Le doigt du Destin

Chapitre 18Sympathie.

Cette scène de sauvagerie avait cependant untémoin compatissant. Il est presque superflu d’ajouter que c’étaitune femme, car le village ne comptait pas un seul homme qui eût oséprendre parti contre les brigands. Pendant leur séjour, cesderniers se considéraient, avec raison, comme complètement maîtresde la place ; leur autorité n’était guère moins absolue quandils en étaient éloignés. Leur repaire se trouvait dans le voisinageet ils pouvaient, au premier moment, envahir le village et lelivrer au pillage et à la destruction.

La femme dont le cœur sympathisait avec lessouffrances du jeune Anglais était encore une jeune fille ; etbien que le syndic du bourg fût son père, elle ne pouvait rien pourle sauver de ses persécuteurs. L’autorité intermittente même de sonpère eût été, en ce moment, déployée en pure perte ; elledevait renfermer en elle-même tous ses sentiments.

Debout sur le balcon de ce qui semblait êtrela plus belle maison du village, elle présentait un type que l’onne rencontre que dans la campagne de Rome – une combinaison detoutes ces grâces classiques que nous associons dans notre espritavec les jours de Lucrèce. Beauté splendide, unie à une physionomiereflétant la plus parfaite pureté virginale ; et, pourcompléter l’analogie, au-dessous d’elle, une rue pleine deTarquins.

Elle semblait un agneau solitaire au milieud’une agglomération de loups, sous la garde sénile de son père etdu curé du village – de la loi et de l’Église, toutes deux enpleine décadence parmi cette population viciée jusqu’à lamoelle.

Cette jeune fille offrait, avec son entourage,un contraste tellement apparent que le jeune Anglais ne pouvaitmanquer d’en être frappé.

Depuis le retour de la bande, elle n’avait pasbougé du balcon ; et comme ce balcon n’était pas éloigné dulieu où les brigands avaient permis à l’artiste de s’asseoir, lejeune homme avait pu l’examiner à son aise et noter tous sesmouvements.

Il remarqua qu’on ne l’abordait pas de la mêmefaçon que les autres filles du village ; mais des coups d’œilluxurieux la forçaient souvent à baisser la paupière et desplaisanteries grossières bruissaient tout près de ses oreilles.

Ses regards s’étaient maintes fois portés surle prisonnier qui crut y lire une sympathique compassion. Cettepitié pouvait n’avoir pour objet que sa déplaisantesituation ; au moins s’exprimait-elle d’une fort agréablemanière.

En considérant cette Italienne au teint dorépar le soleil, il songea à Belle Mainwaring ; mais jamais,depuis son exil volontaire, le ressouvenir n’avait été moinsamer.

Peu à peu, il se sentit envahir par un étrangesoulagement moral qu’il attribua uniquement à l’humiliation causéepar sa captivité – à un chagrin présent chassant un chagrinpassé.

Quelque chose lui dit que cet apaisementpourrait bien n’être pas temporaire. Il n’aurait su expliquerpourquoi. Seulement il sentait que s’il lui était permis de plongerassez longtemps ses yeux dans ceux de cette vierge romaine, ilpourrait penser à Belle Mainwaring avec calme – et, peut-être,l’oublier tout à fait.

Pendant cette heure de captivité, il se sentitplus heureux qu’il ne l’avait été pendant les deux dernières annéesde sa vie de liberté. En contemplant la magnifique statue vivantequi semblait poser exprès pour lui, il s’inspira plus, en uneheure, qu’il ne l’avait fait en étudiant toutes les sculptures dela Ville éternelle.

Ce bonheur naissant n’était cependant pasexempt d’inquiétude. Henry remarqua que la jeune fille ne leregardait qu’à la dérobée. Aussitôt que leurs yeux serencontraient, elle détournait rapidement les siens.

Ce naïf mouvement de pudeur aurait rempli soncœur d’une joie profonde, s’il n’en avait bientôt découvert lacause. La jeune fille était soigneusement observée, non pas par sonpère, ce qui eût peu inquiété Henry, mais par le chef des banditsqui, la coupe en main, assis en dehors de la petite auberge, tenaitses yeux rivés sur la maison du syndic. Sous la persistance de cesregards, la jeune fille parut mal à l’aise et quitta le balcon. Lebruit de la lutte entre le prisonnier et les brigands l’yramena.

Tout en se débattant, Henry ne cessait de laregarder ; ses yeux ne la quittèrent pas quand il fut garrottéet tandis que les coups pleuvaient sur lui. Le sentiment de sonhumiliation, celui même de la douleur s’effacèrent devant le coupd’œil qu’elle lui lança et qui semblait lui dire : Courage etrésignation ! Si je le pouvais, je descendrais du balcon, jeme jetterais au milieu de vos bourreaux pour vous arracher de leursmains ; mais la moindre marque d’intérêt de ma part serait lesignal de votre mort.

C’est ainsi, qu’il traduisit l’expression qui,pendant un instant trop court, illumina la physionomie de la jeunefille, et il en ressentit, à la fois, une grande joie et uneprofonde douleur.

La nuit vint. À mesure que s’épaississaitl’obscurité, la gracieuse image de la « Vierge enBalcon » se faisait de moins en moins distincte et finit parse confondre avec les ténèbres.

Les bandits étaient entrés dans l’auberge avecles plus dégourdies des beautés villageoises.

Il en sortit bientôt des sons d’instruments àcordes, violes et mandolines, accompagnés de trépignements,d’éclats de voix, de cliquetis de verres, de malédictions et dequerelles, l’une desquelles se termina dans la rue à coups destylets.

De la place où on l’avait laissé, solidementgarrotté, le jeune Anglais ne perdait aucun des détails de cetteorgie. Il n’était pas seul, d’ailleurs ; les brigands lesurveillaient avec un soin bien différent de leur négligenceantérieure.

Ce contraste ne pouvait manquer de frapper leprisonnier. Son étonnement redoubla lorsque, à une heure avancée dela nuit, le chef, sortant en titubant de l’auberge escorté par sadanseuse, donna, au milieu des hoquets et des blasphèmes, l’ordrede faire bonne garde ; ajoutant que si, le lendemain matin,les sentinelles ne lui représentaient pas la personne du captif, illes ferait impitoyablement fusiller.

Henry reconnut bientôt que ce n’était pas làune vaine menace lancée sous l’influence de l’ivresse ; caraussitôt que le chef eût disparu, ses deux gardiens vinrentexaminer ses liens et resserrer les cordes qui s’étaientrelâchées ; ils en ajoutèrent même de nouvelles par surcroîtde précaution.

Grâce à leur adresse, conséquence naturelled’une longue habitude, le prisonnier fut bientôt mis dansl’impossibilité absolue de s’échapper, eût-il été disposé à letenter.

Et, à ce moment, Henry aspirait à la libertéplus vivement que jamais. Les injonctions rigoureuses du chef,minutieuses précautions prises par les sentinelles, avaient éveillédans son esprit une certaine appréhension. Se serait-on donnéautant de mal pour une seule nuit de captivité, si l’on avait eul’intention de le congédier le lendemain ?

De plus, le messager envoyé à la ville étaitde retour. Henry l’avait vu entrer dans l’auberge pendant le bal,et, sans nul doute, le chef était en possession de sesquatre-vingts écus. Ce n’était donc pas cette rançon qu’ilattendait pour lui rendre la liberté.

Sa captivité devait-elle avoir un secondchapitre ? Quelque cruelle torture lui était-elle réservée, enraison de l’incident survenu avant qu’il eût été garrotté ? Lecoup porté à Doggy Dick pouvait être considéré comme une insultefaite à la bande tout entière ; et bien que le renégat fûtfort peu estimé par ses compagnons, peut-être possédait-il assezd’influence pour les pousser à le venger.

Le changement de conduite des bandits enversleur prisonnier ne pouvait, raisonnablement, être attribué à uneautre cause. C’est, au moins, ce que pensait Henry, et il déplorason mouvement de colère.

Il se serait épargné ces regrets s’il avaitconnu le véritable motif du traitement qui lui était infligé. Leprolongement de sa captivité avait une origine beaucoup plussérieuse que la haine que lui portait Doggy Dick, soit en raison duchâtiment mérité qu’il venait de recevoir, soit pour des faitsd’ancienne date. Il résultait d’un plan susceptible, non seulementde ravir pour longtemps à Henry sa liberté, mais peut-être de luicoûter la vie.

Quoiqu’il s’attendit à une sévère punition dela part des brigands, il ne se croyait exposé à aucun de cespérils ; et si, pendant de longues heures, il demeura éveillé,ce fut moins à cause de la préoccupation du châtiment prévu que parsuite de la douleur que lui causaient les cordes trop fortementserrées autour de ses membres.

En dépit de ces douleurs, en dépit même de ladure couche sur laquelle il reposait et qui n’était autre que lecailloutis de la rue, le sommeil finit cependant par clore sespaupières. Il dormit profondément jusqu’au moment où le chant descoqs et un vigoureux coup de pied appliqué par un de ses gardiensvinrent le rappeler au sentiment de sa situation.

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