Une Vie

Chapitre 9

 

Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut àaller rendre leur visite aux Fourville et à se présenter aussi chezle marquis de Coutelier.

Julien venait d’acheter, dans une vente publique, une nouvellevoiture, un phaéton ne demandant qu’un cheval, afin de pouvoirsortir deux fois par mois.

Elle fut attelée par un jour clair de décembre et, après deuxheures de route à travers les plaines normandes, on commença àdescendre en un petit vallon dont les flancs étaient boisés, et lefond mis en culture.

Puis, les terres ensemencées furent bientôt remplacées par desprairies, et les prairies par un marécage plein de grands roseaux,secs en cette saison, et dont les longues feuilles bruissaient,pareilles à des rubans jaunes.

Tout à coup, après un brusque détour du val, le château de laVrillette se montra, adossé d’un côté à la pente boisée et, del’autre, trempant toute sa muraille dans un grand étang queterminait, en face, un bois de hauts sapins escaladant l’autreversant de la vallée.

Il fallut passer par un antique pont-levis et franchir un vasteportail Louis XIII pour pénétrer dans la cour d’honneur, devant unélégant manoir de la même époque à encadrements de briques, flanquéde tourelles coiffées d’ardoises.

Julien expliquait à Jeanne toutes les parties du bâtiment, enhabitué qui le connaît à fond. Il en faisait les honneurs,s’extasiant sur sa beauté :

– Regarde-moi ce portail ! Est-ce grandiose une habitationcomme ça, hein ? Toute l’autre façade est dans l’étang, avecun perron royal qui descend jusqu’à l’eau ; et quatre barquessont amarrées au bas des marches, deux pour le comte et deux pourla comtesse. Là-bas à droite, là où tu vois le rideau de peupliers,c’est la fin de l’étang ; c’est là que commence la rivière quiva jusqu’à Fécamp. C’est plein de sauvagine ce pays. Le comte adorechasser là-dedans. Voilà une vraie résidence seigneuriale.

La porte d’entrée s’était ouverte et la pâle comtesse apparut,venant au-devant de ses visiteurs, souriante, vêtue d’une robetraînante comme une châtelaine d’autrefois. Elle semblait la belledame du lac, née pour ce manoir de conte.

Le salon, à huit fenêtres, en avait quatre ouvrant sur la pièced’eau et sur le sombre bois de pins qui remontait le coteau justeen face.

La verdure à tons noirs rendait profond, austère et lugubrel’étang ; et, quand le vent soufflait, les gémissements desarbres semblaient la voix du marais.

La comtesse prit les deux mains de Jeanne comme si elle eût étéune amie d’enfance, puis elle la fit asseoir et se mit près d’elle,sur une chaise basse, tandis que Julien, en qui toutes lesélégances oubliées renaissaient depuis cinq mois, causait,souriait, doux et familier.

La comtesse et lui parlèrent de leurs promenades à cheval. Elleriait un peu de sa manière de monter, l’appelant « le chevalierTrébuche », et il riait aussi, l’ayant baptisée « la reine Amazone». Un coup de fusil parti sous les fenêtres fit pousser à Jeanne unpetit cri. C’était le comte qui tuait une sarcelle.

Sa femme aussitôt l’appela. On entendit un bruit d’avirons, lechoc d’un bateau contre la pierre, et il parut, énorme et botté,suivi de deux chiens trempés, rougeâtres comme lui, et qui secouchèrent sur le tapis devant la porte.

Il semblait plus à son aise, en sa demeure, et ravi de voir desvisiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin deMadère et des biscuits ; et soudain il s’écria :

– Mais vous allez dîner avec nous, c’est entendu.

Jeanne, que ne quittait jamais la pensée de son enfant,refusait ; il insista, et, comme elle s’obstinait à ne pasvouloir, Julien fit un geste brusque d’impatience. Alors elle eutpeur de réveiller son humeur méchante et querelleuse ; et,bien que torturée à l’idée de ne plus revoir Paul avant lelendemain, elle accepta.

L’après-midi fut charmant. On alla visiter les sources, d’abord.Elles jaillissaient au pied d’une roche moussue dans un clairbassin toujours remué comme de l’eau bouillante ; puis on fitun tour en barque à travers de vrais chemins taillés dans une forêtde roseaux secs. Le comte, assis entre ses deux chiens quiflairaient, le nez au vent, ramait ; et chaque secousse de sesavirons soulevait la grande barque et la lançait en avant. Jeanne,parfois, laissait tremper sa main dans l’eau froide, et ellejouissait de la fraîcheur glacée qui lui courait des doigts aucœur. Tout à l’arrière du bateau, Julien et la comtesse, enveloppéede châles, souriaient de ce sourire continu des gens heureux à quile bonheur ne laisse rien à dire.

Le soir venait avec de longs frissons gelés, des souffles dunord qui passaient dans les joncs flétris. Le soleil avait plongéderrière les sapins ; et le ciel rouge, criblé de petitsnuages écarlates et bizarres, donnait froid rien qu’à leregarder.

On rentra dans le vaste salon où flambait un feu gigantesque.Une sensation de chaleur et de plaisir rendait joyeux dès la porte.Alors le comte, mis en gaieté, saisit sa femme dans ses brasd’athlète, et, l’élevant comme un enfant jusqu’à sa bouche, il luicolla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait.

Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu’on disait unogre au seul aspect de ses moustaches ; et elle pensait :

– Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde.

Ayant alors, presque involontairement, reporté les yeux surJulien, elle le vit debout dans l’embrasure de la porte,horriblement pâle, et l’œil fixé sur le comte. Inquiète, elles’approcha de son mari, et, à voix basse :

– Es-tu malade ? Qu’as-tu donc ?

Il répondit d’un ton courroucé :

– Rien, laisse-moi tranquille. J’ai eu froid.

Quand on passa dans la salle à manger, le comte demanda lapermission de laisser entrer ses chiens ; et ils vinrentaussitôt se planter sur leur derrière, à droite et à gauche de leurmaître. Il leur donnait à tout moment quelque morceau et caressaitleurs longues oreilles soyeuses. Les bêtes tendaient la tête,remuaient la queue, frémissaient de contentement.

Après le dîner, comme Jeanne et Julien se disposaient à partir,M. de Fourville les retint encore pour leur montrer une pêche auflambeau.

Il les posta, ainsi que la comtesse, sur le perron quidescendait à l’étang ; et il monta dans sa barque avec unvalet portant un épervier et une torche allumée. La nuit étaitclaire et piquante sous un ciel semé d’or.

La torche faisait ramper sur l’eau des traînées de feu étrangeset mouvantes, jetait des lueurs dansantes sur les roseaux,illuminait le grand rideau de sapins. Et soudain, la barque ayanttourné, une ombre colossale, fantastique, une ombre d’homme sedressa sur cette lisière éclairée du bois. La tête dépassait lesarbres, se perdait dans le ciel, et les pieds plongeaient dansl’étang. Puis l’être démesuré éleva les bras comme pour prendre lesétoiles. Ils se dressèrent brusquement, ces bras immenses, puisretombèrent ; et on entendit aussitôt un petit bruit d’eaufouettée.

La barque alors ayant encore viré doucement, le prodigieuxfantôme sembla courir le long du bois, qu’éclairait, en tournant,la lumière ; puis il s’enfonça dans l’invisible horizon, puissoudain il reparut, moins grand mais plus net, avec ses mouvementssinguliers, sur la façade du château.

Et la grosse voix du comte cria :

– Gilberte, j’en ai huit !

Et les avirons battirent l’onde. L’ombre énorme restaitmaintenant debout immobile sur la muraille, mais diminuant peu àpeu de taille et d’ampleur ; sa tête paraissait descendre, soncorps maigrir ; et quand M. de Fourville remonta les marchesdu perron, toujours suivi de son valet portant le feu, elle étaitréduite aux proportions de sa personne, et répétait tous sesgestes.

Il avait dans un filet huit gros poissons qui frétillaient.

Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppés en desmanteaux et des couvertures qu’on leur avait prêtés, Jeanne dit,presque involontairement :

– Quel brave homme que ce géant !

Et Julien, qui conduisait, répliqua :

– Oui, mais il ne se tient pas toujours assez devant lemonde.

Huit jours après ils se rendirent chez les Coutelier, quipassaient pour la première famille noble de la province. Leurdomaine de Reminil touchait au gros bourg de Cany. Le château neufbâti sous Louis XIV était caché dans le parc magnifique entouré demurs. On voyait, sur une hauteur, les ruines de l’ancien château.Des valets en tenue firent entrer les visiteurs dans une grandepièce imposante. Tout au milieu, une espèce de colonne supportaitune coupe immense de la manufacture de Sèvres, et, dans le socle,une lettre autographe du roi, défendue par une plaque de cristal,invitait le marquis Léopold-Hervé-Joseph-Germer de Varneville, deRollebosc de Coutelier, à recevoir ce don du souverain.

Jeanne et Julien considéraient ce présent royal quand entrèrentle marquis et la marquise. La femme était poudrée, aimable parfonction, et maniérée par désir de sembler condescendante. L’homme,gros personnage à cheveux blancs relevés droit sur la tête, mettaiten ses gestes, en sa voix, en toute son attitude, une hauteur quidisait son importance.

C’étaient de ces gens à étiquette dont l’esprit, les sentimentset les paroles semblent toujours sur des échasses.

Ils parlaient seuls, sans attendre les réponses, souriant d’unair indifférent, semblaient toujours accomplir la fonction, imposéepar leur naissance, de recevoir avec politesse les petits noblesdes environs.

Jeanne et Julien, perclus, s’efforçaient de plaire, gênés derester davantage, inhabiles à se retirer ; mais la marquisetermina elle-même la visite, naturellement, simplement, en arrêtantà point la conversation comme une reine polie qui donne congé.

En revenant, Julien dit :

– Si tu veux, nous bornerons là nos visites ; moi, lesFourville me suffisent.

Et Jeanne fut de son avis.

Décembre s’écoulait lentement, ce mois noir, trou sombre au fondde l’année. La vie enfermée recommençait comme l’an passé. Jeannene s’ennuyait point cependant, toujours préoccupée de Paul queJulien regardait de côté, d’un œil inquiet et mécontent.

Souvent, quand la mère le tenait en ses bras, le caressait avecces frénésies de tendresse qu’ont les femmes pour leurs enfants,elle le présentait au père, en lui disant :

– Mais embrasse-le donc ; on dirait que tu ne l’aimespas.

Il effleurait du bout des lèvres, d’un air dégoûté, le frontglabre du marmot en décrivant un cercle de tout son corps, commepour ne point rencontrer les petites mains remuantes et crispées.Puis il s’en allait brusquement ; on eût dit qu’une répugnancele chassait.

Le maire, le docteur et le curé venaient dîner de temps entemps ; de temps en temps c’étaient les Fourville, avec qui onse liait de plus en plus.

Le comte paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genouxpendant toute la durée des visites, ou même pendant des après-miditout entiers. Il le maniait d’une façon délicate dans ses grossesmains de colosse, lui chatouillait le bout du nez avec la pointe deses longues moustaches, puis l’embrassait par élans passionnés, àla façon des mères. Il souffrait continuellement de ce que sonmariage demeurât stérile.

Mars fut clair, sec et presque doux. La comtesse Gilbertereparla de promenades à cheval que tous les quatre feraientensemble. Jeanne, lasse un peu des longs soirs, des longues nuits,des longs jours pareils et monotones, consentit, toute heureuse deces projets ; et pendant une semaine elle s’amusa àconfectionner son amazone.

Puis ils commencèrent les excursions. Ils allaient toujours deuxpar deux, la comtesse et Julien devant, le comte et Jeanne cent pasderrière. Ceux-ci causaient tranquillement, comme deux amis, carils étaient devenus amis par le contact de leurs âmes droites, deleurs cœurs simples ; ceux-là parlaient bas souvent, riaientparfois par éclats violents, se regardaient soudain comme si leursyeux avaient à se dire des choses que ne prononçaient pas leursbouches ; et ils partaient brusquement au galop, poussés parun désir de fuir, d’aller plus loin, très loin.

Puis, Gilberte parut devenir irritable. Sa voix vive, apportéepar des souffles de brise, arrivait parfois aux oreilles des deuxcavaliers attardés. Le comte alors souriait, disait à Jeanne :

– Elle n’est pas tous les jours bien levée, ma femme.

Un soir, en rentrant, comme la comtesse excitait sa jument, lapiquant, puis la retenant par secousses brusques, on entenditplusieurs fois Julien lui répéter :

– Prenez garde, prenez donc garde, vous allez être emportée.

Elle répliqua : « Tant pis ; ce n’est pas votre affaire »,d’un ton si clair et si dur que les paroles nettes sonnèrent par lacampagne comme si elles restaient suspendues dans l’air.

L’animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le comte, inquiet,cria de ses forts poumons :

– Fais donc attention, Gilberte !

Alors, comme par défi, dans un de ces énervements de femme querien n’arrête, elle frappa brutalement de sa cravache, entre lesdeux oreilles, la bête qui se dressa, furieuse, battit l’air de sesjambes de devant, et, retombant, s’élança d’un bond formidable etdétala par la plaine, de toute la vigueur de ses jarrets.

Elle franchit d’abord une prairie, puis, se précipitant àtravers les labourés, elle soulevait en poussière la terre humideet grasse, et filait si vite qu’on distinguait à peine la montureet l’amazone.

Julien, stupéfait, restait en place, appelant désespérément:

– Madame, Madame !

Mais le comte eut une sorte de grognement et, se courbant surl’encolure de son pesant cheval, il le jeta en avant d’une pousséede tout son corps : et il le lança d’une telle allure, l’excitant,l’entraînant, l’affolant avec la voix, le geste et l’éperon, quel’énorme cavalier semblait porter la lourde bête entre ses cuisseset l’enlever comme pour s’envoler. Ils allaient d’une inconcevablevitesse, se ruant droit devant eux ; et Jeanne voyait là-basles deux silhouettes de la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer,s’effacer, disparaître, comme on voit deux oiseaux se poursuivant,se perdre et s’évanouir à l’horizon.

Alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurant d’unair furieux :

– Je crois qu’elle est folle, aujourd’hui.

Et tous deux partirent derrière leurs amis, enfoncés maintenantdans une ondulation de plaine.

Au bout d’un quart d’heure ils les aperçurent quirevenaient ; et bientôt ils les joignirent.

Le comte, rouge, en sueur, riant, content, triomphant, tenait desa poigne irrésistible le cheval frémissant de sa femme. Elle étaitpâle, avec un visage douloureux et crispé ; et elle sesoutenait d’une main sur l’épaule de son mari comme si elle allaitdéfaillir.

Jeanne, ce jour-là, comprit que le comte aimait éperdument.

Puis la comtesse, pendant le mois qui suivit, se montra joyeusecomme elle ne l’avait jamais été. Elle venait plus souvent auxPeuples, riait sans cesse, embrassait Jeanne avec des élans detendresse. On eût dit qu’un mystérieux ravissement était descendusur sa vie. Son mari, tout heureux lui-même, ne la quittait pointdes yeux, et tâchait à tout instant de toucher sa main, sa robe,dans un redoublement de passion.

Il disait, un soir, à Jeanne :

– Nous sommes dans le bonheur, en ce moment. Jamais Gilberten’avait été gentille comme ça. Elle n’a plus de mauvaise humeur,plus de colère. Je sens qu’elle m’aime. Jusqu’à présent je n’enétais pas sûr.

Julien aussi semblait changé, plus gai, sans impatiences, commesi l’amitié des deux familles avait apporté la paix et la joie danschacune d’elles.

Le printemps fut singulièrement précoce et chaud.

Depuis les douces matinées jusqu’aux calmes et tièdes soirées,le soleil faisait germer toute la surface de la terre. C’était unebrusque et puissante éclosion de tous les germes en même temps, unede ces irrésistibles poussées de sève, une de ces ardeurs àrenaître que la nature montre quelquefois, en des annéesprivilégiées qui feraient croire à des rajeunissements dumonde.

Jeanne se sentait vaguement troublée par cette fermentation devie. Elle avait des alanguissements subits en face d’une petitefleur dans l’herbe, des mélancolies délicieuses, des heures demollesse rêvassante.

Puis, elle se sentit envahie par des souvenirs attendris despremiers temps de son amour ; non qu’il lui revînt au cœur unrenouveau d’affection pour Julien, c’était fini, cela, bien finipour toujours ; mais toute sa chair caressée des brises,pénétrée des odeurs du printemps, se troublait, comme sollicitéepar quelque invisible et tendre appel.

Elle se plaisait à être seule, à s’abandonner sous la chaleur dusoleil, toute parcourue de sensations, de jouissances vagues etsereines qui n’éveillaient point d’idées.

Un matin, comme elle somnolait ainsi, une vision la traversa,une vision rapide de ce trou ensoleillé au milieu des sombresfeuillages, dans le petit bois près d’Étretat. C’est là que, pourla première fois, elle avait senti frémir son corps auprès de cejeune homme qui l’aimait alors ; c’est là qu’il avaitbalbutié, pour la première fois, le timide désir de son cœur ;c’est aussi là qu’elle avait cru toucher tout à coup l’avenirradieux de ses espérances.

Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte de pèlerinagesentimental et superstitieux, comme si un retour à ce lieu devaitchanger quelque chose à la marche de sa vie.

Julien était parti dès l’aube, elle ne savait où. Elle fit doncseller le petit cheval blanc des Martin, qu’elle montaitquelquefois maintenant ; et elle partit.

C’était par une de ces journées si tranquilles que rien ne remuenulle part, pas une herbe, pas une feuille ; tout sembleimmobile pour jusqu’à la fin des temps, comme si le vent étaitmort. On dirait disparus les insectes eux-mêmes.

Un calme brûlant et souverain descendait du soleil,insensiblement, en buée d’or ; et Jeanne allait au pas de sonbidet, bercée, heureuse. De temps en temps elle levait les yeuxpour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincée decoton, un flocon de vapeur suspendu, oublié, resté là-haut, toutseul, au milieu du ciel bleu.

Elle descendit dans la vallée qui va se jeter à la mer, entreces grandes arches de la falaise qu’on nomme les portes d’Étretat,et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumière àtravers la verdure encore grêle. Elle cherchait l’endroit sans leretrouver, errant par les petits chemins.

Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçut toutau bout deux chevaux de selle attachés contre un arbre, et elle lesreconnut aussitôt ; c’étaient ceux de Gilberte et de Julien.La solitude commençait à lui peser ; elle fut heureuse decette rencontre imprévue ; et elle mit au trot sa monture.

Quand elle eut atteint les deux bêtes patientes, commeaccoutumées à ces longues stations, elle appela. On ne lui réponditpas.

Un gant de femme et les deux cravaches gisaient sur le gazonfoulé. Donc ils s’étaient assis là, puis éloignés laissant leurschevaux.

Elle attendit un quart d’heure, vingt minutes, surprise, sanscomprendre ce qu’ils pouvaient faire. Comme elle avait mis pied àterre, et ne remuait plus, appuyée contre un tronc d’arbre, deuxpetits oiseaux, sans la voir, s’abattirent dans l’herbe tout prèsd’elle. L’un d’eux s’agitait, sautillait autour de l’autre, lesailes soulevées et vibrantes, saluant de la tête et pépiant ;tout à coup ils s’accouplèrent.

Jeanne fut surprise comme si elle eût ignoré cette chose ;puis elle se dit : « C’est vrai, c’est le printemps » ; puisune autre pensée lui vint, un soupçon. Elle regarda de nouveau legant, les cravaches, les deux chevaux abandonnés ; et elle seremit brusquement en selle avec une irrésistible envie de fuir.

Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Sa têtetravaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait lescirconstances. Comment n’avait-elle pas deviné plus tôt ?Comment n’avait-elle rien vu ? Comment n’avait-elle pascompris les absences de Julien, le recommencement de ses élégancespassées, puis l’apaisement de son humeur ? Elle se rappelaitaussi les brusqueries nerveuses de Gilberte, ses câlineriesexagérées, et, depuis quelque temps, cette espèce de béatitude oùelle vivait, et dont le comte était heureux.

Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravementréfléchir, et l’allure vive troublait ses idées.

Après la première émotion passée, son cœur était redevenupresque calme, sans jalousie et sans haine, mais soulevé de mépris.Elle ne songeait guère à Julien ; rien ne l’étonnait plus delui ; mais la double trahison de la comtesse, de son amie, larévoltait. Tout le monde était donc perfide, menteur et faux. Etdes larmes lui vinrent aux yeux. On pleure parfois des illusionsavec autant de tristesse que les morts.

Elle se résolut pourtant à feindre de ne rien savoir, à fermerson âme aux affections courantes, à n’aimer plus que Paul et sesparents ; et à supporter les autres avec un visagetranquille.

Sitôt rentrée, elle se jeta sur son fils, l’emporta dans sachambre et l’embrassa éperdument, pendant une heure sanss’arrêter.

Julien revint pour dîner, charmant et souriant, pleind’intentions aimables. Il demanda :

– Père et petite mère ne viennent donc pas cetteannée ?

Elle lui sut tant de gré de cette gentillesse qu’elle luipardonna presque la découverte du bois ; et un violent désirl’envahissant tout à coup de revoir bien vite les deux êtresqu’elle aimait le plus après Paul, elle passa toute sa soirée àleur écrire, pour hâter leur arrivée.

Ils annoncèrent leur retour pour le 20 mai. On était alors au 7de ce mois.

Elle les attendit avec une impatience grandissante, comme sielle eût éprouvé, en dehors même de son affection filiale, unbesoin nouveau de frotter son cœur à des cœurs honnêtes, de causer,l’âme ouverte, avec des gens purs, sains de toute infamie, dont lavie, et toutes les actions, et toutes les pensées, et tous lesdésirs avaient toujours été droits.

Ce qu’elle sentait maintenant, c’était une sorte d’isolement desa conscience juste au milieu de toutes ces consciencesdéfaillantes ; et bien qu’elle eût appris soudain àdissimuler, bien qu’elle accueillît la comtesse, la main tendue etla lèvre souriante, cette sensation de vide, de mépris pour leshommes, elle la sentait grandir, l’envelopper ; et chaque jourles petites nouvelles du pays lui jetaient à l’âme un dégoût plusgrand, une plus haute mésestime des êtres.

La fille des Couillard venait d’avoir un enfant et le mariageallait avoir lieu. La servante des Martin, une orpheline, étaitgrosse ; une petite voisine âgée de quinze ans étaitgrosse ; une veuve, une pauvre femme boiteuse et sordide,qu’on appelait la Crotte tant sa saleté paraissait horrible, étaitgrosse.

À tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, ou bienquelque fredaine d’une fille, d’une paysanne mariée et mère defamille ou de quelque riche fermier respecté.

Ce printemps ardent semblait remuer les sèves chez les hommescomme chez les plantes.

Et Jeanne, dont les sens éteints ne s’agitaient plus, dont lecœur meurtri, l’âme sentimentale semblaient seuls remués par lessouffles tièdes et féconds, qui rêvait, exaltée sans désirs,passionnée pour des songes et morte aux besoins charnels,s’étonnait, pleine d’une répugnance qui devenait haineuse, de cettesale bestialité.

L’accouplement des êtres l’indignait à présent comme une chosecontre nature ; et, si elle en voulait à Gilberte, ce n’étaitpoint de lui avoir pris son mari, mais du fait même d’être tombéeaussi dans cette fange universelle.

Elle n’était point, celle-là, de la race des rustres chez quiles bas instincts dominent. Comment avait-elle pu s’abandonner dela même façon que ces brutes ?

Le jour même où devaient arriver ses parents, Julien raviva sesrépulsions en lui racontant gaiement, comme une chose toutenaturelle et drôle, que le boulanger ayant entendu quelque bruitdans son four, la veille, qui n’était pas jour de cuisson, avaitcru y surprendre un chat rôdeur et avait trouvé sa femme « quin’enfournait pas du pain ».

Et il ajoutait :

– Le boulanger a bouché l’ouverture ; ils ont failliétouffer là-dedans ; c’est le petit garçon de la boulangèrequi a prévenu les voisins ; car il avait vu entrer sa mèreavec le forgeron.

Et Julien riait, répétant :

– Ils nous font manger du pain d’amour, ces facteurs-là. C’estun vrai conte de La Fontaine.

Jeanne n’osait plus toucher au pain.

Lorsque la chaise de poste s’arrêta devant le perron et que lafigure heureuse du baron parut à la vitre, ce fut dans l’âme etdans la poitrine de la jeune femme une émotion profonde, untumultueux élan d’affection comme elle n’en avait jamaisressenti.

Mais elle demeura saisie, et presque défaillante, quand elleaperçut petite mère. La baronne, en ces six mois d’hiver, avaitvieilli de dix ans. Ses joues énormes, flasques, tombantes,s’étaient empourprées, comme gonflées de sang ; son œilsemblait éteint ; et elle ne remuait plus que soulevée sousles deux bras ; sa respiration pénible était devenuesifflante, et si difficile qu’on éprouvait près d’elle unesensation de gêne douloureuse.

Le baron, l’ayant vue chaque jour, n’avait point remarqué cettedécadence ; et, quand elle se plaignait de ses étouffementscontinus, de son alourdissement grandissant, il répondait :

– Mais non, ma chère, je vous ai toujours connue comme ça.

Jeanne, après les avoir accompagnés en leur chambre, se retiradans la sienne pour pleurer, bouleversée, éperdue. Puis, elle allaretrouver son père, et, se jetant sur son cœur, les yeux pleins delarmes :

– Oh ! comme mère est changée ! Qu’est-ce qu’elle a,dis-moi, qu’est-ce qu’elle a ?

Il fut très surpris, et répondit :

– Tu crois ? quelle idée ? mais non. Moi qui ne l’aipoint quittée, je t’assure que je ne la trouve pas mal, elle estcomme toujours.

Le soir Julien dit à sa femme :

– Ta mère file un mauvais coton. Je la crois touchée.

Et, comme Jeanne éclatait en sanglots, il s’impatienta.

– Allons, bon, je ne te dis pas qu’elle soit perdue. Tu estoujours follement exagérée. Elle est changée, voilà tout, c’est deson âge.

Au bout de huit jours elle n’y songeait plus, accoutumée à laphysionomie nouvelle de sa mère, et refoulant peut-être sescraintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par unesorte d’instinct égoïste, de besoin naturel de tranquillité d’âme,les appréhensions, les soucis menaçants.

La baronne, impuissante à marcher, ne sortait plus qu’unedemi-heure chaque jour. Quand elle avait accompli une seule fois leparcours de « son » allée, elle ne pouvait se mouvoir davantage etdemandait à s’asseoir sur « son » banc. Et, quand elle se sentaitincapable même de mener jusqu’au bout sa promenade, elle disait:

– Arrêtons-nous ; mon hypertrophie me casse les jambesaujourd’hui.

Elle ne riait plus guère, souriait seulement aux choses quil’auraient secouée tout entière l’année précédente. Mais comme sesyeux étaient demeurés excellents, elle passait des jours à relireCorinne ou Les Méditations de Lamartine ; puis elle demandaitqu’on lui apportât le tiroir « aux souvenirs ». Alors, ayant vidésur ses genoux les vieilles lettres douces à son cœur, elle posaitle tiroir sur une chaise à côté d’elle et remettait dedans, une àune, ses « reliques », après avoir lentement revu chacune. Et,quand elle était seule, bien seule, elle en baisait certaines,comme on baise secrètement les cheveux des morts qu’on aime.

Quelquefois, Jeanne, entrant brusquement, la trouvait pleurant,pleurant des larmes tristes. Elle s’écriait :

– Qu’as-tu, petite mère ?

Et la baronne, après un long soupir, répondait :

– Ce sont mes reliques qui m’ont fait ça. On remue des chosesqui ont été si bonnes et qui sont finies ! Et puis il y a despersonnes auxquelles on ne pensait plus guère et qu’on retrouvetout d’un coup. On croit les voir et les entendre, et ça vousproduit un effet épouvantable. Tu connaîtras ça, plus tard.

Quand le baron survenait en ces instants de mélancolie, ilmurmurait :

– Jeanne, ma chérie, si tu m’en crois, brûle tes lettres, toutestes lettres, celles de ta mère, les miennes, toutes. Il n’y a riende plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez danssa jeunesse.

Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, préparait sa «boîte aux reliques », obéissant, bien qu’elle différât en tout desa mère, à une sorte d’instinct héréditaire de sentimentalitérêveuse.

Le baron, après quelques jours, eut à s’absenter pour uneaffaire et il partit.

La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantesd’astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins auxjours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petitemère se trouva bientôt mieux portante ; et Jeanne, oubliantles amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presquecomplètement heureuse. Toute la campagne resplendissait du matin ausoir, sous le soleil.

Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s’en alla parles champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l’herbe cribléede fleurs le long de la route, s’attendrissant dans une félicitésans bornes. De minute en minute elle baisait l’enfant, le serraitpassionnément contre elle ; puis, frôlée par quelquesavoureuse odeur de campagne, elle se sentait défaillante, anéantiedans un bien-être infini. Puis elle rêva d’avenir pour lui. Queserait-il ? Tantôt elle le voulait grand homme, renommé,puissant. Tantôt elle le préférait humble et restant près d’elle,dévoué, tendre, les bras toujours ouverts pour maman. Quand ellel’aimait avec son cœur égoïste de mère, elle désirait qu’il restâtson fils, rien que son fils ; mais, quand elle l’aimait avecsa raison passionnée, elle ambitionnait qu’il devînt quelqu’un parle monde.

Elle s’assit au bord d’un fossé et se mit à le regarder. Il luisemblait qu’elle ne l’avait jamais vu. Et elle s’étonna brusquementà la pensée que ce petit être serait grand, qu’il marcherait d’unpas ferme, qu’il aurait de la barbe aux joues et parlerait d’unevoix sonore.

Au loin quelqu’un l’appelait. Elle leva la tête. C’était Mariusaccourant. Elle pensa qu’une visite l’attendait, et elle se dressa,mécontente d’être troublée. Mais le gamin arrivait à toutes jambes,et, quand il fut assez près, il cria :

– Madame, c’est madame la Baronne qu’est bien mal.

Elle sentit comme une goutte d’eau froide qui lui descendait lelong du dos ; et elle repartit à grands pas, la têteégarée.

Elle aperçut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elles’élança et, le groupe s’étant ouvert, elle vit sa mère étendue parterre, la tête soutenue par deux oreillers. La figure était toutenoire, les yeux fermés, et sa poitrine, qui depuis vingt anshaletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l’enfant dans lesbras de la jeune femme, et l’emporta.

Jeanne, hagarde, demandait :

– Qu’est-il arrivé ? Comment est-elle tombée ? Qu’onaille chercher le médecin.

Et, comme elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu onne sait comment. Il offrit ses soins, s’empressa en relevant lesmanches de sa soutane. Mais le vinaigre, l’eau de Cologne, lesfrictions demeurèrent inefficaces.

– Il faudrait la dévêtir et la coucher, dit le prêtre.

Le fermier Joseph Couillard se trouvait là ainsi que le pèreSimon et Ludivine. Aidés de l’abbé Picot, ils voulurent emporter labaronne ; mais, quand ils la soulevèrent, la tête s’abattit enarrière, et la robe qu’ils avaient saisie se déchirait, tant sagrosse personne était pesante et difficile à remuer. Alors Jeannese mit à crier d’horreur. On reposa par terre le corps énorme etmou.

Il fallut prendre un fauteuil du salon ; et, quand on l’eutassise dedans, on put enfin l’enlever. Pas à pas ils gravirent leperron, puis l’escalier ; et, parvenus dans la chambre, ladéposèrent sur le lit.

Comme la cuisinière n’en finissait pas d’enlever ses vêtements,la veuve Dentu se trouva là juste à point, venue soudain, ainsi quele prêtre, comme s’ils avaient « senti la mort », selon le mot desdomestiques.

Joseph Couillard partit à franc étrier pour prévenir ledocteur ; et comme le prêtre se disposait à aller chercher lessaintes huiles, la garde lui souffla dans l’oreille :

– Ne vous dérangez point, monsieur le Curé, je m’y connais, ellea passé.

Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter,quel remède employer. Le curé, à tout hasard, prononçal’absolution.

Pendant deux heures on attendit auprès du corps violet et sansvie. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait, dévoréed’angoisse et de douleur.

Lorsque la porte s’ouvrit et que le médecin parut il lui semblavoir entrer le salut, la consolation, l’espérance ; et elles’élança vers lui, balbutiant tout ce qu’elle savait de l’accident:

– Elle se promenait comme tous les jours… elle allait bien… trèsbien même… elle avait mangé un bouillon et deux œufs au déjeuner…elle est tombée tout d’un coup… elle est devenue noire comme vousla voyez… et elle n’a plus remué… nous avons essayé de tout pour laranimer… de tout…

Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au médecinpour signifier que c’était fini, bien fini. Alors, se refusant àcomprendre, elle interrogea anxieusement, répétant :

– Est-ce grave ? croyez-vous que ce soit grave ?

Il dit enfin :

– J’ai bien peur que ce soit… que ce soit… fini. Ayez ducourage, un grand courage.

Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mère.

Julien rentrait. Il demeura stupéfait, visiblement contrarié,sans cri de douleur ni désespoir apparent, pris à l’improviste tropbrusquement pour se faire d’un seul coup le visage et la contenancequ’il fallait. Il murmura :

– Je m’y attendais, je sentais bien que c’était la fin.

Puis il tira son mouchoir, s’essuya les yeux, s’agenouilla, sesigna, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussirelever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavre et lebaisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu’on l’emportât. Ellesemblait folle.

Au bout d’une heure on la laissa revenir. Aucun espoir nesubsistait. L’appartement était arrangé maintenant en chambremortuaire. Julien et le prêtre parlaient bas près d’une fenêtre. Laveuve Dentu, assise dans un fauteuil, d’une façon confortable, enfemme habituée aux veilles et qui se sent chez elle dans une maisondès que la mort vient d’y entrer, paraissait assoupie déjà.

La nuit tombait. Le curé s’avança vers Jeanne, lui prit lesmains, l’encouragea, déversant, sur ce cœur inconsolable, l’ondeonctueuse des consolations ecclésiastiques. Il parla de latrépassée, la célébra en termes sacerdotaux, et, triste de cettefausse tristesse de prêtre pour qui les cadavres sont bienfaisants,il s’offrit à passer la nuit en prières auprès du corps.

Mais Jeanne, à travers ses larmes convulsives, refusa. Ellevoulait être seule, toute seule en cette nuit d’adieux. Juliens’avança :

– Mais ce n’est pas possible, nous resterons tous les deux.

Elle faisait « non » de la tête, incapable de parler davantage.Elle put dire enfin :

– C’est ma mère, ma mère. Je veux être seule à la veiller.

Le médecin murmura :

– Laissez-la faire à sa guise, la garde pourra rester dans lachambre à côté.

Le prêtre et Julien consentirent, songeant à leur lit. Puisl’abbé Picot s’agenouilla à son tour, pria, se releva et sortit enprononçant : « C’était une sainte », sur le ton dont il disait :Dominus vobiscum.

Alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda :

– Vas-tu prendre quelque chose ?

Jeanne ne répondit point, ignorant qu’il s’adressait à elle. Ilreprit :

– Tu ferais peut-être bien de manger un peu pour tesoutenir.

Elle répliqua d’un air égaré :

– Envoie tout de suite chercher papa.

Et il sortit pour expédier un cavalier à Rouen.

Elle demeura abîmée dans une sorte de douleur immobile, comme sielle eût attendu, pour s’abandonner au flot montant des regretsdésespérés, l’heure du dernier tête-à-tête.

Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte deténèbres. La veuve Dentu se mit à rôder, de son pas léger,cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvementssilencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu’elleposa doucement sur la table de nuit couverte d’une servietteblanche à la tête du lit.

Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elleattendait d’être seule. Julien rentra ; il avait dîné ;et, de nouveau, il demanda :

– Tu ne veux rien prendre ?

Sa femme fit « non » de la tête.

Il s’assit, d’un air résigné plutôt que triste, et demeura sansparler.

Ils restaient tous trois, éloignés l’un de l’autre, sans unmouvement, sur leurs sièges.

Par moments, la garde s’endormant ronflait un peu, puis seréveillait brusquement.

Julien à la fin se leva, et, s’approchant de Jeanne :

– Veux-tu rester seule maintenant ?

Elle lui prit la main, dans un élan involontaire :

– Oh oui, laissez-moi.

Il l’embrassa sur le front, en murmurant :

– Je viendrai te voir de temps en temps.

Et il sortit avec la veuve Dentu qui roula son fauteuil dans lachambre voisine.

Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deuxfenêtres. Elle reçut en pleine figure la tiède caresse d’un soir defenaison. Les foins de la pelouse, fauchés la veille, étaientcouchés sous le clair de lune.

Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme uneironie.

Elle revint auprès du lit, prit une des mains inertes et froideset se mit à considérer sa mère.

Elle n’était plus enflée comme au moment de l’attaque ;elle semblait dormir à présent, plus paisiblement qu’elle n’avaitjamais fait ; et la flamme pâle des bougies, qu’agitaient dessouffles, déplaçait, à tout moment, les ombres de son visage, lafaisait vivante comme si elle eût remué.

Jeanne la regardait avidement ; et, du fond des lointainsde sa petite jeunesse, une foule de souvenirs accourait.

Elle se rappelait les visites de petite mère au parloir ducouvent, la façon dont elle lui tendait le sac de papier plein degâteaux, une multitude de petits détails, de petits faits, depetites tendresses, des paroles, des intonations, des gestesfamiliers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupiressoufflé quand elle venait de s’asseoir.

Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorted’hébétement : « Elle est morte » ; et toute l’horreur de cemot lui apparut.

Celle couchée là – maman – petite mère – madame Adélaïde, étaitmorte ? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne riraitplus, ne dînerait plus jamais en face de petit père ; elle nedirait plus : « Bonjour Jeannette. » Elle était morte !

On allait la clouer dans une caisse et l’enfouir, et ce seraitfini. On ne la verrait plus. Était-ce possible ?Comment ? Elle n’aurait plus sa mère ? Cette chère figuresi familière, vue dès qu’on a ouvert les yeux, aimée dès qu’on aouvert les bras, ce grand déversoir d’affection, cet être unique,la mère, plus important pour le cœur que tout le reste des êtres,était disparu. Elle n’avait plus que quelques heures à regarder sonvisage, ce visage immobile et sans pensée ; et puis rien, plusrien, un souvenir.

Et elle s’abattit sur les genoux dans une crise horrible dedésespoir ; et, les mains crispées sur la toile qu’elletordait, la bouche collée sur le lit, elle cria d’une voixdéchirante, étouffée dans les draps et les couvertures :

– Oh ! maman, ma pauvre maman, maman !

Puis, comme elle se sentait folle, folle ainsi qu’elle avait étédans cette nuit de fuite à travers la neige, elle se releva etcourut à la fenêtre pour se rafraîchir, boire de l’air nouveau quin’était point l’air de cette couche, l’air de cette morte.

Les gazons coupés, les arbres, la lande, la mer là-bas, sereposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charmetendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra Jeanneet elle se mit à pleurer lentement.

Puis elle revint auprès du lit et s’assit en reprenant dans samain la main de petite mère, comme si elle l’eût veilléemalade.

Un gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battaitles murs comme une balle, allait d’un bout à l’autre de la chambre.Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux pour levoir ; mais elle n’apercevait jamais que son ombre errante surle blanc du plafond.

Puis elle ne l’entendit plus. Alors elle remarqua le tic-tacléger de la pendule et un autre petit bruit, ou, plutôt, unbruissement presque imperceptible. C’était la montre de petite mèrequi continuait à marcher, oubliée dans la robe jetée sur une chaiseaux pieds du lit. Et soudain un vague rapprochement entre cettemorte et cette mécanique qui ne s’était point arrêtée raviva ladouleur aiguë au cœur de Jeanne.

Elle regarda l’heure. Il était à peine dix heures etdemie ; et elle fut prise d’une peur horrible de cette nuitentière à passer là.

D’autres souvenirs lui revenaient : ceux de sa propre vie –Rosalie, Gilberte – les amères désillusions de son cœur. Toutn’était donc que misère, chagrin, malheur et mort. Tout trompait,tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. Où trouver un peude repos et de joie ? Dans une autre existence sansdoute ! Quand l’âme était délivrée de l’épreuve de la terre.L’âme ! Elle se mit à rêver sur cet insondable mystère, sejetant brusquement en des convictions poétiques que d’autreshypothèses, non moins vagues, renversaient immédiatement. Où doncétait, maintenant, l’âme de sa mère ? l’âme de ce corpsimmobile et glacé ? Très loin, peut-être. Quelque part dansl’espace ? Mais où ? Évaporée comme le parfum d’une fleursèche ? ou errante comme un invisible oiseau échappé de sacage ?

Rappelée à Dieu ? ou éparpillée au hasard des créationsnouvelles, mêlée aux germes près d’éclore ?

Très proche peut-être ? Dans cette chambre, autour de cettechair inanimée qu’elle avait quittée ! Et brusquement Jeannecrut sentir un souffle l’effleurer, comme le contact d’un esprit.Elle eut peur, une peur atroce, si violente qu’elle n’osait plusremuer, ni respirer, ni se retourner pour regarder derrière elle.Son cœur battait comme dans les épouvantes.

Et soudain l’invisible insecte reprit son vol et se remit àheurter les murs en tournoyant. Elle frissonna des pieds à la tête,puis, rassurée tout à coup quand elle eut reconnu le ronflement dela bête ailée, elle se leva, et se retourna. Ses yeux tombèrent surle secrétaire aux têtes de sphinx, le meuble aux reliques.

Et une idée tendre et singulière l’envahit ; c’était delire, en cette dernière veillée, comme elle aurait fait d’un livrepieux, les vieilles lettres chères à la morte. Il lui semblaqu’elle allait remplir un devoir délicat et sacré, quelque chose devraiment filial, qui ferait plaisir, dans l’autre monde, à petitemère.

C’était l’ancienne correspondance de son grand’père et de sagrand’mère, qu’elle n’avait point connus. Elle voulait leur tendreles bras par-dessus le corps de leur fille, aller vers eux en cettenuit funèbre comme s’ils eussent souffert aussi, former une sortede chaîne mystérieuse de tendresse entre ceux-là morts autrefois,celle qui venait de disparaître à son tour, et elle-même restéeencore sur la terre.

Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans letiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes,ficelés avec ordre, et rangés côte à côte.

Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne,par une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit àlire.

C’étaient ces vieilles épîtres qu’on retrouve dans les antiquessecrétaires de famille, ces épîtres qui sentent un autresiècle.

La première commençait par « Ma chérie ». Une autre par « Mabelle petite-fille », puis c’étaient « Ma chère petite » – « Mamignonne » – « Ma fille adorée » puis « Ma chère enfant » – « Machère Adélaïde » – « Ma chère fille », selon qu’elles s’adressaientà la fillette, à la jeune fille et, plus tard, à la jeunefemme.

Et tout cela était plein de tendresses passionnées et puériles,de mille petites choses intimes, de ces grands et simplesévénements du foyer, si mesquins pour les indifférents : « Père ala grippe ; la bonne Hortense s’est brûlée au doigt ; lechat Croquerat est mort ; on a abattu le sapin à droite de labarrière ; mère a perdu son livre de messe en revenant del’église, elle pense qu’on le lui a volé. »

On y parlait aussi de gens inconnus à Jeanne, mais dont elle serappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois, dansson enfance.

Elle s’attendrissait à ces détails qui lui semblaient desrévélations ; comme si elle fût entrée tout à coup dans toutela vie passée, secrète, la vie du cœur de petite mère. Elleregardait le corps gisant ; et, brusquement, elle se mit àlire tout haut, à lire pour la morte, comme pour la distraire, laconsoler.

Et le cadavre immobile semblait heureux.

Une à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit ;et elle pensa qu’il faudrait les mettre dans le cercueil, comme ony dépose des fleurs.

Elle délia un autre paquet. C’était une écriture nouvelle. Ellecommença : « Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t’aime àdevenir fou. »

Rien de plus ; pas de nom.

Elle retourna le papier sans comprendre. L’adresse portait bien« Madame la baronne Le Perthuis des Vauds ».

Alors elle ouvrit la suivante : « Viens ce soir, dès qu’il serasorti. Nous aurons une heure. Je t’adore. »

Dans une autre : « J’ai passé une nuit de délire à te désirervainement. J’avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous meslèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages àme jeter par la fenêtre en songeant qu’à cette heure-là tu dormaisà son côté, qu’il te possédait à son gré… »

Jeanne, interdite, ne comprenait pas.

Qu’était-ce que cela ? À qui, pour qui, de qui ces parolesd’amour ?

Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues,des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puistoujours, à la fin, ces quatre mots : « Surtout brûle cette lettre.»

Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation àdîner, mais de la même écriture et signée : « Paul d’Ennemare »,celui que le baron appelait, quand il parlait encore de lui : « Monpauvre vieux Paul », et dont la femme avait été la meilleure amiede la baronne.

Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d’un doute qui devinttout de suite une certitude. Sa mère l’avait eu pour amant.

Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d’une secousse cespapiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeusemontée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit àpleurer affreusement avec des cris involontaires qui luidéchiraient la gorge ; puis, tout son être se brisant, elles’affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pourqu’on n’entendît point ses gémissements, elle sanglota, abîmée dansun désespoir insondable.

Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit ; mais unbruit de pas dans la pièce voisine la fit se redresser d’un bond.C’était son père, peut-être ? Et toutes les lettres gisaientsur le lit et sur le plancher. Il lui suffirait d’en ouvrirune ? Et il saurait cela ! lui !

Elle s’élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiersjaunes, ceux des grands-parents et ceux de l’amant, et ceux qu’ellen’avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore ficelésdans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas dans lacheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la tablede nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande flammejaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre d’une lueurvive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond dulit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corpsénorme sous le drap.

Quand il n’y eut plus qu’un amas de cendres au fond du foyer,elle retourna s’asseoir auprès de la fenêtre ouverte comme si ellen’eût plus osé rester auprès de la morte, et elle se remit àpleurer, la figure dans ses mains, et gémissant d’un ton navré,d’un ton de plainte désolée :

– Oh ! ma pauvre maman, oh ! ma pauvremaman !

Et une atroce réflexion lui vint : si petite mère n’était pasmorte, par hasard, si elle n’était qu’endormie d’un sommeilléthargique, si elle allait soudain se lever, parler ? Laconnaissance de l’affreux secret n’amoindrirait-elle pas son amourfilial ? L’embrasserait-elle des mêmes lèvres pieuses ?La chérirait-elle de la même affection sacrée ? Non. Cen’était pas possible ! et cette pensée lui déchira lecœur.

La nuit s’effaçait ; les étoiles pâlissaient ; c’étaitl’heure fraîche qui précède le jour. La lune descendue allaits’enfoncer dans la mer qu’elle nacrait sur toute sa surface.

Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passée à la fenêtrelors de son arrivée aux Peuples. Comme c’était loin, comme toutétait changé, comme l’avenir lui semblait différent.

Et voilà que le ciel devint rose, d’un rose joyeux, amoureux,charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant unphénomène, cette radieuse éclosion du jour, se demandant s’il étaitpossible que, sur cette terre où se levaient de pareilles aurores,il n’y eût ni joie ni bonheur.

Un bruit de porte la fit tressaillir. C’était Julien. Il demanda:

– Eh bien ? tu n’es pas trop fatiguée ?

Elle balbutia « Non », heureuse de n’être plus seule.

– À présent, va te reposer, dit-il.

Elle embrassa lentement sa mère d’un baiser lent, douloureux etnavré ; puis elle rentra dans sa chambre.

La journée s’écoula dans ces tristes occupations que réclame unmort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.

L’enterrement eut lieu le lendemain.

Après qu’elle eut, pour la dernière fois, appuyé ses lèvres surle front glacé, qu’elle eut fait la dernière toilette, et vu coulerle corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaientvenir.

Gilberte arriva la première et se jeta, en sanglotant, sur lecœur de son amie.

On voyait par la fenêtre les voitures tourner à la grille, s’envenant au trot. Et des voix résonnaient dans le grand vestibule.Des femmes en noir entraient peu à peu dans la chambre, des femmesque Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et lavicomtesse de Briseville l’embrassèrent.

Elle s’aperçut tout à coup que tante Lison se glissait derrièreelle. Et elle l’étreignit avec tendresse, ce qui fit presquedéfaillir la vieille fille.

Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait decette affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseil qu’ildemandait. Il ajouta d’un ton confidentiel :

– Toute la noblesse est venue, ce sera très bien.

Et il repartit en saluant gravement les dames.

Tante Lison et la comtesse Gilberte restèrent seules auprès deJeanne pendant que s’accomplissait la cérémonie funèbre. Lacomtesse l’embrassait sans cesse en répétant :

– Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie !

Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, ilpleurait lui-même comme s’il avait perdu sa propre mère.

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