Le Maître de Ballantrae

Chapitre 8L’ennemi dans la place

C’est un fait singulier, que j’hésite au sujet d’une date,celle, surtout, d’un incident qui modifia si profondément ma vie,et nous envoya tous sur une terre étrangère. Mais à la vérité,toutes mes habitudes se trouvaient alors désorganisées, et je voisque mon journal est tenu à cette époque irrégulièrement, la dateomise pendant une semaine et plus, et son allure générale dénoteque son auteur était bien proche du désespoir. Ce fut vers la finde mars, en tout cas, ou au début d’avril 1764. Après un lourdsommeil, je m’étais réveillé avec le pressentiment qu’il allaitarriver un malheur. Ce pressentiment était si fort que je descendisen hâte, vêtu de ma chemise et de mon pantalon. Ma main, je me lerappelle, tremblait sur la rampe.

C’était une matinée froide et ensoleillée, avec une forte geléeblanche, les merles chantaient très suavement et très haut alentourdu château de Durrisdeer, et le bruit de la mer emplissait leschambres. Je n’étais pas encore à la salle, lorsqu’un autre bruitm’arrêta : celui d’une conversation. Je m’avançai, puis m’arrêtai,croyant rêver. J’entendis à coup sûr une voix humaine, et ce dansla maison de mon maître, et cependant je ne la reconnaissaispas ; à coup sûr un langage humain, et ce dans mon paysnatal ; et cependant, j’avais beau écouter, je n’y comprenaispas un mot. Un vieux conte me revint à l’esprit (d’une fée oupeut-être simplement d’une étrangère égarée) qui vint s’asseoir aufoyer de mes pères, quelques générations auparavant, et y séjournaenviron une semaine, parlant fréquemment dans une langue qui nedisait rien à ses auditeurs ; et elle s’en alla comme elleétait venue, sous le couvert de la nuit, et sans laisser même unnom derrière elle. J’avais tant soit peu de peur, mais encore plusde curiosité ; j’ouvris donc la porte, et entrai dans lasalle.

La vaisselle du souper garnissait encore la table ; lesvolets étaient encore fermés quoique le jour pénétrât par leursinterstices ; et la vaste salle était éclairée uniquement parune seule bougie et les reflets mourants du feu. Devant l’âtre, ily avait deux hommes assis.

L’un, qui était enveloppé dans un manteau, et qui portait desbottes, je le reconnus tout de suite : l’oiseau de mauvais augureétait de retour. De l’autre, qui se tenait tout contre les tisonsrouges, ramassé sur lui-même, à l’instar d’une momie, je voyaisseulement que c’était un étranger, d’un teint plus foncé quen’importe quel Européen, d’une constitution très frêle, avec unfront singulièrement élevé, et un œil impénétrable. Plusieurspaquets et une petite valise gisaient au milieu de la pièce ;et à en juger sur ce modeste bagage, et sur les bottes du Maître,grossièrement rafistolées par un savetier de village peuscrupuleux, le méchant n’avait guère prospéré.

À mon entrée, il se leva ; nos regards se croisèrent, et jene sais pourquoi, mon courage s’éleva comme une alouette dans unmatin de mai.

– Ha ha ! dis-je, c’est donc vous ? – Et je fusenchanté de mon ton dégagé.

– Moi-même en personne, digne Mackellar, répliqua le Maître.

– Cette fois-ci, vous avez ramené ostensiblement « le chiennoir[37] » avec vous, continuai-je.

– Cela s’applique à Secundra Dass ? demanda le Maître.Permettez-moi de vous présenter. C’est un gentilhomme natif del’Inde.

– Hum ! fis-je. Je n’aime guère ni vous ni vos amis, Mr.Bally. Mais je vais faire entrer un peu de jour, et jeter un coupd’œil sur vous.

Et, ce disant, j’ouvris les volets de la fenêtre de l’Est.

À la lumière du matin, je pus voir que l’homme avait changé.Plus tard, quand nous fûmes tous réunis, je fus frappé davantage devoir combien le temps l’avait peu éprouvé ; mais ce premierabord fut différent.

– Vous vous faites vieux, dis-je.

Une ombre passa sur son visage.

– Si vous vous voyiez, vous n’insisteriez pas là-dessus.

– Baste ! répliquai-je, la vieillesse ne me dérange pas. Jeme figure que j’ai toujours été âgé ; et me voici à présent,grâce à Dieu, mieux connu et plus considéré qu’autrefois. Tout lemonde ne peut en dire autant, Mr. Bally ! Les rides de votrefront marquent des calamités ; votre vie se referme sur vouscomme une prison ; bientôt la mort viendra frapper à la porte,et je ne vois pas trop de quelle source vous tirerez vosconsolations.

Ici, le Maître s’adressa en hindoustani à Secundra Dass, d’où jeconclus (et non sans quelque plaisir, je l’avoue) que ma remarquelui était désagréable. Cependant, on peut bien penser que j’avaisd’autres soucis, alors même que je raillais mon ennemi. Avant tout,je me demandais par quel moyen communiquer en secret et vite avecMylord. Sur ce problème, durant le bref répit qui m’était accordé,je concentrai toutes les forces de mon âme ; lorsque soudain,levant les yeux, je découvris Mylord lui-même debout dans le cadrede la porte, et selon toute apparence, parfaitement calme. Il n’eutpas plus tôt rencontré mes yeux, qu’il franchit le seuil. Le Maîtrel’entendit venir, et s’avança de son côté. À quatre piedsd’intervalle, les deux frères firent halte, et restèrent à échangerdes regards assurés ; puis Mylord sourit, fit une légèreinclination, et se retourna vers moi, vivement.

– Mackellar, dit-il, il nous faut faire déjeuner cesvoyageurs.

Évidemment, le Maître était un peu décontenancé ; mais iln’en affecta que plus d’impudence de langage et d’attitude.

– Je suis affamé comme un faucon, dit-il. Voyez à ce que ce soitbon, Henry.

Mylord se tourna vers lui, avec le même sourire dur.

– Lord Durrisdeer, dit-il.

– Oh ! pas en famille ! répliqua le Maître.

– Chacun dans cette maison me donne le titre qui m’appartient,dit Mylord. S’il vous plaît de faire exception, je vous laisse àjuger l’impression que cela fera sur les étrangers, et si l’on n’yverra pas un effet d’une jalousie impuissante.

J’aurais volontiers applaudi ; d’autant que Mylord, sanslui laisser le temps de répondre, me fit signe de le suivre, etsortit aussitôt de la salle.

– Venez vite, dit-il ; nous avons à balayer une verminehors du château.

Et il se hâta le long des corridors, d’un pas si rapide que jepouvais à peine le suivre, jusqu’à la porte de John-Paul. Ill’ouvrit sans frapper, et entra. John était, en apparence,profondément endormi, mais Mylord ne fit même pas semblant del’éveiller.

– John-Paul, dit-il de sa voix la plus calme, vous avez servimon père longtemps, sinon je vous chasserais comme un chien. Sidans une demi-heure je vous trouve parti, vous continuerez àrecevoir vos gages à Édimbourg. Si vous vous attardez ici ou àSt-Bride, vieux serviteur, vieil homme et tout, je trouveraiquelque moyen singulier de vous faire repentir de votre déloyauté.Debout ! et en route ! Que la porte par où vous les avezintroduits serve à votre départ. Je ne veux plus que mon filsaperçoive votre figure.

– Je suis heureux de voir que vous prenez la chose aussicalmement, dis-je, une fois dehors et seuls.

– Calmement ? s’écria-t-il. Et il saisit avec brusquerie mamain pour la placer sur mon cœur, qui martelait sa poitrine àgrands coups.

Cette révélation m’emplit d’étonnement et de crainte. Il n’étaitpas d’organisme capable de supporter pareille épreuve, surtout lesien, déjà ébranlé ; et je résolus de mettre un terme à cettesituation contre nature. Je parlai :

– Il serait bon, je pense, que je touche un mot à Mylady.

Au vrai, c’était à lui de le faire, mais je comptais – et ce nefut pas en vain – sur son indifférence.

– Oui, dit-il, faites. Je vais presser le déjeuner ; ilnous faut paraître à table, même Alexander ; et n’ayons pasl’air troublé.

Je courus à la chambre de Mylady, et sans cruels préliminaires,lui révélai ma nouvelle.

– Je suis résolue depuis longtemps, dit-elle. Nous ferons nospaquets en cachette, aujourd’hui, et partirons en cachette la nuitprochaine. Grâce au ciel, nous avons une autre demeure ! Lepremier navire en partance nous emmènera à New York.

– Et qu’adviendra-t-il de lui ? demandai-je.

– Nous lui laisserons Durrisdeer, s’écria-t-elle. Et grand bienlui fasse !

– Que non pas, avec votre permission, dis-je. Il trouvera unchien à ses grègues pour le retenir. Il aura le lit, la table, etun cheval de selle, s’il se conduit bien ; mais les clefs, sivous le jugez bon, Mylady, resteront aux mains du nommé Mackellar.Il en aura soin, je vous le garantis.

– Mr. Mackellar, s’écria-t-elle, je vous remercie pour cetteidée. Tout sera laissé entre vos mains. S’il nous faut partir pourun pays barbare, du moins je vous remets le soin de nous venger.Expédiez Macconochie à St-Bride afin qu’il dispose les chevaux ensecret et ramène le notaire. Mylord lui laissera uneprocuration.

À cet instant Mylord entra, et nous lui exposâmes notreplan.

– Je ne veux pas entendre parler de cela, s’écria-t-il ; ilse figurerait que j’ai peur de lui. Je resterai chez moi, si Dieuveut, jusqu’à ma mort. Il n’est personne capable de m’en déloger.Une fois pour toutes, j’y suis, j’y reste, en dépit de tous lesdiables de l’enfer.

Je ne saurais donner une idée de la véhémence avec laquelle ils’exprimait ; nous en fûmes tous abasourdis, et surtout moi,qui venais de le voir si bien en possession de lui-même.

Mylady me lança un regard suppliant qui m’alla au cœur et medonna du courage. Je lui fis signe de partir, et quand elle m’eutlaissé seul avec Mylord, j’allai retrouver celui-ci au bout de lasalle, qu’il arpentait de long en large comme à demi fou, et luiposai avec fermeté la main sur l’épaule.

– Mylord, dis-je, je vais une fois de plus vous parler toutnet ; si c’est pour la dernière fois, tant mieux, car je suisfatigué de ce rôle.

– Rien ne me fera changer, répondit-il. Dieu garde que je refusede vous entendre ; mais rien ne me fera changer.

Il prononça ces mots avec décision, mais sans plus trace deviolence, ce qui me rendit de l’espoir.

– Très bien, dis-je ; peu importe si je perds masalive.

Je lui montrai un siège, où il s’assit tourné vers moi, et jecommençai :

– Il fut un temps, je me souviens, où Mylady vous négligeabeaucoup…

– Jamais je n’en ai parlé, tant qu’il a duré, me répliquaMylord, tout rouge ; et c’est tout à fait changé, àprésent.

– Savez-vous à quel point ? dis-je. Savez-vous à quel pointc’est changé ? La situation est renversée, Mylord ! C’estMylady qui mendie de vous un mot, un regard… oui, et elle lesmendie en vain. Savez-vous avec qui elle passe ses journées, alorsque vous êtes à baguenauder par le domaine ? Mylord, elle estbien aise de les passer avec un certain vieux régisseur du nomd’Éphraïm Mackellar ; et vous êtes, je crois, à même de vousrappeler ce que cela signifie, car, ou je me trompe beaucoup, vousavez vous-même été réduit à cette société-là.

– Mackellar ! s’écria Mylord, en se levant. Ô monDieu ! Mackellar !

– Ce n’est pas le nom de Mackellar, ni celui de Dieu, quichangeront rien à la vérité, dis-je ; et je vous expose ce quiest. Or, pour vous, qui avez tant souffert, est-ce le rôle d’unchrétien d’infliger cette même souffrance à autrui ? Mais vousêtes si entiché de vos nouveaux amis que vous en oubliez lesanciens. Ils sont effacés de votre mémoire. Et cependant ils vousont soutenu aux heures les plus sombres ; et Mylady lapremière. Mais songez-vous jamais à Mylady ? Songez-vous à cequ’elle a souffert cette nuit-là… ou à l’époque qu’elle a été pourvous depuis ?… ou en quelle situation elle se trouveaujourd’hui ? Pas du tout ! Vous avez résolu dans votreorgueil de demeurer pour le braver, et elle doit rester avec vous.Oh ! l’orgueil de Mylord… voilà la grande affaire ! Etpourtant elle n’est qu’une femme, et vous êtes un homme grand etfort ! Elle est la femme que vous avez juré de protéger, et,par-dessus tout, la mère de votre fils !

– Votre langage est bien amer, Mackellar, dit-il ; mais,Dieu sait, je crains que vous ne disiez vrai. Je n’étais pas dignede mon bonheur. Rappelez Mylady.

Mylady était tout proche, attendant l’issue de la discussion.Lorsque je rentrai avec elle, Mylord nous prit à chacun la main,qu’il mit à la fois sur son cœur.

– J’ai eu deux amis dans mon existence, dit-il. Toute laconsolation que j’ai jamais reçue provenait de l’un ou de l’autre.Puisque vous êtes tous les deux d’un même avis, je serais unmonstre d’ingratitude… (ses mâchoires se contractèrent étroitement,et il nous regarda avec des yeux hagards)… Faites de moi ce quevous voudrez. Seulement, n’allez pas croire… (Il s’arrêta encore).– Faites ce que vous voudrez de moi : Dieu sait combien je vousaime et vous honore.

Et, lâchant nos deux mains, il nous tourna le dos et s’en allaregarder par la fenêtre. Mais Mylady courut à lui, l’appelant parson nom, et, se jetant à son cou, elle fondit en larmes.

Je sortis, fermant la porte derrière moi, et remerciant Dieu dufond de mon cœur.

Au déjeuner, suivant le dessein de Mylord, nous étions tousprésents. Le Maître avait eu le loisir de changer ses bottesrapiécées et de faire une toilette convenable ; Secundra Dassn’était plus drapé dans ses étoffes, mais portait un habit simpleet décent, qui lui messeyait étrangement. Tous deux étaient à lagrande fenêtre, et regardaient au-dehors, quand la famille entra.Ils se retournèrent ; l’homme noir (comme on l’avait déjàsurnommé dans le château) salua jusqu’à terre, mais le Maître allapour se précipiter vers nous comme quelqu’un de la famille. Myladyl’arrêta, lui faisant la révérence dès le bas de la salle, etmettant ses enfants derrière elle. Mylord était un peu en avant :les trois cousins de Durrisdeer se rencontraient donc là face àface. L’œuvre du temps était inscrite sur tous les visages ;je croyais y lire un memento mori ; et cequi m’affectait le plus, c’est que le méchant supportait mieux quetous le poids des années. Mylady était métamorphosée en matrone,bien faite pour présider une vaste tablée d’enfants et desubalternes. Mylord s’était relâché dans toutes sesarticulations ; il se voûtait ; il allait à petits paspressés, comme s’il eût réappris de Mr. Alexander ; son visageétait tiré, et semblait plus allongé que jadis ; et il yerrait parfois un sourire singulièrement mêlé d’amertume et desouffrance. Mais le Maître plastronnait toujours, quoique peut-êtreavec effort, son front se barrait, entre les sourcils, de ridesimpérieuses ; ses lèvres se serraient comme pour ordonner. Ilavait toute la gravité de Satan dans le Paradis perdu, etquelque chose de sa beauté. Je ne pouvais m’empêcher de l’admirer,surpris d’ailleurs qu’il ne m’inspirât pas plus de crainte.

Mais en fait (tout le temps que nous fûmes à table) son prestigesemblait évanoui et ses crocs arrachés. Nous l’avions connu pour unmagicien qui dominait les éléments, nous le revoyions transformé enun gentleman ordinaire, papotant comme ses voisins à la table dudéjeuner. Car, à présent que le père était défunt, et Mylord etMylady réconciliés, dans quelle oreille eût-il pu insinuer sescalomnies ? Je compris par une sorte de révélation à quelpoint j’avais surévalué sa finesse. Il possédait toujours samalice ; il était aussi faux que jamais ; toutefois, parla disparition de ce qui faisait sa force, il était réduit àl’impuissance ; la vipère demeurait, mais à présent c’étaitsur une lime qu’elle gaspillait son venin. Deux autres penséesm’occupèrent aussi au cours du déjeuner : la première, qu’il étaitstupéfait – j’allais presque dire désespéré – de voir sa méchancetéabsolument inefficace ; la deuxième, que peut-être Mylordétait dans le vrai, et que nous aurions tort de fuir devant notreennemi désemparé. Mais je resongeai au cœur bondissant de monpauvre maître, et je me souvins que nous nous faisions lâches pourlui sauver la vie.

Le repas terminé, le Maître m’accompagna jusque dans ma chambre,et, prenant une chaise (que je ne lui offrais pas), il me demandace qu’on allait faire de lui.

– Mais, Mr. Bally, répondis-je, le château vous restera ouvertpour un temps.

– Pour un temps ? répéta-t-il. Je ne sais si je vousentends bien.

– C’est assez clair, dis-je. Nous vous gardons par convenance.Dès que vous vous serez déconsidéré publiquement par quelqu’une devos frasques, nous vous mettrons dehors aussitôt.

– Vous êtes devenu un bien impudent drôle, dit le Maître, lessourcils froncés d’un air menaçant.

– J’ai appris à bonne école, répliquai-je. Et vous avez pu vousapercevoir qu’avec le décès de Mylord votre père, votre pouvoir acomplètement disparu. Je ne vous crains plus, Mr. Bally ; jecrois même – Dieu me pardonne ! – que je prends un certainagrément à votre société.

Il eut un éclat de rire, visiblement feint.

– Je suis venu les poches vides, dit-il, après une pause.

– Je ne crois pas que l’argent roule de nouveau, répliquai-je.Je vous préviens de ne pas faire fond là-dessus.

– J’aurais cependant quelque chose à dire.

– En vérité ? Je ne devine pas quoi, en tout cas.

– Oh ! vous affectez la confiance, dit le Maître. Maposition est toujours forte, – car vous craignez tous un scandale,et j’en profite.

– Pardonnez-moi, Mr. Bally, dis-je. Nous ne craignons pas lemoins du monde un scandale qui vous atteindrait.

Il se remit à rire.

– Vous avez étudié l’art de la repartie. Mais la parole estaisée, et parfois bien trompeuse. Je vous le dis en face : je seraipour vous du vitriol dans le château. Vous feriez plus sagement deme lâcher la somme et de ne voir plus que mes talons.

Là-dessus il me salua de la main, et quitta la chambre.

Peu après, Mylord entra, accompagné du notaire, Mr. Carlyle. Onfit monter une bouteille de vieux vin, dont nous bûmes un verreavant de nous mettre à la besogne. Les actes voulus furent ensuiterédigés et signés, et les terres d’Écosse remises en fidéicommis àMr. Carlyle et à moi-même.

– Il y a un point, Mr. Carlyle, dit Mylord, quand tout futréglé, sur lequel je voudrais que vous me rendiez service. Cebrusque départ coïncidant avec l’arrivée de mon frère va sans douteprovoquer des commentaires. Je voudrais que vous persuadiez auxgens qu’il n’y a aucun rapport entre les deux faits.

– Je m’y essaierai, Mylord, dit Mr. Carlyle. Le Maî… Mr. Bally,donc, ne vous accompagne point ?

– C’est ce dont je vais vous parler, dit Mylord. Mr. Bally resteà Ballantrae, sous la surveillance de Mr. Mackellar ; et je neveux pas qu’il sache où nous allons.

– Mais, la rumeur publique… commença le notaire.

– Ah ! Mr. Carlyle, n’oubliez pas que ceci doit resterentre nous, interrompit Mylord. Personne autre que vous etMackellar ne doit être au courant de nos déplacements.

– Alors, Mr. Bally demeure ici ? Très bien, dit Mr.Carlyle. Les pouvoirs que vous laissez… (Mais il s’interrompit ànouveau). – Mr. Mackellar, nous avons là une bien lourderesponsabilité.

– Sans doute, Monsieur, dis-je.

– Oui, sans doute, reprit-il. Mr. Bally n’aura pas voix auchapitre ?

– Pas la moindre, dit Mylord ; ni d’influence, j’espère.Mr. Bally n’est pas de bon conseil.

– Je saisis, dit le notaire. Entre parenthèses, est-ce que Mr.Bally a de l’argent ?

– J’entends qu’il n’ait rien, répondit Mylord. Je lui donne latable, le feu et la bougie dans ce château.

– Et en fait d’allocation ? Si je dois partager laresponsabilité, vous sentez combien il est désirable que jecomprenne vos intentions, dit le notaire. Sur le chapitreallocation ?

– Pas d’allocation, dit Mylord. Je désire que Mr. Bally vivetrès retiré. Nous n’avons pas toujours été satisfaits de saconduite.

– Et en matière d’argent, ajoutai-je, il s’est montré un ménagerdéplorable. Jetez un coup d’œil, Mr. Carlyle, sur cette liste oùj’ai réuni les différentes sommes qu’il a tirées de nous en cesderniers quinze ou vingt ans. Cela fait un joli total.

Mr. Carlyle esquissa un sifflement.

– Je n’avais pas idée de cela, dit-il. Excusez-moi encore unefois, Mylord, si je semble vous pousser ; mais il estréellement souhaitable que je pénètre vos intentions. Il se peutque Mr. Mackellar vienne à décéder, et que je me trouve seulfidéicommis. Ne serait-ce pas plutôt la préférence de VotreSeigneurie que Mr. Bally… que Mr. Bally… hum !… quitte lepays ?

Mylord regarda Mr. Carlyle.

– Pourquoi demandez-vous cela ? dit-il.

– Je soupçonne, Mylord, que Mr. Bally n’est pas une consolationpour sa famille, dit en souriant le notaire.

Le visage de Mylord se contracta soudain.

– Je voudrais qu’il fût en enfer ! s’écria-t-il.

Et il versa un verre de vin, mais d’une main si tremblante qu’ilen répandit la moitié en buvant. C’était la deuxième fois que, aumilieu de la conduite la plus sage et la plus pondérée, sonanimosité se faisait jour. Elle surprit Mr. Carlyle, qui ne cessaplus d’observer Mylord avec une curiosité discrète. Quant à moi,elle me rendit la certitude que nous agissions pour le mieux auregard de la santé de Mylord et de sa raison. À part cet éclat,l’entrevue aboutit très heureusement. Sans doute Mr. Carlyle, commetous les notaires, ne lâchait ses paroles qu’une à une. Mais ilétait sensible que nous avions amorcé un revirement d’opinion ennotre faveur dans le pays ; et la mauvaise conduite même decet homme achèverait certainement ce que nous avions commencé. Et,avant de partir, le notaire nous laissa entrevoir qu’il s’étaitdéjà répandu au-dehors un certain soupçon de la vérité.

– Je devrais peut-être vous avouer, Mylord, dit-il, ens’arrêtant, le chapeau à la main, – que les dispositions prises parVotre Seigneurie dans le cas de Mr. Bally ne m’ont pas tropsurpris. Quelques bruits d’une nature analogue ont transpiré, lorsde son dernier séjour à Durrisdeer. On parlait d’une femme deSaint-Bride, avec laquelle vous vous êtes admirablement conduit, etMr. Bally avec un haut degré de cruauté. La substitutiond’héritier, encore, a été fort commentée. Bref, il y a eu pas malde propos, à droite et à gauche ; et certains de nos Salomonsde village ont motivé fortement leur opinion. Je restais dansl’expectative, comme il sied à mon habit ; mais la note de Mr.Mackellar m’a finalement ouvert les yeux. Je ne crois pas, Mr.Mackellar, que ni vous ni moi lui laissions prendre beaucoup delibertés.

La suite de cette importante journée se passa heureusement.C’était notre tactique de garder l’ennemi à vue, et je pris montour de guet comme les autres. Je crois que son attentions’éveilla, de se voir ainsi observé, et je sais que la miennedéclina peu à peu. Ce qui m’étonnait le plus était la dextéritésingulière de cet homme à s’insinuer dans nos préoccupations. Vousavez peut-être senti (après un accident de cheval, par exemple) lamain du rebouteur séparer avec art les muscles, les interroger, etappuyer avec force sur l’endroit blessé ? La langue du Maître,à l’aide de questions insidieuses, produisait le même effet ;et ses yeux, si prompts à tout remarquer. Je croyais n’avoir riendit, et cependant tout m’avait échappé. Sans me laisser le temps deme reconnaître, il s’affligeait avec moi de ce que Mylady nousnégligeait de la sorte, Mylord et moi, et de ce que Mylord gâtaitaussi déplorablement son fils. Sur ce dernier point, je le vis (nonsans une crainte irraisonnée) appuyer à diverses reprises. L’enfantavait manifesté à la vue de son oncle un certain éloignement ;l’idée me vint alors que son père avait été assez fou pourl’endoctriner, ce qui constituait un triste début ; et enregardant l’homme qui se tenait devant moi, toujours si aimable, sibeau parleur, avec une telle diversité d’aventures à conter, je visque c’était le vrai personnage destiné à séduire une imagination degarçon. John-Paul n’était parti que du matin ; on ne pouvaitcroire qu’il fût resté entièrement muet sur son sujet favori : nousavions donc ici Mr. Alexander dans le rôle de Didon, plein d’uneardente curiosité ; et là, le Maître, tel un diabolique Énée,rempli des sujets les plus agréables du monde pour une oreillejuvénile : batailles, naufrages, évasions, et les forêts del’Ouest, et (grâce à son dernier voyage) les antiques cités desIndes. Avec quelle ruse il saurait mettre en jeu ces appâts, etquel empire il s’assurerait ainsi, peu à peu, sur l’âme del’enfant, tout cela m’apparut clairement. Il n’y avait pas dedéfense, aussi longtemps que l’homme serait au château, assez fortepour les éloigner l’un de l’autre ; car, s’il est malaisé decharmer les serpents, il n’est pas très difficile de fasciner unpetit bout d’homme qui commence à peine à porter des culottes. Jeme souvins d’un vieux marin qui habitait une maison isolée (il lanommait, je crois, Portobello) au-delà du faubourg deFiggate-Whins, et autour de qui les enfants de Leith serassemblaient le samedi, pour écouter ses histoires émaillées dejurons, aussi nombreux que des corbeaux sur une charogne : –spectacle que j’ai souvent remarqué en passant, à l’époque oùj’étais étudiant, au cours de mes promenades. Beaucoup de cesgamins allaient sans doute à rencontre d’une défense expresse,beaucoup craignaient et même haïssaient la vieille brute en qui ilsvoyaient un héros ; et je les ai vus s’enfuir devant luilorsqu’il était éméché, et lui jeter des pierres lorsqu’il étaitivre. Et néanmoins ils venaient chaque samedi ! À plus forteraison un garçon comme Mr. Alexander devait tomber sous le charmed’un gentilhomme-aventurier à la belle prestance, au beau langage,à qui viendrait la fantaisie de l’enjôler ; or, ce prestigeobtenu, comme il l’emploierait volontiers à pervertirl’enfant !

Notre ennemi n’avait pas encore nommé trois fois Mr. Alexander,que je pénétrais son dessein. Toutes ces réflexions et cessouvenirs me traversèrent en une seule onde, et je faillis reculercomme si un gouffre béant venait de s’ouvrir sur mon chemin. Mr.Alexander : là était le point faible, là était l’Ève de notreparadis éphémère ; et déjà le serpent sifflait et s’était misen chasse.

Je poussai activement les préparatifs, je vous legarantis ; mes derniers scrupules avaient disparu, le dangerde l’attente s’inscrivait devant moi en gros caractères. De cetinstant je n’eus plus ni repos ni trêve. Je ne quittais mon posteauprès du Maître et de son Indien, que pour aller dans le grenier,boucler une valise ; j’envoyais Macconochie la porter aurendez-vous, par la poterne et le sentier sous bois ; et jeretournais chez Milady pour un bref conciliabule. Tel fut le versode notre vie à Durrisdeer, ce jour-là. Quant au recto, parfaitetranquillité apparente, comme il sied à une famille occupant lelogis de ses aïeux ; quant au peu de trouble que nouslaissâmes voir, le Maître ne put que l’attribuer au coup de sonarrivée inattendue, et à la crainte qu’il avait accoutuméd’inspirer.

Le souper se passa correctement ; on échangea de froidescivilités, et chacun se retira dans sa chambre respective. Jeconduisis le Maître à la sienne. Nous l’avions mis porte à porteavec son Indien, dans l’aile nord, car cette partie du châteauétait la plus éloignée, et susceptible d’être isolée par plusieursportes du bâtiment principal. Je m’aperçus qu’il était un amiaffectueux, ou un bon maître (au choix) pour son Secundra Dass : –il veillait à son bien-être ; il lui arrangea son feu, de samain, lorsque l’Indien se plaignit du froid ; il surveilla lacuisson du riz qui faisait la nourriture de l’étranger ; ilparlait aimablement avec lui en hindoustani, cependant que jerestais avec mon bougeoir à la main, affectant d’être accablé desommeil. À la fin, le Maître s’aperçut de mes bâillements.

– Je vois, dit-il, que vous avez conservé toutes vos ancienneshabitudes : tôt couché, et tôt levé. Allez bâiller chezvous !

Une fois dans ma chambre, j’accomplis les rites du déshabillage,afin de gagner du temps ; et lorsque j’eus achevé le cycle desopérations, j’apprêtai mon briquet, et soufflai ma bougie. Uneheure plus tard environ, je la rallumai, passai à mes pieds leschaussons de lisière que j’avais portés au chevet de Mylord, durantsa maladie, et m’en allai par la maison, avertir les voyageurs. Ilsm’attendaient, tout habillés, – Mylord, Mylady, Miss Katharine, Mr.Alexander, et Christie, la femme de chambre de Milady ; – etje remarquai que, par suite du secret exigé, et en dépit de leurinnocence, toutes ces personnes avançaient tour à tour dansl’entrebâillement des portes un visage blanc comme du papier. Nousnous glissâmes par la poterne dans une nuit de ténèbres où neluisaient qu’une ou deux étoiles ; en sorte qu’au début nousallions à l’aveuglette et trébuchant parmi les buissons. À quelquescents yards plus haut sur le sentier, Macconochie nous attendaitavec une grosse lanterne, et le reste du chemin s’accomplit assezfacilement, quoique toujours dans un silence de mort. Un peuau-delà de l’abbaye, le sentier débouchait sur lagrand-route ; et un quart de mille plus loin, au lieu ditEngles, où commence la lande, nous vîmes briller les lumières dedeux voitures arrêtées au bord de la chaussée. On n’échangea quepeu de mots, lors de la séparation, et sur des seuls sujetspratiques, une poignée de main silencieuse, des visages détournés,et ce fut tout ; les chevaux se mirent au trot, la lumière deslanternes s’éloigna sur la lande déserte, puis s’enfonça derrièreStony Brae ; et Macconochie et moi restâmes seuls avec notrelanterne sur la route. Mais nous attendîmes la réapparition desvoitures sur la côte de Cartmore. Les voyageurs durent faire halteau sommet pour regarder une dernière fois en arrière, et voir notrelanterne demeurée sur le lieu de la séparation ; car une lampefut prise à une voiture, et agitée par trois fois de haut en bas,en guise d’adieu. Après quoi ils repartirent, pour ne plus revoirle toit familial de Durrisdeer, en route vers une contrée barbare.Je n’avais jamais senti jusqu’alors l’étendue démesurée de cettevoûte nocturne sous laquelle deux pauvres serviteurs – l’un vieuxet l’autre déjà sur l’âge – se trouvaient pour la première foisdélaissés ; je n’avais jamais senti auparavant à quel pointmon existence dépendait de celle des autres. Une sensationd’isolement me brûla les entrailles comme du feu. On eût dit queles vrais exilés étaient nous qui demeurions au pays ; on eûtdit que Durrisdeer et les rives du Solway, et tout ce quiconstituait mon pays natal, son air si doux, sa langue sifamilière, s’en étaient allés bien au-delà des mers avec mes vieuxmaîtres.

Durant la fin de cette nuit-là, je me promenai de long en largesur le palier de la route, songeant au futur et au passé. Mesréflexions, qui d’abord se posaient tendrement sur ceux quivenaient de nous quitter, prirent peu à peu un tour plus viril enconsidérant ce qui me restait à faire. Le jour se leva sur lessommets de l’intérieur, les oiseaux se mirent à pépier, et la fuméedes chaumières s’éleva parmi les creux de la rousse bruyère. Alors,me retournant vers les toits de Durrisdeer, qui étincelaient aubord de la mer dans le matin, je descendis le sentier.

À l’heure habituelle, je fis éveiller le Maître, et attendispaisiblement qu’il entrât dans la salle. Il regarda autour de lui,étonné de voir la pièce vide et trois seuls couverts dressés.

– Nous sommes en petit comité, dit-il. D’où vientcela ?

– C’est le comité auquel il faudra vous habituer,répondis-je.

Il me regarda avec une soudaine rudesse.

– Que veut dire tout ceci ?

– Vous et moi, avec votre ami Mr. Dass, formons à présent toutela compagnie, répliquai-je. Mylord, Milady et les enfants sontpartis en voyage.

– Ma parole ! dit-il. Est-ce possible ? Voilà donc quej’ai fait fuir vos Volsques à Corioles ! Mais ce n’est pas uneraison pour laisser refroidir notre déjeuner. Mr. Mackellar,veuillez vous asseoir – (et il prit, tout en parlant, le haut boutde la table, que j’avais l’intention d’occuper) – et tandis quenous mangerons, vous nous donnerez des détails sur cetteévasion.

Il était plus troublé que son langage ne l’indiquait, je levoyais bien ; et je résolus d’imiter son sang-froid.

– J’allais vous prier d’occuper le haut bout de la table,dis-je, car, si je me trouve placé dans la situation d’un hôtevis-à-vis de vous, je ne puis oublier que vous êtes, tout comptefait, un membre de la famille.

Durant quelques minutes, il joua le rôle d’amphitryon, donnant àMacconochie des ordres que celui-ci recevait de mauvaise grâce, ets’occupant principalement de Secundra Dass, puis, d’un air détaché,il me demanda :

– Et où donc est allée ma chère famille ?

– Ah ! Mr. Bally, ceci est une autre question. Je n’ai pasreçu l’ordre de communiquer leur adresse.

– Mais à moi ?

– À quiconque.

– C’est moins direct ainsi, dit le Maître ; c’est debon ton[38] : mon frère ira loin s’il continue.Et moi, cher Mr. Mackellar ?

– Vous aurez le vivre et le couvert, Mr. Bally. J’ail’autorisation de vous confier les clefs de la cave, qui est trèshonnêtement garnie. Il vous suffira de rester bien avec moi, ce quin’est pas difficile, pour ne manquer ni de vin ni de chevaux deselle.

Il renvoya Macconochie sous un prétexte.

– Et de l’argent ? demanda-t-il. Dois-je aussi rester bienavec mon bon ami Mackellar pour avoir de l’argent de poche ?Voilà un plaisant retour aux principes de l’enfance.

– On n’a pas fixé d’allocation, dis-je. Mais je prendrai sur moide veiller à ce que vous soyez modérément pourvu.

– Modérément, répéta-t-il. Et vous le prendrez sur vous ? –(Il se redressa, et considéra la sombre série des portraitssuspendus autour de la salle). – Au nom de mes ancêtres, je vousremercie, dit-il ; et puis, avec un retour d’ironie : – Maison a dû certainement fixer une allocation pour Secundra Dass ?Il n’est pas possible qu’ils aient oublié cela ?

– Je vais en prendre note, et demander des instructions quandj’écrirai, dis-je.

Mais lui, changeant soudain d’allures, se pencha vers moi, uncoude sur la table.

– Croyez-vous ceci entièrement sage ?

– J’exécute mes ordres, Mr. Bally.

– Profondément modeste, dit le Maître ; mais peut-être pasaussi exact. Vous me racontiez hier que mon pouvoir était tombéavec le décès de mon père. D’où vient alors qu’un pair du royaumes’enfuit sous le couvert de la nuit, loin d’un château où ses aïeuxont soutenu plusieurs sièges ? qu’il cache son adresse, ce quipourrait causer des ennuis à Sa Gracieuse Majesté et au pays toutentier ? et qu’il me laisse en possession et sous la gardepaternelle de son inappréciable Mackellar. Je flaire là-dessous unecrainte très considérable et très réelle.

Je cherchai à placer une dénégation peu convaincue ; maisil poursuivit sans m’écouter :

– Je la flaire, dis-je ; mais j’irai plus loin, je croiscette appréhension bien fondée. Je suis venu dans ce château avecune certaine répugnance. Considérant de quelle façon j’en suisparti la dernière fois, la nécessité seule était capable de m’yfaire rentrer. De l’argent, voilà ce qu’il me faut. Vous ne voulezpas m’en donner de bon gré ? Hé bien, je saurai l’obtenir deforce. Avant une semaine, sans quitter Durrisdeer, j’auraidécouvert où ces imbéciles se sont enfuis. Je lespoursuivrai ; et quand je les tiendrai, je torturerai cettefamille de façon à la faire une fois de plus éclater en sanglots.Je verrai alors si Mylord Durrisdeer – (il prononça le nom avec unefureur et un mépris indicibles) – n’aimera pas mieux acheter mondépart ; et vous verrez tous, à ce moment, si je me décidepour le profit ou pour la vengeance.

J’étais stupéfait de l’entendre se découvrir ainsi. Mais ilétait exaspéré de l’heureuse fuite de Mylord ; il se sentaitfaire figure de dupe ; et il n’était pas d’humeur à mâcher sesparoles.

– Considérez-vous ceci comme entièrement sage ? lui dis-je,en copiant ses mots.

– Voilà vingt ans que je vis sur mon humble sagesse, répondit-ilavec un sourire presque niais à force de fatuité.

– Pour aboutir enfin à être mendiant, dis-je ; si toutefoismendiant est un terme assez fort.

– Je vous ferai remarquer, Mr. Mackellar, s’écria-t-il, avec unechaleur impérative qui força mon admiration, que je suis d’unepolitesse scrupuleuse. Tâchez de m’imiter là-dessus, nous en seronsmeilleurs amis.

Au cours de tout ce dialogue, j’avais été gêné par les regardsobservateurs de Secundra Dass. Personne de nous, depuis le premiermot, n’avait fait mine de manger ; nous nous regardions dansle blanc des yeux – pour ainsi dire jusqu’au fond de l’âme ;et ceux de l’Indien me troublaient par certaines lueurschangeantes, comme s’il eût compris. Mais je rejetai cette idée, merépétant qu’il ne comprenait pas l’anglais, mais que, d’après lesérieux de nos inflexions, et les éclats de colère et de mépris duMaître, il devinait un entretien sur des sujets d’importance.

Durant une période d’environ trois semaines, nous continuâmes àvivre en commun dans le château de Durrisdeer. Ce fut là le débutdu plus singulier chapitre de ma vie, – celui que j’intitulerai monintimité avec le Maître. Au début, son humeur était assezchangeante : ou bien poli, ou bien recourant à son anciennehabitude de me bafouer en face ; mais, dans l’une ou l’autremanière, je lui rendais la pareille. Grâce à la Providence, jen’avais plus de mesure à garder avec lui ; et ce qui me faitpeur, ce ne sont pas les sourcils froncés, mais les sabres nus. Jeprenais même un certain plaisir à ces passes d’incivilité, et mesrépliques n’étaient pas toujours mal inspirées. À la fin (nousétions à souper), j’eus une expression dont la drôlerie le séduisittout à fait. Il se mit à rire aux éclats, puis s’écria :

– Qui donc aurait jamais cru que cette vieille femme pût avoirde l’esprit sous ses jupes !

– Ce n’est pas de l’esprit, Mr. Bally, dis-je : c’est de simplehumour écossais, voire du plus sec. Et, en réalité, je n’ai jamaiseu la moindre prétention à passer pour un homme d’esprit.

À partir de cette heure il cessa d’être grossier avec moi ;et tout se passa entre nous sous forme de facétie. Nos principalesoccasions de badinage étaient lorsqu’il lui fallait un cheval, ouune autre bouteille, ou de l’argent. Alors il s’en venait vers moià la façon d’un écolier, et je faisais semblant d’être son père :cette comédie nous amusait beaucoup tous les deux. Je m’apercevaisbien qu’il m’estimait davantage, ce qui chatouillait en moi cetriste privilège de l’homme : la vanité. Il lui arrivait même de selaisser aller (inconsciemment, je suppose) à un abandon mieux quefamilier, amical ; et, venant de l’homme qui m’avait détestési longtemps, ce fut là le plus insidieux. Il ne sortait guère, etvoire refusait parfois les invitations. « Non, disait-il, peu mechaut de ces épaisses cervelles de lairds à bonnet. Je resteraichez nous, Mackellar, nous boirons à nous deux une bouteille, enbavardant tranquillement. » Et, ma foi, n’importe qui eût trouvéparfaite l’heure des repas à Durrisdeer, tant la conversation étaitbrillante. Maintes fois, il m’exprima sa surprise d’avoir pudédaigner si longtemps ma société. « Mais voyez-vous, ajoutait-il,nous étions dans le camp opposé. Nous le sommes encoreaujourd’hui ; mais ne parlons jamais de cela. Je ne vousestimerais pas à beaucoup près autant, si vous n’étiez aussi fidèleà votre maître. » Il faut considérer qu’il me semblait tout à faithors d’état de nuire ; et que c’est pour nous une des formesles plus attrayantes de la flatterie que de voir rendre (après delongues années) une justice tardive à notre caractère et à notrerôle. Mais je ne songe pas à m’excuser. J’étais en faute, de melaisser cajoler par lui, et je crois bien que le chien de gardeallait s’assoupir tout à fait, lorsqu’il eut un brusque réveil.

Je dois dire que l’Indien ne cessait de frôler çà et là par lamaison. Il ne parlait jamais, sauf dans son patois, et avec leMaître ; il marchait sans bruit ; et on le rencontraittoujours où on l’attendait le moins, absorbé dans sesméditations ; il sursautait à votre approche et avait l’air dese moquer de vous par une de ses révérences jusqu’à terre. Ilparaissait si paisible, si frêle, et tellement perdu dans sespensées, que j’avais fini par le croiser sans faire attention àlui, voire en m’apitoyant sur le sort de cet innocent exilé si loinde son pays. Cependant il n’est pas douteux que l’individu necessait d’être aux écoutes ; et ce dut être grâce à sonhabileté et à ma confiance que notre secret fut connu duMaître.

C’était par une nuit tempétueuse, après souper, et nous étionsplus gais qu’à l’ordinaire, lorsque le coup tomba sur moi.

– Tout cela est très joli, dit le Maître, mais nous ferionsmieux de boucler nos valises.

– Hé quoi ! m’écriai-je. Allez-vous partir ?

– Nous partons demain matin. Pour le port de Glasgow d’abord,pour la province de New York ensuite.

Je poussai un gémissement.

– Oui, reprit-il, je me vantais, j’avais dit une semaine, et ilm’en a fallu près de trois. Mais peu importe, je merattraperai ; je voyagerai d’autant plus vite.

– Mais avez-vous l’argent nécessaire ?

– Oui, cher et ingénu personnage, je l’ai, dit-il. Blâmez-moi sivous voulez pour ma duplicité, mais cependant que je soutirais desshillings à mon papa, j’avais mis à part une réserve en prévisiondes mauvais jours. Vous paierez votre passage, si vous tenez à nousaccompagner dans notre mouvement tournant ; ce que j’aisuffira pour Secundra Dass et pour moi, mais tout juste ; –j’ai assez pour être dangereux, pas assez pour être généreux. Il ya, du reste, à notre chaise un strapontin extérieur, que je vouscéderai moyennant une modeste compensation ; de sorte quetoute la ménagerie fera route ensemble : le chien de garde, lesinge et le tigre.

– Je vous accompagne, dis-je.

– J’y compte, dit le Maître. Vous m’avez vu battu ; je veuxque vous me voyiez victorieux. Dans ce but, je hasarderai de vousfaire tremper comme une soupe par ce mauvais temps.

– Et d’ailleurs, ajoutai-je, vous savez très bien que vous nepourriez vous débarrasser de moi.

– Pas aisément, non, dit-il. Vous avez mis le doigt dessus avecvotre parfait bon sens habituel. Je ne lutte jamais contrel’inévitable.

– Je suppose que les prières seraient inutiles avecvous ?

– Tout à fait, croyez-m’en.

– Et pourtant, si vous consentiez à me donner le loisird’écrire… commençai-je.

– Et que répondrait Mylord Durrisdeer ?

– Oui, dis-je, c’est là le hic.

– Et en tout cas, voyez combien il sera plus expéditif que j’yaille moi-même ?… Mais nous perdons notre salive. Demain matinà sept heures, la chaise sera devant la porte. Car je pars de laporte, Mackellar ; je ne me faufile pas à travers bois pourretrouver ma chaise sur la route – dirai-je à Engles ?

J’étais alors tout à fait décidé.

– Voulez-vous m’accorder un quart d’heure à Saint-Bride, dis-je.J’ai quelques mots indispensables à dire à Carlyle.

– Une heure si vous préférez. Je ne vous cacherai pas quel’argent de votre strapontin est pour moi de quelque importance, etvous arriveriez toujours premier à Glasgow en allant àfranc-étrier.

– Ma foi, dis-je, je ne me serais jamais attendu à quitter lavieille Écosse.

– Cela vous dégourdira, dit-il.

– Ce voyage sera funeste à quelqu’un, dis-je ; à vous,monsieur, j’espère. Quelque chose me le dit ; et ce quelquechose ajoute, en tout cas, que ce voyage est de mauvais augure.

– Si vous croyez aux prophéties, dit-il, écoutez cela.

Une bourrasque violente s’abattait sur le golfe de Solway, et lapluie fouettait les hautes fenêtres.

– Savez-vous ce que cela présage, sorcier ? dit-il, enpatoisant : qu’il y aura un certain Mackellar malade comme pas un,en mer.

Une fois rentré dans ma chambre, je m’assis en proie à unepénible surexcitation, prêtant l’oreille au tumulte de la tempête,qui battait en plein ce mur du château.

L’inquiétude de mes esprits, les miaulements diaboliques du ventautour des poivrières, et la trépidation continuelle de lamaçonnerie du château, m’empêchèrent absolument de dormir. Jerestais devant mon bougeoir à contempler les ténébreux carreaux dela fenêtre, par où la tourmente paraissait devoir faire irruption àchaque instant ; et sur ce tableau noir je voyais se déroulerdes conséquences qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête.L’enfant corrompu, la maisonnée dispersée, mon maître mort ou pisque mort, ma maîtresse plongée dans la désolation – voilà ce que jevis se peindre vivement sur l’obscurité ; et la clameur duvent paraissait railler mon impuissance.

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