Le doigt du Destin

Chapitre 45L’interrogatoire.

Quelque rapide et voilé que fût le coup d’œiléchangé entre Henry Harding et la fille du syndic, le capitaineGuardioli l’avait intercepté.

Mis sur ses gardes par le précédent entretien,il le guettait au passage ; cette preuve d’entente entre lesdeux jeunes gens exaspéra la fanfaronnade qui faisait le fonds deson caractère et que l’autorité dont il était temporairementinvesti lui permettait de déployer à son gré.

– Oh vous êtes-vous emparé de cepersonnage en haillons ? demanda-t-il au sergent, en désignantdédaigneusement du regard le prisonnier.

– Nous l’avons découvert tandis qu’il seglissait furtivement dans ce village.

– Furtivement ! s’écria le jeuneAnglais, en fixant le sergent de façon à lui faire baisser lesyeux… Et mes haillons, continua-t-il en s’adressant à l’officier,ne font pas votre éloge, vous devriez au moins avoir la pudeur dene pas me les reprocher. Si vous aviez mieux fait votre devoir,vous et votre vaillante troupe, mes vêtements ne seraientprobablement pas dans l’état où vous les voyez.

– Pss ! Pss ! sifflal’officier. Vous avez la langue trop bien affilée, signor.Contentez-vous de répondre quand je vous interrogerai.

– J’ai le droit de parler le premier…Pourquoi suis-je prisonnier ici ?

– C’est ce qui reste à examiner.Avez-vous un passeport ?

– Singulière question à adresser à unhomme qui vient à peine de s’échapper des griffes desbrigands !.

– Comment pouvons-nous lesavoir ?

– Ma situation présente, dit le jeunehomme et, ajouta-t-il en jetant un regard railleur sur sa proprepersonne, mon extérieur sont, il me semble, d’irrécusables preuvesde la vérité de mes assertions. Cela ne vous suffit-il pas ?…Alors, je ferai appel à la signorina que, si je ne me trompe, j’aieu l’honneur de voir déjà ; elle se rappellera, sans doute, leprisonnier qui a eu le malheur de lui offrir, pendant quelquesheures, le mélancolique spectacle qu’elle a pu voir de sonbalcon.

– Certainement !certainement !… Oui, papa, c’est bien le même.

– Je l’affirme également, capitaineGuardioli : il a été amené puis emmené par Corvino. C’est lepeintre Inglese dont nous parlions tout à l’heure.

– Possible, répliqua Guardioli avec unincrédule sourire. Anglais, peintre et prisonnier des bandits,c’est tout un. Mais le signor peut jouer un autre rôle qu’il ne sesoucie pas de déclarer.

– Quel autre rôle ? demandaHenry.

– Una spia.

– Espion ! répéta le prisonnier.Pour qui… et pourquoi ?

– Ah ! c’est ce qu’il faut savoir,reprit ironiquement Guardioli, et je m’en charge. Allons !avouez la vérité ! Votre franchise vous vaudra un traitementmoins sévère, outre qu’elle pourra abréger votreemprisonnement.

– Mon emprisonnement !… De queldroit, monsieur, me parlez-vous d’emprisonnement ? Je suissujet britannique – vous, à ce que je suppose, vous êtes officierdans l’armée du pape, et non pas capitaine de bandits… Prenezgarde ! Vous risquez beaucoup à me maltraiter !

– Quoi qu’il puisse m’en coûter, signor,vous êtes mon prisonnier, et vous resterez prisonnier jusqu’à ceque j’aie découvert le motif qui vous a amené dans ces parages.Votre récit est suspect. Vous vous êtes fait passer pourpeintre ?

– Et j’en suis un, en effet, bien quedans le sens le plus humble du mot… Mais qu’importe ?

– Il importe beaucoup. Pourquoi vous,pauvre peintre, vaguez-vous dans ces montagnes ? Si vous êtesun artiste anglais, comme vous le prétendez, vous êtes venu à Romepour peindre des ruines et des sculptures et non des arbres et desrochers ? Dans quel but êtes-vous ici ? Répondez,signor.

Le jeune homme hésita. Devait-il dire toute lavérité ? Était-ce bien le moment ?

Et pourquoi non ? Il se trouvait dans uneimpasse dont il devait sortir plus facilement que du repaire desbandits.

Qui l’obligeait à prolonger volontairement leterme de sa seconde captivité, car le capitaine semblaitparfaitement résolu à ne pas le relâcher. Un mot suffirait poureffectuer sa délivrance, à ce qu’il supposait du moins. Pourquoi nele prononcerait-il pas, ce mot ?

Après quelques instants de réflexion, il sedécida à parler.

– Signor capitaine, dit-il, si, pourl’accomplissement de votre devoir, vous avez absolument besoin desavoir pourquoi je suis ici, je vais vous en informer. Peut-être maréponse causera-t-elle une légère surprise au signor FranciscoTorreani et aussi à la signorina Lucetta.

– Eh quoi ! signorInglese ! s’écrièrent en même temps le syndic et safille. Vous connaissez nos noms !

– Oui.

– Et qui vous les a appris ? demandale père.

– Votre fils, signor Torreani.

– Mon fils ! Il est à Londres.

– C’est précisément dans cette ville que,pour la première fois, j’ai entendu prononcer les noms de FranciscoTorreani et de sa fille, la signorina Lucetta.

– Vous connaissez donc Luigi ?

– Aussi bien que peut le connaître unhomme qui, pendant un an, a vécu chaque jour avec lui… qui apartagé sa chambre et son atelier… qui…

– A sauvé sa bourse… et probablement savie, interrompit le syndic, en marchant vers l’artiste et luitendant la main. Si je ne fais pas erreur, vous êtes le jeunegentleman qui l’a arraché aux mains des voleurs… des assassins…C’est vous dont Luigi nous a si souvent parlé dans ses lettres,n’est-ce pas, signor ?

– Oh, oui ! s’écria Lucetta,s’approchant à son tour et considérant l’étranger avec un intérêtde plus en plus intense. Je suis sûre que c’est vrai, papa. Vousressemblez tellement au portrait que Luigi nous a fait devous !

– Merci, signorina ! répondit lejeune artiste en souriant. J’ose croire que vous voudrez bienexcepter de la ressemblance… le vêtement. Quant à mon identité,signor Torreani, j’aurais pu mieux l’établir, sans mon bienveillantami Corvino, qui, non content de me dépouiller du peu d’argent queje possédais, m’a enlevé la lettre d’introduction de votre fils. Jecomptais vous la présenter en personne : les circonstances quevous connaissez m’en ont empêché.

– Mais pourquoi ne pas vous être faitreconnaître quand vous êtes passé par ici ?

– Je ne savais pas alors qui vous étiez…j’ignorais le nom de la localité où m’avaient conduit les brigands,et je ne pouvais deviner, sans son syndic, le père de LuigiTorreani, non plus que, dans la jeune fille que je voyais sur lebalcon, la sœur chérie de mon ami.

À ces derniers mots, articulés d’une voixpénétrante, les joues de Lucetta se couvrirent d’une teinte rosée,probablement produite par quelque souvenir de la scène dubalcon.

– Quel malheur ! dit le syndic, queje n’aie pas su cela tout d’abord. J’aurais fait des démarches pourobtenir votre liberté.

– Mille grâces, signor Torreani !Mais cela vous aurait coûté cher… quelque chose comme trente milleécus.

– Trente mille écus ! s’écrièrentles assistants d’une seule voix.

– Vous vous estimez bien haut, signorpeintre ! dit ironiquement l’officier.

– C’est le chiffre exact de la sommedemandée par Corvino.

– Il vous aura pris pour quelqueMilord, je suppose, et vous aura relâché après avoirreconnu son erreur.

– Oui, et après m’avoir pris un doigt…pour seule rançon, sans doute, dit le fugitif d’un ton dégagé enmettant sa main sous les yeux de ses interlocuteurs.

Lucetta poussa un cri d’horreur, tandis queson père examinait d’un air attendri la main mutilée.

– Oui, dit le syndic, voilà véritablementune preuve irrécusable. Je n’aurais pu vous être d’une bien grandeutilité… Mais dites-nous, signor ? Comment avez-vous échappé àces misérables ?

– Il sera assez temps demain, interrompitGuardioli que dépitait la sympathie témoignée à l’étranger.Sergent, continua-t-il en s’adressant à son subordonné, cetteentrevue a trop duré et sans aucun résultat. Emmenez le prisonnieret enfermez-le dans le corps de garde. Je l’interrogerai plusminutieusement dans la matinée.

– Encore prisonnier ! pensèrent lesyndic et sa fille.

– Permettez-moi, dit l’Anglais ens’adressant à l’officier, de vous rappeler que vous assumez unegrave responsabilité. Votre maître, le pape, ne sera pas lui-mêmecapable de vous éviter le châtiment qui suivra certainement unoutrage semblable fait à un sujet britannique.

– Et votre patron, Giuseppe Mazzini, nevous évitera pas la peine réservée aux espions républicains, signorInglese.… Mazzini !… Espion républicain !… Maisvous divaguez, monsieur !

– Allons, Excellence ! dit le syndicd’un ton conciliant. Vous vous trompez sur le compte de ce jeunehomme. Un espion, lui !… C’est un honnête galantuomoanglais… l’ami de mon fils Luigi. Je me fais sa caution.

– Impossible, signor syndic Je doisremplir mon devoir… Sergent, faites le vôtre. Conduisez leprisonnier au corps de garde et ramenez-le-moi demain matin.

Il fallait obéir. D’autres soldats se tenaientderrière la porte et toute résistance eut été inutile. Henry n’enfit aucune ; il se soumit, non sans avoir échangé avec Lucettaun regard qui le consola de cette nouvelle humiliation, et avoirlancé à Guardioli un coup d’œil qui mit le noble comte mal à sonaise pour tout le restant de la soirée.

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