Une laborantine

Chapitre 9

 

Tout en faisant les cent pas quelques heuresplus tard, sur le trottoir de la rue de Richelieu, Marcel serappelait de quel accent poignant le véritable père de Paule avaitprononcé cette dernière phrase :

« Pour M. Harny, » sedisait-il, « le prétexte paraîtra peut-être suffisant, maiselle, avec l’esprit de réflexion dont témoigne sa physionomie etles habitudes d’analyse exacte de son métier, ne trouve-t-elle pasdéjà très énigmatique la sollicitude émue que grand-père luitémoigne, à chaque occasion ? Cette fois, cette sollicitude vabien loin. Il est vrai qu’il s’occupe aussi du frère, mais quelledifférence ! Et puis il y a la mère. Telle que grand-père mel’a peinte, son attitude vis-à-vis de l’ancien patron de son mari,son ancien amant et le père de sa fille, doit être bien singulière,pour qui voit de près leurs rapports… Paule est évidemment siattentive, si observatrice !… Mais voici grand-père. Il a levisage tout décomposé. Que s’est-il donc passé avecM. Harny ? »

Sans même lui laisser le temps de poser unequestion, Marcelin Breschet avait, sur le pas de la porte, saisi lebras de son petit-fils d’un geste de détresse, et il l’entraînaitjusqu’aux galeries du Palais-Royal où il se laissa tomber sur unbanc.

– Mais qu’y a-t-il ? interrogea lejeune homme épouvanté de ce silence.

– Il y a, répondit le vieillard, quej’avais raison dans mon premier cri. Ce jeune Alfred Harny est unmonstre. Laisse-moi reprendre mes esprits pour te raconter la scènecruelle à laquelle je viens d’être mêlé. M. Harny père m’areçu presque aussitôt. Il connaissait mon nom et aussi mon affaireactuelle, qui, entre parenthèses, va si bien que je n’aurais mêmepas besoin d’accepter ton argent, si ce mariage pouvait avoirlieu.

– Il ne le peut plus ? s’écriaMarcel. Par la faute d’Alfred Harny ?

– Par sa faute, et comment ! J’aitrouvé dans Me Harny un type accompli de l’homme de loi, un peuraide, cérémonieux, correct. Je l’ai vu littéralement stupéfait parla démarche que je venais faire auprès de lui : « Maisvous avez été mal renseigné, monsieur, » m’a-t-il dit.« Jamais le nom d’une demoiselle Gauthier n’a été prononcéentre moi et mon fils, qui d’ailleurs ne me parle jamais demariage. » – « Jamais ? » ai-je demandé, aussistupéfait que lui. – « Jamais, » a-t-il insisté.« Alfred est un fils unique. Il aura une belle fortune et ilsait parfaitement, connaissant mes idées, que je ne suis pas deceux qui feraient, d’une question d’argent, une objection à unmariage d’amour avec une jeune fille honorable. Veuillez, monsieurBreschet, me préciser les faits qui vous ont déterminé à unevisite, pour moi inexplicable. Je vous le répète : mon filsn’a jamais même prononcé devant moi le nom deMlle Gauthier. Son dernier livre, que vous avezcertainement lu, et qui ne me plaît guère, malgré son succès, ne leprouve que trop, il est incapable d’avoir imaginé auprès de cettejeune fille un mensonge qui dénoncerait un projet de séduction.Puisque vous vous intéressez à elle, au point d’être venu me parlerde ce projet de mariage, vous me permettrez de vous demander :êtes-vous absolument sûr d’elle ? Vous me dites que vousvoulez la doter, en souvenir de son père mort à votre service. Nevous offensez pas de ma question. Elle exerce, me dites-vous, unmétier très humble. N’aurait-elle pas trouvé ce moyen d’ensortir ? »

– M. Harny était logique, interjetaMarcel. Il vous était en effet impossible de vous offenser de sonidée. Il ne connaît pas Paule.

– Mais moi qui l’ai vue grandir et quisais tout d’elle, depuis sa petite enfance, je me sentais révoltécontre le soupçon d’une aussi vilaine intrigue, prêtée à cettepetite sainte. Car c’est une sainte. Ma démarche, elle l’ignoraitabsolument et ma volonté de lui créer une situation qui fûtl’équivalent d’une dot. Dominé par le besoin de la défendre, jerépondis à M. Harny : « Oui, monsieur, je suisabsolument sûr de Mlle Gauthier, sûr qu’elle nesait rien de ma visite chez vous, sûr qu’elle ne soupçonne pas ceprojet concernant sa dot. Elle aime votre fils, cela, j’en suis sûraussi. Elle croit en lui, profondément. Elle s’est fiancée à lui,et c’est lui, lui seul, qui a inventé cet obstacle de votre refus àson mariage avec elle, à cause de l’absence de dot. »M. Harny me regardait avec des yeux que je connais bien. Jeles ai vus souvent aux avocats, qui se défient et qui, pourtantadmettent des hypothèses contraires aux leurs. « Vouspermettez, » fit-il, et avisant le téléphone posé sur sonbureau, je l’entendis qui prononçait le nom d’Alfred et quiajoutait : – « Descends aussitôt dans mon cabinet. J’aibesoin de te parler immédiatement. »

Et se tournant vers moi : « Vousallez constater, monsieur, l’inanité de vos soupçons. De cela, jesuis, moi aussi, absolument sûr. » Alfred Harny arriva deuxminutes plus tard. Sa physionomie, si surveillée, d’ordinaire, sedécompose littéralement, quand il me voit assis en face de sonpère. Nous n’avions jamais été présentés l’un à l’autre, mais ilm’avait aperçu dans la librairie Gillequint, et nul doute queRaymond ne l’eût renseigné sur ma personnalité. « Tu connaisM. Marcelin Breschet ? » lui dit simplement sonpère. « Je n’ai pas cet honneur, » répondit-il,« mais je sais combien M. Breschet s’est intérességénéreusement au secrétaire de mon éditeur, M. RaymondGauthier. » – « C’est justement de la sœur deM. Gauthier que M. Breschet est venu me parler. Il me ditque tu t’es fiancé secrètement à cette jeune fille et que tu lui asraconté que je m’oppose à ce mariage, parce qu’elle n’a pas de dot.J’ai répondu à M. Breschet que Mlle Gauthierm’était jusqu’à tout à l’heure totalement inconnue et que tu nem’avais jamais prononcé son nom, ni d’ailleurs parlé d’aucun projetde mariage, pas plus avec elle qu’avec une autre. Est-ceexact ? » – « C’est exact, » répondit Alfred,devenu livide. Dans les prunelles de son père passait un regard quej’appellerais professionnel, celui de l’agréé en présence d’unplaideur qui essaye de le tromper. Il se tourna vers moi, de lasincérité duquel évidemment il ne doutait pas. « Interrogez-levous-même, monsieur Breschet, » me dit-il ; et moi,m’adressant au fils directement : « Alors, monsieur, vousaccusez Mlle Gauthier d’avoir menti à votresujet ? » – « Je n’accuse personne, » fit lejeune homme. « J’ai demandé en effet àMlle Gauthier si elle consentirait à être ma femme,en ajoutant que la nature de son métier et son absence de fortunesoulèveraient peut-être des objections de la part de monpère. »

– « Pourquoi ne m’en as-tu pas parlétout de suite ? » dit l’agréé, et à moi : –« Tout s’explique. Mlle Gauthier a interprétéce peut-être comme une affirmation. » – « Non, »répondis-je, « votre fils a présenté votre refus, non comme unpeut-être, monsieur Harny, mais comme une certitude, et qu’il a dittenir de vous-même. » Et moi, m’adressant de nouveau au jeunehomme contre lequel je me sentais indigné : « Vous avezrapporté vous-même cette soi-disant conversation avec monsieurvotre père et pas seulement à Mlle Paule mais à sonfrère, le secrétaire de votre éditeur. Alors vous accusezmaintenant ce frère d’avoir menti, car il m’a répété vos proprestermes : « Papa me refuse son consentement, mais ilchangera d’idée, en voyant combien j’aime Paule. » Oui ou non,vous êtes-vous fiancé avec elle en la trompant ? Et la pauvreenfant vous a cru ! Qu’espériez-vous donc ?… »J’étais si ému de découvrir une telle fourberie chez ce garçon, queje me levai, et pris congé de l’agréé, sans même esquisser un gestedu côté de l’imposteur. Je n’avais pas descendu les marches del’escalier que Me Harny rouvrit lui-même sa porte et qu’il mecriait : « Monsieur Breschet, voulez-vous remonter, jevous prie ? » Rentré dans son cabinet, je vis qu’Alfreden était parti et, à l’attitude du père, je compris que leséducteur, – car c’est bien une séduction qu’il manigançait, –avouait tout. Les émotifs sont ainsi. Ils ne résistent pas à deschocs intérieurs qui les font dénoncer eux-mêmes leurs actes lesplus soigneusement cachés. L’indignation de l’agréé contrel’affreuse comédie jouée par son fils à une jeune fille dont je luigarantissais l’honneur, était, je t’assure, émouvante à voir, etles excuses qu’il a cru devoir me faire me laissent encore toutimpressionné. Mais la grande affaire est que Paule soit prévenueque jamais Alfred Harny n’a parlé de ses prétendues fiançailles àson père. Elle ne peut l’être que par Raymond. Il faut que turetournes chez Gillequint, que Raymond apprenne, ce que nous savonsmaintenant d’une façon certaine, la duplicité d’Alfred Harny à leurégard, et qu’il convainque Paule de rompre toute relation avec cedébauché qui voulait l’entraîner à devenir, elle aussi, samaîtresse, en se donnant des privautés de fiancé. Moi je vais de cepas chez Thérèse. C’est la mère, elle aussi doit tout savoir.

Raymond Gauthier, bien qu’il eût, paréducation et par métier, le goût et les éléments de la culture,restait, dans le beau sens du mot, un homme du peuple. Son père, lemécanicien, avait peiné de ses bras, comme son grand-père, lui-mêmemaître-serrurier. Cet exercice d’un dur métier manuel façonnehéréditairement un type de caractère chez qui le passage de l’idéeà l’action et du sentiment au geste se fait plus rapide et parfoisimmédiat. Tandis que Marcel lui racontait la scène si étrangementrévélatrice de la rue de Richelieu, les manières habituellementcourtoises de l’employé de librairie devenaient brusques, sonlangage rude, ses traits grossiers.

– Est-ce possible ? répétait-il.Quelle comédie abominable il nous a jouée, à ma sœur et àmoi ! Ces sentiments raffinés dont il nous parlait, à tous lesdeux, dans le style de ce livre que j’ai tant aimé, c’étaient doncdes mensonges ? Et moi qui favorisais cette intimité avecPaule, que je considérais comme sa fiancée, quelle duperie !Et lui, quelle impudence !

L’exemplaire du Lac caché traînaittoujours sur son bureau. Il le prit et le déchira d’un gestebrutal. Des clients entraient dont la présence obligea le furieux àse contenir. Ces gens venaient justement acheter ce roman quel’employé leur tendit sans le commentaire élogieux dont ilaccompagnait d’habitude chaque nouvelle preuve du succès del’écrivain à la mode.

« Le métier aura tout de même raison desa colère, » se dit Marcel. Il ne peut pas insulter son auteuren public, et Harny n’aura qu’un désir, reculer à tout prix cetterencontre. »

Si le jeune homme avait mieux connu lescomplications de cet imposteur foncier qu’était Harny, il se seraitrendu compte que cette rencontre précisément deviendrait pour cenévropathe un besoin. Le narcissisme sentimental a ce caractère dene pouvoir se passer du témoin qu’il trompe. Le tromper, c’est semirer dans son opinion, et vouloir que cette image ne soit pasdétruite chez ce complice involontaire. Il se produit là unphénomène de cet être à demi conscient que les psychanalystesappellent le surmoi, et qui est nous, mais à côté. Nous défendonsce surmoi contre l’introspection des autres, avec une passionnéesincérité qui est en même temps un cabotinage. À peine sorti ducabinet de son père, Alfred Harny, qui venait de jouer auprès delui le rôle du fils repentant, imaginait déjà une autre comédie quipréservât son souvenir chez Paule. Il comprenait que cette relationéquivoque avec la jeune fille ne pouvait pas se prolonger. Uneautre anomalie qu’il copiait à son insu du Volupté de Sainte-Beuve,ce manuel de dualité psychique, voulait qu’il n’eût aucune idéed’en faire sa maîtresse. Il n’avait pas menti dans sa confession àGauthier. Ce qui le séduisait chez Paule, c’était son innocence, etsa liaison avec Mme Cancel satisfaisait d’autantmieux sa sensualité. Celle-ci, dans leur dernière entrevue rue desMarronniers, lui avait annoncé son départ pour Deauville et savolonté qu’il la suivît. Il lui avait promis de lui obéir, avecl’idée d’éviter quelque nouvelle scène. Il dirait à la pauvrelaborantine que s’il avait feint cette objection de son père,relative à la dot, c’était par la certitude qu’en effet elle seproduirait et surtout pour mieux préserver leur douce et secrèteintimité d’une inquisition paternelle qui, maintenant éveillée,rendrait leurs rapports trop difficiles. Pour qu’elle crût à cettefable, il fallait avoir d’abord persuadé son frère, et, pour cela,devancer Marcelin Breschet qui ne manquerait pas d’aller aussitôt àla librairie, raconter la scène de la rue de Richelieu. Il nesoupçonnait pas la visite de l’ancien amant chez la mère, ni queMarcel lui servirait de messager rue Saint-Guillaume. Sa méfiance àl’égard du grand-père le sauva du moins de la rencontre avec lepetit-fils. Il prit pour arriver à la librairie Gillequint la voiedétournée de la rue de la Chaise, en sorte que les deux jeunes gensne se virent même pas. Quand il entra dans la boutique, le salut dugarçon qui ouvrait la porte, comme celui des deux dactylographesoccupées à leur machine dans leur coin habituel n’annonçaient aucunchangement, ni le salut de Raymond qui, cette fois, lui donna lamain. Ils étaient en public. Cependant, quand leurs doigts setouchèrent, il sentit bien qu’un frémissement contractait ceux dufrère de Paule, qu’il précéda dans son bureau, en luidisant :

– J’ai à vous parler de choses graves,Raymond.

– Moi également, répondit celui-ci, qui,reculant et à mi-voix ajouta : j’aimerais mieux que notreconversation n’eût pas lieu ici.

– Comme vous voudrez, fit Harny quisortit le premier et qui reprit, toujours avec la crainte de voirsurgir Marcelin Breschet, le chemin par où il était venu. Arrivéspresque au coin de la rue de Grenelle, son compagnon l’arrêta, enlui prenant le bras et lui cria :

– Monsieur Alfred Harny, vous pouvez êtreun grand écrivain, mais vous êtes un drôle. C’est le frère de PauleGauthier qui vous le dit et qui vous traite comme tel.

En même temps, le justicier assénait au fiancédéloyal plusieurs coups de poing si violents que celui-ci futrejeté contre le mur. Avant qu’il eût eu le temps d’esquisser ungeste de défense, l’apparition de trois hommes, qui débouchaient dela rue de Grenelle, lui donna ainsi qu’à son agresseur,l’impression qu’un scandale allait avoir lieu. Il se domina, et,les poings serrés, il dit à Raymond :

– Nous nous retrouverons, monsieur.

– Quand et où vous voudrez, répondit lefrère vengeur ; et retournant dans la direction de lalibrairie, il laissa le coupable et malheureux Harny paralysé decolère impuissante et se disant :

« Je ne peux pourtant pas supporter cela.Que vais-je faire ? »

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