Une Vie

Chapitre 5

 

Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporterà Marseille.

Après l’angoisse du premier soir, Jeanne s’était habituée déjàau contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bienque sa répugnance n’eût pas diminué pour leurs rapports plusintimes.

Elle le trouvait beau, elle l’aimait ; elle se sentait denouveau heureuse et gaie.

Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seulesemblait émue ; et elle mit, au moment où la voiture allaitpartir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de safille :

– C’est pour tes petites dépenses de jeune femme, dit-elle.

Jeanne la jeta dans sa poche ; et les chevauxdétalèrent.

Vers le soir, Julien lui dit :

– Combien ta mère t’a-t-elle donné dans cette bourse ?

Elle n’y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flotd’or se répandit : deux mille francs. Elle battit des mains : « Jeferai des folies », et elle resserra l’argent.

Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ilsarrivèrent à Marseille.

Et le lendemain le Roi-Louis, un petit paquebot qui allait àNaples en passant par Ajaccio, les emportait vers la Corse.

La Corse ! les maquis ! les bandits ! lesmontagnes ! la patrie de Napoléon ! Il semblait à Jeannequ’elle sortait de la réalité pour entrer, tout éveillée, dans unrêve.

Côte à côte sur le pont du navire, ils regardaient courir lesfalaises de la Provence. La mer immobile, d’un azur puissant, commefigée, comme durcie dans la lumière ardente qui tombait du soleil,s’étalait sous le ciel infini, d’un bleu presque exagéré.

Elle dit :

– Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du pèreLastique ?

Au lieu de répondre, il lui jeta rapidement un baiser dansl’oreille.

Les roues du vapeur battaient l’eau, troublant son épaissommeil ; et par-derrière une longue trace écumeuse, unegrande traînée pâle où l’onde remuée moussait comme du champagne,allongeait jusqu’à perte de vue le sillage tout droit dubâtiment,

Soudain, vers l’avant, à quelques brasses seulement, un énormepoisson, un dauphin, bondit hors de l’eau, puis y replongea la têtela première et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa uncri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit à rirede sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bête n’allait pasreparaître. Au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveaucomme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortitencore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six quisemblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leurfrère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Ellespassaient à gauche, revenaient à droite du navire, et tantôtensemble, tantôt l’une après l’autre, comme dans un jeu, dans unepoursuite gaie, elles s’élançaient en l’air par un grand saut quidécrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leuleu.

Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, à chaqueapparition des énormes et souples nageurs. Son cœur bondissaitcomme eux dans une joie folle et enfantine.

Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore une fois,très loin, vers la pleine mer ; puis on ne les vit plus, etJeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leurdépart.

Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarté, de paixheureuse. Pas un frisson dans l’air ou sur l’eau ; et ce reposillimité de la mer et du ciel s’étendait aux âmes engourdies où pasun frisson non plus ne passait.

Le grand soleil s’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afriqueinvisible, l’Afrique, la terre brûlante dont on croyait déjà sentirles ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n’étaitcependant pas même une apparence de brise, effleura les visageslorsque l’astre eut disparu.

Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l’on sentaittoutes les horribles odeurs des paquebots ; et ilss’étendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulésdans leurs manteaux. Julien s’endormit tout de suite ; maisJeanne restait les yeux ouverts, agitée par l’inconnu du voyage. Lebruit monotone des roues la berçait ; et elle regardaitau-dessus d’elle ces légions d’étoiles si claires, d’une lumièreaiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur duMidi.

Vers le matin, cependant, elle s’assoupit. Des bruits, des voixla réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilettedu navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ilsse levèrent.

Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui luipénétrait jusqu’au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, versl’avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l’aubenaissante, une sorte d’accumulation de nuages singuliers, pointus,déchiquetés, semblait posée sur les flots.

Puis cela apparut plus distinct ; les formes se marquèrentdavantage sur le ciel éclairci ; une grande ligne de montagnescornues et bizarres surgit : la Corse, enveloppée dans une sorte devoile léger.

Et le soleil se leva derrière, dessinant toutes les saillies descrêtes en ombres noires ; puis tous les sommets s’allumèrenttandis que le reste de l’île demeurait embrumé de vapeur.

Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci,racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont,et, d’une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par lescris poussés dans les bourrasques, il dit à Jeanne :

– La sentez-vous, cette gueuse-là ?

Elle sentait en effet une forte et singulière odeur de plantes,d’arômes sauvages.

Le capitaine reprit :

– C’est la Corse qui fleure comme ça, madame ; c’est sonodeur de jolie femme, à elle. Après vingt ans d’absence, je lareconnaîtrais à cinq milles au large. J’en suis. Lui, là-bas, àSainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, de l’odeur de sonpays. Il est de ma famille.

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salualà-bas, à travers l’océan, le grand empereur prisonnier qui étaitde sa famille.

Jeanne fut tellement émue qu’elle faillit pleurer.

Puis le marin tendit le bras vers l’horizon :

– Les Sanguinaires ! dit-il.

Julien, debout près de sa femme, la tenait par la taille, ettous deux regardaient au loin pour découvrir le point indiqué.

Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, quele navire contourna bientôt pour entrer dans un golfe immense ettranquille, entouré d’un peuple de hauts sommets dont les pentesbasses semblaient couvertes de mousses.

Le capitaine indiqua cette verdure : « Le maquis. »

À mesure qu’on avançait, le cercle des monts semblait serefermer derrière le bâtiment qui nageait avec lenteur dans un lacd’azur si transparent qu’on en voyait parfois le fond.

Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, aubord des flots, au pied des montagnes.

Quelques petits bateaux italiens étaient à l’ancre dans le port.Quatre ou cinq barques s’en vinrent rôder autour du Roi-Louis pourchercher ses passagers.

Julien, qui réunissait les bagages, demanda tout bas à sa femme:

– C’est assez, n’est-ce pas, de donner vingt sous à l’homme deservice ?

Depuis huit jours il posait à tout moment la même question, dontelle souffrait chaque fois. Elle répondit avec un peu d’impatience:

– Quand on n’est pas sûr de donner assez, on donne trop.

Sans cesse, il discutait avec les maîtres et les garçonsd’hôtel, avec les voituriers, avec les vendeurs de n’importe quoi,et quand il avait, à force d’arguties, obtenu un rabais quelconque,il disait à Jeanne, en se frottant les mains :

– Je n’aime pas être volé.

Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d’avance desobservations qu’il allait faire sur chaque article, humiliée parces marchandages, rougissant jusqu’aux cheveux sous le regardméprisant des domestiques qui suivaient son mari de l’œil engardant au fond de la main son insuffisant pourboire.

Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit àterre.

Le premier arbre qu’elle vit fut un palmier !

Ils descendirent dans un grand hôtel vide, à l’encoignure d’unevaste place, et se firent servir à déjeuner.

Lorsqu’ils eurent fini le dessert, au moment où Jeanne se levaitpour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans sesbras, lui murmura tendrement à l’oreille :

– Si nous nous couchions un peu, ma chatte ?

Elle resta surprise :

– Nous coucher ? Mais je ne me sens pas fatiguée.

Il l’enlaça.

– J’ai envie de toi. Tu comprends ? Depuis deuxjours !…

Elle s’empourpra, honteuse, balbutiant :

– Oh ! maintenant ! Mais que dirait-on ? Commentoserais-tu demander une chambre en plein jour ? Oh !Julien, je t’en supplie.

Mais il l’interrompit :

– Je m’en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gensd’hôtel. Tu vas voir comme ça me gêne.

Et il sonna.

Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujoursdans son âme et dans sa chair, devant ce désir incessant del’époux, n’obéissant qu’avec dégoût, résignée, mais humiliée,voyant là quelque chose de bestial, de dégradant, une saletéenfin.

Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenantcomme si elle eût partagé ses ardeurs.

Quand le garçon fut arrivé, Julien lui demanda de les conduire àleur chambre. L’homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, necomprenait pas, affirmait que l’appartement serait préparé pour lanuit.

Julien impatienté s’expliqua :

– Non, tout de suite. Nous sommes fatigués du voyage, nousvoulons nous reposer.

Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eutenvie de se sauver.

Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n’osait pluspasser devant les gens qu’elle rencontrait, persuadée qu’ilsallaient rire et chuchoter derrière son dos. Elle en voulait en soncœur à Julien de ne pas comprendre cela, de n’avoir point ces finespudeurs, ces délicatesses d’instinct ; et elle sentait entreelle et lui comme un voile, un obstacle, s’apercevant pour lapremière fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu’àl’âme, jusqu’au fond des pensées, qu’elles marchent côte à côte,enlacées parfois, mais non mêlées, et que l’être moral de chacun denous reste éternellement seul par la vie.

Ils demeurèrent trois jours dans cette petite ville cachée aufond de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derrièreson rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent soufflerjusqu’à elle.

Puis un itinéraire fut arrêté pour leur voyage, et, afin de nereculer devant aucun passage difficile, ils décidèrent de louer deschevaux. Ils prirent donc deux petits étalons corses à l’œilfurieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin aulever du jour. Un guide monté sur une mule les accompagnait etportait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce payssauvage.

La route suivait d’abord le golfe pour s’enfoncer dans unevallée peu profonde allant vers les grands monts. Souvent, ontraversait des torrents presque secs ; une apparence deruisseau remuait encore sous les pierres, comme une bête cachée,faisait un glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Lesflancs des côtes étaient couverts de hautes herbes, jaunes en cettesaison brûlante. Parfois on rencontrait un montagnard soit à pied,soit sur son petit cheval, soit à califourchon sur son âne groscomme un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargé,vieilles armes rouillées, redoutables en leurs mains.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l’île estcouverte semblait épaissir l’air ; et la route allaits’élevant lentement au milieu des longs replis des monts.

Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysagedes tons de féerie ; et, sur les pentes plus basses, desforêts de châtaigniers immenses avaient l’air de buissons vertstant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays.

Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteursescarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaientrien, puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à unamas de pierres tombées du sommet. C’était un village, un petithameau de granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d’oiseau,presque invisible sur l’immense montagne.

Ce long voyage au pas énervait Jeanne.

– Courons un peu, dit-elle.

Et elle lança son cheval. Puis comme elle n’entendait pas sonmari galoper près d’elle, elle se retourna et se mit à rire d’unrire fou en le voyant accourir, pâle, tenant la crinière de la bêteet bondissant étrangement. Sa beauté même, sa figure de beaucavalier rendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.

Ils se mirent alors à trotter doucement. La route, maintenant,s’étendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute lacôte, comme un manteau.

C’était le maquis, l’impénétrable maquis, formé de chênes verts,de genévriers, d’arbousiers, de lentisques, d’alaternes, debruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaiententre eux, les mêlant comme des chevelures, des clématitesenlaçantes, des fougères monstrueuses, des chèvrefeuilles, descystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dosdes monts une inextricable toison.

Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprèsd’une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les paysescarpés, fil mince et rond d’eau glacée qui sort d’un petit troudans la roche et coule au bout d’une feuille de châtaignierdisposée par un passant pour amener le courant menu jusqu’à labouche.

Jeanne se sentait tellement heureuse qu’elle avait grand-peine àne point jeter des cris d’allégresse.

Ils repartirent et commencèrent à descendre, en contournant legolfe de Sagone.

Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondélà, jadis, par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. Degrandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, àla taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupeauprès d’une fontaine. Julien leur ayant crié « Bonsoir », ellesrépondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieuse du paysabandonné.

En arrivant à Piana, il fallut demander l’hospitalité comme dansles temps anciens et dans les contrées perdues. Jeanne frissonnaitde joie en attendant que s’ouvrît la porte où Julien avait frappé.Oh ! c’était bien un voyage, cela ! avec tout l’imprévudes routes inexplorées.

Ils s’adressaient justement à un jeune ménage. On les reçutcomme les patriarches devaient recevoir l’hôte envoyé de Dieu, etils dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maisonvermoulue dont toute la charpente piquée des vers, parcourue parles longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre etsoupirer.

Ils partirent au soleil levant et bientôt ils s’arrêtèrent enface d’une forêt, d’une vraie forêt de granit pourpré. C’étaientdes pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantesmodelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer.

Hauts jusqu’à trois cents mètres, minces, ronds, tortus,crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rocherssemblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, deshommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseauxdémesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemarpétrifiée par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le cœur serré, et elle prit la main deJulien qu’elle étreignit, envahie d’un besoin d’aimer devant cettebeauté des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveaugolfe ceint tout entier d’une muraille sanglante de granit rouge.Et dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia : « Oh ! Julien ! » sans trouverd’autres mots, attendrie d’admiration, la gorge étranglée ; etdeux larmes coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait,demandant :

– Qu’as-tu, ma chatte ?

Elle essuya ses joues, sourit et, d’une voix un peu tremblante:

– Ce n’est rien… c’est nerveux… Je ne sais pas… J’ai été saisie.Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le cœur.

Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses deces êtres vibrants affolés d’un rien, qu’un enthousiasme remuecomme une catastrophe, qu’une sensation insaisissable révolutionne,affole de joie ou désespère.

Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à lapréoccupation du mauvais chemin :

– Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval.

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond dece golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre vald’Ota.

Mais le sentier s’annonçait horrible. Julien proposa :

– Si nous montions à pied ?

Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d’être seule aveclui après l’émotion de tout à l’heure.

Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ilsallèrent à petits pas.

La montagne, fendue du haut en bas, s’entrouvrait. Le sentiers’enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deuxprodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cettecrevasse. L’air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut,ce qu’on voit du ciel bleu étonne et engourdit.

Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva lesyeux ; un énorme oiseau s’envolait d’un trou : c’était unaigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois dupuits, et il monta jusqu’à l’azur où il disparut.

Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentiergrimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légèreet folle, allait la première, faisant rouler des cailloux sous sespieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peuessoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.

Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir del’enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers unchaos de pierres, jusqu’à une source toute petite, canalisée dansun bâton creux pour l’usage des chevriers. Un tapis de moussecouvrait le sol alentour. Jeanne s’agenouilla pour boire ; etJulien en fit autant.

Et, comme elle savourait la fraîcheur de l’eau, il lui prit lataille et tâcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois.Elle résista ; leurs lèvres se battaient, se rencontraient, serepoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour àtour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne pointlâcher. Et le filet d’eau froide, repris et quitté sans cesse, sebrisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, leshabits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perlesluisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans lecourant.

Soudain, Jeanne eut une inspiration d’amour. Elle emplit sabouche du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres,fit comprendre à Julien que, lèvre à lèvre, elle voulait ledésaltérer.

Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les brasouverts ; et il but d’un trait à cette source de chair vivequi lui versa dans les entrailles un désir enflammé.

Jeanne s’appuyait sur lui avec une tendresse inusitée ; soncœur palpitait ; ses reins se soulevaient ; ses yeuxsemblaient amollis, trempés d’eau. Elle murmura tout bas : «Julien… je t’aime ! » et, l’attirant à son tour, elle serenversa et cacha dans ses mains son visage empourpré de honte.

Il s’abattit sur elle, l’étreignant avec emportement. Ellehaletait dans une attente énervée ; et tout à coup elle poussaun cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu’elleappelait.

Ils furent longtemps à gagner le sommet de la montée, tant elledemeurait palpitante et courbaturée, et ils n’arrivèrent à Évisaque le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.

C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’airmorne d’un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, unetriste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, où touteélégance reste ignorée ; et il exprimait en son langage,patois corse, bouillie de français et d’italien, son plaisir à lesrecevoir, quand une voix claire l’interrompit ; et une petitefemme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil,une taille étroite, des dents toujours dehors dans un rire continu,s’élança, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en répétant:

– Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ça va bien ?

Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec un seulbras, car elle portait l’autre en écharpe, puis elle fit sortirtout le monde, en disant à son mari :

– Va les promener jusqu’au dîner.

M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les deux jeunesgens et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et sesparoles, toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte :

– C’est l’air du Val qui est fraîche, qui m’est tombée sur lapoitrine.

Il les guida, par un sentier perdu, sous des châtaigniersdémesurés. Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone :

– C’est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par MathieuLori. Tenez, j’étais tout près de Jean, quand Mathieu parut à dixpas de nous. « Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce ; n’yva pas Jean, ou je te tue, je te le dis. » Je pris le bras de Jean: « N’y va pas, Jean, il le ferait. » C’était pour une fille qu’ilssuivaient tous deux, Paulina Sinacoupi. Mais Jean se mit à crier :« J’irai, Mathieu ; ce n’est pas toi qui m’empêcheras. » AlorsMathieu abaissa son fusil, avant que j’aie pu ajuster le mien, etil tira. Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant quidanse à la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur lecorps, si bien que mon fusil en échappa et roula jusqu’au groschâtaignier là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il nedit plus un mot, il était mort.

Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin dece crime. Jeanne demanda :

– Et l’assassin ?

Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit :

– Il a gagné la montagne. C’est mon frère qui l’a tué, l’ansuivant. Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti, lebandit.

Jeanne frissonna :

– Votre frère ? un bandit ?

Le Corse placide eut un éclair de fierté dans l’œil.

– Oui, madame, c’était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas sixgendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu’ils ont étécernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu’ils allaientpérir de faim.

Puis il ajouta, d’un air résigné : « C’est le pays qui veut ça», du même ton qu’il prenait pour dire : « C’est l’air du Val quiest fraîche. »

Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita commesi elle les eût connus depuis vingt ans.

Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elleencore, entre les bras de Julien cette étrange et véhémentesecousse des sens qu’elle avait ressentie sur la mousse de lafontaine ?

Lorsqu’ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait derester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassurabien vite ; et ce fut sa première nuit d’amour.

Et, le lendemain, à l’heure de partir, elle ne se décidait plusà quitter cette humble maison où il lui semblait qu’un bonheurnouveau avait commencé pour elle.

Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hôte et, touten établissant bien qu’elle ne voulait point lui faire de cadeau,elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès sonretour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idéepresque superstitieuse.

La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point accepter.Enfin elle consentit :

– Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit pistolet, un toutpetit.

Jeanne ouvrit de grands yeux. L’autre ajouta tout bas, près del’oreille, comme on confie un doux et intime secret :

– C’est pour tuer mon beau-frère.

Et, souriant, elle déroula vivement les bandes qui enveloppaientsa chair ronde et blanche, traversée de part en part d’un coup destylet presque cicatrisé :

– Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, ilm’aurait tuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît ;et puis il est malade, vous savez ; et cela lui calme le sang.D’ailleurs, je suis une honnête femme, moi, madame ; mais monbeau-frère croit tout ce qu’on lui dit. Il est jaloux pour monmari ; et il recommencera certainement. Alors, j’aurais unpetit pistolet, je serais tranquille, et sûre de me venger.

Jeanne promit d’envoyer l’arme, embrassa tendrement sa nouvelleamie, et continua sa route.

Le reste de son voyage ne fut plus qu’un songe, un enlacementsans fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni lespaysages, ni les gens, ni les lieux où elle s’arrêtait. Elle neregardait plus que Julien.

Alors commença l’intimité enfantine et charmante des niaiseriesd’amour, des petits mots bêtes et délicieux, le baptême avec desnoms mignards de tous les détours et contours et replis de leurscorps où se plaisaient leurs bouches.

Comme Jeanne dormait sur le côté droit, son téton du côté gaucheétait souvent à l’air au réveil. Julien, l’ayant remarqué, appelaitcelui-là : « monsieur de Couche-dehors » et l’autre « monsieurLamoureux », parce que la fleur rosée du sommet semblait plussensible aux baisers.

La route profonde entre les deux devint « l’allée de petite mère» parce qu’il s’y promenait sans cesse ; et une autre routeplus secrète fut dénommée le « chemin de Damas » en souvenir du vald’Ota.

En arrivant à Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilladans ses poches. Ne trouvant point ce qu’il lui fallait, il dit àJeanne :

– Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mère,donne-les-moi donc à porter. Ils seront plus en sûreté dans maceinture, et cela m’évitera de faire de la monnaie.

Et elle lui tendit sa bourse.

Ils gagnèrent Livourne, visitèrent Florence, Gênes, toute laCorniche.

Par un matin de mistral, ils se retrouvèrent à Marseille.

Deux mois s’étaient écoulés depuis leur départ des Peuples. Onétait au 15 octobre.

Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir delà-bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien,depuis quelque temps, semblait changé, fatigué, indifférent ;et elle avait peur sans savoir de quoi.

Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentrée, nepouvant se décider à quitter ce bon pays du soleil. Il lui semblaitqu’elle venait d’accomplir le tour du bonheur.

Ils s’en allèrent enfin.

Ils devaient faire à Paris tous leurs achats pour leurinstallation définitive aux Peuples ; et Jeanne se réjouissaitde rapporter des merveilles, grâce au cadeau de petite mère ;mais la première chose à laquelle elle songea fut le pistoletpromis à la jeune Corse d’Évisa.

Le lendemain de leur arrivée, elle dit à Julien :

– Mon chéri, veux-tu me rendre l’argent de maman parce que jevais faire mes emplettes ?

Il se tourna vers elle avec un visage mécontent.

– Combien te faut-il ?

Elle fut surprise et balbutia :

– Mais… ce que tu voudras.

Il reprit :

– Je vais te donner cent francs ; surtout ne les gaspillepas.

Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse.

Enfin elle prononça en hésitant :

– Mais… je… t’avais remis cet argent pour…

Il ne la laissa pas achever.

– Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans lamienne, qu’importe, du moment que nous avons la même bourse. Je net’en refuse point, n’est-ce pas, puisque je te donne centfrancs.

Elle prit les cinq pièces d’or, sans ajouter un mot, mais ellen’osa plus en demander d’autres et n’acheta rien que lepistolet.

Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer auxPeuples.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer