Le Père Goriot

Chapitre 4La mort du père

Le lendemain, Goriot et Rastignac n’attendaient plus que le bonvouloir d’un commissionnaire pour partir de la pension bourgeoise,quand vers midi le bruit d’un équipage qui s’arrêtait précisément àla porte de la Maison-Vauquer retentit dans la rueNeuve-Sainte-Geneviève. Madame de Nucingen descendit de sa voiture,demanda si son père était encore à la pension. Sur la réponseaffirmative de Sylvie, elle monta lestement l’escalier. Eugène setrouvait chez lui sans que son voisin le sût. Il avait, endéjeunant, prié le père Goriot d’emporter ses effets, en lui disantqu’ils se retrouveraient à quatre heures rue d’Artois. Mais,pendant que le bonhomme avait été chercher des porteurs, Eugène,ayant promptement répondu à l’appel de l’école, était revenu sansque personne l’eût aperçu, pour compter avec madame Vauquer, nevoulant pas laisser cette charge à Goriot, qui, dans son fanatisme,aurait sans doute payé pour lui. L’hôtesse était sortie, Eugèneremonta chez lui pour voir s’il n’y oubliait rien, et s’applauditd’avoir eu cette pensée en voyant dans le tiroir de sa tablel’acceptation en blanc, souscrite à Vautrin, qu’il avaitinsouciamment jetée là le jour où il l’avait acquittée. N’ayant pasde feu, il allait la déchirer en petits morceaux quand, enreconnaissant la voix de Delphine, il ne voulut faire aucun bruit,et s’arrêta pour l’entendre, en pensant qu’elle ne devait avoiraucun secret pour lui. Puis, dès les premiers mots, il trouva laconversation entre le père et la fille trop intéressante pour nepas l’écouter.

– Ah&|160;! mon père, dit-elle, plaise au ciel que vous ayez eul’idée de demander compte de ma fortune assez à temps pour que jene sois pas ruinée&|160;! Puis-je-parler&|160;?

– Oui, la maison est vide, dit le père Goriot d’une voixaltérée.

– Qu’avez-vous donc, mon père&|160;? reprit madame deNucingen.

– Tu viens, répondit le vieillard, de me donner un coup de hachesur la tête. Dieu te pardonne, mon enfant&|160;! Tu ne sais pascombien je t’aime si tu l’avais su, tu ne m’aurais pas ditbrusquement de semblables choses, surtout si rien n’est désespéré.Qu’est-il donc arrivé de si pressant pour que tu sois venue mechercher ici quand dans quelques instants nous allions être rued’Artois&|160;?

– Eh&|160;! mon père, est-on maître de son premier mouvementdans une catastrophe&|160;? je suis folle&|160;! Votre avoué nous afait découvrir un peu plus tôt le malheur qui sans doute éclateraplus tard. Votre vieille expérience commerciale va nous devenirnécessaire et je suis accourue vous chercher comme on s’accroche àune branche quand on se noie. Lorsque monsieur Derville a vuNucingen lui opposer mille chicanes, il l’a menacé d’un procès enlui disant que l’autorisation du président du tribunal seraitpromptement obtenue. Nucingen est venu ce matin chez moi pour medemander si je voulais sa ruine et la mienne. Je lui ai répondu queje ne me connaissais à rien de tout cela, que j’avais une fortune,que je devais être en possession de ma fortune, et que tout ce quiavait rapport à ce démêlé regardait mon avoué, que j’étais de ladernière ignorance et dans l’impossibilité de rien entendre à cesujet. N’était-ce pas ce que vous m’aviez recommandé dedire&|160;?

– Bien, répondit le père Goriot.

– Eh bien&|160;! reprit Delphine, il m’a mise au fait de sesaffaires. Il a jeté tous ses capitaux et les miens dans desentreprises à peine commencées, et pour lesquelles il a fallumettre de grandes sommes en dehors. Si je le forçais a mereprésenter ma dot, il serait obligé de déposer son bilan&|160;;tandis que, si je veux attendre un an, il s’engage sur l’honneur àme rendre une fortune double ou triple de la mienne en plaçant mescapitaux dans des opérations territoriales à la fin desquelles jeserai maîtresse de tous les biens. Mon cher père, il était sincère,il m’a effrayée. Il m’a demandé pardon de sa conduite, il m’a renduma liberté, m’a permis de me conduire à ma guise, à la condition dele laisser entièrement maître de gérer les affaires sous mon nom.Il m’a promis, pour me prouver sa bonne foi, d’appeler monsieurDerville toutes les fois que je le voudrais pour juger si les actesen vertu desquels il m’instituerait propriétaire seraientconvenablement rédigés. Enfin il s’est remis entre mes mains piedset poings liés. Il demande encore pendant deux ans la conduite dela maison, et m’a suppliée de ne rien dépenser pour moi de plusqu’il ne m’accorde. Il m’a prouvé que tout ce qu’il pouvait faireétait de conserver les apparences, qu’il avait renvoyé sa danseuse,et qu’il allait être contraint à la plus stricte mais à la plussourde économie, afin d’atteindre au terme de ses spéculations sansaltérer son crédit. Je l’ai malmené, j’ai tout mis en doute afin dele pousser à bout et d’en apprendre davantage : il m’a montré seslivres, enfin il a pleuré. Je n’ai jamais vu d’homme en pareilétat. Il avait perdu la tête, il parlait de se tuer, il délirait.Il m’a fait pitié.

– Et tu crois à ces sornettes, s’écria le père Goriot. C’est uncomédien&|160;! J’ai rencontré des Allemands en affaires : cesgens-là sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur&|160;;mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils semettent à être malins et charlatans, ils le sont alors plus que lesautres. Ton mari t’abuse. Il se sent serré de près, il fait lemort, il veut rester plus maître sous ton nom qu’il ne l’est sousle sien. Il va profiter de cette circonstance pour se mettre àl’abri des chances de son commerce. Il est aussi fin queperfide&|160;; c’est un mauvais gars. Non, non, je ne m’en irai pasau Père-Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout. Je meconnais encore un peu aux affaires. Il a, dit-il, engagé ses fondsdans les entreprises, eh bien&|160;! ses intérêts sont représentéspar des valeurs, par des reconnaissances, par des traités&|160;!qu’il les montre, et liquide avec toi. Nous choisirons lesmeilleures spéculations, nous en courrons les chances, et nousaurons les titres recognitifs en notre nom de Delphine Goriot,épouse séparée quant aux biens du baron de Nucingen. Mais nousprend-il pour des imbéciles, celui-là&|160;? Croit-il que je puissesupporter pendant deux jours l’idée de te laisser sans fortune,sans pain&|160;? Je ne la supporterais pas un jour, pas une nuit,pas deux heures&|160;! Si cette idée était vraie, je n’y survivraispas. Eh quoi&|160;! j’aurai travaillé pendant quarante ans de mavie, j’aurai porté des sacs sur mon dos, j’aurai sué des averses,je me serai privé pendant toute ma vie pour vous, mes anges, qui merendiez tout travail, tout fardeau léger&|160;; et aujourd’hui mafortune, ma vie s’en iraient en fumée&|160;! Ceci me ferait mourirenragé. Par tout ce qu’il y a de plus sacré sur terre et au ciel,nous allons tirer ça au clair, vérifier les livres, la caisse, lesentreprises&|160;! je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mangepas, qu’il ne me soit prouvé que ta fortune est là tout entière.Dieu merci, tu es séparée de biens&|160;; tu auras maître Dervillepour avoué, un honnête homme heureusement. Jour de Dieu&|160;! tugarderas ton bon petit million, tes cinquante mille livres derente, jusqu’à la fin de tes jours, ou je fais un tapage dansParis, ah&|160;! ah&|160;! Mais je m’adresserais aux chambres siles tribunaux nous victimaient. Te savoir tranquille et heureuse ducôté de l’argent, mais cette pensée allégeait tous mes maux etcalmait mes chagrins. L’argent, c’est la vie. Monnaie fait tout.Que nous chante-t-il donc, cette grosse souche d’Alsacien&|160;?Delphine, ne fais pas une concession d’un quart de liard à cettegrosse bête, qui t’a mise à la chaîne et t’a rendue malheureuse.S’il a besoin de toi, nous le tricoterons ferme, et nous le feronsmarcher droit. Mon Dieu, j’ai la tête en feu, j’ai dans le crânequelque chose qui me brûle. Ma Delphine sur la paille&|160;!Oh&|160;! ma Fifine, toi&|160;! Sapristi, où sont mes gants&|160;?Allons&|160;! partons, je veux aller tout voir, les livres, lesaffaires, la caisse, la correspondance, à l’instant. Je ne seraicalme que quand il me sera prouvé que ta fortune ne court plus derisques, et que je la verrai de mes yeux.

– Mon cher père&|160;! allez-y prudemment. Si vous mettiez lamoindre velléité de vengeance en cette affaire, et si vous montriezdes intentions trop hostiles, je serais perdue. Il vous connaît, ila trouvé tout naturel que, sous votre inspiration, je m’inquiétassede ma fortune&|160;; mais, je vous le jure, il la tient en sesmains, et a voulu la tenir. Il est homme à s’enfuir avec tous lescapitaux, et à nous laisser là, le scélérat&|160;! Il sait bien queje ne déshonorerai pas moi-même le nom que je porte en lepoursuivant. Il est à la fois fort et faible. J’ai bien toutexaminé. Si nous le poussons à bout, je suis ruinée.

– Mais c’est donc un fripon&|160;?

– Eh bien&|160;! oui, mon père, dit-elle en se jetant sur unechaise en pleurant. Je ne voulais pas vous l’avouer pour vousépargner le chagrin de m’avoir mariée à un homme de cetteespèce-là&|160;! Mœurs secrètes et conscience, l’âme et le corps,tout en lui s’accorde&|160;! c’est effroyable : je le hais et leméprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vil Nucingen après tout cequ’il m’a dit. Un homme capable de se jeter dans les combinaisonscommerciales dont il m’a parlé n’a pas la moindre délicatesse, etmes craintes viennent de ce que j’ai lu parfaitement dans son âme.Il m’a nettement proposé, lui, mon mari, la liberté, vous savez ceque cela signifie&|160;? si je voulais être, en cas de malheur, uninstrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir deprête-nom.

– Mais les lois sont là&|160;! Mais il y a une place de Grèvepour les gendres de cette espèce-là, s’écria le père Goriot&|160;;mais je le guillotinerais moi-même s’il n’y avait pas debourreau.

– Non, mon père, il n’y a pas de lois contre lui. Ecoutez endeux mots son langage, dégagé des circonlocutions dont ill’enveloppait :  » Ou tout est perdu, vous n’avez pas un liard, vousêtes ruinée&|160;; car je ne saurais choisir pour complice uneautre personne que vous&|160;; ou vous me laisserez conduire à bienmes entreprises.  » Est-ce clair&|160;? Il tient encore à moi. Maprobité de femme le rassure&|160;; il sait que je lui laisserai safortune, et me contenterai de la mienne. C’est une associationimprobe et voleuse à laquelle je dois consentir sous peine d’êtreruinée. Il m’achète ma conscience et la paye en me laissant être àmon aise la femme d’Eugène.  » Je te permets de commettre desfautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvresgens&|160;!  » Ce langage est-il encore assez clair&|160;?Savez-vous ce qu’il nomme faire des opérations&|160;? Il achète desterrains nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par deshommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour lesbâtisses avec tous les entrepreneurs, qu’ils payent en effets àlongs termes, et consentent, moyennant une légère somme, à donnerquittance à mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandisque ces hommes s’acquittent avec les entrepreneurs dupés en faisantfaillite. Le nom de la maison Nucingen a servi à éblouir lespauvres constructeurs. J’ai compris cela. J’ai compris aussi que,pour prouver, en cas de besoin, le paiement de sommes énormes,Nucingen a envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres,à Naples, à Vienne. Comment les saisirions-nous&|160;?

Eugène entendit le son lourd des genoux du père Goriot, quitomba sans doute sur le carreau de sa chambre.

– Mon Dieu, que t’ai-je fait&|160;? Ma fille livrée à cemisérable, il exigera tout d’elle s’il le veut. Pardon, mafille&|160;! cria le vieillard.

– Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-être de votrefaute, dit Delphine. Nous avons si peu de raison quand nous nousmarions&|160;! Connaissons-nous le monde, les affaires, les hommes,les mœurs&|160;? Les pères devraient penser pour nous. Cher père,je ne vous reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la fauteest toute à moi. Non, ne pleurez point, papa, dit-elle en baisantle front de son père.

– Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux,que je les essuie en les baisant. Va&|160;! je vais retrouver macaboche, et débrouiller l’écheveau d’affaires que ton mari amêlé.

– Non, laisse-moi faire&|160;; je saurai le manœuvrer. Ilm’aime, eh bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l’amenerà me placer promptement quelques capitaux en propriétés. Peut-êtrelui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient.Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires.Monsieur Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, nevenez pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal demadame de Beauséant a lieu après-demain, je veux me soigner pour yêtre belle, reposée, et faire honneur à mon cher Eugène&|160;!Allons donc voir sa chambre.

En ce moment une voiture s’arrêta dans la rueNeuve-Sainte-Geneviève, et l’on entendit dans l’escalier la voix demadame de Restaud, qui disait à Sylvie :- Mon père y est-il&|160;?Cette circonstance sauva heureusement Eugène, qui méditait déjà dese jeter sur son lit et de feindre d’y dormir.

– Ah&|160;! mon père, vous a-t-on parlé d’Anastasie&|160;? ditDelphine en reconnaissant la voix de sa sœur. Il paraîtrait qu’ilarrive aussi de singulières choses dans son ménage.

– Quoi donc&|160;! dit le père Goriot : ce serait donc ma fin.Ma pauvre tête ne tiendra pas à un double malheur.

– Bonjour, mon père, dit la comtesse en entrant. Ah&|160;! tevoilà, Delphine.

Madame de Restaud parut embarrassée de rencontrer sa sœur.

– Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présenceextraordinaire&|160;? Je vois mon père tous les jours, moi.

– Depuis quand&|160;?

– Si tu y venais, tu le saurais.

– Ne me taquine pas, Delphine, dit la comtesse d’une voixlamentable. Je suis bien malheureuse, je suis perdue, mon pauvrepère&|160;! oh&|160;! bien perdue cette fois&|160;!

– Qu’as-tu, Nasie&|160;? cria le père Goriot. Dis-nous tout, monenfant. Elle pâlit. Delphine, allons, secours-la donc, sois bonnepour elle, je t’aimerai encore mieux, si je peux, toi&|160;!

– Ma pauvre Nasie, dit madame de Nucingen en asseyant sa sœur,parle. Tu vois en nous les deux seules personnes qui t’aimeronttoujours assez pour te pardonner tout. Vois-tu, les affections defamille sont les plus sûres. Elle lui fit respirer des sels, et lacomtesse revint à elle.

– J’en mourrai, dit le père Goriot. Voyons, reprit-il en remuantson feu de mottes, approchez-vous toutes les deux. J’ai froid.Qu’as-tu, Nasie&|160;? dis vite, tu me tues…

– Eh bien&|160;! dit la pauvre femme, mon mari sait tout.Figurez-vous, mon père, il y a quelque temps, vous souvenez-vous decette lettre de change de Maxime&|160;? Eh bien&|160;! ce n’étaitpas la première. J’en avais déjà payé beaucoup. Vers lecommencement de janvier, monsieur de Trailles me paraissait bienchagrin. Il ne me disait rien&|160;; mais il est si facile de liredans le cœur des gens qu’on aime, un rien suffit : puis il y a despressentiments. Enfin il était plus aimant, plus tendre que je nel’avais jamais vu, j’étais toujours plus heureuse. PauvreMaxime&|160;! dans sa pensée, il me faisait ses adieux, m’a-t-ildit&|160;; il voulait se brûler la cervelle. Enfin je l’ai tanttourmenté, tant supplié, je suis restée deux heures à ses genoux.Il m’a dit qu’il devait cent mille francs&|160;! Oh&|160;! papa,cent mille francs&|160;! Je suis devenue folle. Vous ne les aviezpas, j’avais tout dévoré… .

– Non, dit le père Goriot, je n’aurais pas pu les faire, à moinsd’aller les voler. Mais j’y aurais été, Nasie&|160;! J’irai.

A ce mot lugubrement jeté, comme un son du râle d’un mourant, etqui accusait l’agonie du sentiment paternel réduit à l’impuissance,les deux sœurs firent une pause. Quel égoïsme serait resté froid àce cri de désespoir qui, semblable à une pierre lancée dans ungouffre, en révélait la profondeur&|160;?

– Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne m’appartenait pas,mon père, dit la comtesse en fondant en larmes.

Delphine fut émue et pleura en mettant la tête sur le cou de sasœur.

– Tout est donc vrai, dit-elle.

Anastasie baissa la tête, madame de Nucingen la saisit à pleincorps, la baisa tendrement, et l’appuyant sur son cœur :- Ici, tuseras toujours aimée sans être jugée, lui dit-elle.

– Mes anges, dit Goriot d’une voix faible, pourquoi votre unionest-elle due au malheur&|160;?

– Pour sauver la vie de Maxime, enfin pour sauver tout monbonheur, reprit la comtesse encouragée par ces témoignages d’unetendresse chaude et palpitante, j’ai porté chez cet usurier quevous connaissez, un homme fabriqué par l’enfer, que rien ne peutattendrir, ce monsieur Gobseck, les diamants de famille auxquelstient tant monsieur de Restaud, les siens, les miens, tout, je lesai vendus. Vendus&|160;! comprenez-vous&|160;? il a étésauvé&|160;! Mais, moi, je suis morte. Restaud a tout su.

– Par qui&|160;? comment&|160;? Que je le tue&|160;! cria lepère Goriot.

– Hier, il m’a fait appeler dans sa chambre. J’y suis allée… « Anastasie, m’a-t-il dit d’une voix… (oh&|160;! sa voix a suffi,j’ai tout deviné), où sont vos diamants&|160;?  » Chez moi.  » Non,m’a-t-il dit en me regardant, ils sont là, sur ma commode.  » Et ilm’a montré l’écrin qu’il avait couvert de son mouchoir.  » Voussavez d’où ils viennent&|160;?  » m’a-t-il dit. Je suis tombée à sesgenoux… j’ai pleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulait mevoir mourir.

– Tu as dit cela&|160;! s’écria le père Goriot. Par le sacré nomde Dieu, celui qui vous fera mal à l’une ou à l’autre, tant que jeserai vivant, peut être sûr que je le brûlerai à petit feu&|160;!Oui, je le déchiquetterai comme…

Le père Goriot se tut, les mots expiraient dans sa gorge. Enfin,ma chère, il m’a demandé quelque chose de plus difficile à faireque de mourir. Le ciel préserve toute femme d’entendre ce que j’aientendu&|160;!

– J’assassinerai cet homme, dit le père Goriot tranquillement.Mais il n’a qu’une vie, et il m’en doit deux. Enfin, quoi&|160;?reprit-il en regardant Anastasie.

– Eh bien&|160;! dit la comtesse en continuant après une pause,il m’a regardée :  » Anastasie, m’a-t-il dit, j’ensevelis tout dansle silence, nous resterons ensemble, nous avons des enfants. Je netuerai pas monsieur de Trailles, je pourrais le manquer, et pourm’en défaire autrement je pourrais me heurter contre la justicehumaine. Le tuer dans vos bras, ce serait déshonorer les enfants.Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père, ni moi, jevous impose deux conditions. Répondez : Ai-je un enfant àmoi&|160;?  » J’ai dit oui.  » Lequel&|160;?  » a-t-il demandé.Ernest, notre aîné.  » Bien, a-t-il dit. Maintenant, jurez-moi dem’obéir désormais sur un seul point.  » J’ai juré.  » Vous signerezla vente de vos biens quand je vous le demanderai.  »

– Ne signe pas, cria le père Goriot. Ne signe jamais cela.Ah&|160;! ah&|160;! monsieur de Restaud, vous ne savez pas ce quec’est que de rendre une femme heureuse, elle va chercher le bonheurlà où il est, et vous la punissez de votre niaiseimpuissance&|160;?… je suis là, moi, halte-là&|160;! il me trouveradans sa route. Nasie, sois en repos. Ah, il tient à sonhéritier&|160;! bon, bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacrétonnerre, est mon petit-fils. Je puis bien le voir, cemarmot&|160;? je le mets dans mon village, j’en aurai soin, soisbien tranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, en luidisant : A nous deux&|160;! Si tu veux avoir ton fils, rends à mafille son bien, et laisse-la se conduire à sa guise.

– Mon père&|160;!

– Oui, ton père&|160;! Ah&|160;! je suis un vrai père. Que cedrôle de grand seigneur ne maltraite pas mes filles.Tonnerre&|160;! je ne sais pas ce que j’ai dans les veines. J’y aile sang d’un tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. O mesenfants&|160;! voilà donc votre vie&|160;? Mais c’est ma mort. Quedeviendrez-vous donc quand je ne serai plus là&|160;? Les pèresdevraient vivre autant que leurs enfants. Mon Dieu, comme ton mondeest mal arrangé&|160;! Et tu as un fils cependant, à ce qu’on nousdit. Tu devrais nous empêcher de souffrir dans nos enfants. Meschers anges, quoi&|160;! ce n’est qu’à vos douleurs que je doisvotre présence. Vous ne me faites connaître que vos larmes. Ehbien, oui, vous m’aimez, je le vois. Venez, venez vous plaindreici&|160;! mon cœur est grand, il peut tout recevoir. Oui, vousaurez beau le percer, les lambeaux feront encore des cœurs de père.Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous. Ah&|160;! quandvous étiez petites, vous étiez bien heureuses…

– Nous n’avons eu que ce temps-là de bon, dit Delphine. Où sontles moments où nous dégringolions du haut des sacs dans le grandgrenier&|160;?

– Mon père&|160;! ce n’est pas tout, dit Anastasie à l’oreillede Goriot qui fit un bond. Les diamants n’ont pas été vendus centmille francs. Maxime est poursuivi. Nous n’avons plus que douzemille francs à payer. Il m’a promis d’être sage, de ne plus jouer.Il ne me reste plus au monde que son amour, et je l’ai payé tropcher pour ne pas mourir s’il m’échappait. Je lui ai sacrifiéfortune, honneur, repos, enfants. Oh&|160;! faites qu’au moinsMaxime soit libre, honoré, qu’il puisse demeurer dans le monde oùil saura se faire une position. Maintenant il ne me doit pas que lebonheur, nous avons des enfants qui seraient sans fortune. Toutsera perdu s’il est mis à Sainte-Pélagie.

– Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus rien, plus rien&|160;!C’est la fin du monde. Oh&|160;! le monde va crouler, c’est sûr.Allez-vous-en, sauvez-vous avant&|160;! Ah&|160;! j’ai encore mesboucles d’argent, six couverts, les premiers que j’aie eus dans mavie. Enfin, je n’ai plus que douze cents francs de renteviagère…

– Qu’avez-vous donc fait de vos rentes perpétuelles&|160;?

– Je les ai vendues en me réservant ce petit bout de revenu pourmes besoins. Il me fallait douze mille francs pour arranger unappartement à Fifine.

– Chez toi, Delphine&|160;? dit madame de Restaud à sa sœur.

– Oh&|160;! qu’est-ce que cela fait&|160;! reprit le pèreGoriot, les douze mille francs sont employés.

– Je devine, dit la comtesse. Pour monsieur de Rastignac.Ah&|160;! ma pauvre Delphine, arrête-toi. Vois où j’en suis.

– Ma chère, monsieur de Rastignac est un jeune homme incapablede ruiner sa maîtresse.

– Merci, Delphine. Dans la crise où je me trouve, j’attendaismieux de toi mais tu ne m’as jamais aimée.

– Si, elle t’aime, Nasie, cria le père Goriot, elle me le disaittout à l’heure. Nous parlions de toi, elle me soutenait que tuétais belle et qu’elle n’était que jolie, elle&|160;!

– Elle&|160;! répéta la comtesse, elle est d’un beau froid.

– Quand cela serait, dit Delphine en rougissant, comment t’es-tucomportée envers moi&|160;? Tu m’as reniée, tu m’as fait fermer lesportes de toutes les maisons où je souhaitais aller, enfin tu n’asjamais manqué la moindre occasion de me causer de la peine. Et moi,suis-je venue, comme toi, soutirer à ce pauvre père, mille francs àmille francs, sa fortune, et le réduire dans l’état où ilest&|160;? Voilà ton ouvrage, ma sœur. Moi, j’ai vu mon père tantque j’ai pu, je ne l’ai pas mis à la porte, et je ne suis pas venuelui lécher les mains quand j’avais besoin de lui. Je ne savaisseulement pas qu’il eût employé ces douze mille francs pour moi.J’ai de l’ordre, moi&|160;! tu le sais. D’ailleurs, quand papa m’afait des cadeaux, je ne les ai jamais quêtés.

– Tu étais plus heureuse que moi : monsieur de Marsay étaitriche, tu en sais quelque chose. Tu as toujours été vilaine commel’or. Adieu, je n’ai ni sœur, ni…

– Tais-toi, Nasie&|160;! cria le père Goriot.

– Il n’y a qu’une sœur comme toi qui puisse répéter ce que lemonde ne croit plus, tu es un monstre, lui dit Delphine.

– Mes enfants, mes enfants, taisez-vous, ou je me tue devantvous.

– Va, Nasie, je te pardonne, dit madame de Nucingen encontinuant, tu es malheureuse. Mais je suis meilleure que tu nel’es. Me dire cela au moment où je me sentais capable de tout pourte secourir, même d’entrer dans la chambre de mon mari, ce que Jene ferais ni pour moi ni pour… Ceci est digne de tout ce que tu ascommis de mal contre moi depuis neuf ans.

– Mes enfants, mes enfants, embrassez-vous&|160;! dit le père.Vous êtes deux anges.

– Non, laissez-moi, cria la comtesse que Goriot avait prise parle bras et qui secoua l’embrassement de son père. Elle a moins depitié pour moi que n’en aurait mon mari. Ne dirait-on pas qu’elleest l’image de toutes les vertus&|160;!

– J’aime encore mieux passer pour devoir de l’argent à monsieurde Marsay que d’avouer que monsieur de Trailles me coûte plus dedeux cent mille francs, répondit madame de Nucingen.

– Delphine&|160;! cria la comtesse en faisant un pas verselle.

– Je te dis la vérité quand tu me calomnies, répliqua froidementla baronne.

– Delphine&|160;! tu es une…

Le père Goriot s’élança, retint la comtesse et l’empêcha deparler en lui couvrant la bouche avec sa main.

– Mon Dieu&|160;! mon père, à quoi donc avez-vous touché cematin&|160;? lui dit Anastasie.

– Eh bien, oui, j’ai tort, dit le pauvre père en s’essuyant lesmains à son pantalon. Mais je ne savais pas que vous viendriez, jedéménage.

Il était heureux de s’être attiré un reproche qui détournait surlui la colère de sa fille.

– Ah&|160;! reprit-il en s’asseyant, vous m’avez fendu le cœur.Je me meurs, mes enfants&|160;! Le crâne me cuit intérieurementcomme s’il avait du feu. Soyez donc gentilles, aimez-vousbien&|160;! Vous me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vousaviez raison, vous aviez tort toutes les deux. Voyons, Dedel,reprit-il en portant sur la baronne des yeux pleins de larmes, illui faut douze mille francs, cherchons-les. Ne vous regardez pascomme ça. Il se mit à genoux devant Delphine.- Demande-lui pardonpour me faire plaisir, lui dit-il à l’oreille, elle est la plusmalheureuse, voyons&|160;?

– Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvantée de la sauvage etfolle expression que la douleur imprimait sur le visage de sonpère, j’ai eu tort, embrasse-moi…

– Ah&|160;! vous me mettez du baume sur le cœur, cria le pèreGoriot. Mais où trouver douze mille francs&|160;? Si je meproposais comme remplaçant&|160;?

– Ah&|160;! mon père&|160;! dirent les deux filles enl’entourant, non, non.

– Dieu vous récompensera de cette pensée, notre vie n’ysuffirait point&|160;! n’est-ce pas, Nasie&|160;? repritDelphine.

– Et puis, pauvre père, ce serait une goutte d’eau, fit observerla comtesse.

– Mais on ne peut donc rien faire de son sang&|160;? cria levieillard désespéré. Je me voue à celui qui te sauvera,Nasie&|160;! je tuerai un homme pour lui. Je ferai comme Vautrin,j’irai au bagne&|160;! je… Il s’arrêta comme s’il eût été foudroyé.Plus rien&|160;! dit-il en s’arrachant les cheveux. Si je savais oùaller pour voler, mais il est encore difficile de trouver un vol àfaire. Et puis il faudrait du monde et du temps pour prendre laBanque. Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’à mourir. Oui, jene suis plus bon à rien, je ne suis plus père&|160;! non. Elle medemande, elle a besoin&|160;! et moi, misérable, je n’ai rien.Ah&|160;! tu t’es fait des rentes viagères, vieux scélérat, et tuavais des filles&|160;! Mais tu ne les aimes donc pas&|160;? Crève,crève comme un chien que tu es&|160;! Oui, je suis au-dessous d’unchien, un chien ne se conduirait pas ainsi&|160;! Oh&|160;! matête&|160;! elle bout&|160;!

– Mais, papa, crièrent les deux jeunes femmes qui l’entouraientpour l’empêcher de se frapper la tête contre les murs, soyez doncraisonnable.

Il sanglotait. Eugène, épouvanté, prit la lettre de changesouscrite à Vautrin, et dont le timbre comportait une plus fortesomme&|160;; il en corrigea le chiffre, en fit une lettre de changerégulière de douze mille francs à l’ordre de Goriot et entra.

– Voici tout votre argent, madame, dit-il en présentant lepapier. Je dormais, votre conversation m’a réveillé, j’ai pu savoirainsi ce que je devais à monsieur Goriot. En voici le titre quevous pouvez négocier, je l’acquitterai fidèlement.

La comtesse, immobile, tenait le papier.

– Delphine, dit-elle pâle et tremblante de colère, de fureur, derage, je te pardonnais tout, Dieu m’en est témoin, mais ceci&|160;!Comment, monsieur était là, tu le savais&|160;! tu as eu lapetitesse de te venger en me laissant lui livrer mes secrets, mavie, celle de mes enfants, ma honte, mon honneur&|160;! Va, tu nem’es plus de rien, je te hais, je te ferai tout le mal possible,je… La colère lui coupa la parole, et son gosier se sécha.

– Mais c’est mon fils, notre enfant, ton frère, ton sauveur,criait le père Goriot. Embrasse-le donc, Nasie&|160;! Tiens moi jel’embrasse, reprit-il en serrant Eugène avec une sorte de fureur.Oh&|160;! mon enfant&|160;! je serai plus qu’un père pour toi, jeveux être une famille. Je voudrais être Dieu, je te jetteraisl’univers aux pieds. Mais, baise-le donc, Nasie&|160;! ce n’est pasun homme, mais un ange, un véritable ange&|160;!

– Laissez-la, mon père, elle est folle en ce moment, ditDelphine.

– Folle&|160;! folle&|160;! Et toi, qu’es-tu&|160;? demandamadame de Restaud.

– Mes enfants, je meurs si vous continuez, cria le vieillard entombant sur son lit comme frappé par une balle.- Elles metuent&|160;! se dit-il.

La comtesse regarda Eugène, qui restait immobile, abasourdi parla violence de cette scène.- Monsieur, lui dit-elle enl’interrogeant du geste, de la voix et du regard, sans faireattention à son père dont le gilet fut rapidement défait parDelphine.

– Madame, je paierai et je me tairai, répondit-il sans attendrela question.

– Tu as tué notre père, Nasie&|160;! dit Delphine en montrant levieillard évanoui à sa sœur, qui se sauva.

– Je lui pardonne bien, dit le bonhomme en ouvrant les yeux, sasituation est épouvantable et tournerait une meilleure tête.Console Nasie, sois douce pour elle, promets-le à ton pauvre père,qui se meurt, demanda-t-il à Delphine en lui pressant la main.

– Mais qu’avez-vous&|160;? dit-elle tout effrayée.

– Rien, rien, répondit le père, ça se passera. J’ai quelquechose qui me presse le front, une migraine. Pauvre Nasie, quelavenir&|160;!

En ce moment la comtesse rentra, se jeta aux genoux de son père:- Pardon&|160;! cria-t-elle.

– Allons, dit le père Goriot, tu me fais encore plus de malmaintenant.

– Monsieur, dit la comtesse à Rastignac, les yeux baignés delarmes, la douleur m’a rendue injuste. Vous serez un frère pourmoi&|160;? reprit-elle en lui tendant la main.

– Nasie, lui dit Delphine en la serrant, ma petite Nasie,oublions tout.

– Non, dit-elle, je m’en souviendrai, moi&|160;!

– Les anges, s’écria le père Goriot, vous m’enlevez le rideauque j’avais sur les yeux, votre voix me ranime. Embrassez-vous doncencore. Eh bien&|160;! Nasie, cette lettre de change tesauvera-t-elle&|160;?

– Je l’espère. Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votresignature&|160;?

– Tiens, suis-je bête, moi, d’oublier ça&|160;! Mais je me suistrouvé mal. Nasie, ne m’en veux pas. Envoie-moi dire que tu es horsde peine. Non, j’irai. Mais non, je n’irai pas, je ne puis plusvoir ton mari, je le tuerais net. Quant à dénaturer tes biens, jeserai là. Va vite, mon enfant, et fais que Maxime deviennesage.

Eugène était stupéfait.

– Cette pauvre Anastasie a toujours été violente, dit madame deNucingen, mais elle a bon cœur.

– Elle est revenue pour l’endos, dit Eugène à l’oreille deDelphine.

– Vous croyez&|160;?

– Je voudrais ne pas le croire. Méfiez-vous d’elle, répondit-ilen levant les yeux comme pour confier à Dieu des pensées qu’iln’osait exprimer.

– Oui, elle a toujours été un peu comédienne, et mon pauvre pèrese laisse prendre à ses mines.

– Comment allez-vous, mon bon père Goriot&|160;? demandaRastignac au vieillard.

– J’ai envie de dormir, répondit-il.

Eugène aida Goriot à se coucher. Puis, quand le bonhomme se futendormi en tenant la main de Delphine, sa fille se retira.

– Ce soir aux Italiens, dit-elle à Eugène, et tu me dirascomment il va. Demain, vous déménagerez, monsieur. Voyons votrechambre. Oh&|160;! quelle horreur&|160;! dit-elle en y entrant.Mais vous étiez plus mal que n’est mon père. Eugène, tu t’es bienconduit. je vous aimerais davantage si c’était possible&|160;;mais, mon enfant, si vous voulez faire fortune, il ne faut pasjeter comme ça des douze mille francs par les fenêtres. Le comte deTrailles est joueur. Ma sœur ne veut pas voir ça. Il aurait étéchercher ses douze mille francs là où il sait perdre ou gagner desmonts d’or.

Un gémissement les fit revenir chez Goriot, qu’ils trouvèrent enapparence endormi&|160;; mais quand les deux amants s’approchèrent,ils entendirent ces mots :  » Elles ne sont pas heureuses&|160;! « Qu’il dormit ou qu’il veillât, l’accent de cette phrase frappa sivivement le cœur de sa fille, qu’elle s’approcha du grabat surlequel gisait son père et le baisa au front. Il ouvrit ses yeux endisant :

– C’est Delphine&|160;!

– Eh bien&|160;! comment vas-tu&|160;? demanda-t-elle.

– Bien, dit-il. Ne sois pas inquiète, je vais sortir.

Allez, allez, mes enfants, soyez heureux.

Eugène accompagna Delphine jusque chez elle&|160;; mais, inquietde l’état dans lequel il avait laissé Goriot, il refusa de dîneravec elle, et revint à la Maison-Vauquer. Il trouva le père Goriotdebout et prêt à s’attabler. Bianchon s’était mis de manière à bienexaminer la figure du vermicellier. Quand il lui vit prendre sonpain et le sentir pour juger de la farine avec laquelle il étaitfait, l’étudiant, ayant observé dans ce mouvement une absencetotale de ce que l’on pourrait nommer la conscience de l’acte, fitun geste sinistre.

– Viens donc près de moi, monsieur l’interne à Cochin, ditEugène.

Bianchon s’y transporta d’autant plus volontiers qu’il allaitêtre près du vieux pensionnaire.

– Qu’a-t-il&|160;? demanda Rastignac.

– A moins que je ne me trompe, il est flambé&|160;! Il a dû sepasser quelque chose d’extraordinaire en lui, il me semble êtresous le poids d’une apoplexie séreuse imminente. Quoique le bas dela figure soit assez calme, les traits supérieurs du visage setirent vers le front malgré lui, vois&|160;! Puis les yeux sontdans l’état particulier qui dénote l’invasion du sérum dans lecerveau. Ne dirait-on pas qu’ils sont pleins d’une poussièrefine&|160;? Demain matin j’en saurai davantage.

– Y aurait-il quelque remède&|160;?

– Aucun. Peut-être pourra-t-on retarder sa mort si l’on trouveles moyens de déterminer une réaction vers les extrémités, vers lesjambes&|160;; mais si demain soir les symptômes ne cessent pas, lepauvre bonhomme est perdu. Sais-tu par quel événement la maladie aété causée&|160;? il a dû recevoir un coup violent sous lequel sonmoral aura succombé.

– Oui, dit Rastignac en se rappelant que les deux filles avaientbattu sans relâche sur le cœur de leur père.

– Au moins, se disait Eugène, Delphine aime son père,elle&|160;!

Le soir, aux Italiens, Rastignac prit quelques précautions afinde ne pas trop alarmer madame de Nucingen.

– N’ayez pas d’inquiétude, répondit-elle aux premiers mots quelui dit Eugène, mon père est fort. Seulement, ce matin, nousl’avons un peu secoué. Nos fortunes sont en question, songez-vous àl’étendue de ce malheur&|160;? Je ne vivrais pas si votre affectionne me rendait pas insensible à ce que j’aurais regardé naguèrecomme des angoisses mortelles. Il n’est plus aujourd’hui qu’uneseule crainte, un seul malheur pour moi, c’est de perdre l’amourqui m’a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors de ce sentimenttout m’est indifférent, je n’aime plus rien au monde. Vous êtestout pour moi. Si je sens le bonheur d’être riche, c’est pour mieuxvous plaire. Je suis, à ma honte, plus amante que je ne suis fille.Pourquoi&|160;? je ne sais. Toute ma vie est en vous. Mon père m’adonné un cœur, mais vous l’avez fait battre. Le monde entier peutme blâmer, que m’importe&|160;! si vous, qui n’avez pas le droit dem’en vouloir, m’acquittez des crimes auxquels me condamne unsentiment irrésistible&|160;? Me croyez-vous une filledénaturée&|160;? oh, non, il est impossible de ne pas aimer un pèreaussi bon que l’est le nôtre. Pouvais-je empêcher qu’il ne vitenfin les suites naturelles de nos déplorables mariages&|160;?Pourquoi ne les a-t-il pas empêchés&|160;? N’était-ce pas à lui deréfléchir pour nous&|160;? Aujourd’hui, je le sais, il souffreautant que nous&|160;; mais que pouvions-nous y faire&|160;? Leconsoler&|160;! nous ne le consolerions de rien. Notre résignationlui faisait plus de douleur que nos reproches et nos plaintes nelui causeraient de mal. Il est des situations dans la vie où toutest amertume.

Eugène resta muet, saisi de tendresse par l’expression naïved’un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivresde vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quandelles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentiments queles autres femmes à leurs passions&|160;; elles se grandissent detoutes leurs petitesses, et deviennent sublimes. Puis Eugène étaitfrappé de l’esprit profond et judicieux que la femme déploie pourjuger les sentiments les plus naturels, quand une affectionprivilégiée l’en sépare et la met à distance. Madame de Nucingen sechoqua du silence que gardait Eugène.

– A quoi pensez-vous donc&|160;? lui demanda-t-elle.

– J’écoute encore ce que vous m’avez dit. J’ai cru jusqu’icivous aimer plus que vous ne m’aimiez.

Elle sourit et s’arma contre le plaisir qu’elle éprouva, pourlaisser la conversation dans les bornes imposées par lesconvenances. Elle n’avait jamais entendu les expressions vibrantesd’un amour jeune et sincère. Quelques mots de plus, elle ne seserait plus contenue.

– Eugène, dit-elle en changeant de conversation, vous ne savezdonc pas ce qui se passe&|160;? Tout Paris sera demain chez madamede Beauséant. Les Rochefide et le marquis d’Ajuda se sont entenduspour ne rien ébruiter mais le Roi signe demain le contrat demariage, et votre pauvre cousine ne sait rien encore. Elle nepourra pas se dispenser de recevoir, et le marquis ne sera pas àson bal. On ne s’entretient que de cette aventure.

– Et le monde se rit d’une infamie, et il y trempe&|160;! Vousne savez donc pas que madame de Beauséant en mourra&|160;?

– Non, dit Delphine en souriant, vous ne connaissez pas cessortes de femmes-là. Mais tout Paris viendra chez elle, et j’yserai&|160;! Je vous dois ce bonheur-là pourtant.

– Mais, dit Rastignac, n’est-ce pas un de ces bruits absurdescomme on en fait tant courir à Paris&|160;?

– Nous saurons la vérité demain.

Eugène ne rentra pas à la Maison-Vauquer. Il ne put se résoudreà ne pas jouir de son nouvel appartement. Si, la veille, il avaitété forcé de quitter Delphine, à une heure après minuit, ce futDelphine qui le quitta vers deux heures pour retourner chez elle.Il dormit le lendemain assez tard, attendit vers midi madame deNucingen, qui vint déjeuner avec lui. Les jeunes gens sont siavides de ces jolis bonheurs, qu’il avait presque oublié le pèreGoriot. Ce fut une longue fête pour lui que de s’habituer à chacunede ces élégantes choses qui lui appartenaient. Madame de Nucingenétait là, donnant à tout un nouveau prix. Cependant, vers quatreheures, les deux amants pensèrent au père Goriot en songeant aubonheur qu’il se promettait à venir demeurer dans cette maison.Eugène fit observer qu’il était nécessaire d’y transporterpromptement le bonhomme, s’il devait être malade, et quittaDelphine pour courir à la Maison-Vauquer. Ni le père Goriot niBianchon n’étaient à table.

– Eh bien&|160;! lui dit le peintre, le père Goriot est éclopéBianchon est là-haut près de lui. Le bonhomme a vu l’une de sesfilles, la comtesse de Restaurama. Puis il a voulu sortir et samaladie a empiré. La société va être privée d’un de ses beauxornements.

Rastignac s’élança vers l’escalier.

– Hé&|160;! monsieur Eugène&|160;!

– Monsieur Eugène&|160;! madame vous appelle, cria Sylvie.

– Monsieur, lui dit la veuve, monsieur Goriot et vous, vousdeviez sortir le quinze de février. Voici trois jours que le quinzeest passé, nous sommes au dix-huit, il faudra me payer un mois pourvous et pour lui, mais, si vous voulez garantir le père Goriot,votre parole me suffira.

– Pourquoi&|160;? n’avez-vous pas confiance&|160;?

– Confiance&|160;! si le bonhomme n’avait plus sa tête etmourait, ses filles ne me donneraient pas un liard, et toute sadéfroque ne vaut pas dix francs. Il a emporté ce matin ses dernierscouverts, je ne sais pourquoi. Il s’était mis en jeune homme. Dieume pardonne, je crois qu’il avait du rouge, il m’a parurajeuni.

– Je réponds de tout, dit Eugène en frissonnant d’horreur etappréhendant une catastrophe.

Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gisait sur son lit,et Bianchon était auprès de lui.

– Bonjour, père, lui dit Eugène.

Le bonhomme lui sourit doucement, et répondit en tournant verslui des yeux vitreux.- Comment va-t-elle&|160;?

– Bien. Et vous&|160;?

– Pas mal.

– Ne le fatigue pas, dit Bianchon en entraînant Eugène dans uncoin de la chambre.

– Eh bien&|160;? lui dit Rastignac.

– Il ne peut être sauvé que par un miracle. La congestionséreuse a eu lieu, il a les sinapismes&|160;; heureusement il lessent, ils agissent.

– Peut-on le transporter&|160;?

– Impossible. Il faut le laisser là, lui éviter tout mouvementphysique et toute émotion…

Mon bon Bianchon, dit Eugène, nous le soignerons à nousdeux.

– J’ai déjà fait venir le médecin en chef de mon hôpital.

– Eh bien&|160;?

– Il prononcera demain soir. Il m’a promis de venir après sajournée. Malheureusement ce fichu bonhomme a commis ce matin uneimprudence sur laquelle il ne veut pas s’expliquer. Il est entêtécomme une mule. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pasentendre, et dort pour ne pas me répondre ou bien, s’il a les yeuxouverts, il se met à geindre. Il est sorti vers le matin, il a étéà pied dans Paris, on ne sait où. Il a emporté tout ce qu’ilpossédait de vaillant, il a été faire quelque sacré trafic pourlequel il a outrepassé ses forces&|160;! Une de ses filles estvenue.

– La comtesse&|160;? dit Eugène. Une grande brune, l’oeil vif etbien coupé, joli pied, taille souple&|160;?

– Oui.

– Laisse-moi seul un moment avec lui, dit Rastignac. Je vais leconfesser, il me dira tout, à moi.

– Je vais aller dîner pendant ce temps-là. Seulement tâche de nepas trop l’agiter&|160;; nous avons encore quelque espoir.

– Sois tranquille.

– Elles s’amuseront bien demain, dit le père Goriot à Eugènequand ils furent seuls. Elles vont à un grand bal.

– Qu’avez-vous donc fait ce matin, papa, pour être si souffrantce soir qu’il vous faille rester au lit&|160;?

– Rien.

– Anastasie est venue&|160;? demanda Rastignac.

– Oui, répondit le père Goriot.

– Eh bien&|160;! ne me cachez rien. Que vous a-t-elle encoredemandé&|160;?

– Ah&|160;! reprit-il en rassemblant ses forces pour parler,elle était bien malheureuse, allez, mon enfant&|160;! Nasie n’a pasun sou depuis l’affaire des diamants. Elle avait commandé, pour cebal, une robe lamée qui doit lui aller comme un bijou. Sacouturière, une infâme, n’a pas voulu lui faire crédit, et sa femmede chambre a payé mille francs en à-compte sur la toilette. PauvreNasie, en être venue là&|160;! Ça m’a déchiré le cœur. Mais lafemme de chambre, voyant ce Restaud retirer toute sa confiance àNasie, a eu peur de perdre son argent, et s’entend avec lacouturière pour ne livrer la robe que si les mille francs sontrendus. Le bal est demain, la robe est prête, Nasie est audésespoir. Elle a voulu m’emprunter mes couverts pour les engager.Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour montrer à tout Paris lesdiamants qu’on prétend vendus par elle. Peut-elle dire à ce monstre:  » Je dois mille francs, payez-les « &|160;? Non. J’ai compris ça,moi. Sa sœur Delphine ira là dans une toilette superbe. Anastasiene doit pas être au-dessous de sa cadette. Et puis elle est sinoyée de larmes, ma pauvre fille&|160;! J’ai été si humilié den’avoir pas eu douze mille francs hier, que j’aurais donné le restede ma misérable vie pour racheter ce tort-là. Voyez-vous&|160;?j’avais eu la force de tout supporter, mais mon dernier manqued’argent m’a crevé le cœur. Oh&|160;! oh&|160;! je n’en ai fait niune ni deux, je me suis rafistolé, requinqué&|160;; j’ai vendu poursix cents francs de couverts et de boucles, puis J’ai engagé, pourun an, mon titre de rente viagère contre quatre cents francs unefois payés, au papa Gobseck. Bah&|160;! je mangerai du pain&|160;!ça me suffisait quand j’étais jeune, ça peut encore aller. Au moinselle aura une belle soirée, ma Nasie. Elle sera pimpante. J’ai lebillet de mille francs là sous mon chevet. Ça me réchauffe d’avoirlà sous la tête ce qui va faire plaisir à la pauvre Nasie&|160;!Elle pourra mettre sa mauvaise Victoire à la porte. A-t-on vu desdomestiques ne pas avoir confiance dans leurs maîtres&|160;! Demainje serai bien, Nasie vient à dix heures. Je ne veux pas qu’elles mecroient malade, elles n’iraient point au bal, elles mesoigneraient. Nasie m’embrassera demain comme son enfant, sescaresses me guériront. Enfin, n’aurais-je pas dépensé mille francschez l’apothicaire&|160;? J’aime mieux les donner à mon Guérit.-Tout, à ma Nasie. Je la consolerai dans sa misère, au moins. Çam’acquitte du tort de m’être fait du viager. Elle est au fond del’abîme, et moi je ne suis plus assez fort pour l’en tirer.Oh&|160;! je vais me remettre au commerce. J’irai à Odessa pour yacheter du grain. Les blés valent là trois fois moins que lesnôtres ne coûtent. Si l’introduction des céréales est défendue ennature, les braves gens qui font les lois n’ont pas songé àprohiber les fabrications dont les blés sont le principe. Hé,hé&|160;!&|160;… j’ai trouvé cela, moi, ce matin&|160;! Il y a debeaux coups à faire dans les amidons.

Il est fou, se dit Eugène en regardant le vieillard. Allons,restez en repos, ne parlez pas…

Eugène descendit pour dîner quand Bianchon remonta. Puis tousdeux passèrent la nuit à garder le malade à tour de rôle, ens’occupant, l’un à lire ses livres de médecine, l’autre à écrire àsa mère et à ses sœurs. Le lendemain, les symptômes qui sedéclarèrent chez le malade furent, suivant Bianchon, d’un favorableaugure&|160;; mais ils exigèrent des soins continuels dont les deuxétudiants étaient seuls capables, et dans le récit desquels il estimpossible de compromettre la pudibonde phraséologie de l’époque.Les sangsues mises sur le corps appauvri du bonhomme furentaccompagnées de cataplasmes, de bains de pied, de manœuvresmédicales pour lesquelles il fallait d’ailleurs la force et ledévouement des deux jeunes gens. Madame de Restaud ne vintpas&|160;; elle envoya chercher sa somme par uncommissionnaire.

– Je croyais qu’elle serait venue elle même. Mais ce n’est pasun mal, elle se serait inquiétée, dit le père en paraissant heureuxde cette circonstance.

A sept heures du soir, Thérèse vint apporter une lettre deDelphine.

 » Que faites-vous donc, mon ami&|160;? A peine aimée, serais-jedéjà négligée&|160;? Vous m’avez montré, dans ces confidencesversées de cœur à cœur, une trop belle âme pour n’être pas de ceuxqui restent toujours fidèles en voyant combien les sentiments ontde nuances. Comme vous l’avez dit en écoutant la prière de Mosé : »Pour les uns c’est une même note, pour les autres c’est l’infinide la musique&|160;! » Songez que je vous attends ce soir pour allerau bal de madame de Beauséant. Décidément le contrat de monsieurd’Ajuda a été signé ce matin à la cour, et la pauvre vicomtesse nel’a su qu’à deux heures.

Tout Paris va se porter chez elle, comme le peuple encombre laGrève quand il doit y avoir une exécution. N’est-ce pas horribled’aller voir si cette femme cachera sa douleur, si elle saura bienmourir&|160;? je n’irais certes pas, mon ami, si j’avais été déjàchez elle&|160;; mais elle ne recevra plus sans doute, et tous lesefforts que j’ai faits seraient superflus. Ma situation est biendifférente de celle des autres. D’ailleurs, j’y vais pour vousaussi. Je vous attends. Si vous n’étiez pas près de moi dans deuxheures, je ne sais si je vous pardonnerais cette félonie. Rastignacprit une plume et répondit ainsi :

J’attends un médecin pour savoir si votre père doit vivreencore. Il est mourant. J’irai vous porter l’arrêt, et j’ai peurque ce ne soit un arrêt de mort. Vous verrez si vous pouvez allerau bal. Mille tendresses.  »

Le médecin vint à huit heures et demie, et, sans donner un avisfavorable, il ne pensa pas que la mort dût être imminente. Ilannonça des mieux et des rechutes alternatives d’où dépendraient lavie et la raison du bonhomme.

– Il vaudrait mieux qu’il mourût promptement, fut le dernier motdu docteur.

Eugène confia le père Goriot aux soins de Bianchon, et partitpour aller porter à madame de Nucingen les tristes nouvelles qui,dans son esprit encore imbu des devoirs de famille, devaientsuspendre toute joie.

– Dites-lui qu’elle s’amuse tout de même, lui cria le pèreGoriot qui paraissait assoupi, mais qui se dressa sur son séant aumoment où Rastignac sortit.

Le jeune homme se présenta navré de douleur à Delphine, et latrouva coiffée, chaussée, n’ayant plus que sa robe de bal à mettre.Mais, semblables aux coups de pinceau par lesquels les peintresachèvent leurs tableaux, les derniers apprêts voulaient plus detemps que n’en demandait le fond même de la toile.

– Eh quoi, vous n’êtes pas habillé&|160;? dit-elle.

– Mais, madame, votre père…

– Encore mon père, s’écria-t-elle en l’interrompant. Mais vousne m’apprendrez pas ce que je dois à mon père. Je connais mon pèredepuis longtemps. Pas un mot, Eugène. Je ne vous écouterai quequand vous aurez fait votre toilette. Thérèse a tout préparé chezvous&|160;; ma voiture est prête, prenez-là revenez. Nous causeronsde mon père en allant au bal. Il faut partir de bonne heure&|160;;si nous sommes pris dans la file des voitures, nous serons bienheureux de faire notre entrée à onze heures.

– Madame&|160;!

– Allez&|160;! pas un mot, dit-elle courant dans son boudoirpour y prendre un collier.

– Mais allez donc, monsieur Eugène, vous tâcherez madame, ditThérèse en poussant le jeune homme épouvanté de cet élégantparricide.

Il alla s’habiller en faisant les plus tristes, les plusdécourageantes réflexions. Il voyait le monde comme un océan deboue dans lequel un homme se plongeait jusqu’au cou, s’il ytrempait le pied.- Il ne s’y commet que des crimes mesquins&|160;!se dit-il. Vautrin est plus grand. Il avait vu les trois grandesexpressions de la société : l’obéissance, la Lutte et laRévolte&|160;; la Famille, le Monde et Vautrin. Et il n’osaitprendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible,et la Lutte incertaine. Sa pensée le reporta au sein de sa famille.Il se souvint des pures émotions de cette vie calme, il se rappelales jours passés au milieu des êtres dont il était chéri. En seconformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces chèrescréatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses.Malgré ces bonnes pensées, il ne se sentit pas le courage de venirconfesser la foi des âmes pures à Delphine, en lui ordonnant laVertu au nom de l’Amour. Déjà son éducation commencée avait portéses fruits. Il aimait égoïstement déjà. Son tact lui avait permisde reconnaître la nature du cœur de Delphine. Il pressentaitqu’elle était capable de marcher sur le corps de son père pouraller au bal, et il n’avait ni la force de jouer le rôle d’unraisonneur, ni le courage de lui déplaire, ni la vertu de laquitter.  » Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir eu raison contreelle dans cette circonstance « , se dit-il. Puis il commenta lesparoles des médecins, il se plut à penser que le père Goriotn’était pas aussi dangereusement malade qu’il le croyait&|160;;enfin, il entassa des raisonnements assassins pour justifierDelphine. Elle ne connaissait pas l’état dans lequel était sonpère. Le bonhomme lui-même la renverrait au bal, si elle l’allaitvoir. Souvent la loi sociale implacable dans sa formule, condamnelà où le crime apparent est excusé par les innombrablesmodifications qu’introduisent au sein des familles la différencedes caractères, la diversité des intérêts et des situations. Eugènevoulait se tromper lui-même, il était prêt à faire à sa maîtressele sacrifice de sa conscience. Depuis deux jours, tout était changédans sa vie. La femme y avait jeté ses désordres, elle avait faitpâlir la famille, elle avait tout confisqué à son profit. Rastignacet Delphine s’étaient rencontrés dans les conditions voulues pouréprouver l’un par l’autre les plus vives jouissances. Leur passionbien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par lajouissance. En possédant cette femme, Eugène s’aperçut quejusqu’alors il ne l’avait que désirée, il ne l’aima qu’au lendemaindu bonheur : l’amour n’est peut-être que la reconnaissance duplaisir. Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour lesvoluptés qu’il lui avait apportées en dot, et pour toutes cellesqu’il en avait reçues&|160;; de même que Delphine aimait Rastignacautant que Tantale aurait aimé l’ange qui serait venu satisfaire safaim, ou étancher la soif de son gosier desséché.

– Eh bien&|160;! comment va mon père&|160;? lui dit madame deNucingen quand il fut de retour et en costume de bal.

– Extrêmement mal, répondit-il, si vous voulez me donner unepreuve de votre affection, nous courrons le voir.

– Eh bien, oui, dit-elle, mais après le bal. Mon bon Eugène,sois gentil, ne me fais pas de morale, viens.

Ils partirent. Eugène resta silencieux pendant une partie duchemin.

– Qu’avez-vous donc&|160;? dit-elle.

– J’entends le râle de votre père, répondit-il avec l’accent dela fâcherie. Et il se mit à raconter avec la chaleureuse éloquencedu jeune âge la féroce action à laquelle madame de Restaud avaitété poussée par la vanité, la crise mortelle que le dernierdévouement du père avait déterminée, et ce que coûterait la robelamée d’Anastasie. Delphine pleurait.

– Je vais être laide, pensa-t-elle. Ses larmes se séchèrent.J’irai garder mon père, je ne quitterai pas son chevet,reprit-elle.

– Ah&|160;! te voilà comme je te voulais, s’écria Rastignac.

Les lanternes de cinq cents voitures éclairaient les abords del’hôtel de Beauséant. De chaque côté de la porte illuminée piaffaitun gendarme. Le grand monde affluait si abondamment, et chacunmettait tant d’empressement à voir cette grande femme au moment desa chute, que les appartements, situés au rez-de-chaussée del’hôtel, étaient déjà pleins quand madame de Nucingen et Rastignacs’y présentèrent. Depuis le moment où toute la cour se rua chez lagrande Mademoiselle à qui Louis XIV arrachait son amant, nuldésastre de cœur ne fut plus éclatant que ne l’était celui demadame de Beauséant. En cette circonstance, la dernière fille de laquasi royale maison de Bourgogne se montra supérieure à son mal, etdomina jusqu’à son dernier moment le monde dont elle n’avaitaccepté les vanités que pour les faire servir au triomphe de sapassion. Les plus belles femmes de Paris animaient les salons deleurs toilettes et de leurs sourires. Les hommes les plusdistingués de la cour, les ambassadeurs, les ministres, les gensillustrés en tout genre, chamarrés de croix, de plaques, de cordonsmulticolores, se pressaient autour de la vicomtesse. L’orchestrefaisait résonner les motifs de sa musique sous les lambris dorés dece palais, désert pour sa reine. Madame de Beauséant se tenaitdebout devant son premier salon pour recevoir ses prétendus amis.Vêtue de blanc, sans aucun ornement dans ses cheveux simplementnattés, elle semblait calme, et n’affichait ni douleur, ni fierté,ni fausse joie. Personne ne pouvait lire dans son âme. Vous eussiezdit d’une Niobé de marbre. Son sourire à ses intimes amis futparfois railleur&|160;; mais elle parut à tous semblable àelle-même, et se montra si bien ce qu’elle était quand le bonheurla parait de ses rayons, que les plus insensibles l’admirèrent,comme les jeunes Romaines applaudissaient le gladiateur qui savaitsourire en expirant. Le monde semblait s’être paré pour faire sesadieux à l’une de ses souveraines.

– Je tremblais que vous ne vinssiez pas, dit-elle àRastignac.

– Madame, répondit-il d’une voix émue en prenant ce mot pour unreproche, je suis venu pour rester le dernier.

– Bien, dit-elle en lui prenant la main. Vous êtes peut-être icile seul auquel je puisse me fier. Mon ami, aimez une femme que vouspuissiez aimer toujours. N’en abandonnez aucune.

Elle prit le bras de Rastignac et le mena sur un canapé, dans lesalon où l’on jouait.

– Allez, lui dit-elle, chez le marquis. Jacques, mon valet dechambre, vous y conduira et vous remettra une lettre pour lui. Jelui demande ma correspondance. Il vous la remettra tout entière,j’aime à le croire. Si vous avez mes lettres, montez dans machambre. On me préviendra.

Elle se leva pour aller au-devant de la duchesse de Langeais, sameilleure amie, qui venait aussi. Rastignac partit, fit demander lemarquis d’Ajuda à l’hôtel de Rochefide, où il devait passer lasoirée, et où il le trouva. Le marquis l’emmena chez lui, remit uneboîte à l’étudiant, et lui dit :  » Elles y sont toutes.  » Il parutvouloir parler à Eugène, soit pour le questionner sur lesévénements du bal et sur la vicomtesse, soit pour lui avouer quedéjà peut-être il était au désespoir de son mariage, comme il lefut plus tard&|160;; mais un éclair d’orgueil brilla dans ses yeux,et il eut le déplorable courage de garder le secret sur ses plusnobles sentiments.  » Ne lui dites rien de moi, mon cher Eugène. « Il pressa la main de Rastignac par un mouvement affectueusementtriste, et lui fit signe de partir. Eugène revint à l’hôtel deBeauséant, et fut introduit dans la chambre de la vicomtesse, où ilvit les apprêts d’un départ. Il s’assit auprès du feu, regarda lacassette en cèdre, et tomba dans une profonde mélancolie. Pour lui,madame de Beauséant avait les proportions des déesses del’Iliade.

– Ah&|160;! mon ami, dit la vicomtesse en entrant et appuyant samain sur l’épaule de Rastignac.

Il aperçut sa cousine en pleurs, les yeux levés, une maintremblante, l’autre levée. Elle prit tout à coup la boîte, la plaçadans le feu et la vit brûler.

– Ils dansent&|160;! ils sont venus tous bien exactement, tandisque la mort viendra tard. Chut&|160;! mon ami, dit-elle en mettantun doigt sur la bouche de Rastignac prêt à parler. Je ne verraiplus jamais ni Paris ni le monde. A cinq heures du matin, je vaispartir pour aller m’ensevelir au fond de la Normandie. Depuis troisheures après midi, j’ai été obligée de faire mes préparatifs,signer des actes, voir à des affaires&|160;; je ne pouvais envoyerpersonne chez… Elle s’arrêta. Il était sûr qu’on le trouveraitchez… Elle s’arrêta encore, accablée de douleur. En ces momentstout est souffrance, et certains mots sont impossibles àprononcer.- Enfin, reprit-elle, je comptais sur vous ce soir pource dernier service. Je voudrais vous donner un gage de mon amitié.je penserai souvent à vous, qui m’avez paru bon et noble, jeune etcandide au milieu de ce monde où ces qualités sont si rares. Jesouhaite que vous songiez quelquefois à moi. Tenez, dit-elle enjetant les yeux autour d’elle, voici le coffret où je mettais mesgants. Toutes les fois que j’en ai pris avant d’aller au bal ou auspectacle, je me sentais belle, parce que j’étais heureuse, et jen’y touchais que pour y laisser quelque pensée gracieuse : il y abeaucoup de moi là-dedans, il y a toute une madame de Beauséant quin’est plus. Acceptez-le. J’aurai soin qu’on le porte chez vous, rued’Artois. Madame de Nucingen est fort bien ce soir, aimez-la bien.Si nous ne nous voyons plus, mon ami, soyez sûr que je ferai desvœux pour vous, qui avez été bon pour moi. Descendons, je ne veuxpas leur laisser croire que je pleure. J’ai l’éternité devant moi,j’y serai seule, et personne ne m’y demandera compte de mes larmes.Encore un regard à cette chambre. Elle s’arrêta. Puis, après s’êtreun moment caché les yeux avec sa main, elle se les essuya, lesbaigna d’eau fraîche, et prit le bras de l’étudiant.-Marchons&|160;! dit-elle.

Rastignac n’avait pas encore senti d’émotion aussi violente quefut le contact de cette douleur si noblement contenue. En rentrantdans le bal, Eugène en fit le tour avec madame de Beauséant,dernière et délicate attention de cette gracieuse femme. Bientôt ilaperçut les deux sœurs, madame de Restaud et madame de Nucingen. Lacomtesse était magnifique avec tous ses diamants étalés, qui, pourelle, étaient brûlants sans doute, elle les portait pour ladernière fois. Quelque puissants que fussent son orgueil et sonamour, elle ne soutenait pas bien les regards de son mari. Cespectacle n’était pas de nature à rendre les pensées de Rastignacmoins tristes. Il revit alors, sous les diamants des deux sœurs, legrabat sur lequel gisait le père Goriot. Son attitude mélancoliqueayant trompé la vicomtesse, elle lui retira son bras.

– Allez&|160;! je ne veux pas vous coûter un plaisir,dit-elle.

Eugène fut bientôt réclamé par Delphine, heureuse de l’effetqu’elle produisait, et jalouse de mettre aux pieds de l’étudiantles hommages qu’elle recueillait dans ce monde, où elle espéraitêtre adoptée.

– Comment trouvez-vous Nasie&|160;? lui dit-elle.

– Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu’à la mort de sonpère.

Vers quatre heures du matin, la foule des salons commençait às’éclaircir. Bientôt la musique ne se fit plus entendre. Laduchesse de Langeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans le grandsalon. La vicomtesse, croyant n’y rencontrer que l’étudiant, y vintaprès avoir dit adieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla coucheren lui répétant :  » Vous avez tort, ma chère, d’aller vous enfermerà votre âge&|160;! Restez donc avec nous.  »

En voyant la duchesse, madame de Beauséant ne put retenir uneexclamation.

Je vous ai devinée, Clara, dit madame de Langeais. Vous partezpour ne plus revenir&|160;; mais vous ne partirez pas sans m’avoirentendue et sans que nous nous soyons comprises. Elle prit son amiepar le bras, l’emmena dans le salon voisin, et là, la regardantavec des larmes dans les yeux, elle la serra dans ses bras et labaisa sur les joues.

– Je ne veux pas vous quitter froidement, ma chère, ce serait unremords trop lourd. Vous pouvez compter sur moi comme survous-même. Vous avez été grande ce soir, je me suis sentie digne devous, et veux vous le prouver. J’ai eu des torts envers vous, jen’ai pas toujours été bien, pardonnez-moi, ma chère : je désavouetout ce qui a pu vous blesser, je voudrais reprendre mes paroles.Une même douleur a réuni nos âmes, et je ne sais qui de nous serala plus malheureuse. Monsieur de Montriveau n’était pas ici cesoir, comprenez-vous&|160;? Qui vous a vue pendant ce bal, Clara,ne vous oubliera jamais. Moi, je tente un dernier effort. Sij’échoue, j’irai dans un couvent&|160;! Où allez-vous,vous&|160;?

– En Normandie, à Courcelles, aimer, prier, jusqu’au jour oùDieu me retirera de ce monde.

– Venez, monsieur de Rastignac, dit la vicomtesse d’une voixémue, en pensant que ce jeune homme attendait. L’étudiant plia legenou, prit la main de sa cousine et la baisa.- Antoinette,adieu&|160;! reprit madame de Beauséant, soyez heureuse. Quant àvous, vous l’êtes, vous êtes jeune, vous pouvez croire à quelquechose, dit-elle à l’étudiant. A mon départ de ce monde, j’aurai eu,comme quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincèresémotions autour de moi&|160;!

Rastignac s’en alla vers cinq heures, après avoir vu madame deBeauséant dans sa berline de voyage, après avoir reçu son dernieradieu mouillé de larmes qui prouvaient que les personnes les plusélevées ne sont pas mises hors de la loi du cœur et ne vivent passans chagrins, comme quelques courtisans du peuple voudraient lelui faire croire. Eugène revint à pied vers la Maison-Vauquer, parun temps humide et froid. Son éducation s’achevait.

– Nous ne sauverons pas le pauvre père Goriot, lui dit Bianchonquand Rastignac entra chez son voisin.

– Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardé le vieillardendormi, va, poursuis la destinée modeste à laquelle tu bornes tesdésirs. Moi, je suis en enfer, et il faut que j’y reste. Quelquemal que l’on te dise du monde, crois-le&|160;! il n’y a pas deJuvénal qui puisse en peindre l’horreur couverte d’or et depierreries.

Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur les deux heures aprèsmidi par Bianchon, qui, forcé de sortir, le pria de garder le pèreGoriot, dont l’état avait fort empiré pendant la matinée.

– Le bonhomme n’a pas deux jours, n’a peut-être pas six heures àvivre, dit l’élève en médecine, et cependant nous ne pouvons pascesser de combattre le mal. Il va falloir lui donner des soinscoûteux. Nous serons bien ses gardes-malades&|160;; mais je n’aipas le sou, moi. J’ai retourné ses poches, fouillé ses armoires :zéro au quotient. Je l’ai questionné dans un moment où il avait satête, il m’a dit ne pas avoir un liard à lui. Qu’as-tu,toi&|160;?

– Il me reste vingt francs, répondit Rastignac, mais j’irai lesjouer, je gagnerai.

– Si tu perds&|160;?

– Je demanderai de l’argent à ses gendres et à ses filles.

– Et s’ils ne t’en donnent pas reprit Bianchon. Le plus pressédans ce moment n’est pas de trouver de l’argent, il faut envelopperle bonhomme d’un sinapisme bouillant depuis les pieds jusqu’à lamoitié des cuisses. S’il crie, il y aura de la ressource. Tu saiscomment cela s’arrange. D’ailleurs, Christophe t’aidera. Moi, jepasserai chez l’apothicaire répondre de tous les médicaments quenous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre homme n’ait pasété transportable à notre hospice, il y aurait été mieux. Allons,viens que je t’installe, et ne le quitte pas que je ne soisrevenu.

Les deux jeunes gens entrèrent dans la chambre où gisait levieillard. Eugène fut effrayé du changement de cette faceconvulsée, blanche et profondément débile.

– Eh bien, papa&|160;? lui dit-il en se penchant sur legrabat.

Goriot leva sur Eugène des yeux ternes et le regarda fortattentivement sans le reconnaître. L’étudiant ne soutint pas cespectacle, des larmes humectèrent ses yeux.

– Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux auxfenêtres&|160;?

– Non. Les circonstances atmosphériques ne l’affectent plus. Ceserait trop heureux s’il avait chaud ou froid. Néanmoins il nousfaut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses. Jet’enverrai des Palourdes qui nous serviront jusqu’à ce que nousayons du bois. Hier et cette nuit, j’ai brûlé le tien et toutes lesmottes du pauvre homme. Il faisait humide, l’eau dégouttait desmurs. A peine ai-je pu sécher la chambre. Christophe l’a balayée,c’est vraiment une écurie. J’y ai brûlé du genièvre, ça puaittrop.

– Mon Dieu&|160;! dit Rastignac, mais ses filles&|160;!

– Tiens, s’il demande à boire, tu lui donneras de ceci, ditl’interne en montrant à Rastignac un grand pot blanc. Si tul’entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu teferas aider par Christophe pour lui administrer… tu sais. S’ilavait, par hasard, une grande exaltation, s’il parlait beaucoup,s’il avait enfin un petit brin de démence, laisse-le aller. Ce nesera pas un mauvais signe. Mais envoie Christophe à l’hospiceCochin. Notre médecin, mon camarade ou moi, nous viendrions luiappliquer des moxas. Nous avons fait ce matin, pendant que tudormais, une grande consultation avec un élève du docteur Gall,avec un médecin en chef de l’Hôtel-Dieu et le nôtre. Ces messieursont cru reconnaître de curieux symptômes, et nous allons suivre lesprogrès de la maladie, afin de nous éclairer sur plusieurs pointsscientifiques assez importants. Un de ces messieurs prétend que lapression du sérum, si elle portait plus sur un organe que sur unautre, pourrait développer des faits particuliers. Ecoute-le doncbien, au cas où il parlerait, afin de constater à quel genred’idées appartiendraient ses discours : si c’est des effets demémoire, de pénétration, de jugement s’il s’occupe de matérialités,ou de sentiments&|160;; s’il calcule, s’il revient sur lepassé&|160;; enfin sois en état de nous faire un rapport exact. Ilest possible que l’invasion ait lieu en bloc, il mourra imbécilecomme il l’est en ce moment. Tout est bien bizarre dans ces sortesde maladie&|160;! Si la bombe crevait par ici, dit Bianchon enmontrant l’occiput du malade, il y a des exemples de phénomènessinguliers : le cerveau recouvre quelques-unes de ses facultés, etla mort est plus lente à se déclarer. Les sérosités peuvent sedétourner du cerveau, prendre ces routes dont on ne connaît lecours que par l’autopsie. Il y a aux Incurables un vieillard hébétéchez qui l’épanchement a suivi la colonne vertébrale&|160;; ilsouffre horriblement, mais il vit.

– Se sont-elles bien amusées&|160;? dit le père Goriot, quireconnut Eugène.

– Oh&|160;! il ne pense qu’à ses filles, dit Bianchon. Il m’adit plus de cent fois cette nuit :  » Elles dansent&|160;! elle a sarobe.  » Il les appelait par leurs noms. Il me faisait pleurer,diable m’emporte&|160;! avec ses intonations :  » Delphine&|160;! mapetite Delphine&|160;! Nasie&|160;!  » Ma parole d’honneur, ditl’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.

– Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-ce pas&|160;?je le savais bien. Et ses yeux recouvrèrent une activité folle pourregarder les murs et la porte.

– Je descends dire à Sylvie de préparer les sinapismes, criaBianchon, le moment est favorable.

Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit,les yeux fixés sur cette tête effrayante et douloureuse à voir.

– Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci se meurt, dit-il. Lesbelles âmes ne peuvent pas rester longtemps en ce monde. Commentles grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une sociétémesquine, petite, superficielle&|160;?

Les images de la fête à laquelle il avait assisté sereprésentèrent à son souvenir et contrastèrent avec le spectacle dece lit de mort. Bianchon reparut soudain.

– Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, etje suis revenu toujours courant. S’il se manifeste des symptômes deraison, s’il parle, couche-le sur un long sinapisme, de manière àl’envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu’à la chute desreins, et fais-nous appeler.

– Cher Bianchon, dit Eugène.

– Oh&|160;! il s’agit d’un fait scientifique, reprit l’élève enmédecine avec toute l’ardeur d’un néophyte.

– Allons, dit Eugène, je serai donc le seul à soigner ce pauvrevieillard par affection.

– Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pas cela, repritBianchon sans s’offenser du propos. Les médecins qui ont exercé nevoient que la maladie&|160;; moi, je vois encore le malade, moncher garçon.

Il s’en alla, laissant Eugène seul avec le vieillard, et dansl’appréhension d’une crise qui ne tarda pas à se déclarer.

– Ah&|160;! c’est vous, mon cher enfant, dit le père Goriot enreconnaissant Eugène.

– Allez-vous mieux&|160;? demanda l’étudiant en lui prenant lamain.

– Oui, j’avais la tête serrée comme dans un étau, mais elle sedégage. Avez-vous vu mes filles&|160;? Elles vont venir bientôt,elles accourront aussitôt qu’elles me sauront malade, elles m’onttant soigné rue de la Jussienne&|160;! Mon Dieu&|160;! je voudraisque ma chambre fût propre pour les recevoir. Il y a un jeune hommequi m’a brûlé toutes mes mottes.

– J’entends Christophe, lui dit Eugène, il vous monte du boisque ce jeune homme vous envoie.

– Bon&|160;! mais comment payer le bois&|160;? je n’ai pas unsou, mon enfant. J’ai tout donné, tout. Je suis à la charité. Larobe lamée était-elle belle au moins&|160;? (Ah&|160;! jesouffre&|160;!) Merci, Christophe. Dieu vous récompensera, mongarçon&|160;; moi, je n’ai plus rien.

– Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eugène à l’oreille dugarçon.

– Mes filles vous ont dit qu’elles allaient venir, n’est-ce pas,Christophe&|160;? Vas-y encore, je te donnerai cent sous. Dis-leurque je ne me sens pas bien, que je voudrais les embrasser, les voirencore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop leseffrayer.

Christophe partit sur un signe de Rastignac.

– Elles vont venir, reprit le vieillard. Je les connais. Cettebonne Delphine, si je meurs, quel chagrin je lui causerai&|160;!Nasie aussi. je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les fairepleurer. Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus les voir. Là où l’ons’en va, je m’ennuierai bien. Pour un père, l’enfer c’est d’êtresans enfants, et j’ai déjà fait mon apprentissage depuis qu’ellessont mariées. Mon paradis était rue de la jussienne. Dites donc, sije vais en paradis je pourrai revenir sur terre en esprit autourd’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-ellesvraies&|160;? je crois les voir en ce moment telles qu’ellesétaient rue de la jussienne. Elles descendaient le matin. Bonjour,papa, disaient-elles. Je les prenais sur mes genoux, je leurfaisais mille agaceries, des niches. Elles me caressaientgentiment. Nous déjeunions tous les matins ensemble, nous dînions,enfin j’étais père, je jouissais de mes enfants. Quand ellesétaient rue de la jussienne, elles ne raisonnaient pas, elles nesavaient rien du monde, elles m’aimaient bien. Mon Dieu&|160;!pourquoi ne sont-elles pas toujours restées petites&|160;?(Oh&|160;! je souffre, la tête me tire.) Ah&|160;! ah&|160;!pardon, mes enfants&|160;! je souffre horriblement, et il faut quece soit de la vraie douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. MonDieu&|160;! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, jene sentirais point mon mal. Croyez-vous qu’elles viennent&|160;?Christophe est si bête&|160;! J’aurais dû y aller moi-même. Il vales voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donccomment elles étaient&|160;? Elles ne savaient rien de ma maladie,n’est-ce pas&|160;? Elles n’auraient pas dansé, pauvrespetites&|160;! Oh&|160;! je ne veux plus être malade. Elles ontencore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et àquels maris sont-elles livrées&|160;! Guérissez-moi,guérissez-moi&|160;! (Oh&|160;! que je souffre&|160;! Ah&|160;!ah&|160;! ah&|160;!) Voyez-vous, il faut me guérir, parce qu’illeur faut de l’argent, et je sais où aller en gagner. J’irai fairede l’amidon en aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je gagneraides millions. (Oh&|160;! je souffre trop&|160;!)

Goriot garda le silence pendant un moment, en paraissant fairetous ses efforts pour rassembler ses forces afin de supporter ladouleur.

– Si elles étaient là, je ne me plaindrais pas, dit-il. Pourquoidonc me plaindre&|160;?

Un léger assoupissement survint et dura longtemps.

Christophe revint. Rastignac, qui croyait le père Goriotendormi, laissa le garçon lui rendre compte à haute voix de samission.

– Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chez madame lacomtesse, à laquelle il m’a été impossible de parler, elle étaitdans de grandes affaires avec son mari. Comme j’insistais, monsieurde Restaud est venu lui-même, et m’a dit comme ça :  » MonsieurGoriot se meurt, eh bien&|160;! c’est ce qu’il a de mieux à faire.J’ai besoin de madame de Restaud pour terminer des affairesimportantes, elle ira quand tout sera fini.  » Il avait l’air encolère, ce monsieur-là. J’allais sortir, lorsque madame est entréedans l’antichambre par une porte que je ne voyais pas, et m’a dit : » Christophe, dis à mon père que je suis en discussion avec monmari, je ne puis pas le quitter&|160;; il s’agit de la vie ou de lamort de mes enfants, mais aussitôt que tout sera fini, j’irai. « Quant à madame la baronne, autre histoire&|160;! je ne l’ai pointvue, et je n’ai pas pu lui parler.  » Ah&|160;! me dit la femme dechambre madame est rentrée du bal à cinq heures un quart, elledort, si je l’éveille avant midi, elle me grondera. Je lui diraique son père va plus mal quand elle me sonnera. Pour une mauvaisenouvelle, il est toujours temps de la lui dire.  » J’ai eu beauprier&|160;! Ah ouin&|160;! J’ai demandé à parler à monsieur lebaron, il était sorti.

Aucune de ses filles ne viendrait&|160;! s’écria Rastignac. Jevais écrire à toutes deux.

– Aucune, répondit le vieillard en se dressant sur son séant.Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas. Jele savais. Il faut mourir pour savoir ce que c’est que des enfants.Ah&|160;! mon ami, ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants&|160;!Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. Vous les faitesentrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendrontpas&|160;! je sais cela depuis dix ans. Je me le disaisquelquefois, mais je n’osais pas y croire.

Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge,sans en tomber.

– Ah&|160;! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si jene la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles melécheraient les joues de leurs baisers&|160;! je demeurerais dansun hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu àmoi&|160;; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris,leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout,même des filles. Oh&|160;! mon argent, où est-il&|160;? Si j’avaisdes trésors à laisser, elles me panseraient, elles mesoigneraient&|160;; je les entendrais&|160;; je les verrais.Ah&|160;! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux monabandon et ma misère&|160;! Au moins, quand un malheureux est aimé,il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je lesverrais. Ma foi, qui sait&|160;? Elles ont toutes les deux descœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles eneussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenirses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais àgenoux devant elles. Les misérables&|160;! elles couronnentdignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviezcomme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premierstemps de leur mariage&|160;! (Oh&|160;! je souffre un cruelmartyre&|160;!) je venais de leur donner à chacune près de huitcent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus,être rudes avec moi. L’on me recevait :  » Mon père, par-ci&|160;;mon cher père, par-là « . Mon couvert était toujours mis chez elles.Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avecconsidération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoiça&|160;? je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donnehuit cent mille francs à ses deux filles était un homme à soigner.Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Lemonde n’est pas beau. J’ai vu cela, moi&|160;! L’on me menait envoiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées.Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leurpère. J’ai encore ma finesse, allez, et rien ne m’est échappé. Touta été à son adresse et m’a percé le cœur. je voyais bien quec’était des frimes, mais le mal était sans remède. Je n’étais paschez elles aussi à l’aise qu’à la table d’en bas. Je ne savais riendire. Aussi quand quelques-uns de ces gens du monde demandaient àl’oreille de mes gendres :- Qui est-ce que ce monsieur-là&|160;?-C’est le père aux écus, il est riche.- Ah, diable&|160;! disait-on,et l’on me regardait avec le respect dû aux écus. Mais si je lesgênais quelquefois un peu, je rachetais bien mes défauts&|160;!D’ailleurs, qui donc est parfait&|160;? (Ma tête est uneplaie&|160;!) je souffre en ce moment ce qu’il faut souffrir pourmourir, mon cher monsieur Eugène, eh bien&|160;! ce n’est rien encomparaison de la douleur que m’a causée le premier regard parlequel Anastasie m’a fait comprendre que je venais de dire unebêtise qui l’humiliait : son regard m’a ouvert toutes les veines.J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est quej’étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphinepour me consoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui me l’a miseen colère. J’en suis devenu comme fou. J’ai été huit jours nesachant plus ce que je devais faire. Je n’ai pas osé les allervoir, de peur de leurs reproches. Et me voilà à la porte de mesfilles. O mon Dieu, puisque tu connais les misères, les souffrancesque j’ai endurées&|160;; puisque tu as compté les coups de poignardque j’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé, tué,blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui&|160;? J’aibien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengéesde mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Ehbien&|160;! les pères sont si bêtes&|160;! je les aimais tant quej’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était monvice à moi elles étaient mes maîtresses, enfin tout&|160;! Ellesavaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures&|160;;les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour êtrebien reçu&|160;! Mais elles m’ont fait tout de même quelquespetites leçons sur ma manière d’être dans le monde. Oh&|160;! ellesn’ont pas attendu le lendemain. Elles commençaient à rougir de moi.Voilà ce que c’est que de bien élever ses enfants. A mon âge je nepouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffre horriblement, monDieu&|160;! les médecins&|160;! les médecins&|160;! Si l’onm’ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles,Anastasie, Delphine&|160;! je veux les voir. Envoyez-les chercherpar la gendarmerie, de force&|160;! la justice est pour moi, toutest pour moi, la nature, le code civil. je proteste. La patriepérira si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. Lasociété, le monde roulent sur la paternité, tout croule si lesenfants n’aiment pas leurs pères. Oh&|160;! les voir, les entendre,n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, çacalmera mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quandelles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font.Ah&|160;! mon bon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ce quec’est que de trouver l’or du regard changé tout à coup en plombgris. Depuis le jour où leurs yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’aitoujours été en hiver ici&|160;; je n’ai plus eu que des chagrins àdévorer, et je les ai dévorés&|160;! J’ai vécu pour être humilié,insulté. Je les aime tant, que j’avalais tous les affronts parlesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse.Un père se cacher pour voir ses filles&|160;! je leur ai donné mavie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui&|160;! J’aisoif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pasrafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles nesavent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de sonpère&|160;! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgrénous, nous autres pères. Oh&|160;! elles viendront&|160;! Venez,mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatiquede votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vousavez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous&|160;! Aprèstout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami&|160;!Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à monsujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler auxpieds. J’aimais cela, moi. Ca ne regarde personne, ni la justicehumaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il lescondamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait labêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles&|160;!Que voulez vous&|160;! le plus beau naturel, les meilleures âmesauraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. jesuis un misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé lesdésordres de mes filles, le les ai gâtées. Elles veulentaujourd’hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon.Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunesfilles. A quinze ans, elles avaient voiture&|160;! Rien ne leur arésisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voixm’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh&|160;! oui,elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, laloi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course. Je la paierai.Ecrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser&|160;! Paroled’honneur. J’irai faire des pâtes d’Italie à Odessa. Je connais lamanière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personnen’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le bléou comme la farine. Eh, eh, l’amidon&|160;? il y aura là desmillions&|160;! Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions, etquand même elles viendraient par avarice, j’aime mieux être trompé,je les verrai. Je veux mes filles&|160;! je les ai faites&|160;!elles sont à moi&|160;! dit-il en se dressant sur son séant enmontrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars etqui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer la menace.

– Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, mon bon père Goriot,je vais leur écrire. Aussitôt que Bianchon sera de retour, j’iraisi elles ne viennent pas.

– Si elles ne viennent pas&|160;? répéta le vieillard ensanglotant. Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, derage&|160;! La rage me gagne&|160;! En ce moment, je vois ma vieentière. Je suis dupe&|160;! elles ne m’aiment pas, elles ne m’ontjamais aimé&|160;! cela est clair. Si elles ne sont pas venues,elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles sedécideront à me faire cette joie. Je les connais. Elles n’ontjamais rien su deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mesbesoins, elles ne devineront pas plus ma mort elles ne sontseulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pourelles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à toutce que je faisais. Elles auraient demandé à me crever les yeux, jeleur aurais dit :  » Crevez-les&|160;!  » je suis trop bête. Ellescroient que tous les pères sont comme le leur. Il faut toujours sefaire valoir. Leurs enfants me vengeront. Mais c’est dans leurintérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’elles compromettent leuragonie. Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allezdonc, dites-leur donc que, ne pas venir, c’est un parricide&|160;!Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc commemoi :  » Hé, Nasie&|160;! hé, Delphine&|160;! venez à votre père quia été si bon pour vous et qui souffre&|160;!  » Rien, personne.Mourrai-je donc comme un chien&|160;? Voilà ma récompense,l’abandon. Ce sont des infâmes, des scélérates&|160;; je lesabomine, je les maudis, je me relèverai, la nuit, de mon cercueilpour les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort&|160;? Ellesse conduisent bien mal&|160;! hein&|160;? Qu’est-ce que jedis&|160;? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est là&|160;?C’est la meilleure des deux. Vous êtes mon fils, Eugène,vous&|160;! aimez-la, soyez un père pour elle. L’autre est bienmalheureuse. Et leurs fortunes&|160;! Ah, mon Dieu&|160;! J’expire,je souffre un peu trop&|160;! Coupez-moi la tête, laissez-moiseulement le cœur.

– Christophe, allez chercher Bianchon, s’écria Eugène épouvantédu caractère que prenaient les plaintes et les cris du vieillard,et ramenez-moi un cabriolet.

– Je vais aller chercher vos filles, mon bon père Goriot, jevous les ramènerai.

– De force, de force&|160;! Demandez la garde, la ligne,tout&|160;! tout, dit-il en jetant à Eugène un dernier regard oùbrilla la raison. Dites au gouvernement, au procureur du roi, qu’onme les amène, je le veux&|160;!

– Mais vous les avez maudites.

– Qui est-ce qui a dit cela&|160;? répondit le vieillardstupéfait. Vous savez bien que je les aime, je les adore&|160;! jesuis guéri si je les vois… Allez, mon bon voisin, mon cher enfant,allez, vous êtes bon, vous&|160;; je voudrais vous remercier, maisje n’ai rien à vous donner que les bénédictions d’un mourant.Ah&|160;! je voudrais au moins voir Delphine pour lui dire dem’acquitter envers vous. Si l’autre ne peut pas, amenez-moicelle-là. Dites-lui que vous ne l’aimerez plus si elle ne veut pasvenir. Elle vous aime tant qu’elle viendra. A boire, les entraillesme brûlent&|160;! Mettez-moi quelque chose sur la tête. La main demes filles, ça me sauverait, je le sens… Mon Dieu&|160;! qui referaleurs fortunes si je m’en vais&|160;? je veux aller à Odessa pourelles, à Odessa, y faire des pâtes.

– Buvez ceci, dit Eugène en soulevant le moribond et le prenantdans son bras gauche tandis que de l’autre il tenait une tassepleine de tisane.

– Vous devez aimer votre père et votre mère, vous&|160;! dit levieillard en serrant de ses mains défaillantes la main d’Eugène.Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles&|160;?Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécudepuis dix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’aiplus eu de filles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites auxChambres de faire une loi sur le mariage&|160;! Enfin, ne mariezpas vos filles si vous les aimez. Le gendre est un scélérat quigâte tout chez une fille, il souille tout. Plus de mariages&|160;!C’est ce qui nous enlève nos filles, et nous ne les avons plusquand nous mourons. Faites une loi sur la mort des pères. C’estépouvantable, ceci&|160;! Vengeance&|160;! Ce sont mes gendres quiles empêchent de venir. Tuez-les&|160;! A mort le Restaud, à mortl’Alsacien, ils sont mes assassins&|160;! La mort ou mesfilles&|160;! Ah&|160;! c’est fini, je meurs sans elles&|160;!Elles&|160;! Nasie, Fifine, allons, venez donc&|160;! Votre papasort…

– Mon bon père Goriot, calmez-vous, voyons, restez tranquille,ne vous agitez pas, ne pensez pas.

– Ne pas les voir, voilà l’agonie&|160;!

– Vous allez les voir.

– Vrai&|160;! cria le vieillard égaré. Oh&|160;! les voir&|160;!je vais les voir, entendre leur voix. Je mourrai heureux. Ehbien&|160;! oui, je ne demande plus à vivre, je n’y tenais plus,les peines allaient croissant. Mais les voir, toucher leurs robes,ah&|160;! rien que leurs robes, c’est bien peu&|160;; mais que jesente quelque chose d’elles&|160;! Faites-moi prendre les cheveux…veux…

Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il recevait un coup demassue. Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendreles cheveux de ses filles.

– je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis.

Il s’affaissa tout à coup. En ce moment Bianchon entra.

– J’ai rencontré Christophe, dit-il, il va t’amener une voiture.Puis il regarda le malade, lui souleva de force les paupières, etles deux étudiants lui virent un oeil sans chaleur et terne.- Iln’en reviendra pas, dit Bianchon, je ne crois pas. Il prit lepouls, le tâta, mit la main sur le cœur du bonhomme.

– La machine va toujours mais, dans sa position, c’est unmalheur, il vaudrait mieux qu’il mourût&|160;!

– Ma foi, oui, dit Rastignac.

– Qu’as-tu donc&|160;? tu es pâle comme la mort.

– Mon ami, je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y aun Dieu&|160;! Oh&|160;! oui&|160;! il y a un Dieu, et il nous afait un monde meilleur, ou notre terre est un non-sens. Si cen’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai lecœur et l’estomac horriblement serrés.

– Dis donc, il va falloir bien des choses&|160;; où prendre del’argent&|160;?

Rastignac tira sa montre.

– Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas m’arrêter enroute, car j’ai peur de perdre une minute, et j’attends Christophe.je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.

Rastignac se précipita dans l’escalier, et partit pour aller ruedu Helder chez madame de Restaud. Pendant le chemin, sonimagination, frappée de l’horrible spectacle dont il avait ététémoin, échauffa son indignation. Quand il arriva dansl’antichambre et qu’il demanda madame de Restaud, on lui réponditqu’elle n’était pas visible.

– Mais, dit-il au valet de chambre, le viens de la part de sonpère qui se meurt.

– Monsieur, nous avons de monsieur le comte les ordres les plussévères.

– Si monsieur de Restaud y est, dites-lui dans quellecirconstance se trouve son beau-père et prévenez-le qu’il faut queje lui parle à l’instant même.

Eugène attendit pendant longtemps.

– Il se meurt peut-être en ce moment, pensait-il.

Le valet de chambre l’introduisit dans le premier salon oùmonsieur de Restaud reçut l’étudiant debout, sans le faire asseoir,devant une cheminée où il n’y avait pas de feu.

– Monsieur le comte, lui dit Rastignac, monsieur votre beau-pèreexpire en ce moment dans un bouge infâme, sans un liard pour avoirdu bois&|160;; il est exactement à la mort et demande à voir safille…

– Monsieur, lui répondit avec froideur le comte de Restaud, vousavez pu vous apercevoir que j’ai fort peu de tendresse pourmonsieur Goriot. Il a compromis son caractère avec madame deRestaud, il a fait le malheur de ma vie, je vois en lui l’ennemi demon repos. Qu’il meure, qu’il vive, tout m’est parfaitementindifférent. Voilà quels sont mes sentiments à son égard. Le mondepourra me blâmer, je méprise l’opinion. J’ai maintenant des chosesplus importantes à accomplir qu’à m’occuper de ce que penseront demoi des sots ou des indifférents. Quant à madame de Restaud, elleest hors d’état de sortir. D’ailleurs, je ne veux pas qu’ellequitte sa maison. Dites à son père qu’aussitôt qu’elle aura remplises devoirs envers moi, envers mon enfant, elle ira le voir. Sielle aime son père, elle peut être libre dans quelquesinstants…

– Monsieur le comte, il ne m’appartient pas de juger de votreconduite, vous êtes le maître de votre femme&|160;; mais je puiscompter sur votre loyauté&|160;? eh bien&|160;! promettez-moiseulement de lui dire que son père n’a pas un jour à vivre, et l’adéjà maudite en ne la voyant pas à son chevet&|160;!

– Dites-le-lui vous-même, répondit monsieur de Restaud frappédes sentiments d’indignation que trahissait l’accent d’Eugène.

Rastignac entra, conduit par le comte, dans le salon où setenait habituellement la comtesse : il la trouva noyée de larmes,et plongée dans une bergère comme une femme qui voulait mourir.Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, elle jeta sur sonmari de craintifs regards qui annonçaient une prostration complètede ses forces écrasées par une tyrannie morale et physique. Lecomte hocha la tête, elle se crut encouragée à parler.

– Monsieur, j’ai tout entendu. Dites à mon père que s’ilconnaissait la situation dans laquelle je suis, il me pardonnerait.Je ne comptais pas sur ce supplice, il est au-dessus de mes forces,monsieur, mais je résisterai jusqu’au bout, dit-elle à son mari. Jesuis mère. Dites à mon père que je suis irréprochable envers lui,malgré les apparences, cria-t-elle avec désespoir à l’étudiant.

Eugène salua les deux époux, en devinant l’horrible crise danslaquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de monsieurde Restaud lui avait démontré l’inutilité de sa démarche, et ilcomprit qu’Anastasie n’était plus libre. Il courut chez madame deNucingen, et la trouva dans son lit.

– Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui dit-elle. J’ai prisfroid en sortant du bal, j’ai peur d’avoir une fluxion de poitrine,j’attends le médecin…

– Eussiez-vous la mort sur les lèvres, lui dit Eugène enl’interrompant, il faut vous traîner auprès de votre père. Il vousappelle&|160;! si vous pouviez entendre le plus léger de ses cris,vous ne vous sentiriez point malade.

– Eugène, mon père n’est peut-être pas aussi malade que vous ledites&|160;; mais je serais au désespoir d’avoir le moindre tort àvos yeux, et je me conduirai comme vous le voudrez. Lui, je lesais, il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle parsuite de cette sortie. Eh bien&|160;! j’irai dès que mon médecinsera venu. Ah&|160;! pourquoi n’avez-vous plus votre montre&|160;?dit-elle en ne voyant plus la chaîne. Eugène rougit. Eugène&|160;!Eugène, si vous l’aviez déjà vendue, perdue… oh&|160;! cela seraitbien mal.

L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine, et lui dit àl’oreille :- Vous voulez le savoir&|160;? eh bien&|160;!sachez-le&|160;! Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceuldans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, jen’avais plus rien.

Delphine sauta tout à coup hors de son lit, courut à sonsecrétaire, y prit sa bourse, la tendit à Rastignac. Elle sonna ets’écria :  » J’y vais, j’y vais, Eugène. Laissez-moim’habiller&|160;; mais je serais un monstre&|160;! Allez,j’arriverai avant vous&|160;! Thérèse, cria-t-elle à sa femme dechambre, dites à monsieur de Nucingen de monter me parler àl’instant même.  »

Eugène, heureux de pouvoir annoncer au moribond la présenced’une de ses filles, arriva presque joyeux rueNeuve-Sainte-Geneviève. Il fouilla dans la bourse pour pouvoirpayer immédiatement son cocher. La bourse de cette jeune femme, siriche, si élégante, contenait soixante-dix francs. Parvenu en hautde l’escalier, il trouva le père Goriot maintenu par Bianchon, etopéré par le chirurgien de l’hôpital, sous les yeux du médecin. Onlui brûlait le dos avec des moxas, dernier remède de la science,remède inutile.

– Les sentez-vous&|160;? demandait le médecin.

Le père Goriot, ayant entrevu l’étudiant, répondit :

– Elles viennent, n’est-ce pas&|160;?

– Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, il parle.

– Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.

– Allons&|160;! dit Bianchon, il parlait de ses filles, aprèslesquelles il crie comme un homme sur le pal crie, dit-on, aprèsl’eau.

Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n’y a plus rien àfaire, on ne le sauvera pas.

Bianchon et le chirurgien replacèrent le mourant à plat sur songrabat infect.

– Il faudrait cependant le changer de linge, dit le médecin.Quoiqu’il n’y ait aucun espoir, il faut respecter en lui la naturehumaine. Je reviendrai, Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il seplaignait encore, mettez-lui de l’opium sur le diaphragme.

Le chirurgien et le médecin sortiront.

– Allons, Eugène, du courage, mon fils&|160;! dit Bianchon àRastignac quand ils furent seuls, il s’agit de lui mettre unechemise blanche et de changer son lit. Va dire à Sylvie de monterdes draps et de venir nous aider.

Eugène descendit et trouva madame Vauquer occupée à mettre lecouvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Rastignac, laveuve vint à lui, en prenant l’air aigrement doucereux d’unemarchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son argent, nifâcher le consommateur.

– Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle, vous savez tout commemoi que le père Goriot n’a plus le sou. Donner des draps à un hommeen train de tortiller de l’oeil, c’est les perdre, d’autant qu’ilfaudra bien en sacrifier un pour le linceul. Ainsi, vous me devezdéjà cent quarante-quatre francs, mettez quarante francs de draps,et quelques autres petites choses, la chandelle que Sylvie vousdonnera, tout cela fait au moins deux cents francs, qu’une pauvreveuve comme moi n’est pas en état de perdre. Dame&|160;! soyezjuste, monsieur Eugène, j’ai bien assez perdu depuis cinq jours quele guignon s’est logé chez moi. J’aurais donné dix écus pour que cebonhomme-là fût parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Ça frappemes pensionnaires. Pour un rien, je le ferais porter à l’hôpital.Enfin, mettez-vous à ma place. Mon établissement avant tout, c’estma vie, à moi.

Eugène remonta rapidement chez le père Goriot.

– Bianchon, l’argent de la montre&|160;?

– Il est là sur la table, il en reste trois cent soixante etquelques francs. J’ai payé sur ce qu’on m’a donné tout ce que nousdevions. La reconnaissance du Mont-de-Piété est sous l’argent.

– Tenez, madame, dit Rastignac après avoir dégringolé l’escalieravec horreur, soldez nos comptes. Monsieur Goriot n’a pas longtempsà rester chez vous, et moi…

– Oui, il en sortira les pieds en avant, pauvre bonhomme,dit-elle en comptant deux cents francs, d’un air moitié gai, moitiémélancolique.

– Finissons, dit Rastignac.

– Sylvie, donnez les draps, et allez aider ces messieurs,là-haut.

– Vous n’oublierez pas Sylvie, dit madame Vauquer à l’oreilled’Eugène, voilà deux nuits qu’elle veille.

Dès qu’Eugène eut le dos tourné, la vieille courut à sacuisinière :- Prends les draps retournés, numéro sept. Par Dieu,c’est toujours assez bon pour un mort, lui dit-elle àl’oreille.

Eugène, qui avait déjà monté quelques marches de l’escalier,n’entendit pas les paroles de la vieille hôtesse.

– Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sa chemise. Tiens-ledroit.

Eugène se mit à la tête du lit et soutint le moribond, auquelBianchon enleva sa chemise et le bonhomme fit un geste comme pourgarder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifset inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleurà exprimer.

– Oh&|160;! oh&|160;! dit Bianchon, il veut une petite chaîne decheveux et un petit médaillon que nous lui avons ôtés tout àl’heure pour lui poser ses moxas. Pauvre homme&|160;! il faut lalui remettre. Elle est sur la cheminée.

Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux blondcendré, sans doute ceux de madame Goriot. Il lut d’un côté dumédaillon : Anastasie, et de l’autre : Delphine. Image de son cœurqui reposait toujours sur son cœur. Les boucles contenues étaientd’une telle finesse qu’elles devaient avoir été prises pendant lapremière enfance des deux filles. Lorsque le médaillon toucha sapoitrine, le vieillard fit un ban prolongé qui annonçait unesatisfaction effrayante à voir. C’était un des derniersretentissements de sa sensibilité, qui semblait se retirer aucentre inconnu d’où partent et où s’adressent nos sympathies. Sonvisage convulsé prit une expression de joie maladive. Les deuxétudiants, frappés de ce terrible éclat d’une force de sentimentqui survivait à la pensée, laissèrent tomber chacun des larmeschaudes sur

le moribond qui jeta un cri de plaisir aigu.

– Nasie&|160;! Fifine&|160;! dit-il.

– Il vit encore, dit Bianchon.

– A quoi ça lui sert-il&|160;? dit Sylvie.

– A souffrir, répondit Rastignac.

Après avoir fait à son camarade un signe pour lui dire del’imiter, Bianchon s’agenouilla pour passer ses bras sous lesjarrets du malade, pendant que Rastignac en faisait autant del’autre côté du lit afin de passer les mains sous le dos. Sylvieétait là, prête à retirer les draps quand le moribond seraitsoulevé, afin de les remplacer par ceux qu’elle apportait. Trompésans doute par les larmes, Goriot usa ses dernières forces pourétendre les mains, rencontra de chaque côté de son lit les têtesdes étudiants, les saisit violemment par les cheveux, et l’onentendit faiblement :  » Ah&|160;! mes anges&|160;!  » Deux mots,deux murmures accentués par l’âme qui s’envola sur cetteparole.

– Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie de cette exclamationoù se peignit un sentiment suprême que le plus horrible, le plusinvolontaire des mensonges exaltait une dernière fois.

Le dernier soupir de ce père devait être un soupir de joie. Cesoupir fut l’expression de toute sa vie, il se trompait encore. Lepère Goriot fut pieusement replacé sur son grabat. A compter de cemoment, sa physionomie garda la douloureuse empreinte du combat quise livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avaitplus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentimentdu plaisir et de la douleur pour l’être humain. Ce n’était plusqu’une question de temps pour la destruction.

– Il va rester ainsi quelques heures, et mourra sans que l’ons’en aperçoive, il ne râlera même pas. Le cerveau doit êtrecomplètement envahi.

En ce moment on entendit dans l’escalier un pas de jeune femmehaletante.

– Elle arrive trop tard, dit Rastignac.

Ce n’était pas Delphine, mais Thérèse, sa femme de chambre.

– Monsieur Eugène, dit-elle, il s’est élevé une scène violenteentre monsieur et madame, à propos de l’argent que cette pauvremadame demandait pour son père. Elle s’est évanouie, le médecin estvenu, il a fallu la saigner, elle criait :  » Mon père se meurt, jeveux voir papa&|160;!  » Enfin, des cris à fendre l’âme.

– Assez, Thérèse. Elle viendrait que maintenant ce seraitsuperflu, monsieur Goriot n’a plus de connaissance.

– Pauvre cher monsieur, est-il mal comme ça&|160;! ditThérèse.

– Vous n’avez plus besoin de moi, faut que j’aille à mon dîner,il est quatre heures et demie, dit Sylvie qui faillit se heurtersur le haut de l’escalier avec madame de Restaud.

Ce fut une apparition grave et terrible que celle de lacomtesse. Elle regarda le lit de mort, mal éclairé par une seulechandelle, et versa des pleurs en apercevant le masque de son pèreoù palpitaient encore les derniers tressaillements de la vie.Bianchon se retira par discrétion.

– Je ne me suis pas échappée assez tôt, dit la comtesse àRastignac.

L’étudiant fit un signe de tête affirmatif plein de tristesse.Madame de Restaud prit la main de son père, la baisa.

– Pardonnez-moi, mon père&|160;! Vous disiez que ma voix vousrappellerait de la tombe&|160;; eh bien, revenez un moment à la viepour bénir votre fille repentante. Entendez-moi. Ceci estaffreux&|160;! votre bénédiction est la seule que je puisserecevoir ici-bas désormais. Tout le monde me hait, vous seulm’aimez. Mes enfants eux-mêmes me haïront. Emmenez-moi avec vous,je vous aimerai, je vous soignerai. Il n’entend plus, je suisfolle. Elle tomba sur ses genoux, et contempla ce débris avec uneexpression de délire. Rien ne manque à mon malheur, dit-elle enregardant Eugène. Monsieur de Trailles est parti, laissant ici desdettes énormes, et j’ai su qu’il me trompait. Mon mari ne mepardonnera jamais, et je l’ai laissé le maître de ma fortune. J’aiperdu toutes mes illusions. Hélas&|160;! pour qui ai-je trahi leseul cœur (elle montra son père) où j’étais adorée&|160;! Je l’aiméconnu, je l’ai repoussé, je lui ai fait mille maux, infâme que jesuis&|160;!

– Il le savait, dit Rastignac.

En ce moment le père Goriot ouvrit les yeux, mais par l’effetd’une convulsion. Le geste qui révélait l’espoir de la comtesse nefut pas moins horrible à voir que l’oeil du mourant.

– M’entendrait-il&|160;? cria la comtesse. Non, se dit-elle ens’asseyant auprès de lui.

Madame de Restaud ayant manifesté le désir de garder son père,Eugène descendit pour prendre un peu de nourriture. Lespensionnaires étaient déjà réunis.

– Eh bien, lui dit le peintre, il parait que nous allons avoirun petit mortorama là-haut&|160;?

– Charles, lui dit Eugène, il me semble que vous devriezplaisanter sur quelque sujet moins lugubre.

– Nous ne pourrons donc plus rire ici&|160;? reprit le peintre.Qu’est-ce que cela fait, puisque Bianchon dit que le bonhomme n’aplus sa connaissance&|160;?

– Eh bien&|160;! reprit l’employé du Muséum, il sera mort commeil a vécu.

– Mon père est mort&|160;! cria la comtesse.

A ce cri terrible, Sylvie, Rastignac et Bianchon montèrent, ettrouvèrent madame de Restaud évanouie. Après l’avoir fait revenir àelle, ils la transportèrent dans le fiacre qui l’attendait. Eugènela confia aux soins de Thérèse, lui ordonnant de la conduire chezmadame de Nucingen.

– Oh&|160;! il est bien mort, dit Bianchon en descendant.

– Allons, messieurs, à table, dit madame Vauquer, la soupe va serefroidir.

Les deux étudiants se mirent à côté l’un de l’autre.

– Que faut-il faire maintenant&|160;? dit Eugène à Bianchon.

– Mais je lui ai fermé les yeux, et je l’ai convenablementdisposé. Quand le médecin de la mairie aura constaté le décès quenous irons déclarer, on le coudra dans un linceul, et onl’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne&|160;?

– Il ne flairera plus son pain comme ça, dit un pensionnaire enimitant la grimace du bonhomme.

– Sacrebleu, messieurs, dit le répétiteur, laissez donc le pèreGoriot, et ne nous en faites plus manger, car on l’a mis à toutesauce depuis une heure. Un des privilèges de la bonne ville deParis, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourir sans quepersonne fasse attention à vous. Profitons donc des avantages de lacivilisation. Il y a soixante morts aujourd’hui, voulez-vous nousapitoyer sur les hécatombes parisiennes&|160;? Que le père Goriotsoit crevé, tant mieux pour lui&|160;! Si vous l’adorez, allez legarder, et laissez-nous manger tranquillement, nous autres.

– Oh&|160;! oui, dit la veuve, tant mieux pour lui qu’il soitmort&|160;! Il paraît que le pauvre homme avait bien du désagrémentsa vie durant.

Ce fut la seule oraison funèbre d’un être qui, pour Eugène,représentait la Paternité. Les quinze pensionnaires se mirent àcauser comme à l’ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eurentmangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de laconversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes etindifférentes, leur insouciance, tout les glaça d’horreur. Ilssortirent pour aller chercher un prêtre qui veillât et priâtpendant la nuit près du mort. Il leur fallut mesurer les derniersdevoirs à rendre au bonhomme sur le peu d’argent dont ilspourraient disposer. Vers neuf heures du soir, le corps fut placésur un fond sanglé, entre deux chandelles, dans cette chambre nue,et un prêtre vint s’asseoir auprès de lui. Avant de se coucher,Rastignac, ayant demandé des renseignements à l’ecclésiastique surle prix du service à faire et sur celui des convois, écrivit un motau baron de Nucingen et au comte de Restaud en les priant d’envoyerleurs gens d’affaires afin de pourvoir à tous les frais del’enterrement. Il leur dépêcha Christophe, puis il se coucha ets’endormit accablé de fatigue. Le lendemain matin, Bianchon etRastignac furent obligés d’aller déclarer eux-mêmes le décès, quivers midi fut constaté. Deux heures après, aucun des deux gendresn’avait envoyé d’argent, personne ne s’était présenté en leur nom,et Rastignac avait été forcé déjà de payer les frais du prêtre.Sylvie ayant demandé dix francs pour ensevelir le bonhomme et lecoudre dans un linceul, Eugène et Bianchon calculèrent que, si lesparents du mort ne voulaient se mêler de rien, ils auraient à peinede quoi pourvoir aux frais. L’étudiant en médecine se chargea doncde mettre lui-même le cadavre dans une bière de pauvre qu’il fitapporter de son hôpital, où il l’eut à meilleur marché.

– Fais une farce à ces drôles-là, dit-il à Eugène. Va acheter unterrain, pour cinq ans, au Père-Lachaise, et commande un service detroisième classe à l’église et aux Pompes Funèbres. Si les gendreset les filles se refusent à te rembourser, tu feras graver sur latombe :  » Ci-gît monsieur Goriot, père de la comtesse de Restaud etde la baronne de Nucingen, enterré aux frais de deux étudiants. »

Eugène ne suivit le conseil de son ami qu’après avoir étéinfructueusement chez monsieur et madame de Nucingen et chezmonsieur et madame de Restaud. Il n’alla pas plus loin que laporte. Chacun des concierges avait des ordres sévères.

– Monsieur et madame, dirent-ils, ne reçoivent personne&|160;;leur père est mort, et ils sont plongés dans la plus vivedouleur.

Eugène avait assez l’expérience du monde parisien pour savoirqu’il ne devait pas insister. Son cœur se serra étrangement quandil se vit dans l’impossibilité de parvenir jusqu’à Delphine.

 » Vendez une parure, lui écrivit-il chez le concierge, et quevotre père soit décemment conduit à sa dernière demeure.  »

Il cacheta ce mot, et pria le concierge du baron de le remettreà Thérèse pour sa maîtresse&|160;; mais le concierge le remit aubaron de Nucingen qui le jeta dans le feu. Après avoir fait toutesses dispositions, Eugène revint vers trois heures à la pensionbourgeoise, et ne put retenir une larme quand il aperçut à cetteporte bâtarde la bière à peine couverte d’un drap noir, posée surdeux chaises dans cette rue déserte. Un mauvais goupillon, auquelpersonne n’avait encore touché, trempait dans un plat de cuivreargenté plein d’eau bénite. La porte n’était pas même tendue denoir. C’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants,ni amis, ni parents. Bianchon, obligé d’être à son hôpital, avaitécrit un mot à Rastignac pour lui rendre compte de ce qu’il avaitfait avec l’église. L’interne lui mandait qu’une messe était horsde prix, qu’il fallait se contenter du service moins coûteux desvêpres, et qu’il avait envoyé Christophe avec un moi aux PompesFunèbres. Au moment où Eugène achevait de lire le griffonnage deBianchon, il vit entre les mains de madame Vauquer le médaillon àcercle d’or où étaient les cheveux des deux filles.

– Comment avez-vous osé prendre ça&|160;? lui dit-il.

– Pardi&|160;! fallait-il l’enterrer avec&|160;? réponditSylvie, c’est en or.

– Certes&|160;! reprit Eugène avec indignation, qu’il emporte aumoins avec lui la seule chose qui puisse représenter ses deuxfilles.

Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, ladécloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme uneimage qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaientjeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas, comme il l’avaitdit dans ses cris d’agonisant. Rastignac et Christopheaccompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait lepauvre homme à Saint-Etienne-du-Mont, église peu distante de la rueNeuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à unepetite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiantchercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Ilfut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre lesderniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bonspourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et lebedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoirprononcer une parole.

– Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave ethonnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre,qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal.

Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent etdonnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dansune époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis.Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera , le Deprofundis . Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’uneseule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, quiconsentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.

– Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons allervite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures etdemie.

Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard,deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud etcelle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoijusqu’au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot futdescendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de sesfilles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite lacourte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quandles deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur labière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressantà Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sapoche et n’y trouva rien, il fut forcé d’emprunter vingt sous àChristophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignacun accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humidecrépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sadernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintesémotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où ellestombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa lesbras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe lequitta.

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut ducimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rivesde la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeuxs’attachèrent presque avidement entre la colonne de la placeVendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde danslequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruchebourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel,et dit ces mots grandioses : « A nous deux maintenant&|160;! »

Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société,

Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.

Saché, septembre 1834.

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