Le Manteau – Le Nez

Le Manteau – Le Nez

de Nikolai Gogol

Partie 1

LE MANTEAU

Dans une division de ministère… mais il vaut peut-être mieux ne pas vous dire dans quelle division. Il n’y a, en Russie, pas de race plus susceptible que les fonctionnaires des ministères, de l’armée,de la chancellerie, bref, tous ceux que l’on comprend sous le nom générique de bureaucrates. Pour peu que l’un d’eux se croie froissé, il s’imagine que toute l’Administration subit un affront dans sa personne.

Donc un ispravnik[1], je ne sais plus dans quelle ville, avait rédigé un rapport ayant pour objet de démontrer que les ordres du gouvernement n’étaient plus respectés, attendu qu’on se permettait de donner au titre sacré d’ispravnik une signification de mépris ; et, pour le prouver, il avait joint à son rapport un énorme in-folio, contenant une espèce de roman où l’on rencontrait, à toutes les dix pages, unispravnik en parfait état d’ivresse.

Aussi, pour pousser d’avance le verrou surtoutes les réclamations, ai-je mieux aimé ne pas préciser d’unemanière indubitable la division du ministère où se passe mon récit,et me contenter de dire : « dans unechancellerie. »

Il y avait donc dans une chancellerie unhomme, un employé qui, je ne puis le cacher, était d’un extérieurassez insignifiant. De petite taille, il avait le visage quelquepeu grêlé, les cheveux quelque peu rouges, le crâne passablementchauve, les tempes et les joues sillonnées de rides, sans compterles autres imperfections. Tel était le portrait de notre héros,comme l’avait fait le climat de Saint-Pétersbourg.

Quant à son rang dans l’Administration – carchez nous il convient avant tout de désigner le rang d’unfonctionnaire –, il était ce qu’on appelle communément un« conseiller titulaire[2] »,c’est-à-dire un de ces malheureux sur lesquels s’exerce, comme onsait, la verve ironique de certains écrivains entachés de ladéplorable habitude de s’en prendre à des gens qui ne peuvent passe défendre.

Notre héros s’appelait de son nom de familleBaschmaschkin[3]. Il se nommait de son prénom et decelui de son père Akaki Akakievitch[4].

Peut-être le lecteur trouvera-t-il ces noms unpeu étranges et un peu recherchés, mais je puis lui donnerl’assurance qu’ils ne le sont pas et que les circonstances m’ontmis dans l’impossibilité d’en choisir d’autres.

Voici en effet ce qui s’était passé.

Akaki Akakievitch, si ma mémoire ne me faitpas défaut, vint au monde dans la nuit du 22 mars. Feu sa mère, quiavait épousé un fonctionnaire et qui était une bonne petite femme,s’occupa aussitôt, comme il était bien séant, de faire baptiser sonnouveau-né. À sa droite se tenait debout le parrain, IvanIvanovitch Jeroschkin, personnage très important, qui était chargéd’enregistrer les actes du Sénat, et, à sa gauche, la marraine,Arina Semenovna Biellocrou-schkoff, femme d’un inspecteur de policeet douée de rares vertus.

On proposa trois noms au choix del’accouchée : Mokuis, Kokuis et Chosdasakuis.

– Non, dit-elle, aucun des trois ne meplaît.

Pour répondre à ses désirs on ouvritl’almanach à un autre endroit et on mit le doigt sur deux autresnoms : Trifili et Warachatius.

– Mais c’est une punition du bon Dieu !s’exclama la mère. A-t-on jamais vu des noms pareils ! C’estla première fois de ma vie que j’en entends parler. Si c’étaitencore Waradat ou Baruch, mais Trifili et Warachatius !

On feuilleta de nouveau l’almanach et ontrouva Pavsikachi et Wachlissi.

– Non. Vrai, dit la mère, c’est jouer demalheur ; s’il n’y a pas mieux à choisir, qu’il garde le nomde son père. Le père s’appelle Akaki. Eh bien, que le fils se nommeaussi Akaki.

Et voilà comment on le baptisa AkakiAkakievitch.

L’enfant fut tenu sur les fonts[5], ce qui le fit crier et faire toutessortes de grimaces, comme s’il avait prévu qu’il deviendrait unjour conseiller titulaire.

Nous avons tenu à rapporter les faitsexactement pour que le lecteur puisse bien se convaincre qu’il n’enpouvait être autrement et que le petit Akaki ne pouvait avoir reçud’autre nom.

À quelle époque Akaki Akakiewitch entra dansla chancellerie et qui lui fit obtenir sa place, personneaujourd’hui ne pourrait le dire. Mais les supérieurs de tous ordresavaient beau se succéder, on le voyait toujours à la même place,dans la même attitude, occupé du même travail, gardant le même ranghiérarchique, si bien qu’on était forcé de croire qu’il était venuau monde tel qu’il était, avec les tempes chauves et son uniformeofficiel.

Dans la chancellerie où il était employé,personne ne lui témoignait d’égards. Les garçons de bureaueux-mêmes ne se levaient pas devant lui lorsqu’il entrait, ils nefaisaient pas attention à lui, ils ne faisaient pas plus de cas delui que d’une mouche qui aurait passé en volant. Ses supérieurs letraitaient avec toute la froideur du despotisme. Les aides du chefde bureau se gardaient bien de lui dire, quand ils lui jetaient aunez une montagne de papiers :

– Ayez la bonté de copier ceci. Oubien :

– Voici quelque chose d’intéressant, un jolipetit travail.

Ou toute autre parole aimable comme il estd’usage entre employés bien élevés.

Akaki, lui, prenait les actes, sans sedemander si on avait tort ou raison de les lui apporter. Il lesprenait et il se mettait aussitôt à les copier.

Ses collègues, plus jeunes que lui, enfaisaient l’objet de leurs railleries et la cible de leurs traitsd’esprit – pour autant que des employés et surtout des employés dechancellerie puissent prétendre à l’esprit. Tantôt ils racontaientdevant lui un tas d’histoires imaginées à plaisir sur son compte etsur celui de la femme chez qui il logeait, une vieilleseptuagénaire. On disait qu’elle le battait ou bien on luidemandait quand il allait la conduire à l’autel, ou bien onlaissait pleuvoir sur sa tête des rognures de papier et onsoutenait que c’étaient des flocons de neige.

Mais Akaki n’avait pas un mot de réplique àtoutes ces attaques ; il faisait comme s’il n’y avait eupersonne autour de lui. Toutes ces petites vexations n’avaientaucune influence sur son assiduité au travail ; au milieu detoutes ces tentations de distraction, il ne faisait pas une seulefaute d’écriture. Et, lorsque la raillerie devenait par tropintolérable, lorsqu’on le prenait par le bras et qu’on l’empêchaitd’écrire, il disait :

– Laissez-moi donc ! Pourquoi vouloirabsolument me déranger dans ma besogne ?

Et il y avait quelque chose departiculièrement touchant dans ces paroles et dans la manière dontil les prononçait.

Un jour, il arriva qu’un tout jeune homme quivenait d’obtenir un emploi dans les bureaux, poussé par l’exempledes autres, voulut rire comme eux à ses dépens, et se trouva tout àcoup cloué au sol par cette voix ; si bien qu’à partir de cemoment il vit le vieil employé d’un tout autre œil.

On eût dit qu’une puissance surnaturellel’éloignait de ses autres collègues qu’il avait appris à connaîtreet qu’il avait pris d’abord pour des gens comme il faut et bienélevés. Maintenant il éprouvait pour eux une véritable répulsion.Et bien longtemps après, au milieu des plus joyeuses compagnies, ilavait toujours sous les yeux l’image du pauvre petit conseillertitulaire avec son front chauve, et il entendait résonner à sesoreilles :

– Laissez-moi donc ! Pourquoi tenez-vousabsolument à me déranger dans ma besogne ?

Et avec ces paroles il en entendaitd’autres :

– Ne suis-je pas votre frère ?

Le jeune homme cacha son visage dans ses mainset il songea combien il y a dans le cœur de l’homme peu desentiments vraiment humains, et combien la dureté et la rudesse estle propre de ceux qui ont reçu une bonne éducation, même de ceuxqui passent généralement pour bons et estimables.

Nulle part on n’eût trouvé d’employé quiremplît ses devoirs avec autant de zèle que notre AkakiAkakievitch. Que dis-je, zèle, il travaillait avec amour, avecpassion. Quand il copiait des actes officiels, il voyait s’ouvrirdevant lui un monde tout beau et tout riant. Le plaisir qu’il avaità copier se lisait sur son visage. Il y avait des caractères qu’ilpeignait, au vrai sens du mot, avec une satisfaction touteparticulière ; quand il arrivait à un passage important ildevenait un tout autre homme : il souriait, ses yeuxpétillaient, ses lèvres se plissaient et ceux qui le connaissaientpouvaient deviner à sa physionomie quelles lettres il moulait en cemoment.

S’il avait été payé selon son mérite, il seserait élevé, à sa propre surprise, peut-être au rang de conseillerd’État. Mais, comme disaient ses collègues, il ne pouvait porterune croix à sa boutonnière et toute son assiduité ne lui valait quedes hémorroïdes.

Je dois dire, toutefois, qu’il lui arriva unjour d’attirer une certaine attention. Un directeur, qui était unbrave homme, et qui voulait le récompenser de ses longs services,ordonna de lui confier un travail plus important que les actesqu’il avait coutume de copier. Ce nouveau travail consistait àrédiger un rapport adressé à un magistrat, à modifier les en-têtesde divers actes et à remplacer au cours du texte le pronom de lapremière personne par celui de la troisième.

Akaki s’acquitta de cette tâche. Mais elle lemit si bien hors de lui, elle lui coûta tant d’efforts que la sueurruissela de son front et qu’il finit par s’écrier :

– Non ! donnez-moi plutôt quelque chose àcopier.

Et depuis lors on le laissa jusqu’à la fin desa vie exclusivement copier.

Il semblait qu’en dehors de la copie iln’existât pour lui rien, rien au monde. Il ne pensait pas às’habiller. Son uniforme, qui était originellement vert, avaittourné au rouge ; sa cravate était devenue si étroite, sirecroquevillée, que son cou, bien qu’il ne fût pas long, sortait ducollet de son habit et paraissait d’une grandeur démesurée, commeces chats de plâtre à la tête branlante que les marchandscolportent dans les villages russes pour les vendre auxpaysans.

Il y avait toujours quelque chose quis’accrochait à ses vêtements, tantôt un bout de fil, tantôt un fétude paille. Il avait aussi une prédilection toute spéciale à passersous les fenêtres juste au moment où l’on lançait dans la rue unobjet qui n’était rien moins que propre, et il était rare que sonchapeau ne fût orné de quelque écorce d’orange ou d’un autre débrisde ce genre. Jamais il ne lui arrivait de s’occuper de ce qui sepassait dans les rues et de tout ce qui frappait les regardsperçants de ses collègues, accoutumés à voir tout de suite sur letrottoir opposé à celui qu’ils suivaient un mortel en pantaloneffilé, ce qui leur procurait toujours un contentementinexprimable.

Akaki Akakievitch, lui, ne voyait que leslignes bien droites, bien régulières de ses copies et il fallaitqu’il se heurtât soudainement à un cheval qui lui soufflait àpleins naseaux dans la figure, pour se rappeler qu’il n’était pas àson pupitre, devant ses beaux modèles de calligraphie, mais au beaumilieu de la rue.

Aussitôt arrivé chez lui, il se mettait àtable, avalait à la hâte sa soupe de choux et dévorait, sans soucide ce qu’il mangeait, un morceau de bœuf à l’ail qu’ilengloutissait avec les mouches et autres condiments que Dieu et lehasard y avaient semés. Sa faim apaisée, il prenait place, sansperdre de temps, à son pupitre et se mettait en devoir de copierles actes qu’il avait emportés chez lui. Si par hasard il n’avaitpas de pièces officielles à copier, il récrivait, pour son propreplaisir, les documents auxquels il attachait une importanceparticulière, non à cause de leur teneur plus ou moinsintéressante, mais parce qu’ils s’adressaient à quelque hautpersonnage.

Quand le ciel gris de Saint-Pétersbourgs’enveloppe du voile de la nuit et que le monde des fonctionnairesa achevé son repas, qui selon son penchant gastronomique, qui selonle poids de sa bourse ; quand chacun cherche à faire diversionau grattage des plumes de bureau, aux soucis et aux affaires quel’homme se crée si souvent inutilement, il est tout naturel quel’on veuille consacrer le reste de sa journée à quelque distractionpersonnelle. Les uns vont au théâtre, les autres se promènent etprennent plaisir à regarder les toilettes, les autres adressent àquelque étoile qui se lève à l’horizon modeste de leur cielbureaucratique quelques paroles flatteuses et bien senties.D’autres enfin vont voir un collègue qui occupe au troisième ou auquatrième un petit appartement composé d’une cuisine et d’unechambre, cette dernière ornée de quelque objet de luxe convoitédepuis longtemps, une lampe ou tout autre article de ménage achetéau prix de longues privations.

Bref, c’est l’heure où chaque employé jouitd’une façon ou d’une autre de ses loisirs : ici on fait unepartie de whist, là on prend le thé avec des biscuits bon marché oul’on fume une grande pipe de tabac. On raconte les cancans quicourent dans le grand monde, car le Russe a beau être dansn’importe quelle condition, il ne peut détourner sa pensée de cegrand monde où circulent tant d’anecdotes curieuses comme, parexemple, celle du commandant à qui l’on vint apprendre en secretqu’un malfaiteur avait mutilé la statue de Pierre le Grand encoupant la queue de son cheval.

Dans ces moments de récréation et de répit,Akaki Akakievitch restait fidèle à ses habitudes. Personne n’eût pudire qu’il l’avait rencontré rien qu’une fois le soir en société.Quand il était harassé de copier et n’en pouvait plus, il secouchait et songeait aux joies du lendemain, aux belles copies quele bon Dieu pourrait lui envoyer à faire.

Ainsi s’écoulait l’existence paisible d’unhomme qui, avec quatre cents roubles de traitement, étaitparfaitement content de son sort, et il aurait peut-être atteint unâge avancé s’il n’avait été la victime d’un malheureux accident quipeut arriver non seulement aux conseillers titulaires, mais auxconseillers secrets, aux conseillers effectifs, aux conseillers dela Cour et même à ceux qui ne donnent jamais un conseil ou n’enreçoivent point.

À Saint-Pétersbourg, tous ceux qui n’ont qu’unrevenu de quatre cents roubles, ou un peu plus ou un peu moins, ontun terrible ennemi, et cet ennemi si redoutable n’est autre que lefroid du nord, quoiqu’on le dise généralement très favorable à lasanté.

Vers neuf heures du matin, quand les employésdes diverses divisions se rendent à leur bureau, le froid leurpince si rudement le nez que la plupart d’entre eux ne savent s’ilsdoivent poursuivre leur chemin ou rentrer chez eux.

Si dans ces moments les hauts dignitaires enpersonne souffrent du froid au point que les larmes leur enviennent aux yeux, que ne doivent pas avoir à endurer lestitulaires qui n’ont pas les moyens de se garantir contre lesrigueurs de l’hiver ? S’ils n’ont pu s’envelopper que dans unmanteau léger, il ne leur reste pour ressource que d’enfiler à lacourse cinq ou six rues, et de faire ensuite une halte chez leportier pour se réchauffer en attendant qu’ils aient recouvré leursfacultés bureaucratiques.

Depuis quelque temps Akaki avait dans le doset dans les épaules des douleurs lancinantes, quoiqu’il eûtl’habitude de parcourir au pas de course et hors d’haleine ladistance qui séparait sa demeure de son bureau. Après avoir bienpesé la chose, il aboutit définitivement à la conclusion que sonmanteau devait avoir quelque défaut. De retour dans sa chambre, ilexamina le vêtement avec soin et constata que l’étoffe si chèreétait devenue en deux ou trois endroits si mince qu’elle étaitpresque transparente ; en outre, la doublure étaitdéchirée.

Ce manteau était depuis longtemps l’objetincessant des railleries des impitoyables collègues d’Akaki. On luiavait même refusé le noble nom de manteau pour le baptisercapuchon. Le fait est que ce vêtement avait un air passablementétrange. D’année en année, le collet avait été raccourci, card’année en année le pauvre titulaire en avait retranché une partiepour rapiécer le manteau en un autre endroit, et les raccommodagesne trahissaient pas la main expérimentée d’un tailleur. Ils avaientété exécutés avec autant de gaucherie que possible et étaient loinde faire bel effet. Quand Akaki Akakievitch eut achevé ses tristesexplorations, il se dit qu’il devait sans hésiter porter sonmanteau au tailleur Petrovitch qui habitait au quatrième unecellule toute sombre.

Petrovitch était un individu aux yeux louches,au visage grêlé, qui avait l’honneur de faire les habits et lespantalons des hauts fonctionnaires, quand il n’était pas ivre. Jepourrais me dispenser de parler ici plus longuement de ce tailleur,mais puisqu’il est d’usage de n’introduire dans un récit aucunpersonnage sans le présenter sous sa physionomie propre, je suisobligé de dépeindre bien ou mal mon Petrovitch. Autrefois, quand ilétait encore serf chez son maître, il s’appelait tout simplementGregor. Devenu libre, il se crut tenu de prendre un nouveau nom. Ilse mit aussi à boire, d’abord aux grands jours fériés seulement,puis à tous les jours qui dans le calendrier sont marqués d’unecroix. Il soutenait qu’en observant ainsi les solennités prescritespar l’Église, il restait fidèle aux principes de son enfance, etquand sa femme le querellait, il la traitait de mondaine etd’Allemande. Quant à sa femme, tout ce que nous avons à en direici, c’est qu’elle était la femme de Petrovitch et qu’elle portaitun bonnet sur la tête. Elle n’était d’ailleurs pas jolie et biendes fois ceux qui passaient devant elle, ne pouvaient s’empêcher desourire en la regardant.

Akaki Akakievitch grimpa jusqu’à la mansardedu tailleur. Il y arriva par un escalier noir, sale, humide, qui,comme tous ceux des maisons occupées par les gens ordinaires àSaint-Pétersbourg, exhalait une odeur d’eau-de-vie montant au nezet aux yeux.

Tandis que le conseiller titulaire escaladaitles marches glissantes, il calculait ce que Petrovitch pourraitbien lui demander pour la réparation, et il résolut de lui offrirun rouble.

La porte de l’ouvrier était ouverte pourdonner une issue aux nuages émanés de la cuisine où la femme dePetrovitch faisait en ce moment cuire du poisson. Akaki traversa lacuisine, presque aveuglé par la fumée, sans que la femme le vît, etentra dans la chambre où le tailleur était assis sur une grandetable grossièrement façonnée, les jambes croisées comme un pachaturc et, suivant l’habitude de la plupart des tailleurs russes, lespieds nus.

Ce qui attirait tout d’abord l’attentionlorsqu’on s’approchait de lui, c’était l’ongle de son pouce, un peuébréché, mais dur et raide comme une écaille de tortue. Il portaitau cou plusieurs écheveaux de fil, et sur ses genoux, il avait unhabit déguenillé. Depuis quelques minutes, il s’évertuait à enfilerson aiguille, sans y réussir. Il avait d’abord tempêté contrel’obscurité, puis contre le fil.

– Entreras-tu, vaurien ! cria-t-il.

Akaki s’aperçut aussitôt qu’il était arrivédans un moment inopportun. Il aurait mieux aimé trouver Petrovitchdans un de ces instants favorables où le tailleur s’administrait unnouveau rafraîchissement ou, comme disait sa femme, s’octroyait unesolide ration d’eau-de-vie. Il était alors facile au client de luifaire accepter le prix et il poussait même la complaisance jusqu’às’incliner respectueusement devant lui en l’accablant deremerciements.

Mais souvent la femme intervenait dans lesnégociations, le traitait d’ivrogne, criait et tempêtait, luidéfendant d’accepter le travail à trop bas prix. Alors on ajoutaitquelque petite chose et l’affaire était conclue.

Pour le malheur du conseiller titulaire,Petrovitch n’avait pas encore en ce moment touché à la bouteille,et dans ces conditions, le tailleur était têtu, obstiné et capablede réclamer un prix effroyable. Akaki prévit ce danger etvolontiers il aurait rebroussé chemin, mais il était troptard ; l’œil du tailleur, son œil unique, car il était borgne,l’avait déjà aperçu et Akaki Akakievitch balbutiamachinalement :

– Bonjour, Petrovitch.

– Soyez le bienvenu, monsieur, répondit letailleur dont le regard s’arrêta sur la main du conseillertitulaire pour reconnaître ce qu’elle tenait.

– J’étais venu… pour… Je voudrais…

Nous ferons remarquer ici que le timideconseiller titulaire avait pour règle de n’exprimer ses pensées quepar des bouts de phrases, verbes, prépositions, adverbes ouparticules, qui ne formaient jamais un sens suivi.

L’affaire dont il s’agissait était-elle d’uncaractère important, difficile, jamais il ne parvenait à achever laproposition commencée. Il s’embarrassait dans ses formules. Ce futle cas cette fois : il resta court.

En même temps il demeura debout, immobile,oubliant ce qu’il avait voulu dire ou croyant l’avoir dit.

– Que désirez-vous, monsieur ? fitPetrovitch le toisant des pieds à la tête et promenant son regardinterrogateur sur le collet, les manches, la taille, les boutons,bref sur tout l’uniforme d’Akaki, quoiqu’il le connût bien puisquec’était lui qui l’avait fait. Les tailleurs n’ont pas la coutumed’inspecter avec cette persistance les vêtements qui ne sortent pasde chez eux ; mais c’est leur première pensée quand ilsrencontrent une connaissance.

Akaki répondit en balbutiant commed’habitude :

– Je voudrais… Petrovitch… ce manteau…voyez-vous… d’ailleurs, selon moi… je le crois encore bon… sauf unpeu de poussière… Eh ! sans doute il a l’air un peu vieux…mais il est encore tout neuf… seulement un peu de frottement… làdans le dos… et ici à l’épaule… deux ou trois petits accrocs… Vousvoyez ce que c’est… cela ne vaut pas la peine d’en parler… Vous meraccommoderez cela en une couple de minutes.

Petrovitch prit le malheureux manteau, l’étalasur la table, le considéra en silence et hocha la tête. Puis ilétendit le bras vers la fenêtre pour atteindre sa tabatière rondeornée d’un portrait de général. Je ne saurais dire de quel général,car cette image héroïque ayant été endommagée par hasard, letailleur, en homme avisé, avait collé dessus un morceau depapier.

Quand Petrovitch eut fini de humer sa prise,il examina de nouveau le capuchon, l’exposa à la lumière et hochala tête pour la seconde fois. Puis il visita la doublure, soulevaderechef le couvercle de sa tabatière jadis ornée de l’image dugénéral, prit une seconde prise et s’écria enfin :

– Il n’y a plus rien à raccommoder àcela ! Ce n’est plus qu’une misérable guenille !

À ces mots Akaki perdit tout courage.

– Comment ! demanda-t-il d’une voixgeignante d’enfant, il n’y a rien à raccommoder à ce trou ?Mais regardez donc, Petrovitch, vous voyez bien qu’il n’y a qu’unecouple d’accrocs, et vous avez assez de morceaux pour lesréparer.

– Des morceaux, sans doute j’en ai assez, maiscomment voulez-vous que je les couse ? Le drap est usé, il n’ya plus un point qui puisse y tenir.

– Bah ! où les points ne tiendront pas,vous mettrez une pièce.

– Il n’y a pas de pièce à mettre ; ledrap n’est en somme que du drap et dans l’état où est celui-ci, ilne faut qu’un coup de vent pour le réduire en loques.

– Mais si… pourtant… cela le faisait durerencore un peu… voyez-vous… vraiment…

– Non, répliqua Petrovitch d’un ton décidé, iln’y a rien à faire, c’est une étoffe qui a fait tout son temps. Ilvaudrait mieux en faire des chaussons pour l’hiver, cela voustiendrait les pieds plus chauds que des bas. Ce sont les Allemandsqui ont inventé les chaussons, et ils ont gagné beaucoup d’argentavec cet article.

Petrovitch ne laissait passer aucune occasionde donner un coup de boutoir aux Allemands.

– Vous devez vous faire faire un nouveaumanteau, ajouta-t-il.

– Un nouveau manteau ?

Akaki Akakievitch vit noir. L’atelier dutailleur tournoyait autour de lui et le seul objet qu’il y pût voirdistinctement était le portrait du général couvert de papier sur latabatière de Petrovitch.

– Un nouveau manteau ? murmura-t-il commeperdu dans un rêve ; mais je n’ai pas d’argent.

– Oui, un nouveau manteau, répéta Petrovitchavec une cruelle insistance.

– Mais… même… si… en supposant que je prenneune semblable résolution… combien ?…

– Vous voulez dire combien il vous encoûtera ?

– Quelque chose comme cent cinquante roublespapier, répondit le tailleur avec un pincement des lèvres.

Ce maudit tailleur prenait un plaisir toutparticulier à mettre ses clients en émoi et à épier de son œilunique et louche l’expression de leur visage.

– Cent cinquante roubles pour unmanteau ? dit Akaki Akakievitch.

Et le conseiller titulaire prononça cesparoles d’un ton qui ressemblait à un cri, peut-être le premierqu’il eût poussé depuis sa naissance, car d’ordinaire il ne parlaitqu’avec la plus grande timidité.

– Oui, reprit Petrovitch, sans le collet demartre et la doublure de soie pour le capuchon, ce qui feraensemble deux cents roubles.

– Petrovitch, je vous en conjure, interrompitAkaki Akakievitch d’une voix suppliante, n’entendant plus et nevoulant plus entendre le tailleur, je vous conjure de réparer cemanteau, pour qu’il puisse durer encore quelque temps.

– Non ! ce serait peine perdue et unedépense inutile, un pur gaspillage.

Akaki se retira absolument écrasé, tandis quePetrovitch, les lèvres serrées, satisfait de lui-même pour avoir sivaillamment défendu la corporation des tailleurs, restait assis surla table.

Sans but, éperdu, Akaki erra dans la rue commeun somnambule.

– Quelle contrariété ! se disait-il enmarchant devant lui. Vraiment, je n’aurais jamais pensé que celafinirait ainsi… Non, continua-t-il, après un court silence, je nepouvais supposer qu’il en arriverait à ce point… Me voilà dans unesituation absolument inattendue… dans un embarras que…

Et tout en poursuivant de la sorte sonmonologue, il prit, au lieu du chemin de sa maison, une directiontout opposée, sans même s’en apercevoir. Un ramoneur lui noircit ledos en passant. Du haut d’une maison en construction, un panier deplâtre lui saupoudra la tête en descendant, mais il ne voyait,n’entendait rien. Ce ne fut que lorsqu’il donna tête baissée contreun factionnaire qui lui barra le chemin en croisant la hallebardeet en vidant sur lui sa tabatière, qu’il sortit brusquement de sarêverie.

– Que viens-tu faire ici ? lui cria lerude gardien de la paix publique ; ne peux-tu point suivrecomme il faut le trottoir ?

Cette soudaine apostrophe arracha enfin Akakicomplètement à son état de torpeur. Il rassembla ses idées,envisagea sa situation d’un regard froid et prit conseil delui-même, sérieusement, franchement, comme il l’eût fait d’un ami àqui l’on confie tous les secrets de son cœur.

– Non, dit-il à la fin, aujourd’hui jen’obtiendrai rien de Petrovitch ; aujourd’hui il est demauvaise humeur… peut-être a-t-il été battu par sa femme… je lereverrai dimanche prochain. Le dimanche il aura soif, il voudraboire, sa femme ne lui donne pas d’argent ; je lui mettrai ungrivenik[6] dans lamain, il sera plus accommodant et nous pourrons reparler dumanteau.

Soutenu par cette espérance, Akaki attenditjusqu’au dimanche. Ce jour-là, quand il eut vu la femme dePetrovitch sortir de chez elle et qu’elle fut bien loin, il serendit chez le tailleur et le trouva, comme il s’y était attendu,dans un état d’abattement prononcé. Mais à peine Akaki eut-illaissé tomber de ses lèvres le premier mot au sujet du manteau quele diabolique tailleur quitta tout à coup son humeur noire pours’écrier :

– Non, il n’y a rien à faire ! Vousn’avez qu’à vous acheter un manteau neuf.

Le conseiller titulaire lui glissa songrivenik dans la main.

– Merci, votre honneur, répondit Petrovitch,cela m’aidera un peu à recouvrer mes forces et je le boirai à votresanté. Mais quant à votre manteau, voyez-vous, pourquoi en parlerdavantage ? Il ne vaut plus un rouge liard. Laissez-moi faire,je vous ferai un manteau magnifique, je vous en réponds.

Le pauvre Akaki Akakievitch supplia une foisde plus le tailleur de réparer le vieux.

– Non, encore une fois non, répliquaPetrovitch, absolument impossible. Rapportez-vous-en à moi. Je nevous surferai[7] pas. Et je mettrai, comme c’est lamode, des œillets et des agrafes d’argent au collet.

Akaki comprit qu’il devait se soumettre à lavolonté du tailleur et pour la seconde fois il sentit toutes sesforces l’abandonner. Se faire faire un manteau neuf ? Maisavec quoi le payer ? Il avait, à vrai dire, à compter sur unegratification officielle. Mais il lui avait déjà trouvé unedestination. Il devait s’acheter un pantalon et payer son bottier,qui lui avait réparé deux paires de bottes ; il devait faireemplette de linge, bref tout était réglé d’avance. Si le directeur– ce qui eût été un bonheur inespéré – portait la gratification dequarante roubles à cinquante, qu’était ce maigre surplus encomparaison de la somme inouïe, énorme, demandée parPetrovitch ? Une goutte d’eau dans l’Océan.

Il y avait encore à espérer de la part dePetrovitch, s’il était de bonne humeur, une réduction importantesur le prix, d’autant plus que sa femme lui dit :

– Es-tu fou ? Tantôt tu travailles pourrien, et d’autres fois tu exiges un prix absolument inhumain.

Il crut donc que Petrovitch consentirait à luifaire son manteau pour quatre-vingts roubles ; mais cesquatre-vingts roubles, où les trouver ? Peut-êtreparviendrait-il, en mettant à contribution tous les leviers, à seprocurer la moitié.

Nous devons compte au lecteur des moyens quele conseiller titulaire avait idée d’employer pour réunir cettemoitié.

Il avait pris l’habitude, chaque fois qu’ilrecevait un rouble, de mettre un kopeck dans une petite tirelire. Àla fin du semestre, il reprenait ces petites pièces de cuivre etles remplaçait par l’équivalent en monnaie d’argent. Il avaitpratiqué ce système d’épargne depuis très longtemps et en ce momentses économies se montaient à quarante roubles. De cette façon, ilse trouvait en possession de la moitié de la somme nécessaire. Maisl’autre moitié ! Akaki fit des calculs à perte de vue ;puis il finit par se dire qu’il pourrait réduire au moins pendantune année plusieurs de ses dépenses quotidiennes, qu’il pouvaitrenoncer au thé le soir et, quand il avait de l’ouvrage à faire,aller s’asseoir avec ses actes dans la chambre de sa propriétaire,afin d’économiser son propre feu. Il prit aussi la résolutiond’éviter dans la rue les pluies de plâtre pour ménager sessouliers, et il décida de ne pas acheter de linge.

Dans le commencement, ces privations luifurent un peu pénibles ; mais petit à petit il s’y accoutumaet il en arriva même à se coucher sans souper. Tandis que son corpssouffrait de ces retranchements de nourriture, son esprit trouvaitun aliment nouveau dans l’incessante préoccupation que lui créaitson manteau. Depuis ce moment, on eût dit que sa nature s’étaitcomplétée, qu’il s’était marié, qu’il avait une compagne qui ne lequittait plus dans le sentier de la vie ; et cette compagne,c’était l’image de son manteau, bien ouaté et bien doublé.

Aussi le vit-on plus décidé, plus animéqu’auparavant, comme un homme qui a choisi un but qu’il veutatteindre à tout prix. L’insignifiance de ses traits, l’insouciancede sa démarche, le laisser-aller de son maintien, tout cela avaitdisparu. Parfois un éclat tout nouveau brillait dans ses yeux, etdans ses rêves hardis il se posait déjà la question s’il ne feraitpas tout aussi bien d’avoir un collet de martre à son manteau.

Ces pensées lui occasionnaient parfois desingulières distractions. Un jour qu’il copiait des actes, ils’aperçut tout à coup qu’il avait commis une erreur :

– Oh ! oh ! s’écria-t-il.

Et bien vite il fit le signe de la croix.

Au moins une fois par mois, il se rendait chezPetrovitch, pour s’entretenir avec lui du précieux manteau et luidemander plusieurs renseignements importants, par exemple sur leprix qu’il pourrait mettre au drap et sur la couleur qu’ilchoisirait de préférence.

Chacune de ces visites donnait lieu à denouvelles considérations ; mais il rentrait, chaque fois, plusheureux chez lui, car le jour devait enfin arriver où tout seraitacheté, où le manteau serait prêt.

Ce grand événement se produisit plus tôt qu’ilne l’avait espéré. Le directeur donna une gratification non dequarante, de cinquante, mais de soixante-cinq roubles. Ce dignefonctionnaire avait-il remarqué que notre ami Akaki Akakievitchavait besoin d’un manteau ? Ou bien notre héros ne devait-ilcette libéralité exceptionnelle qu’à une bonne fortune ?

Quoi qu’il en fût, Akaki s’enrichissait devingt roubles. Une pareille augmentation de ses ressources devaitnécessairement hâter la réalisation de sa mémorable entreprise.

Encore deux ou trois mois de faim et Akakiaurait ses quatre-vingts roubles. Son cœur, d’ordinaire sipaisible, commença à battre la charge. Dès qu’il eut en main lasomme énorme de quatre-vingts roubles, il alla trouver Petrovitchet tous deux se rendirent ensemble chez un marchand de draps.

Sans hésiter ils en achetèrent une bonnepièce. Depuis plus d’une année ils s’étaient entretenus de cetteacquisition, ils en avaient débattu tous les détails, et tous lesmois ils avaient passé en revue l’étalage du marchand pour serendre compte des prix. Petrovitch donna quelques coups secs sur ledrap et déclara qu’on n’en pourrait trouver de meilleur. Pourdoublure, ils prirent de la toile forte bien serrée, qui dansl’opinion du tailleur valait mieux que la soie et avait un éclatincomparable. De martre ils n’en achetèrent point, la trouvant tropchère, mais ils se décidèrent pour la plus belle fourrure de chatqu’il y eût dans le magasin et qui pouvait fort bien passer pour dela martre.

Pour confectionner ce vêtement, Petrovitch eutbesoin de quinze jours pleins, car il fit une quantité innombrablede points, sans cela il aurait été prêt plus tôt. Il évalua sontravail à douze roubles ; il ne pouvait demander moins ;tout était cousu à la soie et le tailleur avait repassé lescoutures avec les dents dont on voyait encore les traces.

À la fin il arriva, le manteau tantsouhaité…

Je ne puis dire exactement le jour, mais cefut certainement le plus solennel que le conseiller titulaire Akakieût connu de sa vie.

Le tailleur apporta le manteau lui-même, debon matin, avant le départ du conseiller titulaire pour son bureau.Il n’aurait pu venir mieux à propos, car la gelée commençait à sefaire sentir âprement.

Petrovitch aborda son client avec l’air digned’un tailleur important. Sa physionomie était d’une gravitéexceptionnelle : jamais le conseiller titulaire ne l’avait vuainsi. Il était pénétré de son mérite et mesurait dans sa penséeavec orgueil l’abîme qui sépare l’ouvrier qui ne fait que lesréparations de l’artiste qui fait le neuf.

Le manteau était enveloppé dans une toileneuve, tout récemment lavée, que le tailleur dénoua soigneusementet replia ensuite pour la mettre dans sa poche. Il prit alors avecfierté le manteau des deux mains et le plaça sur les épaulesd’Akaki Akakievitch. Puis il le drapa et eut un sourire desatisfaction en le voyant tomber majestueusement de toute salongueur. Akaki voulut essayer les manches ; elles allaientmerveilleusement bien. Bref, le manteau était irréprochable soustous les rapports, et la coupe ne laissait rien à désirer.

Tandis que le tailleur contemplait son œuvre,il ne manqua pas de dire que s’il l’avait laissé à si bon compte,c’est qu’il n’avait pas un très fort loyer et qu’il connaissaitAkaki Akakievitch depuis longtemps ; puis il fit remarquerqu’un tailleur de la Perspective Nievsky aurait demandé au moinssoixante-quinze roubles rien que pour la façon d’un semblablemanteau. Le conseiller titulaire ne voulut pas s’engager dans unediscussion avec lui sur ce point. Il paya, remercia et sortit pourse rendre à son bureau.

Petrovitch sortit avec lui et s’arrêta au beaumilieu de la rue pour le suivre du regard aussi loin qu’il put,puis il enfila à la hâte une rue de traverse pour jeter un derniercoup d’œil sur le conseiller titulaire et sur son manteau.

Plein des plus agréables pensées, Akakigagnait pas à pas son bureau. Il sentait à chaque instant qu’ilavait un vêtement neuf sur ses épaules et s’adressait à lui-même undoux sourire de contentement.

Deux choses avant tout lui trottaient dans lecerveau : d’abord le manteau était chaud et puis il étaitbeau. Sans prendre garde au chemin qu’il parcourut, il entra toutdroit dans l’hôtel de la Chancellerie, déposa son trésor dansl’antichambre, l’inspecta en tous sens et regarda ensuite leportier d’un air tout particulier.

Je ne sais si le bruit s’était répandu dansles bureaux que le vieux capuchon avait cessé d’exister. Tous lescollègues d’Akaki accoururent pour admirer son superbe manteau etle comblèrent de félicitations si chaleureuses qu’il ne puts’empêcher d’abord de leur répondre par un sourire de satisfactionqui fit place ensuite à une certaine appréhension.

Mais quelle ne fut point sa surprise lorsqueses terribles collègues lui firent observer qu’il devait inaugurerson manteau d’une manière solennelle et qu’ils comptaient sur unrepas fin. Le pauvre Akaki était si ébahi, si abasourdi qu’il nesut que dire pour s’excuser. Il balbutia en rougissant que levêtement n’était pas aussi neuf qu’on voulait bien le croire et quel’étoffe en était toute vieille.

Alors un de ses supérieurs, qui voulait sansdoute montrer qu’il n’était pas fier de son rang et de son titre,et qu’il ne dédaignait pas la société de ses subordonnés, prit laparole et dit :

– Messieurs, au lieu d’Akaki Akakievitch,c’est moi qui vous régalerai. Je vous invite à prendre ce soir lethé chez moi, c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.

Tous les employés remercièrent leur supérieurde sa bonté et s’empressèrent d’accepter l’invitation avec joie.Akaki voulut la décliner, mais on lui représenta que ce serait unegrossière impolitesse, un acte impardonnable, et il dut céder à lafatalité.

Il éprouvait d’ailleurs une certaine joie à lapensée qu’il aurait de cette manière l’occasion de se montrer dansla rue avec son manteau. Toute cette journée fut pour lui un jourde fête. Dans cette heureuse disposition, il rentra chez lui, ôtason manteau, et après avoir une fois de plus examiné le drap et ladoublure, le pendit au mur. Puis il alla chercher son vieuxcapuchon pour le comparer au chef-d’œuvre de Petrovitch. Sesregards allaient d’un vêtement à l’autre et il pensait en souriantintérieurement :

– Quelle différence !

Tout joyeux il dîna, et son repas achevé, ilne s’assit point pour faire des copies. Non, il s’étala comme unsybarite sur le canapé et attendit la soirée. Puis il s’habilla,prit son manteau et sortit.

Il ne me serait pas possible de vous dire oùdemeurait ce supérieur, qui avait si libéralement invité sessubordonnés. Ma mémoire commence un peu à faiblir, et les rues, lesmaisons sans nombre de Saint-Pétersbourg font un tel fouillis dansma tête que j’ai de la peine à m’y retrouver. Tout ce que je merappelle, c’est que l’honorable fonctionnaire habitait un des beauxquartiers de la capitale, et que par conséquent sa demeure étaittrès éloignée de celle d’Akaki Akakievitch.

D’abord le conseiller titulaire traversaplusieurs rues mal éclairées, qui semblaient toutes désertes, maisplus il se rapprochait de l’habitation de son supérieur, plus lesrues devenaient brillantes et animées. Il rencontra un nombreincalculable de passants vêtus à la dernière mode, de belles dameset de messieurs qui avaient des collets de castor. Les traîneaux depaysans avec leurs bancs de bois devenaient de plus en plus rares,et à chaque instant, il apercevait des cochers habiles en bonnet develours qui conduisaient des traîneaux en bois vernis, garnis depeaux d’ours, ou de splendides carrosses.

C’était pour notre Akaki un spectacleabsolument nouveau. Depuis nombre d’années il n’était pas sorti lesoir. Il s’arrêta tout curieux devant l’étalage d’un marchandd’objets d’art. Un tableau attira surtout son attention. C’était leportrait d’une femme, tirant son soulier et montrant son petit piedmignon à un jeune homme, à grandes moustaches et à grands favoris,qui regardait par la porte entrouverte.

Après s’être attardé un instant à considérerce portrait de l’école française, Akaki Akakievitch hocha la têteet poursuivit son chemin en souriant. Pourquoi doncsouriait-il ? Était-ce à cause de l’originalité dusujet ? Ou bien parce qu’il pensait, comme la plupart de sescollègues, que les Français ont parfois des idées bizarres ?Ou bien il ne pensait à rien, et d’ailleurs il est bien difficilede lire dans le cœur des gens pour savoir ce qu’ils pensent.

Le voici enfin arrivé à la maison où il a étéinvité. Son supérieur est logé en grand seigneur ; il y a unelanterne à sa porte et il occupe tout le second. Lorsque notreAkaki entra, il vit une longue file de galoches ; sur unetable bouillait et fumait un samovar ; au mur étaientaccrochés des manteaux dont plusieurs étaient garnis de collets develours et de fourrure. Dans la chambre voisine on menait un bruitconfus qui devint un peu plus distinct quand un domestique ouvritla porte et sortit de la pièce avec un plateau rempli de tassesvides, d’un pot au lait et d’une corbeille à biscuits. Les invitésdevaient être réunis depuis longtemps et ils avaient déjà vidé leurpremière tasse de thé.

Akaki suspendit son manteau à une patère et sedirigea vers la chambre où ses collègues, armés de longues pipes,étaient groupés autour d’une table à jeu et faisaient duvacarme.

Il entra, mais resta cloué sur le seuil de laporte, ne sachant que faire ; mais ses collègues le saluèrentà grands cris et accoururent dans l’antichambre pour admirer sonmanteau. Cet assaut fit perdre toute contenance au brave conseillertitulaire. Mais il se réjouissait au fond de son cœur desfélicitations que l’on prodiguait à son précieux vêtement. Bientôtaprès, ses collègues lui rendirent la liberté et allèrent reprendreleur partie de whist.

Cette agitation, cette excitation, l’animationde la conversation troublèrent le timide Akaki au plus haut point.Il ne savait où mettre ses mains, où les cacher ; à la fin ils’assit auprès des joueurs, regardant tantôt leurs cartes, tantôtleurs visages, puis il bâilla, car il sentait que depuis longtempsl’heure était passée où il avait l’habitude de se coucher. Ilvoulut se retirer, mais on le retint en lui déclarant qu’il nepouvait s’éloigner sans avoir bu un verre de Champagne pourcélébrer ce jour mémorable.

On servit le souper, qui se composait debouillon froid, de veau froid, de gâteaux et de diversespâtisseries, le tout accompagné de pseudo-champagne. Akaki se vitobligé de vider deux grands verres de ce liquide mousseux, etquelque temps après, tout autour de lui revêtit un aspect joyeux.Cependant il n’oubliait point qu’il était passé minuit et qu’ilaurait dû être au lit depuis plusieurs heures.

Craignant d’être encore retenu, il se glissa àla dérobée dans l’antichambre où il eut la douleur de voir sonmanteau par terre. Il le secoua avec le plus grand soin, l’endossaet partit.

Les rues étaient encore éclairées. Les petitscabarets hantés par les domestiques et par le bas peuple étaientencore ouverts ; quelques-uns étaient déjà fermés, mais auxlumières qui se voyaient à l’extérieur il était facile de devinerque les clients n’étaient pas encore partis.

Tout joyeux et en ébriété, Akaki Akakievitchprit le chemin de sa maison. Tout à coup il s’aperçut qu’il étaitdans une rue où le jour et encore plus la nuit tout étaitsilencieux. Autour de lui tout avait un aspect sinistre. Çà et làune lanterne qui, faute d’huile, menaçait de s’éteindre, desmaisons de bois, des palissades, mais nulle part une âme vivante. Àla pâle lueur de ces lanternes mourantes scintillait la neige et,enveloppées dans les ténèbres, les petites constructionss’alignaient tristement. Il arriva à un endroit où la ruedébouchait dans une immense place à peine bordée, à l’autreextrémité, de quelques maisons, et offrant l’apparence d’un vasteet lugubre désert.

Au loin, Dieu sait où, vacillait la lumièred’un falot éclairant une guérite qui lui sembla au bout du monde.Le conseiller titulaire perdit tout d’un coup son humeur joyeuse.Il alla, le cœur serré, vers la lumière ; il pressentaitl’imminence d’un danger. L’espace qu’il avait devant lui ne luiapparaissait plus que comme un océan.

– Non, dit-il, j’aime mieux ne pasregarder.

Et il continua à marcher en baissant la tête.Lorsqu’il la releva, il se vit tout à coup entouré de plusieurshommes, à longue barbe, dont il ne pouvait distinguer les visages.Sa vue s’obscurcit, son cœur se crispa.

– Ce manteau est à moi, cria l’un des hommesen saisissant le conseiller titulaire au collet.

Akaki voulut appeler au secours. Un autre desagresseurs lui cloua son poing sur la bouche et lui dit :

– Avise-toi seulement de crier !

Au même moment, le malheureux conseillertitulaire sentit qu’on lui enlevait son manteau et presque en mêmetemps un coup de pied l’envoya rouler dans la neige où il restaévanoui.

Quelques instants après il reprit sessens ; mais il ne vit plus personne. Dépouillé de son vêtementet tout gelé, il se mit à crier de toutes ses forces, mais ses crisne pouvaient arriver jusqu’à l’autre bout de la place. Éperdu, ilse précipita avec l’élan suprême du désespoir vers la guérite où lasentinelle, l’arme au repos, lui demanda pourquoi diable il faisaittant de tapage et courait ainsi comme un fou.

Quand Akaki fut tout près de lui, il traita lesoldat d’ivrogne pour n’avoir pas vu qu’à très peu de distance deson poste on volait et pillait les passants.

– Je vous ai vu parfaitement, réponditl’homme, au milieu de la place avec deux individus. J’ai cru quevous étiez des amis. Il est inutile de se mettre sens dessusdessous. Allez trouver demain l’inspecteur de la police, il prendral’affaire en main, fera rechercher les voleurs et ouvrira uneenquête.

Que faire ?

Le malheureux conseiller titulaire arriva chezlui dans un état affreux : les cheveux lui pendaient endésordre sur le front, ses habits étaient couverts de neige. Quandsa propriétaire l’entendit frapper comme un fou furieux à la porte,elle se leva en sursaut et accourut à demi vêtue, mais elle reculad’effroi à l’aspect d’Akaki.

Quand il lui raconta ce qui lui était arrivé,elle joignit les mains et s’écria :

– Ce n’est pas à l’inspecteur de police quevous devez vous adresser, mais au commissaire du quartier.L’inspecteur vous amusera de belles paroles et ne fera rien. Maisle commissaire du quartier, je le connais depuis longtemps. Monancienne cuisinière Anna est maintenant en service chez lui et jele vois souvent passer sous nos fenêtres. Il va tous les jours defête à l’église et l’on voit tout de suite à sa mine que c’est unbrave homme.

Après cette recommandation pleine desollicitude, Akaki se retira tristement dans sa chambre. Pour peuqu’on se représente sa situation, on comprendra quelle nuit ilpassa.

Le lendemain matin il se rendit chez lecommissaire du quartier. On lui apprit que ce haut fonctionnairedormait encore. À dix heures, il y revint. Le haut fonctionnairedormait toujours. À midi, le commissaire était sorti. Le conseillertitulaire se représenta encore à l’heure du repas, mais alors lescommis lui demandèrent pourquoi il mettait tant d’insistance àvouloir voir leur chef. Pour la première fois de sa vie, Akaki fitpreuve d’énergie. Il déclara qu’il avait besoin de parler aucommissaire sur-le-champ et qu’on ne devait pas reconduire, car ils’agissait d’une affaire officielle et si quelqu’un se permettaitde lui mettre des bâtons dans les roues, il pourrait lui en coûtercher.

Il n’y avait rien à répliquer à ce ton. Un descommis sortit pour aller prévenir son chef. Celui-ci donna audienceà Akaki, mais l’écouta d’une façon assez singulière. Au lieu des’intéresser au fait principal, c’est-à-dire au vol, il demanda auconseiller titulaire comment il se faisait qu’il courait les rues àune heure indue et s’il ne s’était pas trouvé à quelque réunionsuspecte.

Abasourdi par cette question, le conseillertitulaire ne trouva pas de réponse et se retira sans savoirexactement si l’on donnerait ou non suite à son affaire.

Il n’avait pas été à son bureau de toute lajournée, événement inouï dans sa vie. Le jour suivant il y reparut,mais dans quel état ! blême, agité, avec son vieux manteau,qui avait l’air encore plus pitoyable qu’auparavant. Quand sescollègues apprirent le malheur qui l’avait frappé, il y en eutplusieurs d’assez cruels pour en rire à gorge déployée ;cependant le plus grand nombre se sentirent émus d’une véritablepitié et organisèrent une souscription en sa faveur.Malheureusement cette louable entreprise n’eut qu’un résultat toutà fait insignifiant, parce que ces mêmes employés ou fonctionnairessupérieurs avaient déjà fourni leur cotisation à deux souscriptionsantérieures : la première pour faire faire le portrait de leurdirecteur, la seconde pour s’abonner à un ouvrage qu’un ami de leurchef venait de faire paraître.

Un d’eux, qui avait réellement compassiond’Akaki, voulut, à défaut de mieux, lui donner un bon conseil. Illui dit que ce serait peine perdue de retourner chez le commissairedu quartier, car, en supposant que ce fonctionnaire eût la chancede retrouver le manteau, la police garderait ce vêtement aussilongtemps que le conseiller titulaire n’aurait pas démontrépéremptoirement qu’il en était le vrai et seul propriétaire. Ill’engagea donc à s’adresser à quelque personnage haut placé, lequelpersonnage haut placé, grâce à ses bons rapports avec lesautorités, mènerait l’affaire rondement.

Dans son égarement, Akaki se décida à suivrecet avis. Quelle était la position hiérarchique occupée par ce hautpersonnage et quel était son degré d’élévation dans la hiérarchie,on n’eût pu le dire. Tout ce que l’on savait, c’est que ce hautpersonnage était arrivé depuis peu à son haut emploi. Il y avait,il est vrai, d’autres personnages encore plus haut placés et lefonctionnaire dont il s’agit mettait en œuvre tous les levierspossibles pour pouvoir lui-même monter encore plus haut. Parcontre, il obligeait tous les autres employés au-dessous de lui àl’attendre au bas de l’escalier et personne ne pouvait arriverdirectement jusqu’à lui. Le secrétaire du collège faisait part dela demande d’audience à un secrétaire de gouvernement qui à sontour transmettait la demande à un haut fonctionnaire, lequel enfinla communiquait au haut personnage.

C’est la marche ordinaire des affaires dansnotre sainte Russie. Le désir de faire comme les hautsfonctionnaires fait que chacun singe les manières de son supérieur.Il n’y a pas longtemps, un conseiller titulaire devenu chef d’unpetit bureau fit mettre sur l’une de ses pièces un écriteau portantces mots : Salle des délibérations. Là se tenaientdes valets à collet rouge en habits brodés, pour annoncer lespostulants qu’ils introduisaient dans la salle, si petite qu’il yavait tout juste la place pour une chaise.

Mais revenons à notre haut personnage. Ilavait le maintien imposant, mais un peu embarrassé : sonsystème se résumait en un mot : sévérité, sévérité, sévérité.Il répétait ce mot trois fois de suite, et la dernière fois, ilfixait un regard pénétrant sur celui à qui il avait affaire. Ilaurait pu se dispenser de déployer tant d’énergie, car les dixsubalternes qu’il avait sous ses ordres le craignaient assez sanscela. Dès qu’ils le voyaient arriver de loin, ils s’empressaient dedéposer leur plume et accouraient se tenir debout sur son passage.Dans ses conversations avec ses subordonnés, il gardait toujoursune attitude fière et ne disait guère que ces paroles :

– Que voulez-vous ? Savez-vous à qui vousparlez ? N’oubliez pas à qui vous vous adressez !

Au demeurant, c’était un brave homme, aimableet complaisant pour ses amis. Son titre de directeur général luiavait tourné la tête. Depuis le jour qu’on le lui avait donné, ilpassait la plus grande partie de sa journée dans une espèce devertige, tout en gardant toute sa présence d’esprit avec ses égaux,qui ne se doutaient point qu’il lui manquait quelque chose. Maisdès qu’il se trouvait avec un inférieur, il se renfermait dans unmutisme sévère et cette tenue lui était d’autant plus pénible qu’ilsentait combien il aurait pu passer son temps plusagréablement.

Tous ceux qui l’observaient en pareillecirconstance ne pouvaient mettre en doute qu’il brûlait du désir dese mêler à une conversation intéressante, mais la crainte de faireparaître quelque imprudente prévenance, de se montrer trop familieret de compromettre par là sa dignité, le retenait. Pour sesoustraire aux périls de ce genre, il gardait une réserveextraordinaire et ne parlait que de temps à autre par monosyllabes.Bref, il avait poussé son système si loin que l’on ne l’appelaitque l’ennuyé, et ce titre était parfaitement mérité.

Tel était le haut personnage dont Akaki devaitse concilier l’aide et la protection. Le moment qu’il choisit pourtenter sa démarche semblait tout à fait opportun pour flatter lavanité du directeur général et pour servir la cause du conseillertitulaire.

Le haut personnage se trouvait dans soncabinet et causait gaiement avec un vieil ami qu’il n’avait pas vudepuis nombre d’années, lorsqu’on lui annonça queM. Baschmaschkin sollicitait l’honneur d’obtenir une audiencede Son Excellence.

– Quel homme est-ce ? demanda-t-il avechauteur.

– Un employé.

– Faire attendre. Occupé. Pas le temps derecevoir.

Le haut personnage mentait. Rien nel’empêchait d’accorder l’audience demandée. Son ami et lui avaientdéjà épuisé plusieurs sujets de conversation. Déjà plus d’une foisleur entretien avait été interrompu par de longues pauses au boutdesquelles ils s’étaient levés l’un et l’autre en se tapantfamilièrement sur l’épaule :

– Et voilà, mon cher.

– Eh ! oui, Stepan.

Mais le directeur général ne voulait pasrecevoir le solliciteur pour faire sentir toute son importance àson ami qui avait quitté le service et habitait la campagne, etpour lui faire comprendre que les employés devaient faire le piedde grue dans l’antichambre jusqu’à ce qu’il lui plût de lesaccueillir.

À la fin, après plusieurs autres dialogues etplusieurs autres pauses, pendant lesquelles les deux amis, étendusdans leurs fauteuils, envoyaient au plafond la fumée de leurscigares, le directeur général se rappela tout à coup qu’on luiavait demandé audience. Il appela son secrétaire qui se tenait à laporte avec plusieurs dossiers et lui ordonna de faire entrer lesolliciteur.

Quand il vit Akaki l’air humble, en vieiluniforme usé, s’approcher de lui, il se tourna brusquement vers luiet d’un ton raide :

– Que voulez-vous ?

Sa voix était encore plus sévère qued’habitude et il cherchait à lui donner une intonation encore plusvibrante, car il y avait huit jours qu’il s’y exerçait devant saglace.

Le timide Akaki se trouva complètement écrasésous cette rude apostrophe. Cependant il fit un effort pourreprendre son sang-froid et pour raconter comme quoi et comment onlui avait volé son manteau, non sans émailler son récit d’une foulede détails oiseux. Il ajouta qu’il s’était adressé à Son Excellencedans l’espoir que, grâce à cette haute et bienveillante protectionauprès du président de la police ou auprès des autres autoritéssupérieures, il pourrait rentrer en possession de son vêtement.

Le directeur général trouva cette démarchefort peu bureaucratique.

– Eh ! monsieur, dit-il, vous ne savezdonc pas ce que vous aviez à faire en pareil cas ? D’oùvenez-vous donc ? Vous ne savez donc pas quelle est la voiehiérarchique à suivre ? Vous auriez dû adresser une pétitionqui serait parvenue aux mains du chef de bureau et des siennes auchef de division qui l’aurait renvoyée à mon secrétaire, et monsecrétaire me l’aurait remise.

– Permettez-moi, interrompit Akaki en faisantun nouvel effort, mais cette fois un effort suprême pour recueillirle peu d’esprit qu’il eût conservés, car il sentait que la sueurlui coulait sur le front. Permettez-moi, Votre Excellence, de vousfaire remarquer que si j’ai pris la liberté de vous déranger pourcette affaire, c’est que les secrétaires… les secrétaires sont desgens dont il n’y a rien à attendre.

– Hein ? Quoi ? Vraiment !s’écria le directeur général. Vous osez tenir un pareillangage ! Où avez-vous pris de semblables suppositions ?Il est honteux de voir les jeunes gens, les subordonnés s’insurgercontre leurs chefs !

Dans son transport, le directeur général nevoyait pas que le conseiller titulaire avait dépassé lacinquantaine et que la qualité de jeune ne lui convenait plus querelativement, c’est-à-dire dans le cas de comparaison avec un hommede soixante-dix ans.

– Savez-vous, continua le haut personnage, àqui vous parlez ? Souvenez-vous devant qui vous vous trouvezici ! Souvenez-vous-en ! Je dis :souvenez-vous-en !

Et en disant ces paroles il frappait du piedet sa voix prenait un accent, une ampleur redoutables.

Akaki était complètement foudroyé ; iltressaillait, il frémissait et pouvait à peine se tenir sur sesjambes, et sans un garçon de bureau, qui accourut à son secours, ilserait tombé par terre. On l’emporta, ou plutôt on le traîna dehorspresque évanoui.

Le directeur général était tout stupéfait del’effet produit par ses paroles ; cet effet dépassait sonattente, et satisfait de ce que son ton impérieux eût exercé sur unvieillard une impression telle que le pauvre homme en avait perduconnaissance, il jeta un regard oblique sur son ami, pour voircomment celui-ci avait pris cette sortie. Quel ne fut point soncontentement, lorsqu’il constata que son ami lui-même était toutému et ne le considérait plus qu’avec un certain effroi.

Comment Akaki arriva au bas de l’escalier etcomment il traversa la rue, il eût été sans doute incapable d’enrendre compte lui-même, car il était plus mort que vivant. De savie il n’avait été grondé par un directeur général et surtout parun directeur général aussi sévère.

Il marcha sous l’orage, qui rugissait audehors, sans s’apercevoir du temps affreux qu’il faisait, sanschercher contre la tempête un abri sur le trottoir. Le vent quisoufflait de toutes les directions et sortait en rafales de toutesles ruelles lui causa une inflammation de la gorge. Arrivé chezlui, il fut hors d’état de prononcer une parole. Il se mit au lit,tant était décisif l’effet produit par la leçon du directeurgénéral.

Le lendemain, Akaki eut une fièvre violente.Grâce au climat de Saint-Pétersbourg, sa maladie fit en très peu detemps des progrès alarmants. Quand le médecin arriva, tous lessecours de l’art étaient déjà inutiles. Le docteur lui tâta lepouls, rédigea une ordonnance pour ne pas le laisser mourir sansl’assistance de la Faculté, et déclara que le malade n’avait plusque deux jours à vivre.

Il dit ensuite à la propriétaired’Akaki :

– Vous n’avez pas de temps à perdre ;occupez-vous de lui faire faire une bière en sapin, car pour unhomme pauvre comme lui une bière en chêne coûterait trop cher.

Le conseiller titulaire entendit-il cesparoles ? lui donnèrent-elles un nouvel accès de fièvre plusviolent encore ? plaignait-il tout bas son triste sort ?C’est ce qu’aucun homme n’eût pu dire, car il délirait. Des visionsétranges passaient sans relâche dans son faible cerveau. Tantôt ilse voyait en présence de Petrovitch, qu’il chargeait de faire unmanteau avec des cordes pour les voleurs qui le poursuivaient dansson lit. Tantôt il priait sa propriétaire de chasser les voleursqui s’étaient cachés sous sa couverture. Tantôt il se voyait devantle directeur général, qu’il entendait l’accabler de reproches et ildemandait grâce à Son Excellence. Tantôt il se perdait dans desdiscours si étranges que la pauvre femme se signait avec épouvante.Jamais de sa vie elle n’avait entendu pareille chose et les proposinouïs du malade la mettaient d’autant plus hors d’elle-même que letitre d’excellence y revenait à chaque instant. Tantôt il murmuraitde nouveau des paroles sans suite qui manquaient de liaison, si cen’est qu’elles roulaient toujours sur la même chose : lemanteau.

À la fin, Akaki rendit le dernier soupir. Onne mit les scellés ni sur sa chambre ni sur son armoire, par lasimple raison qu’il n’avait point d’héritier et ne laissait pourtout héritage qu’un paquet de plumes d’oie, un cahier de papierblanc, trois paires de bas, quelques boutons de culotte et sonvieux manteau. À qui échurent ces reliques ? Dieu le sait.L’auteur de ce récit ne s’en est pas informé.

Akaki fut enveloppé dans un linceul ettransporté au cimetière où on l’inhuma. La grande ville deSaint-Pétersbourg continua à mener son train de vie ordinaire,comme si le conseiller titulaire n’avait jamais existé.

Ainsi disparut un être humain qui n’avait euni protecteur ni ami ; qui n’avait inspiré d’intérêtréellement cordial à personne, qui n’avait jamais excité lacuriosité des questionneurs, pourtant si ardents à s’enquérir, àpiquer un insecte rare au bout d’une épingle pour l’examinermicroscopiquement. Sans une seule parole de plainte, cet être avaitsupporté le mépris et la raillerie de ses collègues. Sans qu’il yeût été poussé par un événement extraordinaire, il avait pris lechemin du tombeau et lorsque, à la fin de ses jours, un manteau luiavait donné tous les transports de la jeunesse, le malheur l’avaitterrassé.

Quelques jours après son audience, son chef,personne ne sachant ce qu’il était devenu, lui fit dire, chez lui,d’avoir à se rendre sur-le-champ à son poste. Le garçon de bureaurevint avec la nouvelle que l’on ne reverrait plus le conseillertitulaire.

– Et pourquoi cela ? demandèrent tous lesemployés.

– Parce qu’il a été enterré il y a quatrejours.

Ce fut ainsi que les collègues d’Akakiapprirent sa mort.

Le lendemain sa place fut occupée par un autreemployé d’une nature un peu plus robuste et qui ne se donna pas lapeine de mouler les lettres en copiant les actes.

Il semblerait que l’histoire d’Akaki dût finirici et que nous n’eussions plus rien à apprendre de lui. Mais lemodeste conseiller titulaire était destiné à faire après sa mortplus de bruit que de son vivant, et ici notre récit prend un tourfantastique.

Un jour la nouvelle se répandit à Pétersbourgque dans le voisinage du pont de Katinka apparaissait toutes lesnuits un fantôme en uniforme des fonctionnaires de la chancellerieet que ce fantôme, ce mort, cherchait un manteau volé et enlevait,sans s’inquiéter des titres ni des rangs, à tous les passants leursmanteaux ouatés, avec fourrures de chat, de loutre, d’ours, decastor, bref tout ce qui lui tombait sous la main. Un des ancienscollègues du conseiller titulaire avait vu le spectre et avaitparfaitement reconnu Akaki. Il avait couru de toutes ses forcespour lui échapper, mais il était déjà loin qu’il le voyait encoremenacer du poing. Partout on apprenait que des conseillers et nonseulement des conseillers titulaires, mais des conseillers d’Étatavaient pris de sérieux refroidissements à la suite de cet acteinqualifiable qui les avait dépouillés de leur plus chaudvêtement.

La police employa toutes les mesures possiblespour se saisir de ce spectre, mort ou vivant, et lui infliger unchâtiment exemplaire ; mais toutes les tentatives restèrentinfructueuses.

Un soir, pourtant, une sentinelle eut lachance d’arrêter le malfaiteur au moment où celui-ci enlevait lemanteau d’un musicien. Le factionnaire appela deux camarades à sonsecours et leur confia le prisonnier, pendant qu’il cherchait satabatière pour ranimer son nez gelé. Il faut croire que le tabacavait une odeur telle qu’il était capable de réveiller un mort. Àpeine en eut-il approché quelques grains de ses narines, que leprisonnier se mit à éternuer si fortement que les trois soldatssentirent comme un voile leur couvrir les yeux. Tandis qu’ils sefrottaient les paupières, le prisonnier disparut. Depuis ce jour,toutes les sentinelles eurent une si grande frayeur du spectrequ’elles n’osèrent plus se risquer à l’arrêter vivant et sebornèrent à lui crier de loin.

– Passez au large ! Au large !

Le fantôme continua à hanter les abords dupont de Katinka et répandit la terreur dans tout le quartier.

Revenons maintenant au directeur général, lacause première de notre récit fantastique mais absolument vrai.Nous devons à la vérité de dire qu’après la mort d’Akaki, il eutune certaine pitié du défunt. Le sentiment de l’équité n’était pasétranger à son cœur ; il avait même d’excellentes qualités etson seul défaut était de s’empêcher lui-même, par orgueil de sontitre, de se montrer sous son bon côté. Quand son ami l’avaitquitté, son esprit s’était occupé du malheureux conseillertitulaire qu’il voyait toujours prosterné, terrassé sous la rudealgarade qu’il lui avait fait subir. Cette vision l’obsédait à untel point, qu’un jour il chargea un de ses employés de s’informerde ce qu’était devenu Akaki et si l’on pouvait faire encore quelquechose pour lui.

Quand le messager revint avec la nouvellequ’aussitôt après son audience le pauvre petit fonctionnaire étaitdécédé, le directeur général eut un remords de conscience et restatoute la journée plongé dans des idées noires.

Pour chasser ses impressions désagréables, ilse rendit vers le soir chez un ami où il espérait rencontrer unesociété charmante et, ce qui était le point capital, d’autrespersonnes que des fonctionnaires de son rang, de manière à ne pasdevoir se sentir gêné.

Et en effet, il se vit bientôt délivré detoutes ses pensées mélancoliques, il s’anima, il prit feu, il semêla à la conversation comme si de rien n’eût été et il passa unetrès belle soirée.

Au souper, il but deux verres de Champagne, cequi, comme on le sait, est un excellent moyen pour recouvrer lagaieté. Sous l’influence du breuvage mousseux, il eut l’idée de nepas rentrer immédiatement chez lui et d’aller faire une visite à unautre ami qu’il n’avait pas revu depuis un certain temps.

Il monta dans son traîneau et donna à soncocher l’adresse.

Soigneusement enveloppé dans son manteau, ilétait dans un des plus agréables états où un Russe puisse souhaiterde se trouver, dans un de ces états où l’esprit se meut dans uncercle de pensées tour à tour plus charmantes les unes que lesautres. Il songeait à la société qu’il venait de quitter, à tousles propos spirituels qu’il avait entendus et qu’il répétait àmi-voix avec de petits éclats de rire.

De temps à autre, il était troublé dans sesméditations par quelque violent coup de vent qui l’assaillaitbrusquement au détour d’un coin de rue et lui lançait au visage destas de neige. La bise pénétrait sous son manteau, l’enflait commeune voile et l’obligeait à employer toutes ses forces pour legarder sur ses épaules.

Tout à coup il se sentit saisir au collet parune main puissante. Il se retourna et aperçut un petit homme vêtud’un vieil uniforme. Il reconnut avec épouvante les traits d’Akaki,et ces traits étaient blêmes, livides, émaciés, comme ceux d’unmort.

– À la fin, je te tiens… Je puis te prendre aucollet… Je veux mon manteau. Tu ne t’es pas soucié de moi quandj’étais dans le besoin, tu t’es imaginé que tu n’avais qu’àm’accabler de rebuffades. Rends-moi mon manteau.

Le haut fonctionnaire se sentit étouffer. Dansses bureaux, devant ses subordonnés, c’était un homme d’un aspectimposant ; il n’avait qu’à lever les yeux sur un subalternepour que tout le monde autour de lui s’écriât : « Quelgrand personnage ! »

Mais comme beaucoup de fonctionnaireshautains, il n’avait du héros que l’apparence extérieure, et en cemoment il était dans une situation qui lui inspirait des craintessérieuses pour sa santé.

D’une main tremblante et fébrile, il ôtalui-même son manteau et cria à son cocher :

– Vite à la maison ! vite !

Quand le cocher entendit cette voix quin’avait rien de celle qu’il avait coutume d’entendre etqu’accompagnaient maintenant des coups de cravache, il baissaprudemment la tête et fit partir son traîneau comme une flèche.Bientôt après, le directeur général arriva chez lui. Il monta danssa chambre, le visage blême, effaré, et passa une nuit si terribleque le lendemain matin, sa fille s’écria tout épouvantée :

– Mais, papa, tu es donc malade ?

Il ne dit rien, ni de ce qu’il avait vu, ni dece qu’il avait fait la veille. Cependant cet événement fit uneprofonde impression sur lui. À partir de ce jour, il n’interpellaplus ses subordonnés, il ne leur dit plus :

– Savez-vous à qui vous parlez ?Savez-vous qui est devant vous ? Ou s’il lui arrivait encorede s’adresser à eux d’un ton impérieux, c’était du moins aprèsavoir écouté leur requête.

Et encore, rarement ! Depuis ce jouraussi le spectre cessa de se montrer. Il est probable qu’il n’avaiteu d’autre dessein que de mettre la main sur le manteau dudirecteur général ; maintenant qu’il l’avait, il ne désiraitplus rien. Toutefois, plusieurs personnes assuraient que le fantômeapparaissait encore dans d’autres quartiers de la ville… Unfactionnaire racontait qu’il l’avait vu de ses propres yeux, commeune ombre fugitive, se glisser derrière une maison. Mais cefactionnaire était d’un naturel si craintif, que les gens prenaientsouvent plaisir à le railler de ses craintes chimériques. Comme iln’osait pas arrêter le spectre au passage, il s’était contenté dese glisser à son tour prudemment derrière lui. Mais le spectres’était brusquement retourné et avait crié : « Queveux-tu ? » en montrant un poing si formidable quepersonne n’en avait jamais vu de pareil.

– Je ne veux rien, répondit le factionnaire,et il s’empressa de rebrousser chemin.

Cette ombre était plus grande que celle duconseiller titulaire et portait une barbe énorme. Elle traversa àgrands pas le pont d’Obuchoff et disparut ensuite dans les ténèbresde la nuit.

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