Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE IV.

À l’heure de minuit, Grimani se glissant doucement hors de sa chambre, vint rejoindre Francavilla dans la sienne. C’était l’instant convenu et les deux cousins commencèrent de nouveau à revêtir les costumes essayés dès la veille ; rien n’y manquait, ni le rochet de toile cirée chargé de coquilles et de croix de Jérusalem, ni le long bourdon, où pendait la courge destinée à renfermer la liqueur qui devait les soutenir en de pénibles fatigues, ni la boîte de fer-blanc suspendue à la ceinture, où étaient contenues les reliques apportées de la Terre-Sainte, enfin leurs vêtemens déchirés et souillés de poussière, leurs chaperons usés, leurs sandales retenues par des liens de cuir à moitié rongés ; tout semblait véritablement annoncer que ces deux pélerins venaient de longs et périlleux voyages d’outre-mer.

Lorédan avait trouvé ces vêtemens dans la garderobe d’un vénérable chapelain, son instituteur de l’enfance, et qui, étant allé visiter la Palestine avec un autre digne prêtre de ses amis, en avait rapporté des reliques et les costumes qu’ils avaient conservés dans une armoire particulière de la chapelle. Quinze jours encore ne s’étaient pas écoulés depuis le retour de ces bons vieillards. Francavilla espérait que son ancien précepteur ne s’apercevrait pas du vol qu’on lui faisait, il pensait être de retour pour pouvoir tout mettre en sa place avant qu’aucune découverte eût lieu.

Les deux amis, traversant les mêmes passages qu’ils avaient suivis la veille en allant à la quête du compagnon de la belle inconnue, sortirent secrètement du château ; ils prirent leur route à travers les bocages délicieux dont cette riante contrée était parsemée, et presque sans s’arrêter. Après une marche de plusieurs heures, ils arrivèrent, le soleil étant déjà sur l’horizon, aux limites de la forêt sombre. Plusieurs villageois traversèrent en ce moment le chemin. Amédéo les appelant, leur demanda quelle plus prompte route pouvait abréger le passage de la forêt.

À la vue des saints pélerins, les paysans, remplis de vénération pour les gens de cette classe, commencèrent d’abord par se jeter dévotement à genoux, les conjurant de les bénir, ce que Lorédan fit avec quelque peine ; puis se relevant : « Homme de Dieu, leur dirent-ils, et quelle affaire pressante peut vous obliger à cheminer à travers cette forêt dangereuse ? Croyez-nous, tournez vos pas d’un autre côté, car rien n’est moins sûr que l’étendue de ce bois, dans lequel nos bûcherons n’osent plus pénétrer. – Il est possible, répondit Amédéo, que des brigands, en y faisant leur résidence, épouvantent les campagnes voisines, mais que peuvent craindre deux pauvres pélerins, dont la dépouille serait infructueuse, et dont peut-être le ciel vengerait le trépas. – Ah ! vénérables voyageurs, répliquèrent les villageois, si des brigands habitaient seuls la forêt sombre, ce n’est pas nous qu’ils intimideraient ; notre pauvreté serait notre plus certaine dispense, et nous ne redouterions pas de les rencontrer ; mais depuis quelques années une compagnie d’êtres inconnus à toute la contrée, de gens dont on ne voit jamais le visage, est venue s’établir dans un monastère depuis long-temps abandonné ; depuis ce jour, des prodiges sans nombre ont effrayé tous les environs ; elle est la proie, non des voleurs, mais des esprits infernaux, et chaque jour nous en obtenons la preuve irrécusable. Tantôt, autour d’un énorme châtaignier, on voit une vaste place marquée en rond dont a disparu la verdure ; tantôt un taureau, un bélier noir manquent à nos troupeaux ; on les retrouve égorgés dans quelque profonde vallée, les chairs entières, dont on a enlevé que le cœur et le fiel ; enfin des hommes ont disparu, et leurs cadavres à demi-consumés par le feu, nous ont appris qu’on les avait immolés en holocauste aux démons détestables. Vous parlerons-nous de la mortalité qui, journellement, afflige les troupeaux de quelque canton, des flammes sulfureuses que, durant la nuit, le voyageur égaré voit briller dans les profondeurs de la forêt, des cris sinistres qui s’en échappent à toute heure, enfin des épouvantables apparitions dont nous avons été presque tous successivement les témoins ? Voilà, hommes de Dieu, les prestiges effrayans, les actions détestables qui ont signalé la venue des Frères Noirs dans ce lieu ; car c’est ainsi qu’on appelle cette confrérie impie et barbare. Les êtres qui la composent ne marchent jamais qu’en troupe nombreuse, à moins qu’un d’entre eux n’ait quelque maléfice à faire, alors il se glisse à petit bruit, va invoquer mystérieusement l’ennemi des enfans du Seigneur, et alors au bruit de la voix destructive, ou la grêle tombe sur nos troupeaux, ou l’Etna lance des torrens de flammes. Croyez-nous en, retournez sur vos pas ; et plutôt que de vous exposer à une mort presqu’assurée, côtoyez la forêt, si vos affaires vous appellent impérieusement au-delà de son étendue. »

Ce discours, où se peignait la terreur naïve des Siciliens, causa peut-être un peu d’émotion au cœur de Grimani, qui brave jusqu’à l’extravagance vis-à-vis des hommes, se sentait moins valeureux contre des sorciers ; mais voyant que les traits de Lorédan demeuraient tranquilles, il n’eut garde de laisser connaître la répugnance intérieure dont il eût eu honte devant son cousin. Francavilla, poussé par son amour véritable, ne fut pas détourné de son dessein par ce qu’on venait de lui dire ; il remercia les villageois, puis leur dit que par la grâce de Dieu il espérait sortir sain et sauf de la forêt, dont absolument il voulait traverser l’étendue ; il les assura que, par les mérites de ses reliques, il croyait pouvoir braver la malice des adversaires du Très-Haut, et en conséquence, il continua son chemin suivi d’Amédéo, qui eût rougi de l’abandonner.

En les voyant partir les villageois s’écrièrent : « Que les saints Anges vous accompagnent ! vénérables pélerins. Ah ! dit un vieux paysan, ils savent bien ce qu’ils font, ces saints personnages ; va, ceux qui ont vu face à face le tombeau de Jésus-Christ, peuvent bien soutenir la vue des démons ; et je ne doute pas que ces derniers ne soient ceux qui, avec plus de raison, connaîtront l’épouvante. » Ce que disait le paysan était en partie pensé par Lorédan ; il comptait sur son courage pour se défaire des pièges tendus par les hommes ; et les trésors pieux dont il était chargé lui semblaient des armes aussi bonnes contre les maléfices et le pouvoir des enfers.

Cependant les deux amis ne purent s’empêcher d’éprouver un mouvement d’effroi lorsqu’ils eurent dépassés les premiers arbres de la forêt ; ils s’attendaient à chaque instant à voir leurs yeux frappés par quelque effrayant prestige ; mais rien d’extraordinaire n’eut lieu. Une verdure vigoureuse couvrait le sol ; des rameaux chargés de feuillages assombrissaient seulement l’air, laissant à peine quelques espaces par où les rayons du soleil pouvaient passer pour venir se réfléchir sur la terre ; les oiseaux gazouillaient en paix, et la nature semblait calme ; dès-lors la confiance revint un peu dans l’âme de nos nobles aventuriers.

Durant quelque temps ils cheminèrent au hasard sans tenir de route certaine, nul sentier ne se présentant à eux ; enfin, ils parvinrent à en découvrir un, et ils le suivirent avec joie, espérant qu’il les mènerait vers quelqu’endroit habité ; leur espérance ne fut point déçue : une cabane ne tarda pas à frapper leurs regards ; elle était placée dans une clairière du bois, au milieu d’une belle prairie, et non loin d’un petit ruisseau les pélerins se dirigèrent vers cette cabane, et suivant l’usage, ils l’abordèrent en chantant le cantique qui devait les annoncer comme des visiteurs de la tombe sacrée.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer