Le doigt du Destin

Chapitre 65Le Doigt du Destin.

Six mois après, je fus citécomme témoin dans un procès d’une nature assez ordinaire,d’ailleurs. Il sagissait d’un testament contesté.

Mais cette cause empruntait à descirconstances spéciales, ainsi qu’à la position sociale desparties, une gravité exceptionnelle et elle eut un retentissementbien susceptible de la faire ranger parmi les causes célèbres.

Harding versus Harding, c’est letitre sous lequel cette cause fut introduite en justice. Ledéfendeur était M. Nigel Harding, Esquire, de Beechwood-Park,Buckinghamshire ; le demandeur, M. Henry Harding, seprétendant demi-frère de son adversaire.

La contestation avait pour objet une fortuneterritoriale évaluée à cent mille livres sterling dont le défenseurétait en possession, aux termes d’un testament fait par le généralHarding, son père, un an environ avant sa mort, et parfaitementauthentique.

Ce testament, reçu par un avoué de provincenommé Woolet, contresigné par lui-même et par son clerc, agissanten qualité de témoin, attribuait au fils aîné, Nigel, la totalitéde ses biens, déduction faite d’une somme de mille livres sterlingléguée au second fils, Henry.

La donation était précise et régulière en mêmetemps ; l’inégalité du partage semblait extraordinaire ;mais elle avait ses raisons d’être et personne ne contestait lavalidité du document.

La difficulté résidait dans l’existence d’untestament d’une date postérieure qui avait pour conséquence, unefois l’authenticité admise, de renverser radicalement lesattributions du testament Woolet, puisqu’il donnait toute lafortune au fils cadet et mille livres seulement à l’aîné.

Cet étrange transfert était doublé d’unecondition tout aussi étrange. La lecture du second testamentdémontra que le plus jeune des frères se trouvait à l’étranger aumoment de sa confection et, bien plus, qu’on le croyait mort.

Un doute, quant au décès, devait existernéanmoins dans l’esprit du testateur ; c’est pourquoi il avaitinséré cette condition que, dans l’éventualité de son retour, sonfils Henry serait mis en tranquille possession de tous ses biens,toujours à l’exception du legs de mille livres précité.

Le légataire universel du second testamentétait revenu ; c’est, au moins, ce que prétendaitM. Henry Harding, le demandeur.

Mais il ne fut pas envoyé en tranquillepossession, comme l’ordonnait ledit testament.

Au contraire, ses droits allaient être passésau crible de la légalité et contestés avec toute l’énergie,l’âpreté et la finesse, plus ou moins loyale, qu’apportent lesparties adverses dans ces sortes de débats.

La défense n’attaquait pas, au reste, lavalidité du second testament, reçu et rédigé par un légiste d’uneindiscutable honorabilité.

Le procès tout entier reposait sur la questiond’identité ; le défendeur affirmait que non seulement ledemandeur n’était pas son demi-frère, mais encore qu’il n’existaitentre eux aucun lien de parenté.

On n’avait pas une certitude absolue de lamort de Henry, mais on y croyait fermement. À l’appui de cesprésomptions, le conseil du défendeur produisit – assezimprudemment, du reste, comme l’événement le démontra – des lettresécrites par le demandeur, c’est-à-dire par Henry Harding, prouvantqu’il en résultait que ce dernier avait été enlevé par une bande debrigands et menacé de mort, à moins qu’une certaine rançon ne futenvoyée pour sa libération.

Il fut prouvé que cette rançon n’avait pas étépayée ; qu’elle avait bien été expédiée, mais trop tard,suivant la défense et de l’avis même des témoins du demandeur.

On présumait donc que les bandits avaientaccompli le meurtre dont, par la voix de leur chef Corvino, ilsavaient menacé la famille de leur prisonnier.

Telle fut l’impression produite sur l’espritde « douze hommes bons et sincères[15] »par l’éloquent plaidoyer de l’éminent avocat auquel M. Wooletavait confié le soin des intérêts de son client.

En faveur de la demande, on avançait des faitspresque incroyables.

Il était absurde de supposer – ainsi pensaientdouze excellents négociants – que le fils d’un gentleman anglais,riche et de bonne naissance, aurait spontanément adopté l’infâmeprofession de peintre de tableaux, se fût exilé ensuite dans unpays tel que l’Amérique méridionale, et y eût oublié la positionbrillante qui pouvait être son lot en Angleterre, jusqu’au momentoù un pur hasard lui rappelât le souvenir.

Peut-être auraient-ils compris cet exilvolontaire de la part de leurs propres fils ; mais le filsd’un général, d’un gentilhomme campagnard, maître d’une si bellefortune territoriale ! c’est ce qui dépassait toutecroyance.

Ils se sentaient disposés à ajouter foi à lapartie du récit relative aux brigands, bien que ce fait leur parûtquelque peu bizarre. Mais l’exil ! c’était un conte, bon toutau plus pour amuser des soldats de marine.

Tel était l’état de la cause, après plusieursaudiences consacrées à l’interrogatoire et au contre-interrogatoiredes témoins, et le procès touchait à sa conclusion.

Tous les témoignages invoqués par l’avocat dudemandeur furent impuissants à constater l’identité. Il futimpossible de faire entrer dans la cervelle d’un jury anglais quele jeune homme barbu et au teint bronzé, présenté comme leprétendant au domaine de Beechwood-Park, put être le fils del’ancien propriétaire ; tandis qu’il croyait que lepropriétaire actuel, le gentleman qui se tenait devant eux pâle etsilencieux, l’était indubitablement.

« Possession vaut titre », dit levieil adage. Une grande fortune aidant, cette maxime est toujoursconsidérée comme un axiome par un jury de négociants anglais.

La cause du demandeur semblait désespérée. Endépit de tous les faits connus du lecteur, la réclamation de Henryallait être solennellement décrétée tentative de vol.

Les débats avaient suivi leur cours et étaientsur le point d’être clos, lorsque l’avocat du demandeur réclamal’audition d’un témoin qui avait été déjà interrogé relativement aupremier testament et dont le témoignage avait semblé favorable àl’adversaire du demandeur.

Ce témoin n’était autre que M. Lawsonsenior, de la maison Lawson et fils, avoués, Lincoln’s Inn.

En prenant place dans la stalle des témoins,le vieux légiste promena sur l’assistance un regard ironique etmalicieux à la fois. Les « douze hommes bons etsincères » ne comprirent tout d’abord rien à ce coupd’œil ; ils ne s’en rendirent un compte exact qu’aprèsl’interrogatoire.

– Vous affirmez que le général Harding areçu une seconde lettre de son fils Henry, demanda l’avocat dudemandeur, après que Lawson eût respectueusement posé ses lèvressur la Bible.

– Oui.

– Je ne parle pas des lettres déjàsoumises à l’examen du jury. C’est une lettre écrite non par Henrylui-même, mais par le chef des bandits Corvino. – Le générall’a-t-il reçue ?

– Oui.

– Pouvez-vous le prouver ?

– Il me l’a lue, et, bien plus, me l’aremise pour la conserver.

– À quelle époque ce fait a-t-il eulieu ?

– Très-peu de temps avant la mort dugénéral. Pour préciser, le jour même où il a dicté letestament.

– Quel testament ?

– Celui qui fait l’objet de laréclamation du demandeur.

– Vous voulez dire que c’est ce jour-làqu’il a remis la lettre entre vos mains ?…

– Oui.

– Savez-vous quand le général l’areçue ?

– L’estampille de la lettre l’indique,comme elle montre d’où elle est partie.

– Avez-vous cette lettre ?

– La voici.

Le témoin tira de sa poche un pli qu’il remità l’avocat, lequel le passa au juge.

C’était un papier tout froissé, maculéd’estampilles postales, sali par le voyage et portant avec lui leparfum sui generis des officines d’avoués.

– Je prie Votre Honneur, dit l’avocat dudemandeur, d’autoriser la lecture de cette lettre à messieurs dujury.

– Certainement, qu’on la lise !répondit Son Honneur.

C’était la lettre adressée par Corvino au pèrede son prisonnier renfermant l’horrible menace et un contenu plushorrible encore.

La lecture de cette épître produisit une« certaine sensation parmi la cour ».

– M. Lawson, poursuivit le mêmeinterrogateur, quand l’émotion fut un peu calmée, voulez-vousparler au jury de l’objet signalé dans la lettre et qui étaitcompris sous la même enveloppe.

– Le général m’a dit que c’était un doigthumain, celui de son fils. Il ne pouvait s’y tromper, grâce à unecicatrice bien connue de lui… la trace d’un coup de couteau donnépar son frère, à la chasse, quand tous deux étaient encoreenfants.

– Pouvez-vous dire ce qu’est devenu cedoigt ?

– Le voici. Le général me l’a remis enmême temps que la lettre qui le renfermait.

Le témoin présenta le doigt en question. Cetteterrible confirmation de son témoignage souleva chez tous lesmembres du jury un long frémissement d’horreur qui se prolongealongtemps après que M. Lawson eût quitté la stalle des témoinset regagné son siége.

– Votre Honneur ! dit l’avocat dudemandeur. Je n’ai plus qu’un témoin à produire… M. HenryHarding.

– Ou la personne qui prétend porter cenom, s’écria un des avocats institués par M. Woolet.

– Et qui prouvera qu’elle en a ledroit ! répliqua l’avocat adverse d’un ton assuré.

Sur l’autorisation du magistrat, le demandeurprit place dans la stalle et devint aussitôt l’objectif de tous lesregards.

Vêtu simplement, mais avec une élégance de bongoût, il avait les mains couvertes d’une paire de gants dedaim.

– Veuillez retirer votre gant, monsieur,dit l’avocat. Je veux dire celui de la main gauche seulement.

Le témoin obéit.

– Maintenant, monsieur, ayez la bontéd’élever la main, afin que le jury puisse la voir.

Henry étendit la main… Il y manquait le petitdoigt.

Nouvelle et profonde sensation !

– Votre Honneur… et vous, messieurs dujury, vous constatez que la main est privée d’undoigt ? !… le doigt, le voici !

En disant ces mots, l’avocat s’avança vers letémoin. Levant doucement la main de son client, il plaça le doigtcontre le moignon d’où il avait depuis si longtemps et sicruellement été séparé.

Il n’y avait pas de doute possible surl’accord parfait. La ligne blanche de l’ancienne cicatrice, partantdu dos de la main et se continuant longitudinalement, venaitaboutir à la racine de l’ongle. Un jury quelconque, eut-il étégagné même à prix d’argent, ne pouvait nier que le doigt coupéappartint à la main du témoin.

L’émotion générale était alors à soncomble.

L’incident termina les débats. L’avocat dudéfendeur, laissant là son dossier, s’élança hors du prétoire etl’avoué Woolet le suivit aussitôt, l’oreille basse et laphysionomie toute décomposée.

La délibération du jury ne dura que quelquesinstants. La cause de Harding versus Harding fut àl’unanimité résolue en faveur du demandeur et la partie adversecondamnée en tous les dépens.

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