Une laborantine

Chapitre 10

 

Tandis que cet événement, qui aurait pu êtretragique, se passait sur le trottoir de cette paisible rue de laChaise, Marcelin Breschet, lui, gagnait l’atelier de la rue SaintAndré des Arts, pour y accomplir la dure mission dont il s’étaitchargé.

– La patronne est sortie pour unelivraison, lui dit une des ouvrières.

– Je l’attendrai, répondit-il, et ils’assit dans ce décor d’un humble métier, tandis que lescouturières reprenaient leur besogne interrompue. Ah ! commeil aurait voulu faire vieillir sa Thérèse, la mère de sa fille,dans une autre atmosphère ! Pourtant il aimait qu’elle eûtvieilli ainsi, dans le travail et le repentir. Comment allait-illui annoncer la trahison dont leur fille était la victime ?L’aspect seul des choses autour de lui disait la réponse. Aveccette âme courageuse, pas de demi-confidences, une parole francheet directe, et comme Mme Gauthierrentrait :

– J’ai une nouvelle assez grave à vouscommuniquer, commença-t-il à mi-voix. C’est pour cela que je mesuis permis de vous attendre.

Comme toujours, un accueil réservé dénonçait,chez l’ancienne maîtresse, la pénible impression que lui causait laprésence de cet homme, l’unique faute, de son passé, si constammentrachetée. L’avenir de sa fille la préoccupait trop pour qu’elle nedevinât point qu’il allait lui parler d’elle.

– Voulez-vous venir dans le petitsalon ? dit-elle à Breschet ; et à ses employées :Continuez votre ouvrage. Vous savez qu’il est pressé. Moi, je vousrejoins tout de suite.

Une fois seuls dans la pauvre piécetteattenante qui lui servait de bureau :

– Il s’agit de Paule, interrogea-t-elle,et de M. Harny, n’est-ce pas ? Elle était si troublée,ces jours-ci ! Il se passe quelque chose qu’elle n’a pas voulume dire, à quoi il est mêlé ?

– En effet, répondit Breschet, quelquechose de très grave, d’irréparable même pour elle et qu’elle n’aurapas pu vous raconter, parce qu’elle ignore le pire.

– D’irréparable ? répéta la mère, etbouleversée, le souvenir de sa propre défaillance d’autrefois luiarracha ce cri : Il est son amant ?

– Non, non, fit Breschet, ce serait moinsirréparable, puisqu’ils sont libres tous les deux. – Et sereprochant d’éveiller chez elle une comparaison tropdouloureuse : – Non. Mais j’ai la certitude aujourd’hui que cegarçon est un fourbe, d’autant plus dangereux qu’il justifie sespires fourberies sous des prétextes sentimentaux qui lui endissimulent la hideur.

Et il commença de raconter à la mère, quil’écoutait avec une visible horreur, la comédie dont son enfant, sivraie, si noblement passionnée, avait été la dupe.

– Alors, demanda-t-elle, ce prétendurefus de son père à leur mariage à cause de l’absence de dot,c’était un mensonge ?

– Un absolu mensonge. J’arrivais chezM. Harny père, tout à l’heure, je peux le dire, avec l’offrede cette dot. Parmi mes affaires actuelles d’immeubles, je metrouve disposer d’un local admirable pour y installer une clinique.Un médecin m’a suggéré d’en faire un Institut de recherchesbactériologiques. Oh ! très modeste. J’en serais le principalactionnaire. Il y aurait une place bien rétribuée pour Paule. Jecomptais vous en parler et obtenir votre assentiment. Vous avezbien voulu me reconnaître le droit de veiller un peu sur unedestinée à laquelle je dois au moins cette réparation. Je lui doismaintenant de la préserver du piège dont elle a failli être lavictime. Vous me devez, vous, Thérèse, – il ne l’appelait jamais dece petit nom, – de m’y aider. C’est à vous de dire à Paule lavérité entière. Votre fils est prévenu, pour le cas, qui ne seproduira pas, où Alfred Harny se débattrait contre ses propresaveux, faits à son père devant moi. Voici d’ailleurs Raymond, etdans quel état !

Une voix résonnait en effet dans l’atelier,celle du frère, encore à peine maître de lui, et qui entrait, enessayant de se dominer :

– Maman, dit-il, M. Breschet estvenu certainement t’apprendre l’infâme comédie que M. AlfredHarny jouait à Paule. Ce monsieur avait une maîtresse. Il n’avaitjamais parlé à son père de ses fiançailles avec une jeune fille sipure, si droite. Il préférait accuser ce père d’un odieux manque decœur. Il prétendait, je te l’ai raconté moi-même, car il me mentaitaussi, à moi, son dévoué, que M. Harny était irréductible surce chapitre de la dot, cette dot que vous, monsieur Breschet, notreadmirable bienfaiteur, vous vouliez constituer à Paule. J’ai sucela encore par votre petit-fils… Enfin, tout est bien fini. Jeviens d’avoir une scène avec cet abominable félon, et je l’aicorrigé de mes mains. Je l’ai rossé. – Et il montrait ses mains defils d’ouvrier, si fortes et tremblantes de colère. – Le temps derentrer à la librairie et d’écrire au patron que je m’en vais de lamaison, à cause d’une violente discussion avec M. AlfredHarny, suivie de voies de fait. Si je ne vous avais pas trouvé ici,monsieur Breschet, je courais chez vous pour vous avertir, et vousprier de ne pas m’en vouloir d’avoir quitté de cette manière unemaison où vous m’avez fait entrer. Mais rencontrer cet homme dansles circonstances présentes, je ne pouvais pas le supporter.

– Vous en vouloir ? réponditBreschet, mais je vous approuve absolument. Je vous trouveraiquelque chose, je vous le promets. Seulement, pensons d’abord àvotre sœur.

– Vous avez raison, monsieur Breschet,dit Raymond. Je vais la chercher à l’hôpital et je te l’amène,maman.

Mme Gauthier, qui n’avaitrépondu ni à l’un ni à l’autre des deux hommes, continuait de setaire. Marcelin Breschet se rappelait les crises de mutisme dontelle était la victime, quand une émotion trop forte la saisissait.Raymond parti, les deux anciens amants demeurèrent sans prononcerun seul mot, jusqu’à une minute où la mère de Paule, appelée parune ouvrière, dit simplement :

– Vous permettez ? J’ai une commandepressée et il faut d’abord faire son métier.

« Elle est héroïque à sa manière, »pensa Breschet, qui, lui-même s’en alla en disant : –Voulez-vous m’envoyer Raymond dès qu’il reviendra, que je sache dequelle façon Paule supporte cette épreuve ? Croyez-le, je vousplains de tout mon cœur. Mais plaignez-moi un peu aussi,Thérèse.

« Et il ne sait pas tout ! » sedisait la pauvre femme, tandis que son complice d’il y a vingt anss’en allait, de son pas alourdi par l’âge. « Il fautpourtant, » pensait-elle encore, tout en ayant la force decauser avec sa cliente, « que nous parlions, Paule et moi, del’offre de cette dot. Je ne lui aurais permis en aucun cas del’accepter. Marcelin ne se doute pas, » – elle aussi donnait àBreschet le petit nom qu’elle soupirait si tendrement autrefois, –« non, il ne se doute pas, mais moi je l’ai trop souventsenti, qu’une défiance secrète grandit en elle. Leurs relations nelui semblent pas claires. Elle n’a pas, pour regarder celui qui estpourtant son père, les yeux reconnaissants et simples de Raymondpour le bienfaiteur. Car il n’est que cela officiellement. QuePaule ne se permette pas de même imaginer la vérité, j’en suis biensûre. Elle me respecte trop, moi qui le mérite si peu ! Maison a beau ne pas admettre certaines idées, elles sont là, on lessubit. Que va-t-elle penser de cette offre d’unedot ? »

La cliente était partie depuis longtemps, etThérèse, retirée dans son bureau, continuait de subir cette attenteanxieuse, supplice des situations fausses. Elle se demandaitencore :

« De sa rupture définitive avec cettecanaille d’Alfred Harny, je ne doute pas. Elle est si loyale, sivraie. Mais ce sacrifice d’argent que son vrai père méditait pourelle, comment le lui expliquer ? Il vaudrait mieux peut-êtretout lui avouer… Je ne puis pas. »

Quand l’Écriture nous montre l’adultère punipar la lapidation, elle formule dans un symbole saisissant lesinnombrables supplices moraux qui châtient ce crime contre lafamille. Perdre l’estime de sa fille était cruellement pénible àcette femme, honnête de nature, pieuse, qui s’était rachetée dansla mesure du possible, et qui se retrouvait encore aujourd’huiprisonnière de son mensonge. Mais elle était mère aussi, et aupremier moment, quand Paule à son tour entra dans la petite pièce,cette mère ne vit qu’une chose : l’altération du visage de safille à laquelle le frère venait de révéler et la comédie organiséepar Alfred Harny et la vengeance brutale qu’il en avait tirée. Deson amour trahi et de l’outrage subi par le séducteur qu’elle avaittant aimé, qu’elle aimait toujours, elle était certes bientroublée, mais, indice trop évident de la place que tenait depuisdes années dans sa pensée l’énigme des relations de Breschet avecsa mère, l’offre inattendue de cette dot la tourmentait plusencore. Mme Gauthier y avait vu juste, et quandelle la prit dans ses bras en gémissant :

– Ma pauvre chérie !

– Oui, répondit Paule, bienpauvre !

Mais Alfred aurait été sincère et son pèreaccepterait la dot que représenterait la fondation de cet Institut,moi je ne l’accepterais pas. J’ai chargé Raymond d’aller préveniraussitôt M. Breschet pour qu’il ne pousse pas plus loin sesdémarches. Je n’ai aucune qualité pour diriger d’autresinfirmières. Je suis une simple laborantine d’hôpital et j’entendsla rester. J’ai pris cette situation pour être libre et me suffire.L’hôpital, quand on y est employée, ne se quitte pas plus que lecouvent après qu’on a fait ses vœux.

Cette déclaration, prononcée avec cettenetteté qui n’admet pas la discussion, correspondait trop bien à ladouloureuse hypothèse envisagée par la mère coupable. Si imprudentque fût son désir de sonder sa fille, – la questionner directementeût été pire, – elle ne résista pas au désir d’en savoir pluslong.

– Mais, dit-elle, en aurais-tu été moinslibre en t’associant à d’autres infirmières dans une entreprisefondée pour toi ?

– J’aurais tout de même du m’occuperd’autre chose que de mes malades, surveiller mes compagnes, rendredes comptes.

– Généreux comme il l’est,M. Breschet t’en aurait-il jamais demandé ? Car, cetInstitut, ce serait lui qui en ferait les frais.

Il y eut un silence, et, emportée par l’espècede vertige que certaines enquêtes déchaînent en nous quand ellesdérivent de trop lancinantes incertitudes, la mère coupables’entendit elle-même prononcer des mots plus précis, et redoutablespar la réponse qu’ils risquaient de provoquer :

– Avoue que tu ne l’as jamais beaucoupaimé ?

– Son souvenir, dit Paule, est lié pourmoi à celui de l’accident qui a coûté la vie à mon père.

Les paupières battaient en prononçant ces deuxdernières syllabes qui ramassaient tout le drame de cet entretien.Son regard ne rencontrait plus celui de sa mère, quiinsista :

– Quelqu’un t’a-t-il jamais parlé de luien mauvais termes ? interrogea-t-elle.

– Personne ! répliqua Paulevivement. Je ne l’aurais pas toléré. Mais c’est un homme d’affaireset qui ne tient pas toujours compte, quand il forme un projet, dela susceptibilité des autres ou de leur caractère. Il aurait dû meparler, à moi d’abord, de son idée d’Institut bactériologique. Etil est allé bien loin en faisant cette démarche auprès deM. Harny père pour l’entretenir de choses qui ne concernaientque moi.

– Mais, dit la mère, il savait tesfiançailles par ton frère, et il t’a rendu un fier service ent’éclairant sur le caractère de quelqu’un qui te trompait d’unemanière indigne.

– Ne m’en parle pas, maman, interrompitla jeune fille, je t’en supplie !… – Puis, se reprenant :– Si, parle-m’en. J’ai adopté comme règle dans ma vie, ce qui faitle fondement même de mon métier de laborantine et sa noblesse, derechercher et d’accepter la vérité. La vérité, c’est qu’Alfred nem’aimait pas. Ce qu’il aimait en moi, c’étaient ses propresémotions, car il en avait, mais tout imaginatives. Il me jouait unecomédie, mais il se la jouait aussi à lui-même. Je ne le voyaispas. Je le vois aujourd’hui, et tout est bien fini entre nous.Comprends, maman, ce dont j’ai soif et faim, dans la vie du cœurcomme dans le reste, c’est d’une réalité dont je ne doute pas.

Elle avait prononcé cette phrase d’un telaccent, que la mère se tut.

– Mais voici mon frère, reprit Paule.J’espère qu’il n’a pas manqué M. Breschet.

– Non, dit Raymond, je l’ai trouvé. Jelui ai expliqué ton refus et il a compris tes raisons. Ah !quel homme et qu’il est dévoué ! Cette fondation d’un Institutmédical qu’il préparait pour toi, et dont tu ne veux pas, il yrenonce. Il admire ta volonté de demeurer une modeste laborantine,sans autre ambition que de bien réussir tes analyses. Mais il avaitmis de côté certains capitaux qui deviennent libres. Moi, j’aiperdu ma place chez Gillequint. Alors l’idée lui est venue, là,devant moi, d’employer cet argent à fonder une maison d’édition,dont il me fera le directeur. Il en a même trouvé le nom qui teplaira maman, car c’est celui d’un arbre d’Auvergne, de ton pays etdu sien : « Au Rouvre »

Une expression singulière éclaira le visage dePaule. Sa mère crut y reconnaître une libération. Elle pensa queson ancien amant était tout de même un bien noble cœur. Lui aussiavait donc deviné les soupçons que pouvait éveiller chezl’attentive laborantine la nuance différente de ses rapports avecelle et son frère qui se ressemblaient si peu, animalement. Traiteraussitôt Raymond comme il avait voulu traiter Paule, n’était-ce pasprouver à la jeune fille que tout soupçon d’une paternitéclandestine devait être écarté, pour ce qui laconcernait ?

– Et tu acceptes ? demanda la mère àson fils.

– Naturellement, dit le jeune homme,Gillequint va être indigné que je me sois permis de me fairejustice moi-même, d’autant que je ne peux pas lui expliquerl’infamie que j’ai dû châtier, – il insista sur le mot dû, etajouta en riant : – Du moins, au « Rouvre », nous nelui ferons pas concurrence pour les prochaines œuvres deM. Alfred Harny, ce lâche.

Regardant de nouveau sa fille, ThérèseGauthier put voir que son expression venait encore de changer. Quepensait-elle maintenant ? Certaines défiances inconscientes senourrissent des actes mêmes que font pour les dissiper ceux qui lesprovoquent. Une minute avait suffi pour qu’un étonnement remplaçâtla première sensation que lui avait donnée l’identité d’intérêt etd’affection attestée pour le geste identique du bienfaiteur de lafamille Gauthier pour son frère et pour elle. Le contraste étaittrop fort entre ce brusque revirement et la nuance de l’intérêt queBreschet leur avait toujours témoigné, si généreux pour l’un etpour l’autre, si tendre pour elle seule. Cette tendresse, voilée,discrète, mais trop évidemment partiale, lui avait toujours faitpeur, d’autant plus qu’elle constatait une partialité inverse chezsa mère. La joie que celle-ci montrait ingénument de la positionsoudain offerte à son fils contrastait également avec sa visiblegêne quand il s’agissait de la dot offerte à sa fille par ce mêmeBreschet. Autant de microbes moraux pour lesquels la pauvrelaborantine n’avait pas de microscope, et à ce trouble d’idées sejoignait une autre cause d’inquiétude.

– Oui, ce lâche ! avait répétéRaymond. Ce terme de mépris était-il vraiment mérité ? Pauleavait trop aimé son perfide fiancé, pour ne pas souffrir de cetteinsulte, même dans sa cruelle désillusion. Elle aussi tenait dusang auvergnat ce goût du courage qui caractérise cette race demontagnards. Qu’Alfred Harny n’eût pas engagé une luttesur-le-champ et dans la rue même, avec son agresseur, elle sel’expliquait, elle voulait se l’expliquer, par la crainte d’unscandale dont le contrecoup l’eût atteinte elle-même. Mais lalâcheté, comme avait dit son terrible frère ! Ce fiancé tantaimé était-il descendu si bas qu’il encaisserait, pour parlerl’argot du peuple, les coups de poing reçus ? Et s’il sevengeait, d’autre part, quel danger ferait-il courir àRaymond ?

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