Une Vie

Chapitre 13

 

La voiture s’arrêta deux heures plus tard devant une petitemaison de briques bâtie au milieu d’un verger planté de poiriers enquenouilles, sur le bord de la grand-route.

Quatre tonnelles en treillage habillées de chèvrefeuilles et declématites formaient les quatre coins de ce jardin disposé parpetits carrés à légumes que séparaient d’étroits chemins bordésd’arbres fruitiers.

Une haie vive très élevée entourait de partout cette propriété,qu’un champ séparait de la ferme voisine. Une forge la précédait decent pas sur la route. Les autres habitations les plus proches setrouvaient distantes d’un kilomètre.

La vue alentour s’étendait sur la plaine du pays de Caux, touteparsemée de fermes qu’enveloppaient les quatre doubles lignes degrands arbres enfermant la cour à pommiers.

Jeanne, aussitôt arrivée, voulait se reposer, mais Rosalie ne lelui permit pas, craignant qu’elle ne se remît à rêvasser.

Le menuisier de Goderville était là, venu pourl’installation ; et on commença tout de suite l’emménagementdes meubles apportés déjà, en attendant la dernière voiture.

Ce fut un travail considérable, exigeant de longues réflexionset de grands raisonnements.

Puis la charrette, au bout d’une heure, apparut à la barrière,et il fallut la décharger sous la pluie.

La maison, quand le soir tomba, était dans un complet désordre,pleine d’objets empilés au hasard ; et Jeanne, harassée,s’endormit aussitôt qu’elle fut au lit.

Les jours suivants elle n’eut pas le temps de s’attendrir tantelle se trouva accablée de besogne. Elle prit même un certainplaisir à faire jolie sa nouvelle demeure, la pensée que son fils yreviendrait la poursuivant sans cesse. Les tapisseries de sonancienne chambre furent tendues dans la salle à manger, qui servaiten même temps de salon ; et elle organisa avec un soinparticulier une des deux pièces du premier qui prit en sa pensée lenom « d’appartement de Poulet ».

Elle se réserva la seconde, Rosalie habitant au-dessus, à côtédu grenier.

La petite maison, arrangée avec soin, était gentille, et Jeannes’y plut dans les premiers temps, bien que quelque chose luimanquât dont elle ne se rendait pas bien compte.

Un matin, le clerc de notaire de Fécamp lui apporta trois millesix cents francs, prix des meubles laissés aux Peuples et estiméspar un tapissier. Elle ressentit, en recevant cet argent, unfrémissement de plaisir ; et, dès que l’homme fut parti, elles’empressa de mettre son chapeau, voulant gagner Goderville au plusvite pour faire tenir à Paul cette somme inespérée.

Mais, comme elle se hâtait sur la grand-route, elle rencontraRosalie qui revenait du marché. La bonne eut un soupçon sansdeviner tout de suite la vérité, puis, quand elle l’eut découverte,car Jeanne ne lui savait plus rien cacher, elle posa son panier parterre pour se fâcher tout à son aise.

Et elle cria, les poings sur les hanches ; puis elle pritsa maîtresse du bras droit, son panier du bras gauche, et, toujoursfurieuse, elle se remit en marche vers la maison.

Dès qu’elles furent rentrées, la bonne exigea la remise del’argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs ;mais sa ruse fut vite percée par la servante mise endéfiance ; et elle dut livrer le tout.

Rosalie consentit cependant à ce que ce reliquat fût envoyé aujeune homme.

Il remercia au bout de quelques jours. »Tu m’as rendu un grandservice, ma chère maman, car nous étions dans une profonde misère.»

Jeanne, cependant, ne s’accoutumait guère à Batteville ; illui semblait sans cesse qu’elle ne respirait plus comme autrefois,qu’elle était plus seule encore, plus abandonnée, plus perdue. Ellesortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil, revenaitpar les Trois-Mares puis, une fois rentrée, se relevait, prised’une envie de ressortir comme si elle eût oublié d’aller làjustement où elle devait se rendre, où elle avait envie de sepromener.

Et cela, tous les jours, recommençait sans qu’elle comprît laraison de cet étrange besoin. Mais, un soir, une phrase lui vintinconsciemment qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elledit, en s’asseyant, pour dîner :

– Oh ! comme j’ai envie de voir la mer !

Ce qui lui manquait si fort, c’était la mer, sa grande voisinedepuis vingt-cinq ans, la mer avec son air salé, ses colères, savoix grondeuse, ses souffles puissants, la mer que, chaque matin,elle voyait de sa fenêtre des Peuples, qu’elle respirait jour etnuit, qu’elle sentait près d’elle, qu’elle s’était mise à aimercomme une personne sans s’en douter.

Massacre vivait également dans une extrême agitation. Il s’étaitinstallé, dès le soir de son arrivée, dans le bas du buffet de lacuisine, sans qu’il fût possible de l’en déloger. Il restait làtout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps entemps avec un grognement sourd.

Mais, aussitôt que venait la nuit, il se levait et se traînaitvers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quand il avaitpassé dehors les quelques minutes qu’il lui fallait, il rentrait,s’asseyait sur son derrière devant le fourneau encore chaud, et,dès que ses deux maîtresses étaient parties se coucher, il semettait à hurler.

Il hurlait ainsi toute la nuit, d’une voix plaintive etlamentable, s’arrêtant parfois une heure pour reprendre sur un tonplus déchirant encore. On l’attacha devant la maison dans un baril.Il hurla sous les fenêtres. Puis, comme il était infirme et bienprès de mourir, on le remit à la cuisine.

Le sommeil devenait impossible pour Jeanne qui entendait levieil animal gémir et gratter sans cesse, cherchant à sereconnaître dans cette maison nouvelle, comprenant bien qu’iln’était plus chez lui.

Rien ne le pouvait calmer. Assoupi le long du jour, comme si sesyeux éteints, la conscience de son infirmité, l’eussent empêché dese mouvoir, alors que tous les êtres vivent et s’agitent, il semettait à rôder sans repos dès que tombait le soir, comme s’iln’eût plus osé vivre et remuer que dans les ténèbres, qui font tousles êtres aveugles.

On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement.

L’hiver s’avançait ; et Jeanne se sentait envahie par uneinvincible désespérance. Ce n’était pas une de ces douleurs aiguësqui semblent tordre l’âme, mais une morne et lugubre tristesse.

Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s’occupaitd’elle. La grand-route devant sa porte se déroulait à droite et àgauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passaitau trot, conduit par un homme à figure rouge dont la blouse,gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballonbleu ; parfois c’était une charrette lente, ou bien on voyaitvenir de loin deux paysans, l’homme et la femme, tout petits àl’horizon, puis grandissant, puis, quand ils avaient dépassé lamaison, rediminuant, devenant gros comme deux insectes, là-bas,tout au bout de la ligne blanche qui s’allongeait à perte de vue,montant et descendant selon les molles ondulations du sol.

Quand l’herbe se remit à pousser, une fillette en jupe courtepassait tous les matins devant la barrière, conduisant deux vachesmaigres qui broutaient le long des fossés de la route. Ellerevenait le soir, de la même allure endormie, faisant un pas toutesles dix minutes derrière ses bêtes.

Jeanne, chaque nuit, rêvait qu’elle habitait encore lesPeuples.

Elle s’y retrouvait comme autrefois avec père et petite mère, etparfois même avec tante Lison. Elle refaisait des choses oubliéeset finies, s’imaginait soutenir Mme Adélaïde voyageant dans sonallée. Et chaque réveil était suivi de larmes.

Elle pensait toujours à Paul, se demandant : « Quefait-il ? Comment est-il maintenant ? Songe-t-il à moiquelquefois ? » En se promenant lentement dans les cheminscreux entre les fermes, elle roulait dans sa tête toutes ces idéesqui la martyrisaient ; mais elle souffrait surtout d’unejalousie inapaisable contre cette femme inconnue qui lui avait ravison fils. Cette haine seule la retenait, l’empêchait d’agir,d’aller le chercher, de pénétrer chez lui. Il lui semblait voir lamaîtresse debout sur la porte et demandant :

– Que voulez-vous ici, madame ?

Sa fierté de mère se révoltait de la possibilité de cetterencontre ; et son orgueil hautain de femme toujours pure,sans défaillances et sans tache, l’exaspérait de plus en pluscontre toutes ces lâchetés de l’homme asservi par les salespratiques de l’amour charnel qui rend lâches les cœurs eux-mêmes.L’humanité lui semblait immonde quand elle songeait à tous lessecrets malpropres des sens, aux caresses qui avilissent, à tousles mystères devinés des accouplements indissolubles.

Le printemps et l’été passèrent encore.

Mais quand l’automne revint avec les longues pluies, le cielgrisâtre, les nuages sombres, une telle lassitude de vivre ainsi lasaisit, qu’elle se résolut à tenter un grand effort pour reprendreson Poulet.

La passion du jeune homme devait être usée à présent.

Elle lui écrivit une lettre éplorée.

« Mon cher enfant, je viens te supplier de revenir auprès demoi. Songe donc que je suis vieille et malade, toute seule, toutel’année, avec une bonne. J’habite maintenant une petite maisonauprès de la route. C’est bien triste. Mais si tu étais là toutchangerait pour moi. Je n’ai que toi au monde et je ne t’ai pas vudepuis sept ans ! Tu ne sauras jamais comme j’ai étémalheureuse et combien j’avais reposé mon cœur sur toi. Tu étais mavie, mon rêve, mon seul espoir, mon seul amour, et tu me manques,et tu m’as abandonnée.

« Oh ! reviens, mon petit Poulet, reviens m’embrasser,reviens auprès de ta vieille mère qui te tend des brasdésespérés.

« JEANNE. »

Il répondit quelques jours plus tard.

« Ma chère maman, je ne demanderais pas mieux que d’aller tevoir, mais je n’ai pas le sou. Envoie-moi quelque argent et jeviendrai. J’avais du reste l’intention d’aller te trouver pour teparler d’un projet qui me permettrait de faire ce que tu medemandes.

« Le désintéressement et l’affection de celle qui a été macompagne dans les vilains jours que je traverse, demeurent sanslimites à mon égard. Il n’est pas possible que je reste pluslongtemps sans reconnaître publiquement son amour et son dévouementsi fidèles. Elle a du reste de très bonnes manières que tu pourrasapprécier. Et elle est très instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tune te fais pas l’idée de ce qu’elle a toujours été pour moi. Jeserais une brute, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance. Jeviens donc te demander l’autorisation de l’épouser. Tu mepardonnerais mes escapades et nous habiterions tous ensemble dansta nouvelle maison.

« Si tu la connaissais, tu m’accorderais tout de suite tonconsentement. Je t’assure qu’elle est parfaite, et très distinguée.Tu l’aimerais, j’en suis certain. Quant à moi, je ne pourrais pasvivre sans elle.

« J’attends ta réponse avec impatience, ma chère maman, et noust’embrassons de tout cœur.

« Ton fils.

« Vicomte PAUL DE LAMARE. »

Jeanne fut atterrée. Elle demeurait immobile, la lettre sur lesgenoux, devinant la ruse de cette fille qui avait sans cesse retenuson fils, qui ne l’avait pas laissé venir une seule fois, attendantson heure, l’heure où la vieille mère désespérée, ne pouvant plusrésister au désir d’étreindre son enfant, faiblirait, accorderaittout.

Et la grosse douleur de cette préférence obstinée de Paul pourcette créature déchirait son cœur. Elle répétait :

– Il ne m’aime pas. Il ne m’aime pas.

Rosalie entra. Jeanne balbutia :

– Il veut l’épouser maintenant.

La bonne eut un sursaut :

– Oh ! madame, vous ne permettrez pas ça. M. Paul ne va pasramasser cette traînée.

Et Jeanne accablée, mais révoltée, répondit :

– Ça, jamais, ma fille. Et, puisqu’il ne veut pas venir, je vaisaller le trouver, moi, et nous verrons laquelle de nous deuxl’emportera.

Et elle écrivit tout de suite à Paul pour annoncer son arrivée,et pour le voir autre part que dans le logis habité par cettegueuse.

Puis, en attendant une réponse, elle fit ses préparatifs.Rosalie commença à empiler dans une vieille malle le linge et leseffets de sa maîtresse. Mais comme elle pliait une robe, uneancienne robe de campagne, elle s’écria :

– Vous n’avez seulement rien à vous mettre sur le dos. Je nevous permettrai pas d’aller comme ça. Vous feriez honte à tout lemonde ; et les dames de Paris vous regarderaient comme uneservante.

Jeanne la laissa faire. Et les deux femmes se rendirent ensembleà Goderville pour choisir une étoffe à carreaux verts qui futconfiée à la couturière du bourg. Puis elles entrèrent chez lenotaire, maître Roussel, qui faisait chaque année un voyage d’unequinzaine dans la capitale, afin d’obtenir de lui desrenseignements. Car Jeanne depuis vingt-huit ans n’avait pas revuParis.

Il fit des recommandations nombreuses sur la manière d’éviterles voitures, sur les procédés pour n’être pas volé, conseillant decoudre l’argent dans la doublure des vêtements et de ne garder dansla poche que l’indispensable ; il parla longuement desrestaurants à prix moyens dont il désigna deux ou trois fréquentéspar des femmes ; et il indiqua l’hôtel de Normandie où ildescendait lui-même, auprès de la gare du chemin de fer. On pouvaits’y présenter de sa part.

Depuis six ans, ces chemins de fer, dont on parlait partout,fonctionnaient entre Paris et Le Havre. Mais Jeanne, obsédée dechagrin, n’avait pas encore vu ces voitures à vapeur quirévolutionnaient tout le pays.

Cependant, Paul ne répondait pas.

Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaque matinsur la route au-devant du facteur qu’elle abordait en frémissant:

– Vous n’avez rien pour moi, père Malandain ?

Et l’homme répondait toujours de sa voix enrouée par lesintempéries des saisons :

– Encore rien c’te fois, ma bonne dame.

C’était cette femme, assurément, qui empêchait Paul derépondre !

Jeanne alors résolut de partir tout de suite. Elle voulaitprendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pourne pas augmenter les frais de voyage.

Elle ne permit pas d’ailleurs à sa maîtresse d’emporter plus detrois cents francs :

– S’il vous en faut d’autres, vous m’écrirez donc, et j’iraichez le notaire pour qu’il vous fasse parvenir ça. Si je vous endonne plus, c’est M. Paul qui l’empochera.

Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole deDenis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare,Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.

Elles prirent d’abord des renseignements sur le prix desbillets, puis, quand tout fut réglé et la malle enregistrée, ellesattendirent devant ces lignes de fer, cherchant à comprendrecomment manœuvrait cette chose, si préoccupées de ce mystèrequ’elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage.

Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tête, et ellesaperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec unbruit terrible, passa devant elles en traînant une longue chaîne depetites maisons roulantes ; et un employé ayant ouvert uneporte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de cescases.

Rosalie, émue, criait :

– Au revoir, madame ; bon voyage, à bientôt !

– Au revoir, ma fille.

Un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet devoitures se remit à rouler doucement d’abord, puis plus vite, puisavec une rapidité effrayante.

Dans le compartiment où se trouvait Jeanne, deux messieursdormaient adossés à deux coins.

Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, lesvillages, effarée de cette vitesse, se sentant prise dans une vienouvelle, emportée dans un monde nouveau qui n’était plus le sien,celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone.

Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris.

Un commissionnaire prit la malle de Jeanne ; et elle lesuivit effarée, bousculée, inhabile à passer dans la fouleremuante, courant presque derrière l’homme dans la crainte de leperdre de vue.

Quand elle fut dans le bureau de l’hôtel, elle s’empressad’annoncer :

– Je vous suis recommandée par M. Roussel.

La patronne, une énorme femme sérieuse, assise à son bureau,demanda :

– Qui ça, M. Roussel ?

Jeanne interdite reprit :

– Mais le notaire de Goderville, qui descend chez vous tous lesans.

La grosse dame déclara :

– C’est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez unechambre ?

– Oui, madame.

Et un garçon, prenant son bagage, monta l’escalier devantelle.

Elle se sentait le cœur serré. Elle s’assit devant une petitetable et demanda qu’on lui montât un bouillon avec une aile depoulet. Elle n’avait rien pris depuis l’aurore.

Elle mangea tristement à la lueur d’une bougie, songeant à millechoses, se rappelant son passage en cette même ville au retour deson voyage de noces, les premiers signes du caractère de Julien,apparus lors de ce séjour à Paris. Mais elle était jeune alors, etconfiante et vaillante. Maintenant, elle se sentait vieille,embarrassée, craintive même, faible et troublée pour un rien. Quandelle eut fini son repas, elle se mit à la fenêtre et regarda la ruepleine de monde. Elle avait envie de sortir et n’osait point. Elleallait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle secoucha ; et souffla sa lumière.

Mais le bruit, cette sensation d’une ville inconnue et letrouble du voyage la tenaient éveillée. Les heures s’écoulaient.Les rumeurs du dehors s’apaisaient peu à peu sans qu’elle pûtdormir, énervée par ce demi-repos des grandes villes. Elle étaithabituée à ce calme et profond sommeil des champs, qui engourdittout, les hommes, les bêtes et les plantes ; et elle sentaitmaintenant, autour d’elle, toute une agitation mystérieuse. Desvoix presque insaisissables lui parvenaient comme si elles eussentglissé dans les murs de l’hôtel. Parfois un plancher craquait, uneporte se fermait, une sonnette tintait.

Tout à coup, vers deux heures du matin, alors qu’elle commençaità s’assoupir, une femme poussa des cris dans une chambrevoisine ; Jeanne s’assit brusquement dans son lit ; puiselle crut entendre un rire d’homme.

Alors, à mesure qu’approchait le jour, la pensée de Paull’envahit ; et elle s’habilla dès que le crépuscule parut.

Il habitait rue du Sauvage, dans la Cité. Elle voulut s’y rendreà pied pour obéir aux recommandations d’économie de Rosalie. Ilfaisait beau ; l’air froid piquait la chair ; des genspressés couraient sur les trottoirs. Elle allait le plus vitepossible, suivant une rue indiquée au bout de laquelle elle devaittourner à droite, puis à gauche ; puis arrivée sur une place,il lui faudrait s’informer à nouveau. Elle ne trouva pas la placeet se renseigna auprès d’un boulanger qui lui donna des indicationsdifférentes. Elle repartit, s’égara, erra, suivit d’autresconseils, se perdit tout à fait.

Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard. Elle allaitse décider à appeler un cocher quand elle aperçut la Seine. Alorselle longea les quais.

Au bout d’une heure environ, elle entrait dans la rue duSauvage, une sorte de ruelle toute noire. Elle s’arrêta devant laporte, tellement émue qu’elle ne pouvait plus faire un pas.

Il était là, dans cette maison, Poulet.

Elle sentait trembler ses genoux et ses mains ; enfin, elleentra, suivit un couloir, vit la case du portier, et demanda entendant une pièce d’argent :

– Pourriez-vous monter dire à M. Paul de Lamare qu’une vieilledame, une amie de sa mère, l’attend en bas ?

Le portier répondit :

– Il n’habite plus ici, madame.

Un grand frisson la parcourut. Elle balbutia :

– Ah ! où… où demeure-t-il maintenant ?

– Je ne sais pas.

Elle se sentit étourdie comme si elle allait tomber et elledemeura quelque temps sans pouvoir parler.

Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et murmura:

– Depuis quand est-il parti ?

L’homme la renseigna abondamment.

– Voilà quinze jours. Ils sont partis comme ça, un soir, et pasrevenus. Ils devaient partout dans le quartier ; aussi vouscomprenez bien qu’ils n’ont pas laissé leur adresse.

Jeanne voyait des lueurs, des grands jets de flamme, comme si onlui eût tiré des coups de fusil devant les yeux. Mais une idée fixela soutenait, la faisait demeurer debout, calme en apparence, etréfléchie. Elle voulait savoir et retrouver Poulet.

– Alors il n’a rien dit, en s’en allant ?

– Oh ! rien du tout, ils se sont sauvés pour ne pas payer,voilà.

– Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu’un.

– Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n’en recevaientpas dix par an. Je leur en ai monté une pourtant deux jours avantqu’ils s’en aillent.

C’était sa lettre sans doute. Elle dit précipitamment :

– Écoutez, je suis sa mère, à lui, et je suis venue pour lechercher. Voilà dix francs pour vous. Si vous savez quelquenouvelle ou quelque renseignement sur lui, apportez-les-moi àl’hôtel de Normandie, rue du Havre, et je vous paierai bien.

Et elle se sauva.

Elle se remit à marcher sans s’inquiéter où elle allait. Elle sehâtait comme pressée par une course importante ; elle filaitle long des murs, heurtée par des gens à paquets ; elletraversait les rues sans regarder les voitures venir, injuriée parles cochers ; elle trébuchait aux marches des trottoirsauxquelles elle ne prenait point garde ; elle courait devantelle, l’âme perdue.

Tout à coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentit sifatiguée qu’elle s’assit sur un banc. Elle y demeura fort longtempsapparemment, pleurant sans s’en apercevoir, car des passantss’arrêtaient pour la regarder. Puis elle sentit qu’elle avait trèsfroid ; et elle se leva pour repartir ; ses jambes laportaient à peine tant elle était accablée et faible.

Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant, maiselle n’osait pas pénétrer dans ces établissements, prise d’uneespèce de honte, d’une peur, d’une sorte de pudeur de son chagrinqu’elle sentait visible. Elle s’arrêtait une seconde devant laporte, regardait au-dedans, voyait tous ces gens attablés etmangeant, et s’enfuyait intimidée, se disant : « J’entrerai dans leprochain. » Et elle ne pénétrait pas davantage dans le suivant.

À la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain en forme delune, et elle se mit à le croquer tout en marchant. Elle avaitgrand-soif, mais elle ne savait où aller boire et elle s’enpassa.

Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardinentouré d’arcades. Elle reconnut alors le Palais-Royal.

Comme le soleil et la marche l’avaient un peu réchauffée, elles’assit encore une heure ou deux.

Une foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait,saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et leshommes riches, qui ne vit que pour la parure et les joies.

Jeanne, effarée d’être au milieu de cette cohue brillante, seleva pour s’enfuir ; mais, soudain, la pensée lui vint qu’ellepourrait rencontrer Paul en ce lieu ; et elle se mit à erreren épiant les visages, allant et venant sans cesse, d’un bout àl’autre du Jardin, de son pas humble et rapide.

Des gens se retournaient pour la regarder, d’autres riaient etse la montraient. Elle s’en aperçut et se sauva, pensant que, sansdoute, on s’amusait de sa tournure et de sa robe à carreaux vertschoisie par Rosalie et exécutée sur ses indications par lacouturière de Goderville.

Elle n’osait même plus demander sa route aux passants. Elle s’yhasarda pourtant et finit par retrouver son hôtel.

Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds de sonlit, sans remuer. Puis elle dîna, comme la veille, d’un potage etd’un peu de viande. Puis elle se coucha, accomplissant chaque actemachinalement par habitude.

Le lendemain elle se rendit à la préfecture de police pour qu’onlui retrouvât son enfant. On ne put rien lui promettre ; ons’en occuperait cependant.

Alors elle vagabonda par les rues, espérant toujours lerencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette foule agitée,plus perdue, plus misérable qu’au milieu des champs déserts.

Quand elle rentra, le soir, à l’hôtel, on lui dit qu’un hommel’avait demandée de la part de M. Paul et qu’il reviendrait lelendemain. Un flot de sang lui jaillit au cœur et elle ne ferma pasl’œil de la nuit. Si c’était lui ? Oui, c’était luiassurément, bien qu’elle ne l’eût pas reconnu aux détails qu’on luiavait donnés.

Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria : «Entrez ! » prête à s’élancer, les bras ouverts. Un inconnu seprésenta. Et, pendant qu’il s’excusait de l’avoir dérangée et qu’ilexpliquait son affaire, une dette de Paul qu’il venait réclamer,elle se sentait pleurer sans vouloir le laisser paraître, enlevantles larmes du bout du doigt, à mesure qu’elles glissaient au coindes yeux.

Il avait appris sa venue par le concierge de la rue du Sauvage,et, comme il ne pouvait retrouver le jeune homme, il s’adressait àla mère. Et il tendait un papier qu’elle prit sans songer à rien.Elle lut un chiffre : 90 francs, tira son argent et paya.

Elle ne sortit pas ce jour-là.

Le lendemain d’autres créanciers se présentèrent. Elle donnatout ce qui lui restait, ne réservant qu’une vingtaine defrancs ; et elle écrivit à Rosalie pour lui dire sasituation.

Elle passait ses jours à errer, attendant la réponse de sabonne, ne sachant que faire, où tuer les heures lugubres, lesheures interminables, n’ayant personne à qui dire un mot tendre,personne qui connût sa misère. Elle allait au hasard, harcelée àprésent par un besoin de partir, de retourner là-bas, dans sapetite maison sur le bord de la route solitaire.

Elle n’y pouvait plus vivre, quelques jours auparavant, tant latristesse l’accablait, et maintenant elle sentait bien qu’elle nesaurait plus, au contraire, vivre que là, où ses mornes habitudess’étaient enracinées.

Enfin, un soir, elle trouva une lettre et deux cents francs.Rosalie disait :

« Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vous enverrai plusrien. Quant à M. Paul, c’est moi qu’irai le chercher quand nousaurons de ses nouvelles.

« Je vous salue. Votre servante.

« ROSALIE. »

Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu’il neigeait, etqu’il faisait grand froid.

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