frisait la myopie, ne finirait pas par voir un jour lavérité ?…

Nécessité inévitable ! Mme de Ferjol y pensait bien.

Elle sentait bien qu’il faudrait un jour ou dire tout à Agathe,ou supprimer Agathe… Supprimer Agathe, qui ne l’avait jamaisquittée ! dont elle connaissait l’affection et ledévouement ! La renvoyer dans son pays ! Et ne pasreprendre de domestique par la raison précisément qui faisaitcongédier Agathe, et vivre, seule avec sa fille, au conspect detoute cette bourgade, respectueuse, mais curieuse et malveillante,dans cette maison sans servante, au fond de ce gouffre demontagnes, comme deux âmes dans un abîme de l’Enfer !

Elle voyait cela dans l’effroi de la perspective. Incessamment,elle roulait en elle l’effrayant problème :

« Dans quelques mois, comment ferons-nous ?… » Mais sonorgueil maternel, qui s’ajoutait à son autre orgueil, l’arrêtait,suspendait sa résolution et l’empêchait de prendre un parti, qu’ilfallait prendre cependant. Cette nécessité devant laquelle serévoltait l’âme violente de Mme de Ferjol, était comme un point defeu, inextinguible et fixe, qui s’élargissait dans sa pensée etdans les ténèbres de l’inévitable avenir qui chaque jours’approchait – qui chaque jour faisait un pas de plus.

Quand elle ne disait rien à sa fille, à laquelle elle ne parlaitplus que pour lui mettre sur la gorge la question qui restait sansréponse, que pour se cogner contre le beau front, devenu obtus, deLasthénie, elle résistait aussi en son âme à cet aveu, impossiblepour une Ferjol, d’une faute qui déshonorait ce nom dont elle étaitsi fière, et elle se répétait intérieurement : « commentferons-nous ? » Elle y pensait le jour, Mme de Ferjol, lanuit, à toute heure, même quand elle faisait ses prières. Elle ypensait à l’église, devant le tabernacle, devant la table decommunion abandonnée ; car la janséniste qu’elle était necommuniait plus, ne se croyait plus digne de communier, depuis lecrime de sa fille. Lorsque, dans l’église, on pouvait la croireabsorbée dans quelque prière et qu’elle s’y tenait agenouillée, lescoudes sur le prie-Dieu de son banc, prenant de ses mainsdégantées, à poignées, sur ses tempes, ses forts cheveux noirs danslesquels les blancs apparaissaient par vagues, comme ilsapparaissent lorsque nous souffrons, elle était la proie duproblème et de l’incertitude qui, pour l’heure, rongeait etconsumait sa vie. L’inquiétude, en elle, allait jusqu’au vertige…,et cette anxiété, mêlée à l’inconsolable chagrin que lui causait lachute de sa fille, lui donnait contre elle une humeur et unressentiment farouches qui touchaient à la férocité.

Mais, hélas ! la plus victime des deux était encoreLasthénie. Certes ! Mme de Ferjol était bien malheureuse. Ellesouffrait dans sa maternité, dans sa fierté de mère et de femme,dans sa conscience religieuse et même dans cette force qu’on payequelquefois atrocement cher ; car les êtres physiologiquementforts n’ont ni le soulagement, ni l’apaisement des larmes, et ilsétouffent de sanglots qui ne peuvent pas sortir.

Mais enfin elle était la mère ; elle était lereproche ; elle était l’insulte ; et Lasthénie n’étaitque la fille, l’objet de l’éternel reproche, l’insultée qui devaitboire à pleines gorgées l’insulte de sa mère, de sa mère, qui,maintenant, avait cruellement raison contre elle, qui l’écrasait del’évidence indéniable de sa faute, qu’elle appelait un crime.Épouvantable vie domestique ! épouvantable pour toutesdeux ! Mais c’était certainement Lasthénie qui devait souffrirle plus de cette abominable intimité. Il est dans le malheur unmoment où, comme on le dit du bonheur, il n’y a plus d’histoirepossible, et où ce qui est inénarrable, l’imagination est obligéede le deviner. Ce moment dans le malheur était arrivé pourLasthénie. Elle était changée au point qu’on n’aurait pu lareconnaître ; que ceux qui l’avaient trouvée charmanten’auraient pas pu dire que c’était là, il y avait si peu de temps,la jolie demoiselle de Ferjol !

Elle faisait peur, cette suave Lasthénie, ce pur muguet, né dansl’ombre portée de ces montagnes et qui y tranchait par la blancheurde son éclat. Ce n’était plus la « pâle Rosalinde » de Shakespeare,avec cette pâleur qu’elle avait eue et qui est la beauté des âmestendres. Elle n’était plus qu’une blême momie, une momie étrange,qui pleurait toujours, et dont la chair, au lieu de se sécher commecelle des momies, s’amollissait, se macérait et se pourrissait dansles larmes. Elle traînait péniblement à présent sa tailleappesantie, et souffrait horriblement de ce ventre qui grossissaittoujours. Elle aurait voulu le cacher perpétuellement dans les plisflottants du peignoir.

Mais sa mère ne le permettait pas. Il fallait aller à l’église.Sa mère l’exigeait, et d’autorité l’y conduisait.

Avec ses idées religieuses, Mme de Ferjol devait croire quel’influence de l’église pouvait faire du bien à Lasthénie, à cetteâme coupable et fermée. Elle pouvait bien ouvrir son cœur et luifaire verser ce qu’il renfermait dans le cœur de sa mère.

« Vous n’êtes pas assez près de vos couches – lui disait-elleavec une sévérité méprisante – pour ne pas aller demander pardon àDieu dans sa maison sainte. » Et, pour l’y conduire, c’était elleque l’habillait. ; ce n’était plus Agathe. C’était elle qui,au moment de sortir, lui entortillait la tête dans un voile épais –dût Lasthénie étouffer là-dessous ! – pour cacher ce masquequ’elle avait vu et qu’elle n’eût pas mieux caché, quand il auraitété une lèpre… Et ce n’était pas seulement le visage qu’il fallaitdissimuler !

C’était ce ventre, qui aurait tout révélé aux regards les moinsobservateurs, et, pour cela, elle laçait elle même le corset deLasthénie, et elle ne craignait pas de le serrer trop fort et delui faire mal… Dans l’espèce d’exaspération où elle vivait, par lefait du silence obstiné de sa fille, Mme de Ferjol avaitquelquefois, en la laçant, une main irritée ; et si sa maincrispée appuyait, et si la pauvre enceinte poussait sous cettepression un gémissement involontaire :

« Ah ! – lui disait-elle avec une dureté ironique -, ilfaut bien souffrir un peu pour se cacher quand on est coupable…»

Et pour peu que la malheureuse torturée se plaignît encore :

« Avez-vous donc si peur que je vous le tue ? reprenait Mmede Ferjol avec une sauvage amertume.

Soyez tranquille ! Ces enfants-là, venus par le crime,vivent toujours. »

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