Le doigt du Destin

Chapitre 57Inutiles recherches

À quoi fallait-il se résoudre ?

Telle fut la question que se posa Lawsonjunior quand il fut de retour dans sa locanda.

Devait-il retourner ! Londres, remportantintact son sac de guinées en même temps que la nouvelle del’inutilité de sa mission.

Ce parti pouvait avoir des conséquencesterribles ; la lettre du chef des brigands, qu’il ne cessaitde parcourir, était parfaitement explicite. À dix jours de date, lamain de Henry Harding devait être expédiée à son père de la mêmefaçon que l’avait été son doigt.

Neuf de ces jours s’étaient écoulés déjà. Iln’en restait plus qu’un, et maintenant que l’intermédiaire Jacopiavait passé de vie à trépas, comment se mettre en communicationavec les misérables qui tenaient entre leurs mains le fils dugénéral ?

« Une bande de brigands sur la frontièrenapolitaine, à cinquante milles environ de Rome. » Cet extraitde la première lettre de Henry constituait le seul indice quepossédât le légiste pour arriver jusqu’aux bandits. Mais cerenseignement pouvait s’appliquer à toute la frontière, depuisTerracine jusqu’à l’angle nord-ouest des Abruzzes, ligne qui, denotoriété publique, contenait autant de bandes de brigands qu’ellecomptait de lieues.

Parcourir cette ligne dans tout sondéveloppement, reconnaître la localisation de chacune des bandes etdécouvrir celle qui retenait Henry Harding prisonnier, c’était unexploit qu’aurait certainement pu accomplir le légiste de Lincoln’sInn, mais au risque perpétuel de sa propre liberté.

En supposant même qu’il réussit dans sesrecherches, arriverait-il à terme ? Non, évidemment.

L’exécution de ce plan était donc impossible.Lawson junior se trouvait pris entre les cornes d’un dilemme.

Jamais, dans sa longue pratique, larespectable maison dont il était l’associé n’avait eu à débrouillerune affaire aussi hérissée de difficultés, ou, pour parler plusvrai, d’impossibilités.

Que faire ? que décider ?

Il pensa à la requête adressée au ministèredes affaires étrangères et à la promesse qu’on y avait faite des’entendre avec le gouvernement pontifical. Cette promesseavait-elle été remplie ? Des négociations avaient-elles étéentamées ?

Il courut au Vatican. Mais le Vaticanappartenait au passé… Rome était en république, et, à toutes sesquestions, on ne put répondre qu’une chose, c’est qu’on ne savaitrien.

D’ailleurs les nouveaux gouvernants étaienttrop inquiets de leurs propres affaires pour s’intéresser à cellesdu légiste anglais. Qu’était la liberté d’un seul individu comparéeà celle de toute une nation, menacée alors par deux armées ?Napolitains et Français ne s’avançaient-ils pas alors vers Rome àmarches forcées, pour renverser la République ?

La construction des barricades occupait tousles bras. On ne pouvait penser à distraire une minute d’un temps siprécieux pour l’employer à châtier une quarantaine de bandits.

Cette démarche mit le comble aux perplexitésdu représentant de la maison Lawson et fils. Inutile d’écrire àLondres pour demander des instructions. Ma lettre n’arriverait pasà temps.

Peut-être par le steamer même quil’emporterait une autre dépêche partirait accompagnée d’un paquetrenfermant la main sanglante du fils de son client ! C’étaithorrible ! Mais comment empêcher la consommation du crime.

Aucun moyen ne se présentait à l’imaginationdu légiste. Attendre la réponse à sa lettre lui semblait équivalantà abandonner le captif à son sort.

Malheureusement il n’y pouvait rien ; etil commença à écrire avec la conviction bien arrêtée qu’ilrecevrait, par le retour du courrier, la triste nouvelle de laréalisation de la menace des brigands. Il regardait la main commesacrifiée, mais espérait pouvoir prévenir l’exécution d’un crimeplus horrible encore.

Avant qu’il eût terminé sa lettre, unenouvelle idée lui vint, et il s’arrêta tout à coup. Si sa dépêches’égarait ? En ces temps de troubles, on ne pouvaitraisonnablement compter sur la poste ? Au reste, pourquoiécrire ? Pourquoi ne pas partir lui-même ? Il arriveraità Londres aussi rapidement qu’une lettre ; une affaire decette importance ne devait pas, d’ailleurs, être confiée auhasard.

La réflexion le confirma dans cette résolutionet, déchirant l’épître commencée, il s’occupa aussitôt de sondépart.

Il éprouva à traverser les lignes alorssoigneusement gardées, vu l’arrivée imminente des forces ennemies,certaines difficultés qu’aplanirent ses guinées et un bon passeportanglais. Il parvint à gagner Civita-Vecchia, d’où le steamer letransporta à Marseille.

Le retour à Londres de l’émissaire ne profitaaucunement à la solution du problème.

À la suite de renseignements négatifs pris,pour la forme, au logement jadis occupé par l’artiste, il futdécidé qu’un nouveau voyage en Italie était nécessaire.

L’associé junior repartit donc pour Rome. Maisil n’y put entrer.

La Ville sainte était alors assiégée parl’armée française, sous le général Oudinot, et le légiste, retenuen-deçà des portes, ne put poursuivre le cours de sesinvestigations.

Deux fois les assaillants furent repoussés.Les rues de Rome ruisselaient de sang… le sang des valeureuxdéfenseurs de la République, alors commandés par Garibaldi, legrand citoyen que cette lutte grandiose mit, pour la première fois,en lumière et à laquelle il doit la place remarquable qu’il occupesi justement dans les annales de l’histoire.

Mais ce conflit inégal ne pouvait durerlongtemps ; les républicains succombèrent sous une honteusetrahison ; et quand, enfin, les Français eurent prispossession de la ville, le légiste londonien put recommencer sesrecherches.

Il réussit à découvrir qu’un jeune Anglaisavait été capturé par une bande de brigands commandée par un chefbien commandé Corvino ; qu’il était ensuite parvenu à se tirerdes mains des bandits ; que la bande avait été presqueentièrement détruite et son capitaine tué par un détachement devolontaires républicains ; que l’ancien prisonnier, qui avaitpris part à l’expédition des volontaires, était revenu avec eux àVal-d’Orno et de là à Rome, à la défense de laquelle il passaitpour avoir pris part.

Avait-il partagé le sort de tant de bravesrépublicains tués pendant ce siège homérique ? Onl’ignorait ! Mais le fait était probable, puisque, depuis sarentrée à Rome avec les volontaires, sa trace était totalementperdue.

Tels furent les seuls renseignements querapporta M. Lawson junior de son second voyage en Italie. Legénéral Harding ne sut jamais rien de plus touchant la destinée deson fils.

Depuis le jour où il avait reçu la lettrefatale contenant le doigt de Henry, le vétéran était rongé par unnoir chagrin dont l’échec de son messager redoubla l’intensité.

À partir de ce moment, le général vécut dansun état de surexcitation voisin de la folie. Chaque nouveaucourrier lui occasionnait des transes nouvelles ; il enattendait une épître renfermant d’affreux détails et un envoi plusaffreux encore. Il s’imaginait même que le second paquet avait pus’égarer et que celui qui devait lui parvenir contiendrait la têtede son fils.

Ces appréhensions perpétuelles, agissant surune imagination exaltée, eurent pour conséquence une attaquehémiplégique dont il ne se releva que pour languir quelques joursdans un état de prostration physique absolue, et il mourut ens’accusant d’être l’assassin de son fils.

Le meurtre de Henry n’était cependant qu’unehypothèse, même dans l’esprit du mourant. Dans une conférencesuprême, il recommanda à son avoué, M. Lawson, de continuerles recherches, à quelque prix que ce fût, jusqu’à ce qu’il eûtobtenu une certitude relativement à la destinée de son fils ;si ce dernier était mort, le cadavre devait être ramené enAngleterre et enterré auprès du sien propre.

Quant aux dispositions du général, dans lasupposition où Henry serait encore vivant, personne ne lesconnaissait, sauf peut-être M. Lawson.

L’avoué obéit fidèlement aux dernièresvolontés du vétéran et consacra la somme considérable qui lui avaitété laissée en perquisitions sur le théâtre de l’événement et enavertissements par la voie de la presse.

Tout fut inutile. À l’exception de ce qu’ilavait déjà appris à Rome même, il n’entendit plus parler de Henry,vivant ou mort, et à l’expiration d’un temps normal, il donna congéà ses émissaires et cessa d’adresser ses réclames aux journaux.

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