Une laborantine

Chapitre 2

 

Au lendemain de cette conversationangoissante, Marcel Breschet, sur les huit heures du matin,descendait à Paris du train de Nevers, fidèle à la promesse faite àson père. Il avait voulu prendre le rapide de nuit, par unscrupule, où ce père aurait retrouvé ce sens du métier qu’il aimaità transmettre à son fils. Le professeur avait un reliquat de copiesà corriger. Il avait tenu à les finir, pour les laisser annotées aumaître d’études qui devait le remplacer. Cette besogne achevée,parmi les préparatifs de son départ, avait un peu trompé sonanxiété qui le reprit plus forte dans le train. Quel hommeallait-il trouver dans ce grand-père, demeuré pour lui uneénigme ? Il comptait à peine douze ans lors de la ruptureentre Antoine et Marcelin Breschet, dont le nom n’avait plus jamaisété prononcé dans la maison. Les tragédies de famille silencieusessont les plus torturantes pour les jeunes sensibilités, chezlesquelles les faits, qu’elles ignorent et dont elles subissent lepoids, servent de prétexte à des imaginations invérifiables etd’autant plus vives. Quoique les fonctions exercées par son père enprovince, d’abord de receveur, puis de trésorier-payeur généraln’eussent jamais permis un contact direct avec l’industrieltoujours occupé à Paris, celui-ci restait dans le souvenir de sonpetit-fils comme un homme très affectueux, d’une conversationfascinante, et qui, dans ses trop rares passages, le gâtaitbeaucoup. Il savait également, par ses visites à Vertaizon, – il lerappelait à son père dans leur entretien, – quelle saute de milieuavait assuré aux siens l’énergie et l’esprit d’entreprise del’homme d’affaires. Sans lui et ses audaces, les Breschet restaientde gros paysans. Ils ne devenaient pas les bourgeois cultivésqu’ils étaient devenus. Marcel comprenait maintenant que lesquémandages d’argent dont se plaignait son père n’étaient pasl’unique cause d’une brouille qui touchait à l’ingratitude. Il serendait bien compte que l’influence de sa mère, dont il pressentaitmaintenant les raisons, avait aggravé les sévérités du fils contreson père, dépensier et peu délicat. Quel incident nouveau allaitlui révéler dans cet ordre l’enquête qu’il avait acceptéd’entreprendre et dont les difficultés lui apparaissaient, au termede ce voyage insomniaque, comme insolubles ? En touchant dupied le seuil du quai de la gare de Lyon, il fut tenté de reprendreaussitôt le train de retour. Et puis l’implorante phrase de sonpère, ce « tu m’es bien secourable » luirevenant :

« Ce serait une lâcheté, » se dit-ilet il héla un taxi pour lui donner l’adresse du paisible hôtel dela rue des Écoles où il avait retenu son logement par dépêche etqui, tout voisin de la vieille Sorbonne, portait le nom du collègefondé par Mazarin : « Les Quatre-Nations. »

« L’Université me poursuit, » sedisait-il encore quand la voiture s’arrêta devant la porte de lamodeste maison où il avait séjourné lors de ses examensd’agrégation.

« J’avais tant d’espérance alors, »songeait-il et le souvenir de l’attrait intellectuel que lui avaitreprésenté son métier de professeur s’accompagnait d’un renouveaude la répulsion commune à Chardon et à lui, contre la monotonie decette carrière, et contre la sécheresse forcée de ses étudesactuelles. Cependant il ouvrait sa valise. Il rangeait ses petitsbibelots et les papiers relatifs à son Janus, dans cettechambre située, par hasard, porte à porte, à côté de la pièce où ilpréparait autrefois son agrégation. Le sentiment de sa détresseactuelle fut si fort qu’il demanda aussitôt l’annuaire dutéléphone, pour y chercher le numéro de l’appartement où logeaitson grand-père au boulevard Suchet. Puis quand descendu au bureaude l’hôtel il eut disposé les lettres sur l’automatique, ilraccrocha soudain le récepteur :

« Je ne suis pas assez maître demoi », se dit-il. « J’irai cet après-midi. Le plus sageest de commencer mes recherches sur cette laborantine. Si Cortet setrouve à Paris, c’est lui qui pourra le mieux me renseigner. Maistravaille-t-il toujours à Laënnec ? »

C’était le nom d’un de ses camaradesd’enfance, interne dans un des hôpitaux de Paris. Les deux jeunesgens s’étaient toujours montré une chaude affection et restaient encorrespondance l’un avec l’autre, assez irrégulièrement mais trèsamicalement. L’annuaire permit à Marcel d’entrer aussitôt encommunication avec l’hôpital. Cinq minutes plus tard il entendaitla voix de son camarade d’Auxerre lui répondre avec le plus joyeuxaccent :

– Toi, à Paris ! Nous déjeunonsensemble. Viens à Laënnec à midi. Vite je te quitte, car je coursaider mon patron qui va faire une opération passionnante.

« Passionnante ! Uneopération ! » se répétait le pauvre professeur ens’acheminant à l’heure dite vers l’hôpital de la rue de Sèvres.« Faut-il qu’il l’aime, lui, son métier ! »

– Cette opération passionnante, quelleétait-elle ? demanda-t-il d’abord à Cortet qui l’attendait àla salle de garde, encore vêtu de sa blouse d’interne.

– Une craniectomie pour tumeur ducervelet, répondit Cortet. Je voudrais que tu voies ce trépan,c’est un prodige d’intelligence actionné par une machineélectrique. Il est bloqué dès qu’il ne rencontre plus derésistance. Il s’arrêtera juste à la dure-mère, sans l’entamer.Quelle merveille !

Marcel Breschet, malgré la fatigue du voyageet l’énervement de l’insomnie, retrouvait, à constaterl’enthousiasme de Cortet ce vif intérêt que lui donnaient toujoursles choses intellectuelles.

– Comme je t’envie ! dit-il àCortet. Moi qui suis à Paris pour m’occuper de ma thèse sur leculte de Janus dans le monde romain !

– Et moi, répondit Cortet en riant, jebénis Janus qui me fait retrouver mon vieux copain. Tu es librepour déjeuner ? – Et sur un signe de son ami : – Attendsquelques instants, le temps d’enlever ma blouse et de me faireremplacer pour deux heures à la salle de garde.

Vingt minutes plus tard, ils s’asseyaient l’unà côté de l’autre, à la terrasse d’un restaurant du boulevardMontparnasse dont l’enseigne annonçait qu’il pratiquait laspécialité des mets régionaux.

– Nous sommes jeudi, fit l’interne enconsultant la carte, justement le jour de notre pays. Nous allonsvoir si les plats morvandiaux d’aujourd’hui valent ceux de notrejeunesse. Tu te rappelles, ce jambon à la crème qui faisait nosdélices à Auxerre ? Il faut que je t’organise un peu deplaisir à Paris pour te reposer le soir de ton Olympien.Malheureusement mon service d’hôpital ne me laisse pas beaucoup detemps.

– Mais celui qu’il te prend est si bienemployé, à en juger par la séance de ce matin, répondit Marcel.

Le visage du carabin, bien régional lui-même,avec ses cheveux noirs plantés bas, ses yeux marrons et ses jouescolorées, s’amertuma d’un mauvais sourire :

– Toutes les opérations ne se ressemblentpas, dit-il, et puis, ce n’est pas ça, la carrière. La carrière,c’est les concours à passer, d’abord l’adjuvat, le professorat, lebureau central, huit à dix ans de travail forcené. Et puis lescamarades. Des concurrents souvent envieux – tu connais leproverbe : Indivia medicorum, – mauvais coucheurs,rosses ! Plus tard, il y a les clients et la bataille deshonoraires, et, quand il s’agit des hauts postes, la tyrannie desfacultaires officiels qui n’admettent pas le talent libre.Jusqu’ici, je n’ai pas eu à me plaindre. Le petit Morvandiau faitson petit bonhomme de chemin sans trop d’à-coups. Mais quand jesonge aux angoisses qui me sont réservées !

– Où n’y en a-t-il pas ? ditMarcel.

– Mais dans ta profession à toi, réponditCortet. Tu as passé ton agrégation. Tu passeras ta thèse. Tu nedépends pas de l’aléa des concours et de l’humeur des malades. Tudépends de tes idées.

– Si les choses sont comme tu le dis,objecta Marcel, qui apercevait le moyen d’amorcer l’enquête désiréepar son père : comment se fait-il que nous voyions tant defemmes entrer aujourd’hui dans les carrières médicales ouparamédicales ? Précisément, continua-t-il, je suis chargé,durant ces quelques jours que je vais passer à Paris, d’une enquêtesur une jeune fille, employée à l’Assistance publique et quitravaille dans un hôpital à titre de laborantine.

– Un métier nouveau, fit Cortet, toujoursavec son mauvais sourire : une carrière féminine de plus, lamanie de notre temps, le progrès ! Comme si une femme avaitd’autre carrière raisonnable que de tenir son ménage et de fairedes enfants. Si ta laborantine est dans un hôpital, elle estchimiste ou bactériologiste, c’est-à-dire spécialisée dans lesmicrobes et les examens des inoculations au microscope. Ces fillesgagnent de sept cents à mille francs par mois, pour vivre parmi lesbacilles et ensemencer des milieux de culture. Il leur faut avoirpassé leur bachot et fait trois ans d’études. Le progrès ! leprogrès !… répéta-t-il. Mais d’abord, comment s’appelle talaborantine ?

– Paule Gauthier, répondit Marcel.

– Et que veux-tu savoir d’elle ?

– Comment elle vit, et si elle estsérieuse. Il s’agit d’un projet de mariage à Nevers, un peupressé.

Il avait rougi de son mensonge, et Cortetinterprétant ce passage d’embarras, lui demanda :

– Ce mariage, c’est le tien ?

– Pas le moins du monde, répliqua l’autrevivement.

– Tant mieux ! fit son ami. Je vaisme renseigner dès cet après-midi. Je saurai quel poste elle occupe.Gauthier, tu dis Paule Gauthier ? Jolie ou laide ? Tul’as rencontrée à Nevers ?

– Jamais, et j’ignore tout d’elle.

– Si elle est jolie, il y a bien deschances pour qu’elle ne soit pas sage. Mais ça, c’est une opiniond’interne. Il y en a aussi de jolies qui sont sérieuses, comme tudis. Celles-là visent le bon mariage. Là il faut y regarder de prèset ce n’est pas commode. Tu y tiens beaucoup, à cerenseignement ?

– Beaucoup.

– Paule Gauthier ? Je saurai ce soirà quel hôpital elle est attachée, et je te le téléphonerai. Àquelle heure seras-tu à ton hôtel ?

– Vers sept heures. Et si je n’étais paslà…

Cette hésitation dans sa réponse indiquaitdéjà son incertitude sur cette visite à son grand-père qui faisaitpourtant le principal objet de sa présence à Paris.

– Eh bien ! si tu n’es pas là, jeprierai le portier de ton hôtel de te transmettre simplement le nomde l’hôpital. Je suis de garde et, si tu as quelque autre détail àme demander, téléphone à Laënnec.

C’était rendre à Marcel sa pleine liberté poursa visite. Aussitôt seul, celui-ci s’achemina en effet vers lelointain boulevard Suchet où habitait le vieil industriel. Commentcelui-ci allait-il le recevoir ?… Affectueusement ?…Alors il le retiendrait sans doute à dîner, et, dans ce cas, ilfaudrait attendre pour savoir le nom de cet hôpital où travaillaitMlle Gauthier… Cérémonieusement ?… Rendrait-ilson petit-fils solidaire de la querelle familiale qui durait depuisdes années ?… Aborderait-il tout de suite cette question duprêt d’argent, avec l’idée que le jeune homme arrivait commemessager de son père ?… Le malheureux garçon agitait lui-mêmeces pensées, tandis qu’il suivait à pied le boulevard desInvalides, les quais, l’avenue du Trocadéro. Ses yeux de provincials’étonnaient de la manie constructive qu’il constatait enrencontrant à chaque détour de rue des débris de vieilles bâtissesen voie d’être jetées à terre, ou des façades de maisons neuves àhuit étages. Que ce mouvement général eût entraîné MarcelinBreschet dans une nouvelle série d’entreprises, c’était tropnaturel, étant donnée toute sa vie, et trop naturel aussi que sesaffaires de construction comportassent des risques considérables.Le quémandage de la lettre s’expliquait ainsi. Nul besoind’imaginer une influence féminine ou un coup de Bourse imprudent.L’aspect de ce long boulevard Suchet s’accordait trop avecl’hypothèse de quelque grosse erreur spéculatrice. Les motsd’« appartement à louer avec confort moderne », selisaient sur trop d’écriteaux aux portes et aux fenêtres de cesmaisons neuves. Les sociétés qui les construisaient, et, parconséquent, leurs chefs devaient subir des menaces de faillite.Marcelin Breschet n’était-il pas un de ces chefs ? Il habitaitun des étages d’un de ces édifices somptueux. C’était bien le logisdes spéculateurs comme lui, sans mesure dans leurs joursd’optimisme et d’espérance, quitte à engager leur honneur. Marcelvit distinctement ces syllabes, écrites d’une plume nerveuse, dansla lettre de son grand-père. Il s’arrêta devant la ferronnerie dela porte et voici qu’il se retira sans sonner. Son énergiedéfaillait devant la perspective de cette première entrevue avec cevieillard qu’il venait espionner. Il lui fallait bien se prononcerce mot, toujours vil et qui devient sacrilège, lorsqu’il s’agitd’un aïeul.

« Je reviendrai quand je serai mieuxrenseigné. »

Il hélait, en se prononçant cette phrasedilatoire, une automobile à laquelle il donna l’adresse de laBibliothèque Nationale. Il allait se réfugier dans son métierd’universitaire, dont la veille encore il se lamentait auprès deson collègue Chardon. En cours de route, signe nouveau de sonintime agitation, il changea encore d’idée et demanda au chauffeurde l’arrêter sur la route mais à une rue et à un numéro quin’étaient pas l’adresse de la Bibliothèque. Un agent de changedemeurait là, du nom d’Ennebault, que son père lui mentionnaitautrefois comme s’étant à une époque, chargé heureusement desintérêts de son grand-père. À l’heure de la Bourse, il y avait biendes chances pour que l’agent de change ne fût pas là. Il y étaitcependant et il accueillit le jeune homme sur la présentation de sacarte avec une cordialité qui fit du bien à Marcel. De ce côté-là,il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter.

– Vous êtes le petit-fils de mon clientet ami, M. Marcelin Breschet ? Vous ne venez pasm’annoncer de mauvaises nouvelles de votre grand-père ? Je nel’ai pas vu depuis si longtemps.

C’était répondre d’avance aux questions que lejeune homme se préparait à poser avec un peu de honte. Il secontenta de dire qu’il venait saluer M. Ennebault de la partde son père, lequel avait eu, pour un important placement,plusieurs années auparavant, beaucoup à se louer de l’agent dechange. Celui-ci demeurait évidemment un peu étonné par ce prétexted’une visite que Marcel, une fois rassuré sur cette partiefinancière de son enquête, ne prolongea point, et, négligeant sapremière idée d’une séance à la Bibliothèque Nationale, il rentra àl’hôtel des Quatre Nations, pour écrire à son père une lettreofficielle et qui disait son heureuse arrivée à Paris. Il griffonnaensuite une note confidentielle qu’il rapporterait à Nevers, commele compte rendu de cette première journée. Il attendait, non sansune impatience grandissante, le téléphonage de Cortet qui pourtantarriva plutôt en avance et qui lui apprit queMlle Paule Gauthier était laborantine à l’hôpitaldes Enfants-Malades, rue de Sèvres.

« Il est près de six heures », sedit-il en regardant sa montre. « C’est le moment où le travaildes infirmières doit s’arrêter… Si j’allais à cet hôpital !Quoi faire, puisque je ne connais pas celle-là, même de vue ?Tentons quand même la chance. Cette première journée donne déjàquelques résultats inespérés : la rencontre de Cortet, lavisite chez Ennebault, ce renseignement sur l’hôpital de PauleGauthier. Essayons toujours d’avoir quelque nouveaurenseignement. »

Il allait en effet, contre toutevraisemblance, en obtenir un et de premier ordre, qu’il ne pouvaitpas prévoir. Les anxiétés comme la sienne ont leurs divinations quine sont un hasard qu’en apparence. Creusant avec une logiqueminutieuse toutes les hypothèses, elles rencontrent sans cessequelque élément de vérité. Après avoir étudié sur un plan de Paris,affiché dans le bureau de l’hôtel, le plus court chemin pourarriver aux Enfants-Malades, il s’engagea par la rue des Écoles etgagna la rue de Sèvres. En vingt minutes, il avait dépassé l’anglede cette rue et du boulevard Montparnasse, et il se trouvait à laporte de l’hôpital. Plusieurs femmes se pressaient d’en sortir,évidemment des infirmières qui se retiraient, comme il l’avaitprévu, leur journée faite. Elles allaient, d’un pas hâtif,habillées, les unes élégamment, celles-là simplement correctes. Unautre jeune homme se trouvait là, immobile et qui attendait, commeMarcel. À un moment, cet inconnu s’avança vers une des jeunesfilles, jolie, avec de grands yeux noirs dans un teint pâle, quis’animèrent d’un regard plus vif à l’approche du jeune homme.

– On est en retard, disait celui-ci.

– J’ai eu une analyse un peu délicate àterminer, et je n’ai pas voulu quitter le Labo sans que la questionfût au point.

– Il y a des jours où je crois que tu mele préfères, ce maudit Labo.

– Je l’aime et je t’aime, répondit-elleen appuyant sons bras sur celui de son amoureux.

« Toutes ces petites sont-elles deslaborantines ? » se demandait Marcel en regardant s’enaller ce couple parmi les groupes qui se dispersaient en toussens. » Le Labo, semble-t-il, est propice aux idylles. Sic’était sur celle-là que tique mon grand-père, il n’aurait pasmauvais goût, mais les cent mille francs pourraient bien passerdans la poche de ce joli garçon. »

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