Le doigt du Destin

Chapitre 9Échec et Mat.

M. Woolet était assis dans son bureau,séparé de celui de son unique clerc par un mur d’une prodigieuseépaisseur dans lequel s’ouvrait une porte étroite.

De ce côté, aucune indiscrétion n’était àcraindre. Mais une des parois latérales du cabinet, légèrementcloisonnée, constituait une sorte d’armoire, dans laquelle, surl’ordre de M. Woolet, s’introduisait ledit clerc, quiécoutait, silencieux et inaperçu, ce qui se passait entre sonpatron et tout client dont la conversation valait la peine d’êtrenotée.

Est-il besoin, après cela, de dire queM. Woolet exerçait la profession d’attorney[11] ; et bien qu’établi dans unepaisible petite ville du paisible comté de Burke, il menait lesaffaires avec autant d’âpreté et de mauvaise foi que ceux de sescollègues qui pratiquent dans les environs de Newgate ou deClerkenwell[12].

La grande cité ne monopolise pas la culture dela plante nommée chicane, qui pousse en de vigoureux rameaux dansles villes de province. Le village même n’en est pas exempt et lepauvre paysan ne se trouve que trop souvent enlacé dans sesbranches gourmandes.

C’est sur ce fretin que s’était abattuM. Woolet et sa pêche avait été si heureuse qu’il possédaitactuellement une calèche, dans sa remise, et deux chevaux, dans sonécurie.

Mais aucun gros poisson n’était encore tombédans sa nasse. Jusqu’ici, son plus beau coup de filet avait étéMme Mainwaring, devenue sa locataire, sa victime, parconséquent.

Aussi, sa calèche ne lui avait-elle encoreservi à rien, ou presque rien ; ce luxe, en désaccord avec saposition, ne lui donnait qu’un ridicule de plus.

Mais cela ne pouvait durer toujours. La classeélevée viendrait certainement bientôt mordre à une aussi attrayanteamorce ; le hasard ne manquerait pas de se mettre au serviceexclusif de M. Woolet et de le porter aux sommets qu’ilambitionnait d’atteindre.

Un certain jour, cet espoir parut avoir uncommencement de réalisation. Une voiture beaucoup plus belle quecelle de l’attorney, conduite par un cocher pesant près d’une tonneet flanqué d’un valet de pied poudré, traversa la ville qui avaitl’honneur de compter M. Woolet parmi ses habitants et s’arrêtaprécisément à la porte de l’étude.

Jamais l’homme de loi ne s’était senti aussiheureux qu’au moment où son clerc, entre-bâillant la porte etmontrant son museau de fouine, annonça d’une voix contenuel’arrivée du général Harding.

Un instant après, le même individu introduisitle général.

Un signe maçonnique à l’adresse du clerc fitdisparaître ce dernier qui se glissa aussitôt comme une couleuvredans l’armoire dont la peu honorable destination a étéindiquée.

– Le général Harding, je pense, ditobséquieusement l’attorney en s’inclinant de façon à baiser ledernier bouton du pardessus du vétéran.

– Oui, répondit le général, c’est monnom. Et le vôtre ?

– Woolet, général, E. Woolet, pour vousservir.

– Eh ! bien, justement, j’ai besoinde vos services – si vous n’êtes pas autrement occupé.

– Il n’y a pas d’occupation qui puissem’empêcher de vous écouter, général. Que puis-je faire pour vousobliger ?

– Pour m’obliger, rien. Je réclame de vosservices, uniquement en votre qualité d’attorney. Vous l’êtes, jesuppose ?

– Mon nom est inscrit dans l’annuaire descours de justice, général. Vous pouvez vous en assurer.

M. Woolet prit un petit volume etl’offrit au général.

– Je n’ai pas besoin de l’annuaire,répondit sèchement ce dernier. J’ai vu votre nom surl’enseigne ; cela me suffit. Ce que je cherche, c’est unattorney qui sache dresser un testament. Vous en êtes capable,n’est-ce pas ?

– Il ne m’appartient pas de vanter monhabileté professionnelle, général ; mais Je pense pouvoirparfaitement rédiger un testament.

– Assez causé, alors – asseyez-vous et àl’œuvre.

Considérant que lui-même possédait unevoiture, M. Woolet aurait pu se montrer froissé des brusquesfaçons de son nouveau client. C’était la première fois qu’onl’avait traité ainsi dans sa propre étude ; mais c’était aussila première fois qu’il lui arrivait un client semblable ; ilsentit l’inopportunité de se montrer revêche et la nécessité decourber l’échine.

Donc, sans répondre une syllabe, il s’assitdevant son bureau, attendant le bon plaisir du général, qui s’étaitinstallé sur une chaise, de l’autre côté de la table.

– Écrivez sous ma dictée, dit le vétérand’un ton de commandement, la plus simple formule de politesseadressée à un pareil individu semblant devoir lui écorcher leslèvres.

Le loup cervier, de plus en plus obséquieux,inclinant la tête, prit une plume et une feuille de papierblanc.

« Je donne et lègue à mon filsaîné ; Nigel Harding, la totalité de mes biens meubles etimmeubles, comprenant maisons d’habitation et terres, ainsi que mesobligations de la Compagnie des Indes, à l’exception de millelivres sterling à prendre sur ces dernières et qui seront délivréesà mon fils cadet, Henry Harding, comme le seul héritage auquel ilait droit. »

– Vous avez écrit ? demanda levétéran.

– Tout ce que vous avez dicté, oui,général.

– Avez-vous inscrit la date ?

– Pas encore, général.

– Alors, mettez-la.

Woolet reprit sa plume et obéit.

– Avez-vous un témoin sous la main ?Sinon, j’appellerai mon valet de pied.

– C’est inutile, général. Mon clerc enservira.

– Ah ! il en faut doncdeux ?

– C’est la loi, général ; mais jepuis être le second.

– Parfaitement. Passez-moi la plume.

Le général s’inclina sur la table et s’apprêtaà signer.

– Mais, général, dit l’attorney quipensait que le testament était par trop concis, est-ce tout ?Vous avez deux fils ?

– Certainement. Ne l’ai-je pas dit dansmon testament ? Après ?

– Mais…

– Mais quoi ?

– Vous ne voudriez pas…

– Je veux signer mon testament – avecvotre permission. Je puis m’en passer, au reste, et m’adresser à unde vos confrères.

M. Woolet entendait trop bien lesaffaires pour soulever désormais la moindre objection. Il fallaitavant tout plaire à son nouveau client et il s’empressa de placerle papier devant le général et de lui présenter la plume.

Le vétéran signa, l’attorney et son clercfirent de même, en qualité de témoins ; le testament étaitauthentique.

– Maintenant, faites-en une copie, dit legénéral. Vous garderez l’original jusqu’à ce qu’on vous ledemande.

La copie faite, le général la plaça dans lapoche de côté de son pardessus ; puis, sans daignerrecommander la discrétion à l’attorney, il regagna sa voiture etreprit le chemin du château.

– Il est étrange, se dit le basochien,resté seul dans son cabinet, que le général soit venu à moi au lieud’aller trouver son avocat ! Plus étrange encore qu’ildéshérite son plus jeune fils ! Sa fortune ne peut êtreinférieure à cent mille livres sterling ; et tout va à cedemi-nègre, quand on pensait que l’autre en aurait au moins lamoitié ! Mais cela s’explique. Il est mécontent de soncadet ; il me prend pour rédiger son testament au lieu deLawson qui, il le sait bien, chercherait à le dissuader. Il s’ytiendra, sans aucun doute, à moins que le vaurien ne s’amende. Legénéral HardIng n’est pas homme à se laisser jouer, même par sonpropre fils. Mais que ce testament soit ou non exécuté, il est demon devoir de le communiquer à une tierce personne qu’il intéresse,pour des raisons particulières. Elle me tiendra compte de madémarche officielle dans tous les cas, elle ne me trahira pas. –M. Roby !

La porte s’ouvrit et la personne dégingandéedu clerc se présenta, aussi rapidement que les figures fantastiquesqu’un ressort fait jaillir d’une boite à surprises.

– Dites à mon cocher d’atteler meschevaux – et vite !

L’esprit disparut et son évocateur avait àpeine eu le temps de plier le testament et de résumer saconversation avec le testateur que la voiture s’arrêtait à la portede l’étude.

Quelques secondes après, Woolet s’introduisaitdans sa « trappe, » comme il l’appelait en plaisantant,et roulait sur la route qu’avait prise dix minutes auparavant leplus luxueux équipage du vétéran.

Quoique suivant la même voie, les deuxvéhicules n’avaient pas la même destination. La calèche se rendaità Beechwood-Park, la « trappe » à la modeste résidence dela veuve Mainwaring.

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