Une Vie

Chapitre 10

 

Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornesdans une maison qui semble vide par l’absence de l’être familierdisparu pour toujours, ces jours criblés de souffrance à chaquerencontre de tout objet que maniait incessamment la morte.D’instant en instant, un souvenir vous tombe sur le cœur et lemeurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restée dans levestibule, son verre que la bonne n’a point serré ! Et danstoutes les chambres on retrouve des choses traînant : ses ciseaux,un gant, le volume dont les feuillets sont usés par ses doigtsalourdis, et mille riens qui prennent une signification douloureuseparce qu’ils rappellent mille petits faits.

Et sa voix vous poursuit ; on croit l’entendre ; onvoudrait fuir n’importe où, échapper à la hantise de cette maison.Il faut rester parce que d’autres sont là qui restent et souffrentaussi.

Et puis Jeanne demeurait écrasée sous le souvenir de ce qu’elleavait découvert. Cette pensée pesait sur elle ; son cœur broyéne se guérissait pas. Sa solitude d’à présent s’augmentait de cesecret horrible ; sa dernière confiance était tombée avec sadernière croyance.

Père, au bout de quelque temps, s’en alla, ayant besoin deremuer, de changer d’air, de sortir du noir chagrin où ils’enfonçait de plus en plus.

Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en tempsdisparaître un de ses maîtres, reprit sa vie calme etrégulière.

Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, restadouze jours sans dormir, presque sans manger.

Il guérit ; mais elle demeura épouvantée par cette idéequ’il pouvait mourir. Alors que ferait-elle ? quedeviendrait-elle ? Et tout doucement se glissa dans son cœurle vague besoin d’avoir un autre enfant. Bientôt elle en rêva,reprise tout entière par son ancien désir de voir autour d’elledeux petits êtres, un garçon et une fille. Et ce fut uneobsession.

Mais, depuis l’affaire de Rosalie, elle vivait séparée deJulien. Un rapprochement semblait même impossible dans lessituations où ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs ; ellele savait ; et la seule pensée de subir de nouveau sescaresses la faisait frémir de répugnance.

Elle s’y serait pourtant résignée, tant l’envie d’être encoremère la harcelait ; mais elle se demandait comment pourraientrecommencer leurs baisers ? Elle serait morte d’humiliationplutôt que de laisser deviner ses intentions ; et il neparaissait plus songer à elle.

Elle y eût renoncé peut-être ; mais voilà que, chaque nuit,elle se mit à rêver d’une fille ; et elle la voyait jouantavec Paul sous le platane ; et parfois elle sentait une sortede démangeaison de se lever, et d’aller, sans prononcer un mot,trouver son mari dans sa chambre. Deux fois même elle se glissajusqu’à sa porte ; puis elle revint vivement, le cœur battantde honte.

Le baron était parti ; petite mère était morte ;Jeanne maintenant n’avait plus personne qu’elle pût consulter, àqui elle pût confier ses intimes secrets.

Alors elle se résolut à aller trouver l’abbé Picot, et à luidire, sous le sceau de la confession, les difficiles projetsqu’elle avait.

Elle arriva comme il lisait son bréviaire dans son petit jardinplanté d’arbres fruitiers.

Après avoir causé quelques minutes de choses et d’autres, ellebalbutia, en rougissant :

– Je voudrais me confesser, monsieur l’abbé.

Il demeura stupéfait et releva ses lunettes pour la bienconsidérer ; puis il se mit à rire.

– Vous ne devez pourtant pas avoir de gros péchés sur laconscience.

Elle se troubla tout à fait, et reprit :

– Non, mais j’ai un conseil à vous demander, un conseil si… si…si pénible que je n’ose pas vous en parler comme ça.

Il quitta instantanément son aspect bonhomme et prit son airsacerdotal :

– Eh bien, mon enfant, je vous écouterai dans le confessionnal,allons.

Mais elle le retint, hésitante, arrêtée tout à coup par unesorte de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans lerecueillement d’une église vide.

– Ou bien, non…, monsieur le curé… je puis… je puis… si vous levoulez… vous dire ici ce qui m’amène. Tenez, nous allons nousasseoir là-bas sous votre petite tonnelle.

Ils y allèrent à pas lents. Elle cherchait comment s’exprimer,comment débuter. Ils s’assirent.

Alors, comme si elle se fût confessée, elle commença : « Monpère… » puis elle hésita, répéta de nouveau : « Mon père… » et setut, tout à fait troublée.

Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant sonembarras, il l’encouragea :

– Eh bien, ma fille, on dirait que vous n’osez pas ;voyons, prenez courage.

Elle se décida, comme un poltron qui se jette au danger :

– Mon père, je voudrais un autre enfant.

Il ne répondit rien, ne comprenant pas. Alors elle s’expliqua,perdant les mots, effarée.

– Je suis seule dans la vie maintenant ; mon père et monmari ne s’entendent guère ; ma mère est morte ; et…et…

Elle prononça tout bas en frissonnant… :

– L’autre jour j’ai failli perdre mon fils ! Que serais-jedevenue alors ?…

Elle se tut. Le prêtre, dérouté, la regardait.

– Voyons, arrivez au fait.

Elle répéta :

– Je voudrais un autre enfant.

Alors il sourit, habitué aux grosses plaisanteries des paysansqui ne se gênaient guère devant lui, et il répondit avec unhochement de tête malin :

– Eh bien, il me semble qu’il ne tient qu’à vous.

Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, bégayant deconfusion :

– Mais… mais… vous comprenez que depuis ce… ce que… ce que voussavez de… de cette bonne… mon mari et moi nous vivons… nous vivonstout à fait séparés.

Accoutumé aux promiscuités et aux mœurs sans dignité descampagnes, il fut étonné de cette révélation ; puis, tout àcoup, il crut deviner le désir véritable de la jeune femme. Il laregarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sadétresse :

– Oui, je saisis parfaitement. Je comprends que votre… votreveuvage vous pèse. Vous êtes jeune, bien portante. Enfin, c’estnaturel, trop naturel.

Il se remettait à sourire, emporté par sa nature grivoise deprêtre campagnard ; et il tapotait doucement la main de Jeanne:

– Ça vous est permis, bien permis même par les commandements. –L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement. – Vous êtesmariée, n’est-ce pas ? Ce n’est point pour piquer desraves.

À son tour elle n’avait pas compris d’abord sessous-entendus ; mais, sitôt qu’elle les pénétra, elles’empourpra, toute saisie, avec des larmes aux yeux.

– Oh ! monsieur le curé, que dites-vous ? quepensez-vous ? Je vous jure… Je vous jure…

Et les sanglots l’étouffèrent.

Il fut surpris ; et il la consolait :

– Allons, je n’ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantaisun peu ; ça n’est pas défendu quand on est honnête. Maiscomptez sur moi ; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M.Julien.

Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refusercette intervention qu’elle craignait maladroite et dangereuse, maiselle n’osait point ; et elle se sauva après avoir balbutié:

– Je vous remercie, monsieur le curé.

Huit jours se passèrent. Elle vivait dans une angoissed’inquiétude.

Un soir, au dîner, Julien la regarda d’une façon singulière avecun certain pli souriant des lèvres qu’elle lui connaissait en sesheures de gouaillerie. Il eut même à son égard une sorte degalanterie imperceptiblement ironique ; et comme ils sepromenaient ensuite dans la grande avenue de petite mère, il luidit tout bas dans l’oreille :

– Il paraît que nous sommes raccommodés.

Elle ne répondit rien. Elle regardait par terre une sorte deligne droite presque invisible à présent, l’herbe ayant repoussé.C’était la trace du pied de la baronne qui s’effaçait, commes’efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le cœur crispé, noyé detristesse ; elle se sentait perdue dans la vie, si loin detout le monde.

Julien reprit :

– Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te déplaire.

Le soleil se couchait, l’air était doux. Une envie de pleureroppressait Jeanne, un de ces besoins d’expansion vers un cœur ami,un besoin d’étreindre, en murmurant ses peines. Un sanglot luimontait à la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le cœur deJulien.

Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, nepouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensa qu’ellel’aimait encore et déposa sur son chignon un baisercondescendant.

Puis ils rentrèrent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambreet passa la nuit avec elle.

Et leurs rapports anciens recommencèrent. Il les accomplissaitcomme un devoir qui cependant ne lui déplaisait pas ; elle lessubissait comme une nécessité écœurante et pénible, avec larésolution de les arrêter pour toujours dès qu’elle se sentiraitenceinte de nouveau.

Mais elle remarqua bientôt que les caresses de son marisemblaient différentes de jadis. Elles étaient plus raffinéespeut-être, mais moins complètes. Il la traitait comme un amantdiscret, et non plus comme un époux tranquille.

Elle s’étonna, observa, et s’aperçut bientôt que toutes sesétreintes s’arrêtaient avant qu’elle pût être fécondée.

Alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura :

– Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier commeautrefois ?

Il se mit à ricaner :

– Parbleu, pour ne pas t’engrosser.

Elle tressaillit :

– Pourquoi donc ne veux-tu plus d’enfants ?

Il demeura perclus de surprise :

– Hein ? tu dis ? mais tu es folle ? Un autreenfant ? Ah ! mais non, par exemple ! C’est déjàtrop d’un pour piailler, occuper tout le monde et coûter del’argent. Un autre enfant : merci !

Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l’enveloppa d’amour, et,tout bas :

– Oh ! je t’en supplie, rends-moi mère encore une fois.

Mais il se fâcha comme si elle l’eût blessé : « Ça vraiment, tuperds la tête. Fais-moi grâce de tes bêtises, je te prie. »

Elle se tut et se promit de le forcer par ruse à lui donner lebonheur qu’elle rêvait.

Alors elle essaya de prolonger ses baisers, jouant la comédied’une ardeur délirante, le liant à elle de ses deux bras crispés endes transports qu’elle simulait. Elle usa de tous lessubterfuges ; mais il resta maître de lui ; et pas unefois il ne s’oublia.

Alors, travaillée de plus en plus par son désir acharné, pousséeà bout, prête à tout braver, à tout oser, elle retourna chez l’abbéPicot.

Il achevait son déjeuner ; il était fort rouge, ayanttoujours des palpitations après ses repas. Dès qu’il la vit entrer,il s’écria : « Eh bien ? » désireux de savoir le résultat deses négociations.

Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle réponditimmédiatement :

– Mon mari ne veut plus d’enfants.

L’abbé se retourna vers elle, intéressé tout à fait, prêt àfouiller avec une curiosité de prêtre dans ces mystères du lit quilui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda :

– Comment ça ?

Alors, malgré sa détermination, elle se troubla pour expliquer:

– Mais il… il… il refuse de me rendre mère.

L’abbé comprit, il connaissait ces choses ; et il se mit àinterroger avec des détails précis et minutieux, une gourmandised’homme qui jeûne.

Puis il réfléchit quelques instants et, d’une voix tranquille,comme s’il lui eût parlé de la récolte qui venait bien, il luitraça un plan de conduite habile, réglant tous les points :

– Vous n’avez qu’un moyen, ma chère enfant, c’est de lui faireaccroire que vous êtes grosse. Il ne s’observera plus ; etvous le deviendrez pour de vrai.

Elle rougit jusqu’aux yeux ; mais, déterminée à tout, elleinsista.

– Et… et s’il ne me croit pas ?

Le curé savait bien les ressources pour conduire et tenir leshommes :

– Annoncez votre grossesse à tout le monde, dites-lapartout ; il finira par y croire lui-même.

Puis il ajouta, comme pour s’absoudre de ce stratagème :

– C’est votre droit, l’Église ne tolère les rapports entre hommeet femme que dans le but de la procréation.

Elle suivit le conseil rusé et, quinze jours plus tard, elleannonçait à Julien qu’elle se croyait grosse. Il eut unsursaut.

– Pas possible ! ce n’est pas vrai.

Elle indiqua aussitôt la raison de ses soupçons. Mais il serassura.

– Bah ! attends un peu. Tu verras.

Alors chaque matin, il demanda :

– Eh bien ?

Et toujours elle répondait :

– Non, pas encore. Je serais bien trompée si je n’étais pasenceinte.

Il s’inquiétait à son tour, furieux et désolé, autant quesurpris. Il répétait :

– Je n’y comprends rien, mais rien. Si je sais comment celas’est fait ! je veux bien être pendu.

Au bout d’un mois elle annonçait de tous les côtés la nouvellesauf à la comtesse Gilberte, par une sorte de pudeur compliquée etdélicate.

Depuis sa première inquiétude, Julien ne l’approchaitplus ; puis il prit, en rageant, son parti, et déclara :

– En voilà un qui n’était pas demandé.

Et il recommença à pénétrer dans la chambre de sa femme.

Ce qu’avait prévu le prêtre se réalisa complètement. Elle étaitgrosse.

Alors, inondée d’une joie délirante, elle ferma sa porte chaquesoir, se vouant, dans un élan de reconnaissance vers la vaguedivinité qu’elle adorait, à une chasteté éternelle.

Elle se sentait de nouveau presque heureuse, s’étonnant de lapromptitude avec laquelle s’était adoucie sa douleur après la mortde sa mère. Elle s’était crue inconsolable ; et voilà qu’endeux mois à peine cette plaie vive se fermait. Il ne lui restaitplus qu’une mélancolie attendrie, comme un voile de chagrin jetésur sa vie. Aucun événement ne lui paraissait plus possible. Sesenfants grandiraient, l’aimeraient ; elle vieilliraittranquille, contente, sans s’occuper de son mari.

Vers la fin du mois de septembre, l’abbé Picot vint faire unevisite de cérémonie avec une soutane neuve qui ne portait encoreque huit jours de taches ; et il présenta son successeur,l’abbé Tolbiac. C’était un tout jeune prêtre maigre, fort petit, àla parole emphatique, et dont les yeux, cerclés de noir et caves,indiquaient une âme violente. Le vieux curé était nommé doyen deGoderville.

Jeanne ressentit une vraie tristesse de ce départ. La figure dubonhomme était liée à tous ses souvenirs de jeune femme. Il l’avaitmariée, il avait baptisé Paul, et enterré la baronne. Elle ne sefigurait pas Étouvent sans la bedaine de l’abbé Picot passant lelong des cours des fermes ; et elle l’aimait parce qu’il étaitjoyeux et naturel.

Malgré son avancement il ne semblait pas gai. Il disait :

– Ça me coûte, ça me coûte, madame la comtesse. Voilà dix-huitans que je suis ici. Oh ! la commune rapporte peu et ne vautpoint grand-chose. Les hommes n’ont pas plus de religion qu’il nefaut, et les femmes, les femmes, voyez-vous, n’ont guère deconduite. Les filles ne passent à l’église pour le mariage qu’aprèsavoir fait un pèlerinage à Notre-Dame du Gros-Ventre, et la fleurd’oranger ne vaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l’aimais,moi.

Le nouveau curé faisait des gestes d’impatience, et devenaitrouge. Il dit brusquement :

– Avec moi, il faudra que tout cela change.

Il avait l’air d’un enfant rageur, tout frêle et tout maigredans sa soutane usée déjà, mais propre.

L’abbé Picot le regarda de biais, comme il faisait en sesmoments de gaieté, et il reprit :

– Voyez-vous, l’abbé, pour empêcher ces choses-là, il faudraitenchaîner vos paroissiens, et encore ça ne servirait à rien.

Le petit prêtre répondit d’un ton cassant :

– Nous verrons bien.

Et le vieux curé sourit en humant sa prise :

– L’âge vous calmera, l’abbé, et l’expérience aussi ; vouséloignerez de l’église vos derniers fidèles ; et voilà tout.Dans ce pays-ci, on est croyant, mais tête de chien : prenez garde.Ma foi, quand je vois entrer au prône une fille qui me paraît unpeu grasse, je me dis : « C’est un paroissien de plus qu’ellem’amène » et je tâche de la marier. Vous ne les empêcherez pas defauter, voyez-vous ; mais vous pouvez aller trouver le garçonet l’empêcher d’abandonner la mère. Mariez-les, l’abbé, mariez-les,ne vous occupez pas d’autre chose.

Le nouveau curé répondit avec rudesse :

– Nous pensons différemment ; il est inutiled’insister.

Et l’abbé Picot se remit à regretter son village, la mer qu’ilvoyait des fenêtres du presbytère, les petites vallées en entonnoiroù il allait réciter son bréviaire, en regardant au loin passer lesbateaux.

Et les deux prêtres prirent congé. Le vieux embrassa Jeanne, quifaillit pleurer.

Huit jours plus tard, l’abbé Tolbiac revint. Il parla desréformes qu’il accomplissait comme aurait pu le faire un princeprenant possession de son royaume. Puis il pria la comtesse de nepoint manquer l’office du dimanche, et de communier à toutes lesfêtes.

– Vous et moi, disait-il, nous sommes la tête du pays ;nous devons le gouverner et nous montrer toujours comme un exempleà suivre. Il faut que nous soyons unis pour être puissants etrespectés. L’église et le château se donnant la main, la chaumièrenous craindra et nous obéira.

La religion de Jeanne était toute de sentiment ; elle avaitcette foi rêveuse que garde toujours une femme ; et, si elleaccomplissait à peu près ses devoirs, c’était surtout par habitudegardée du couvent, la philosophie frondeuse du baron ayant depuislongtemps jeté bas ses convictions.

L’abbé Picot se contentait du peu qu’elle pouvait lui donner etne la gourmandait jamais. Mais son successeur, ne l’ayant point vueà l’office du précédent dimanche, était accouru inquiet etsévère.

Elle ne voulut point rompre avec le presbytère et promit, seréservant de ne se montrer assidue que par complaisance dans lespremières semaines.

Mais, peu à peu, elle prit l’habitude de l’église et subitl’influence de ce frêle abbé intègre et dominateur. Mystique, illui plaisait par ses exaltations et ses ardeurs. Il faisait vibreren elle la corde de poésie religieuse que toutes les femmes ontdans l’âme. Son austérité intraitable, son mépris du monde et dessensualités, son dégoût des préoccupations humaines, son amour deDieu, son inexpérience juvénile et sauvage, sa parole dure, savolonté inflexible donnaient à Jeanne l’impression de ce quedevaient être les martyrs ; et elle se laissait séduire, elle,cette souffrante déjà désabusée, par le fanatisme rigide de cetenfant, ministre du Ciel.

Il la menait au Christ consolateur, lui montrant comment lesjoies pieuses de la religion apaiseraient toutes sessouffrances ; et elle s’agenouillait au confessionnal,s’humiliant, se sentant petite et faible devant ce prêtre quisemblait avoir quinze ans.

Mais il fut bientôt détesté par toute la campagne.

D’une inflexible sévérité pour lui-même, il se montrait pour lesautres d’une implacable intolérance. Une chose surtout le soulevaitde colère et d’indignation, l’amour. Il en parlait dans ses prêchesavec emportement, en termes crus, selon l’usage ecclésiastique,jetant sur cet auditoire de rustres des périodes tonnantes contrela concupiscence ; et il tremblait de fureur, trépignait,l’esprit hanté des images qu’il évoquait dans ses fureurs.

Les grands gars et les filles se coulaient des regards sournoisà travers l’église ; et les vieux paysans, qui aiment toujoursà plaisanter sur ces choses-là, désapprouvaient l’intolérance dupetit curé en retournant à la ferme après l’office, à côté du filsen blouse bleue et de la fermière en mante noire. Et toute lacontrée était en émoi.

On se racontait tout bas ses sévérités au confessionnal, lespénitences sévères qu’il infligeait ; et, comme il s’obstinaità refuser l’absolution aux filles dont la chasteté avait subi desatteintes, la moquerie s’en mêla. On riait, aux grand-messes desfêtes, quand on voyait des jeunesses rester à leurs bancs au lieud’aller communier avec les autres.

Bientôt il épia les amoureux pour empêcher leurs rencontres,comme fait un garde poursuivant les braconniers. Il les chassait lelong des fossés, derrière les granges, par les soirs de lune, etdans les touffes de joncs marins sur le versant des petitescôtes.

Une fois il en découvrit deux qui ne se désunirent pas devantlui ; ils se tenaient par la taille, et marchaient ens’embrassant dans un ravin rempli de pierres.

L’abbé cria :

– Voulez-vous bien finir, manants que vous êtes !

Et le gars, s’étant retourné, lui répondit :

– Mêlez-vous d’vos affaires, m’sieu l’curé, celles-là n’vousr’gardent pas.

Alors l’abbé ramassa des cailloux et les leur jeta comme on faitaux chiens.

Ils s’enfuirent en riant tous deux ; et le dimanchesuivant, il les dénonça par leurs noms en pleine église.

Tous les garçons du pays cessèrent d’aller aux offices.

Le curé dînait au château tous les jeudis, et venait souvent ensemaine causer avec sa pénitente. Elle s’exaltait comme lui,discutait sur les choses immatérielles, maniait tout l’arsenalantique et compliqué des controverses religieuses.

Ils se promenaient tous deux le long de la grande allée de labaronne en parlant du Christ et des Apôtres, et de la Vierge et desPères de l’Église, comme s’ils les eussent connus. Ils s’arrêtaientparfois pour se poser des questions profondes qui les faisaientdivaguer mystiquement, elle, se perdant en des raisonnementspoétiques qui montaient au ciel comme des fusées, lui plus précis,arguant comme un avoué monomane qui démontrerait mathématiquementla quadrature du cercle.

Julien traitait le nouveau curé avec un grand respect, répétantsans cesse :

– Il me va, ce prêtre-là, il ne pactise pas.

Et il se confessait et communiait à volonté, donnant l’exempleprodigalement.

Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville,chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer de lui, etmontant à cheval avec la comtesse, malgré les pluies et les grostemps. Le comte disait :

– Ils sont enragés avec leur cheval, mais cela fait du bien à mafemme.

Le baron revint vers la mi-novembre. Il était changé, vieilli,éteint, baigné dans une tristesse noire qui avait pénétré sonesprit. Et tout de suite l’amour qui le liait à sa fille semblaaccru comme si ces quelques mois de morne solitude eussent exaspéréson besoin d’affection, de confiance et de tendresse.

Jeanne ne lui confia point ses idées nouvelles, son intimitéavec l’abbé Tolbiac, et son ardeur religieuse ; mais, lapremière fois qu’il vit le prêtre, il sentit s’éveiller contre luiune inimitié véhémente.

Et quand la jeune femme lui demanda, le soir : « Comment letrouves-tu ? » il répondit :

– Cet homme-là, c’est un inquisiteur ! Il doit être trèsdangereux.

Puis quand il eut appris par les paysans dont il était l’ami,les sévérités du jeune prêtre, ses violences, cette espèce depersécution qu’il exerçait contre les lois et les instincts innés,ce fut une haine qui éclata dans son cœur.

Il était, lui, de la race des vieux philosophes adorateurs de lanature, attendri dès qu’il voyait deux animaux s’unir, à genouxdevant une espèce de Dieu panthéiste et hérissé devant laconception catholique d’un Dieu à intentions bourgeoises, à colèresjésuitiques et à vengeances de tyran, un Dieu qui lui rapetissaitla création entrevue, fatale, sans limites, toute-puissante, lacréation vie, lumière, terre, pensée, plante, roche, homme, air,bête, étoile, Dieu, insecte en même temps, créant parce qu’elle estcréation, plus forte qu’une volonté, plus vaste qu’un raisonnement,produisant sans but, sans raison et sans fin dans tous les sens etdans toutes les formes à travers l’espace infini, suivant lesnécessités du hasard et le voisinage des soleils chauffant lesmondes.

La création contenait tous les germes, la pensée et la vie sedéveloppant en elle comme des fleurs et des fruits sur lesarbres.

Pour lui donc, la reproduction était la grande loi générale,l’acte sacré, respectable, divin, qui accomplit l’obscure etconstante volonté de l’Être Universel. Et il commença, de ferme enferme, une campagne ardente contre le prêtre intolérant,persécuteur de la vie.

Jeanne, désolée, priait le Seigneur, implorait son père ;mais il répondait toujours :

– Il faut combattre ces hommes-là, c’est notre droit et notredevoir. Ils ne sont pas humains.

Il répétait, en secouant ses longs cheveux blancs :

– Ils ne sont pas humains ; ils ne comprennent rien, rien,rien. Ils agissent dans un rêve fatal ; ils sontanti-physiques.

Et il criait « Anti-physiques ! » comme s’il eût jeté unemalédiction.

Le prêtre sentait bien l’ennemi, mais, comme il tenait à restermaître du château et de la jeune femme, il temporisait, sûr de lavictoire finale.

Puis une idée fixe le hantait ; il avait découvert parhasard les amours de Julien et de Gilberte, et il les voulaitinterrompre à tout prix.

Il s’en vint un jour trouver Jeanne et, après un long entretienmystique, il lui demanda de s’unir à lui pour combattre, pour tuerle mal dans sa propre famille, pour sauver deux âmes en danger.

Elle ne comprit pas et voulut savoir. Il répondit :

– L’heure n’est pas venue, je vous reverrai bientôt.

Et il partit brusquement.

L’hiver alors touchait à sa fin, un hiver pourri, comme on ditaux champs, humide et tiède.

L’abbé revint quelques jours plus tard et parla en termesobscurs d’une de ces liaisons indignes entre gens qui devraientêtre irréprochables. Il appartenait, disait-il, à ceux qui avaientconnaissance de ces faits, de les arrêter par tous les moyens. Puisil entra en des considérations élevées, puis, prenant la main deJeanne, il l’adjura d’ouvrir les yeux, de comprendre et del’aider.

Elle avait compris, cette fois, mais elle se taisait, épouvantéeà la pensée de tout ce qui pouvait survenir de pénible dans samaison tranquille à présent, et elle feignit de ne pas savoir ceque l’abbé voulait dire. Alors il n’hésita plus et parlaclairement.

– C’est un devoir pénible que je vais accomplir, madame lacomtesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministère que jeremplis m’ordonne de ne pas vous laisser ignorer ce que vous pouvezempêcher. Sachez donc que votre mari entretient une amitiécriminelle avec Mme de Fourville.

Elle baissa la tête, résignée et sans force.

Le prêtre reprit :

– Que comptez-vous faire, maintenant ?

Alors elle balbutia :

– Que voulez-vous que je fasse, monsieur l’abbé ?

Il répondit violemment :

– Vous jeter en travers de cette passion coupable.

Elle se mit à pleurer ; et d’une voix navrée :

– Mais il m’a déjà trompée avec une bonne ; mais il nem’écoute pas ; il ne m’aime plus ; il me maltraite sitôtque je manifeste un désir qui ne lui convient pas. Quepuis-je ?

Le curé, sans répondre directement, s’écria :

– Alors, vous vous inclinez ! Vous vous résignez !Vous consentez ! L’adultère est sous votre toit ; et vousle tolérez ! Le crime s’accomplit sous vos yeux, et vousdétournez le regard ? Êtes-vous une épouse ? unechrétienne ? une mère ?

Elle sanglotait :

– Que voulez-vous que je fasse ?

Il répliqua :

– Tout plutôt que de permettre cette infamie. Tout, vous dis-je.Quittez-le. Fuyez cette maison souillée.

Elle dit :

– Mais je n’ai pas d’argent, monsieur l’abbé ; et puis jesuis sans courage, maintenant ; et puis comment partir sanspreuves ? Je n’en ai même pas le droit.

Le prêtre se leva, frémissant :

– C’est la lâcheté qui vous conseille, madame, je vous croyaisautre. Vous êtes indigne de la miséricorde de Dieu !

Elle tomba à ses genoux :

– Oh ! je vous en prie, ne m’abandonnez pas,conseillez-moi !

Il prononça d’une voix brève :

– Ouvrez les yeux de M. de Fourville. C’est à lui qu’ilappartient de rompre cette liaison.

À cette pensée une épouvante la saisit :

– Mais il les tuerait, monsieur l’abbé ! Et je commettraisune dénonciation ! Oh ! pas cela, jamais !

Alors, il leva la main comme pour la maudire, tout soulevé decolère :

– Restez dans votre honte et dans votre crime ; car vousêtes plus coupable qu’eux. Vous êtes l’épouse complaisante !Je n’ai plus rien à faire ici.

Et il s’en alla, si furieux que tout son corps tremblait.

Elle le suivit éperdue, prête à céder, commençant à promettre.Mais il demeurait vibrant d’indignation, marchant à pas rapides ensecouant de rage son grand parapluie bleu presque aussi haut quelui.

Il aperçut Julien debout près de la barrière, dirigeant destravaux d’ébranchage ; alors il tourna à gauche pour traverserla ferme des Couillard ; et il répétait :

– Laissez-moi, madame, je n’ai plus rien à vous dire.

Juste sur son chemin, au milieu de la cour, un tas d’enfants,ceux de la maison et ceux des voisins attroupés autour de la logede la chienne Mirza, contemplaient curieusement quelque chose, avecune attention concentrée et muette. Au milieu d’eux le baron, lesmains derrière le dos, regardait aussi avec curiosité. On eût ditun maître d’école. Mais, quand il vit de loin le prêtre, il s’enalla pour éviter de le rencontrer, de le saluer, de lui parler.

Jeanne disait, suppliante :

– Laissez-moi quelques jours, monsieur l’abbé, et revenez auchâteau. Je vous raconterai ce que j’aurai pu faire, et ce quej’aurai préparé ; et nous aviserons.

Ils arrivaient alors auprès du groupe des enfants ; et lecuré s’approcha pour voir ce qui les intéressait ainsi. C’était lachienne qui mettait bas. Devant sa niche cinq petits grouillaientdéjà autour de la mère qui les léchait avec tendresse, étendue surle flanc, tout endolorie. Au moment où le prêtre se penchait, labête crispée s’allongea et un sixième petit toutou parut. Tous lesgalopins alors, saisis de joie, se mirent à crier en battant desmains :

– En v’là encore un, en v’là encore un !

C’était un jeu pour eux, un jeu naturel où rien d’impurn’entrait. Ils contemplaient cette naissance comme ils auraientregardé tomber des pommes.

L’abbé Tolbiac demeura d’abord stupéfait, puis, saisi d’unefureur irrésistible, il leva son grand parapluie et se mit àfrapper dans le tas des enfants sur les têtes, de toute sa force.Les galopins effarés s’enfuirent à toutes jambes ; et il setrouva subitement en face de la chienne en gésine qui s’efforçaitde se lever. Mais il ne la laissa pas même se dresser sur sespattes, et, la tête perdue, il commença à l’assommer à tour debras. Enchaînée, elle ne pouvait s’enfuir, et gémissaitaffreusement en se débattant sous les coups. Il cassa sonparapluie. Alors, les mains vides, il monta dessus, la piétinantavec frénésie, la pilant, l’écrasant. Il lui fit mettre au monde undernier petit qui jaillit sous la pression ; et il acheva,d’un talon forcené, le corps saignant qui remuait encore au milieudes nouveau-nés piaulants, aveugles et lourds, cherchant déjà lesmamelles.

Jeanne s’était sauvée ; mais le prêtre soudain se sentitpris au cou, un soufflet fit sauter son tricorne ; et lebaron, exaspéré, l’emporta jusqu’à la barrière et le jeta sur laroute.

Quand M. Le Perthuis se retourna, il aperçut sa fille à genoux,sanglotant au milieu des petits chiens et les recueillant dans sajupe. Il revint vers elle à grands pas, en gesticulant, et ilcriait :

– Le voilà, le voilà, l’homme en soutane ! L’as-tu vu,maintenant ?

Les fermiers étaient accourus, tout le monde regardait la bêteéventrée ; et la mère Couillard déclara :

– C’est-il possible d’être sauvage comme ça !

Mais Jeanne avait ramassé les sept petits et prétendait lesélever.

On essaya de leur donner du lait : trois moururent le lendemain.Alors le père Simon courut le pays pour découvrir une chienneallaitant. Il n’en trouva pas, mais il rapporta une chatte enaffirmant qu’elle ferait l’affaire. On tua donc trois autres petitset on confia le dernier à cette nourrice d’une autre race. Ellel’adopta immédiatement, et lui tendit sa mamelle en se couchant surle côté.

Pour qu’il n’épuisât point sa mère adoptive, on sevra le chienquinze jours après, et Jeanne se chargea de le nourrir elle-même aubiberon. Elle l’avait nommé Toto. Le baron changea son nomd’autorité, et le baptisa « Massacre ».

Le prêtre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lança duhaut de la chaire des imprécations, des malédictions et des menacescontre le château, disant qu’il faut porter le fer rouge dans lesplaies, anathématisant le baron qui s’en amusa, et marquant d’uneallusion voilée, encore timide, les nouvelles amours de Julien. Levicomte fut exaspéré, mais la crainte d’un scandale affreuxéteignit sa colère.

Alors, de prône en prône, le prêtre continua l’annonce de savengeance, prédisant que l’heure de Dieu approchait, que tous sesennemis seraient frappés.

Julien écrivit à l’archevêque une lettre respectueuse maisénergique. L’abbé Tolbiac fut menacé d’une disgrâce. Il se tut.

On le rencontrait maintenant faisant de longues coursessolitaires, à pas allongés, avec un air exalté. Gilberte et Juliendans leurs promenades à cheval l’apercevaient à tout moment,parfois au loin comme un point noir au bout d’une plaine ou sur lebord de la falaise, parfois lisant son bréviaire dans quelqueétroit vallon où ils allaient entrer. Ils tournaient bride alorspour ne point passer près de lui.

Le printemps était venu, ravivant leur amour, les jetant chaquejour aux bras l’un de l’autre, tantôt ici, tantôt là, sous toutabri où les portaient leurs courses.

Comme les feuilles des arbres étaient encore claires, et l’herbehumide, et qu’ils ne pouvaient, ainsi qu’au cœur de l’été,s’enfoncer dans les taillis des bois, ils avaient adopté le plussouvent, pour cacher leurs étreintes, la cabane ambulante d’unberger, abandonnée depuis l’automne au sommet de la côte deVaucotte.

Elle restait là toute seule, haute sur ses roues, à cinq centsmètres de la falaise, juste au point où commençait la descenterapide du vallon. Ils ne pouvaient être surpris dedans, car ilsdominaient la plaine ; et les chevaux attachés aux brancardsattendaient qu’ils fussent las de baisers.

Mais voilà qu’un jour, au moment où ils quittaient ce refuge,ils aperçurent l’abbé Tolbiac assis presque caché dans les joncsmarins de la côte.

– Il faudra laisser nos chevaux dans le ravin, dit Julien, ilspourraient nous dénoncer de loin.

Et ils prirent l’habitude d’attacher les bêtes dans un repli duval plein de broussailles.

Puis un soir, comme ils rentraient tous deux à la Vrillette oùils devaient dîner avec le comte, ils rencontrèrent le curéd’Étouvent qui sortait du château. Il se rangea pour les laisserpasser ; et salua sans qu’ils rencontrassent ses yeux.

Une inquiétude les saisit qui se dissipa bientôt.

Or Jeanne, un après-midi, lisait auprès du feu par un grand coupde vent (c’était au commencement de mai), quand elle aperçutsoudain le comte de Fourville qui s’en venait à pied et si vitequ’elle crut un malheur arrivé.

Elle descendit vivement pour le recevoir et, quand elle fut enface de lui, elle le pensa devenu fou. Il était coiffé d’une grossecasquette fourrée qu’il ne portait que chez lui, vêtu de sa blousede chasse, et si pâle que sa moustache rousse, qui ne tranchaitpoint d’ordinaire sur son teint coloré, semblait une flamme. Et sesyeux étaient hagards, roulaient, comme vides de pensée.

Il balbutia :

– Ma femme est ici, n’est-ce pas ?

Jeanne, perdant la tête, répondit :

– Mais non, je ne l’ai point vue aujourd’hui.

Alors il s’assit, comme si ses jambes se fussent brisées, il ôtasa coiffure et s’essuya le front avec son mouchoir, plusieurs fois,par un geste machinal ; puis se relevant d’une secousse, ils’avança vers la jeune femme, les deux mains tendues, la boucheouverte, prêt à parler, à lui confier quelque affreusedouleur ; puis il s’arrêta, la regarda fixement, prononça dansune sorte de délire :

– Mais c’est votre mari… vous aussi…

Et il s’enfuit du côté de la mer.

Jeanne courut pour l’arrêter, l’appelant, l’implorant, le cœurcrispé de terreur, pensant : « Il sait tout ! que va-t-ilfaire ? Oh ! pourvu qu’il ne les trouve point !»

Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l’écoutait pas. Ilallait devant lui sans hésiter, sûr de son but. Il franchit lefossé, puis enjambant les joncs marins à pas de géant, il gagna lafalaise.

Jeanne, debout sur le talus planté d’arbres, le suivit longtempsdes yeux ; puis, le perdant de vue, elle rentra, torturéed’angoisse.

Il avait tourné vers la droite, et s’était mis à courir. La merhouleuse roulait ses vagues ; les gros nuages tout noirsarrivaient d’une vitesse folle, passaient, suivis pard’autres ; et chacun d’eux criblait la côte d’une aversefurieuse. Le vent sifflait, geignait, rasait l’herbe, couchait lesjeunes récoltes, emportait, pareils à des flocons d’écume, degrands oiseaux blancs qu’il entraînait au loin dans les terres.

Les grains, qui se succédaient, fouettaient le visage du comte,trempaient ses joues et ses moustaches où l’eau glissait,emplissaient de bruit ses oreilles et son cœur de tumulte.

Là-bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorgeprofonde. Rien jusque-là qu’une hutte de berger auprès d’un parc àmoutons vide. Deux chevaux étaient attachés aux brancards de lamaison roulante. Que pouvait-on craindre par cettetempête ?

Dès qu’il les eut aperçus, le comte se coucha contre terre, puisil se traîna sur les mains et sur les genoux, semblable à une sortede monstre avec son grand corps souillé de boue et sa coiffure enpoil de bête. Il rampa jusqu’à la cabane solitaire et se cachadessous pour n’être point découvert par les fentes desplanches.

Les chevaux, l’ayant vu, s’agitaient. Il coupa lentement leursbrides avec son couteau qu’il tenait ouvert à la main et, unebourrasque étant survenue, les animaux s’enfuirent, harcelés par lagrêle qui cinglait le toit penché de la maison de bois, la faisanttrembler sur ses roues.

Le comte alors, redressé sur les genoux, colla son œil au bas dela porte, en regardant dedans.

Il ne bougeait plus ; il semblait attendre. Un temps assezlong s’écoula ; et tout à coup il se releva, fangeux de latête aux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou quifermait l’auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mità secouer cette niche comme s’il eût voulu la briser en pièces.Puis soudain, il s’attela, pliant sa haute taille dans un effortdésespéré, tirant comme un bœuf, et haletant ; et il entraîna,vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu’elleenfermait.

Ils criaient là-dedans, heurtant la cloison du poing, necomprenant pas ce qui leur arrivait.

Lorsqu’il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeurequi se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujoursplus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre deses brancards.

Un vieux mendiant, blotti dans un fossé, la vit passer d’un élansur sa tête ; et il entendit des cris affreux poussés dans lecoffre de bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un heurt, s’abattitsur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme unemaison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont. Puis, arrivantau rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe,et, tombant au fond, s’y creva comme un œuf.

Dès qu’elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieuxmendiant, qui l’avait vue passer, descendit à petits pas à traversles ronces ; et, mû par une prudence de paysan, n’osantapprocher du coffre éventré, il alla jusqu’à la ferme voisineannoncer l’accident.

On accourut ; on souleva les débris ; on aperçut deuxcorps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L’homme avait lefront ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire de la femmependait, détachée dans un choc ; et leurs membres cassésétaient mous comme s’il n’y avait plus d’os sous la chair.

On les reconnut cependant ; et on se mit à raisonnerlonguement sur les causes de ce malheur.

– Qué qui faisaient dans c’té cahute ? dit une femme.

Alors, le vieux pauvre raconta qu’ils s’étaient apparemmentréfugiés là-dedans pour se mettre à l’abri d’une bourrasque, et quele vent furieux avait dû chavirer et précipiter la cabane. Et ilexpliquait que lui-même allait s’y cacher quand il avait vu leschevaux attachés aux brancards, et compris par là que la placeétait occupée.

Il ajouta d’un air satisfait :

– Sans ça, c’est moi qu’j’y passais.

Une voix dit :

– Ça aurait-il pas mieux valu ?

Alors, le bonhomme se mit dans une colère terrible :

– Pourquoi qu’ça aurait mieux valu ? Parce qu’je sieuspauvre et qu’i sont riches ! Guettez-les, à c’t’heure…

Et, tremblant, déguenillé, ruisselant d’eau, sordide avec sabarbe mêlée et ses longs cheveux coulant du chapeau défoncé, ilmontrait les deux cadavres du bout de son bâton crochu ; et ildéclara :

– J’sommes tous égaux, là-devant.

Mais d’autres paysans étaient venus, et regardaient de coin,d’un œil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche. Puis ondélibéra sur ce qu’on ferait ; et il fut décidé, dans l’espoird’une récompense, que les corps seraient reportés aux châteaux. Onattela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulté surgit.Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond desvoitures ; les autres étaient d’avis d’y placer des matelaspar convenance.

La femme qui avait déjà parlé cria :

– Mais y s’ront pleins d’sang, ces matelas, qu’y faudra lesr’laver à l’ieau de javelle.

Alors, un gros fermier à face réjouie répondit :

– Y les paieront donc. Plus qu’ça vaudra, plus qu’ça seracher.

L’argument fut décisif.

Et les deux carrioles, haut perchées sur des roues sansressorts, partirent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche,secouant et ballottant à chaque cahot des grandes ornières cesrestes d’êtres qui s’étaient étreints et qui ne se rencontreraientplus.

Le comte, dès qu’il avait vu rouler la cabane sur la duredescente, s’était enfui de toute la vitesse de ses jambes à traversla pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendant plusieursheures, coupant les routes, sautant les talus, crevant leshaies ; et il était rentré chez lui à la tombée du jour, sanssavoir comment.

Les domestiques effarés l’attendaient et lui annoncèrent que lesdeux chevaux venaient de revenir sans cavaliers, celui de Julienayant suivi l’autre.

Alors M. de Fourville chancela ; et d’une voix entrecoupée:

– Il leur sera arrivé quelque accident par ce temps affreux. Quetout le monde se mette à leur recherche.

Il repartit lui-même ; mais, dès qu’il fut hors de vue, ilse cacha sous une ronce, guettant la route par où allait revenirmorte, ou mourante, ou peut-être estropiée, défigurée à jamais,celle qu’il aimait encore d’une passion sauvage.

Et bientôt, une carriole passa devant lui, qui portait quelquechose d’étrange.

Elle s’arrêta devant le château, puis entra. C’était cela, oui,c’était Elle ; mais une angoisse effroyable le cloua surplace, une peur horrible de savoir, une épouvante de lavérité ; et il ne remuait plus, blotti comme un lièvre,tressaillant au moindre bruit.

Il attendit une heure, deux heures peut-être. La carriole nesortait pas. Il se dit que sa femme expirait ; et la pensée dela voir, de rencontrer son regard, l’emplit d’une telle horreurqu’il craignit soudain d’être découvert dans sa cachette et forcéde rentrer pour assister à cette agonie, et qu’il s’enfuit encorejusqu’au milieu des bois. Alors, tout à coup, il réfléchit qu’elleavait peut-être besoin de secours, que personne sans doute nepouvait la soigner ; et il revint en courant éperdument.

Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria :

– Eh bien ?

L’homme n’osait pas répondre. Alors, M. de Fourville hurlantpresque :

– Est-elle morte ?

Et le serviteur balbutia :

– Oui, monsieur le comte.

Il ressentit un soulagement immense. Un calme brusque entra dansson sang et dans ses muscles vibrants ; et il monta d’un pasferme les marches de son grand perron.

L’autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne, de loin,l’aperçut, vit le matelas, devina qu’un corps gisait dessus, etcomprit tout. Son émotion fut si vive qu’elle s’affaissa sansconnaissance.

Quand elle reprit ses sens, son père lui tenait la tête et luimouillait les tempes de vinaigre. Il demanda en hésitant :

– Tu sais ?…

Elle murmura :

– Oui, père.

Mais, quand elle voulut se lever, elle ne le put tant ellesouffrait.

Le soir même elle accoucha d’un enfant mort : d’une fille.

Elle ne vit rien de l’enterrement de Julien ; elle n’en sutrien. Elle s’aperçut seulement au bout d’un jour ou deux que tanteLison était revenue ; et, dans les cauchemars fiévreux qui lahantaient, elle cherchait obstinément à se rappeler depuis quand lavieille fille était repartie des Peuples, à quelle époque, dansquelles circonstances. Elle n’y pouvait parvenir, même en sesheures de lucidité, sûre seulement qu’elle l’avait vue après lamort de petite mère.

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