Le doigt du Destin

Chapitre 41Horrible menace.

La plume est incapable de retracerl’expression d’angoisse qui se répandit sur la physionomie dugénéral et le sentiment d’horreur qui précipitait les battements deson cœur, tandis qu’il considérait le doigt de son fils.

Ses yeux semblaient sur le point de jaillir deleurs orbites. Sa raideur et son immobilité étaient celles d’unautomate. On aurait pu le croire subitement frappé de paralysie,sans le tremblement convulsif qui le secouait comme s’il eût étésoumis à l’action d’une pile voltaïque.

Il ne put prolonger longtemps cettedouloureuse contemplation, et posant sa main sur la table il enlaissa glisser le fragment qui y reposait.

Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il eûtrecouvré assez de calme pour prendre connaissance de la lettre quilui avait apporté cet affreux présent.

Il l’étala enfin devant lui et lut ce quisuit :

« Signor, – ci-inclus vous trouverezle doigt de votre fils, que vous reconnaîtrez aisément à lacicatrice… Si, cependant, vos doutes persistent et que vous vousrefusiez à envoyer la rançon par le prochain courrier, la main toutentière vous sera remise et vous pourrez vous assurer que le doigtlui appartient bien. Vous avez dix jours pour nous adresser votreréponse ; si, au bout de ce délai, elle n’est pas parvenue àRome, accompagnée de 30,000 écus, le courrier suivant vous porterala main en question. Si vous ne consentiez pas encore à délier lescordons de votre bourse, nous serions bien obligés de conclure quevous manquez de cœur et que vous préférez votre argent à votrefils. Ne nous accusez donc pas de cruauté, nous que des loisinjustes forcent à faire la guerre au genre humain et qui, traquéscomme des bêtes fauves, sommes obligés de recourir à des mesuresextrêmes pour gagner notre vie. Enfin et pour clore notrecorrespondance, dans le cas où la négociation que nous vousproposons n’obtiendrait pas votre agrément, nous vous promettons,au moins, que le cadavre de votre fils reposera en terrechrétienne. Seulement, et comme témoignage irrécusable de votreinhumanité, la tête coupée vous sera expédiée par le prochainsteamer touchant à Civita-Vecchia. Nous avons payé le port pour ledoigt ; nous ferons de même pour la main ; mais les fraisde transport de la tête resteront à votre charge.

Et maintenant, signor général, je vousrenouvelle l’avis qui vous a déjà été donné. Ne prenez pas ce queje viens de vous écrire pour une vaine menace ; si vous vousendurcissez dans votre incrédulité, tout s’accomplira à la lettre.Refusez la rançon, et aussi sûr que vous êtes vivant, votre filssera mis à mort. »

« Il Capo

« (Pour lui et ses associés).

« Post-scriptum. – Si vous expédiezl’argent par la poste, adressez-le à signor Jacopi, stradaVolturno, n° 9. Si vous en chargez un messager, ce derniertrouvera notre agent au même lieu.

« Gardez-vous de nous trahir. Cela nevous servirait à rien. »

Telle était la teneur de la singulière épîtreadressée au général Harding.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-ilen terminant sa lecture, comme il s’était écrié avant de lacommencer.

Il ne doutait pas de l’authenticité ducontenu. Sur la table, sous ses yeux, gisait l’épouvantable garantde la vérité… encore frais, en apparence… couvert de sang coagulé,tel qu’il était sorti de l’enveloppe où il avait été soigneusementdéposé.

D’une main tremblante, le général toucha untimbre.

– Mon fils Nigel ! dit-il au valetde pied qui répondit à l’appel. Qu’il vienne tout desuite !

Le domestique sortit après avoir observé avecétonnement l’agitation de son maître.

– Mon Dieu ! s’écria encore lemalheureux père… C’est horrible !… qui l’aurait pucroire !… Et c’est vrai… trop vrai !… Mon Dieu !

Et, se penchant sur la table, il dirigea desregards désespérés sur l’objet qu’il n’osait prendre, ni mêmetoucher.

– Vous m’avez appelé, père, dit Nigel enentrant.

– Oui… viens ici – regarde !

– Quoi ?… Cet objet informe ?…Qu’est-ce, mon père ?

– Tu devrais le reconnaître,Nigel !

– Le reconnaître ?… Je reconnais quec’est un morceau de doigt.

– Oui… c’est un morceau de doigt !…Hélas !

– Mais à qui appartenait-il ?…Comment vous est-il parvenu ?

– À qui il appartenait, Nigel ! ditle général d’une voix vibrante d’émotion… Tu devrais lesavoir !… Tu as de bonnes raisons pour t’ensouvenir !

Nigel pâlit en considérant la cicatrice dontla trace se dessinait en blanc sur le sang coagulé. Il sesouvenait… mais il n’en dit rien.

– Maintenant… le reconnais-tu ?demanda son père.

– Pour un doigt humain ?…répondit-il évasivement… Oui ! et après ?…

– Et après !… Et tu ne saurais direà qui il appartenait ?…

– Non, en vérité !… Comment lesaurais-je ?

– Mieux que tout autre. Hélas !c’est le doigt de ton frère !

– De mon frère ! s’écria Nigel,simulant une surprise et une émotion qu’il était incapabled’éprouver.

– Oui… regarde cette cicatrice… Tu te larappelles, au moins !

Pour toute réponse, Nigel donna à saphysionomie une nouvelle expression de surprise et d’émotionsimulées.

– Je n’entends pas t’adresser dereproches, dit le général. C’est un fait qu’il est bon d’oublier etqui n’a aucun rapport avec le malheur qui nous accable. Ce que tuvois là… C’est le doigt du pauvre Henry.

– Comment le savez-vous, mon père ?…Comment…

– Lis ces lettres, elles t’apprendront ceque je n’ai pas la force de te raconter.

Nigel prit la missive du bandit et enparcourut rapidement le contenu, en poussant de temps en temps desexclamations qui pouvaient, indifféremment, passer pour desexpressions de sympathie, d’étonnement ou d’indignation.

Il lut ensuite la seconde lettre.

– Tu vois, dit son père, quand il eutterminé… Tout est vrai… trop vrai… J’avais des doutes en lisant lapremière lettre de Henry… pauvre enfant !… Mais toi, Nigel…toi…

– Qui aurait pu supposer une chosepareille ? Elle me semble encore impossible !

– Impossible ! répéta le général enjetant à son fils un humide regard. Mais vois donc !… Surcette table !… La vérité !… La voilà… ce doigt la montreassez clairement… Pauvre Henry ! Que pense-t-il de son père…de son père… si dur, si inhumain !… Mon Dieu ! oh !mon Dieu !

Et le général, aiguillonné par les remords, seleva et parcourut son cabinet à pas saccadés.

Cette épître semble venir de Rome, dit Nigelen examinant l’enveloppe de la lettre du bandit avec autant desang-froid que si elle avait renfermé une communication du plusmédiocre intérêt.

Certainement, elle vient de Rome, répliqua legénéral, surpris, presque indigné de l’indifférence manifestée parson fils. Ne vois-tu pas le timbre pontifical !… N’as-tu paslu ce qu’elle contient ?… Peut-être crois-tu que c’est encoreun tour de passe-passe ?

– Non, non, mon père, se hâta de répondreNigel comprenant son imprudence… Je songeais seulement à lameilleure réponse à faire.

– Il n’y en a qu’une. La lettre elle-mêmel’indique suffisamment.

– Laquelle, père ?

– Envoyer l’argent. C’est le seul moyende le sauver… Il n’y a pas à hésiter un instant…, d’après ce que cemisérable… Comment se nomme-t-il ?

– Il signe : « Il Capo »…C’est seulement son titre comme chef de la bande.

– D’après ce qu’écrit le brigand, iln’est que trop clair qu’il se rit de toutes les lois, divines ethumaines. Ce pauvre doigt est une preuve irrécusable que rien nesaurait l’empêcher de réaliser ses menaces… rien, sinon le payementde la rançon.

– Cinq mille livres ! murmura Nigel,c’est une grosse somme.

Une grosse somme !… Et si l’on demandaitdix mille livres, devrions-nous hésiter !…. La vie de tonfrère ne les vaut-elle pas ? Hélas ! sa main seule lesvaut !… Mon pauvre Henry !… mon cher enfant !…

– Oh ! ce n’est pas cela que jevoulais dire, père. Mais si nous envoyons la rançon et que cesmisérables refusent de rendre la liberté à mon frère !… On nesaurait prendre trop de précautions avec de pareilles gens.

– Il ne s’agit pas de précautions !Le temps presse ! Nous n’avons que dix jours !… GrandDieu ! si l’envoi de la lettre avait éprouvé un retard… quelledate porte l’estampille ?

– Rome, 12, dit Nigel en examinantl’enveloppe.

– Et nous sommes le 16… Plus que sixjours !… Six jours !… Un exprès peut encore arriver àRome !… Il faut tout préparer !… l’argent !… cen’est pas la difficulté, heureusement !… Mais il faut aller àLondres, chez M. Lawson !… Il peut n’être pas chezlui !… Il n’y a pas un moment à perdre !… Il fautpartir !… Va, Nigel, fais atteler !

Feignant un empressement qu’il était loin deressentir, Nigel s’élança hors du cabinet.

– Où est mon Bradshaw ? se dit legénéral courant à sa bibliothèque et en extrayant le guide bienconnu, dont il feuilleta fiévreusement les pages jusqu’au tableauindicatif des trains du Grand Chemin de fer de l’Ouest.

La voiture, quoique attelée avec une lenteurcalculée, s’arrêtait cependant devant le perron avant que legénéral fût fixé sur l’heure exacte du départ. S’en étant enfinassuré, il jeta le livre de côté, permit à son vieux sommelier dele revêtir d’un costume de voyage convenable, mit dans sonportefeuille l’étrange enveloppe avec son contenu, monta en voitureet partit rapidement pour la plus prochaine station.

Le général avait à peine franchi la grille duchâteau qu’un piéton fit son apparition sur la route macadamiséeconduisant au chemin de fer.

C’était Nigel. Il paraissait, lui aussi, dansun état d’agitation dont la cause, cependant, était bien différentede celle qui animait son père et donnait des ailes aux chevauxgalopant vers le station.

Nigel n’allait pas si loin. En ce moment même,le souvenir du danger dans lequel se trouvait son frère s’étaitcomplètement effacé de son esprit, pour faire place à des penséesd’un caractère beaucoup plus égoïste. Pour tout dire, il sedirigeait vers l’habitation de la veuve Mainwaring, où, par suitede l’interdiction paternelle, il n’avait fait que de rares etclandestines visites.

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