Les Mystères du peuple – Tome II

Les Mystères du peuple – Tome II

d’ Eugène Sue

Partie 1

LA CLOCHETTE D’AIRAIN ou LE CHARIOT DE LA MORT – AN 56 À 40 AVANT JÉSUS-CHRIST.

Chapitre 1

 

Albinik, le marin, et sa femme Méroë,vêtue en matelot, partent seuls du camp gaulois pour aller braver le lion dans sa tanière. – Leur voyage. – Ils assistent à un spectacle que nul n’avait vu jusqu’alors et que nul ne verra jamais. – Arrivée des deux époux au camp de César.– Les cinq pilotes crucifiés. – Le souper de César. –L’interrogatoire. – La jeune esclave maure. – Le réfractaire mutilé. – L’épreuve. – L’hospitalité de César. – Albinik et Méroë sont séparés. – Ce qui apparaît à Méroë dans la tente où elle a été renfermée seule.

 

Albinik, le marin, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ; Méroë, la chère et bien-aimée femme d’Albinik, ont, pendant une nuit et un jour, assisté à un spectacle dont ils frémissent encore.

Ce spectacle, nul ne l’avait vu jusqu’ici, nul ne le verra désormais !

L’appel aux armes, fait par les druides de la forêt de Karnak, et par le chef des cent vallées, avait été entendu.

Le sacrifice d’Hêna la vierge de l’île de Sên,semblait agréable à Hésus, puisque toutes les populations de la Bretagne, du nord au midi, de l’orient à l’occident, s’étaient soulevées pour combattre les Romains. Les tribus du territoire de Vannes et d’Auray, celles des montagnes d’Arès et d’autres encore,se sont réunies devant la ville de Vannes, sur la rive gauche, et presque à l’embouchure de la rivière qui se jette dans la grandebaie du Morbihan : cette position redoutable, située à dixlieues de Karnak, et où devaient se réunir toutes les forcesgauloises, a été choisie par le chef des cent vallées, élugénéral en chef de l’armée.

Les tribus, laissant derrière elles leurschamps, leurs troupeaux, leurs maisons, étaient rassemblées,hommes, femmes, enfants, vieillards, et campaient autour de laville de Vannes, où se trouvaient aussi Joel, ceux de sa famille etde sa tribu. Albinik, le marin, ainsi que sa femme Méroë, ont tousdeux quitté le camp, vers le coucher du soleil, pour entreprendreune longue marche. Depuis son mariage avec Albinik (il est fier dele dire), Méroë a toujours été la compagne de ses voyages ou de sesdangers sur mer. Alors, comme lui, elle portait le costume demarin ; comme lui, elle savait au besoin mettre la main augouvernail, manier la rame ou la hache, car son cœur est ferme, sonbras est fort.

Ce soir-là, avant de quitter l’armée gauloise,Méroë a revêtu ses habits de matelot : une courte saie delaine brune, serrée par une ceinture de cuir, de larges braies detoile blanche tombant au-dessous du genou, et des bottines de peaude veau marin ; elle porte son court mantel à capuchon, surson épaule gauche et sur ses cheveux flottants un bonnet decuir ; de sorte qu’à son air résolu, à l’agilité de sadémarche, à la perfection de son mâle et doux visage, on pouvaitprendre Méroë pour un de ces jeunes garçons, dont la beauté faitrêver les vierges à fiancer. Albinik aussi est vêtu en marin ;il a jeté sur son dos un sac contenant des provisions pour laroute, et les larges manches de sa saie laissent voir son brasgauche enveloppé jusqu’au coude dans un linge ensanglanté.

Les deux époux avaient quitté depuis peud’instants les environs de Vannes, lorsque Albinik, s’arrêtanttriste et attendri, a dit à sa femme :

– Il en est temps encore… songes-y… Nousallons braver le lion jusque dans son repaire ; il est rusé,défiant et féroce… c’est peut-être pour nous l’esclavage, latorture, la mort… Méroë, laisse-moi accomplir seul ce voyage etcette entreprise, auprès de laquelle un combat acharné ne seraitqu’un jeu… Retourne auprès de mon père et de ma mère, dont tu esaussi la fille.

– Albinik, il fallait attendre la nuitnoire pour me dire cela… tu ne m’aurais pas vue rougir de honte àcette pensée : tu me crois lâche !…

Et la jeune femme, en répondant ces mots, ahâté sa marche, au lieu de retourner en arrière.

– Qu’il en soit ainsi que le veut toncourage et ton amour pour moi… – lui a dit son mari. – Qu’Hêna, masainte sœur, qui est ailleurs, te protège auprès deHésus !…

Tous deux ont continué leur chemin à traversune route montueuse, qui aboutit et se prolonge sur les cimes d’unechaîne de collines très-élevées. Les deux voyageurs eurent ainsi àleurs pieds et devant eux une suite de profondes et fertilesvallées : aussi loin que le regard pouvait s’étendre, ilsvirent ici des villages, là des bourgades, ailleurs des fermesisolées, plus loin une ville florissante, traversée par un bras dela rivière, où étaient de loin en loin amarrés de grands bateauxchargés de gerbes de blé, de tonneaux de vin et de fourrages.

Mais, chose étrange, la soirée était sereine,et l’on ne voyait dans les pâturages aucun de ces grands troupeauxde bœufs et de moutons qui ordinairement y paissaient jusqu’à lanuit ; aucun laboureur ne paraissait non plus dans les champs,et pourtant c’était l’heure où, par tous les sentiers, par tous leschemins, les campagnards commençaient à regagner leurs maisons, carle soleil s’abaissait de plus en plus. Cette contrée, la veilleencore si peuplée… semblait déserte.

Les deux époux se sont arrêtés pensifs,contemplant ces terres fertiles, ces richesses de la nature, cetteopulente cité, ces bourgs, ces maisons. Alors, songeant à ce quiallait arriver dans quelques instants, dès que le soleil seraitcouché et la lune levée, Albinik et Méroë ont frissonné de douleur,d’épouvante, les larmes ont coulé de leurs yeux, et ils sont tombésà genoux, les yeux attachés avec angoisse sur la profondeur de cesvallées, que l’ombre envahissait de plus en plus… Le soleil avaitdisparu ; mais la lune, alors dans son décours, ne paraissaitpas encore…

Il y eut ainsi, entre le coucher du soleil etle lever de la lune, un assez long espace de temps. Cela futpoignant pour les deux époux, comme l’attente certaine de quelquegrand malheur.

– Vois, Albinik, – a dit tout bas lajeune femme à son époux, quoiqu’ils fussent seuls, car il est desinstants redoutables où l’on se parlerait bas au milieu d’undésert, – vois donc… pas une lumière ! pas une !… dansces maisons… dans ces villages… dans cette ville… La nuit estvenue… et tout dans ces demeures reste ténébreux comme la nuit…

– Les habitants de ce pays vont semontrer dignes de leurs frères, – a répondu Albinik avec respect. –Ceux-là aussi vont répondre à la voix de nos druides vénérés, et àcelle du chef des cent vallées…

– Oui, à l’effroi dont je suis saisie, jesens que nous allons voir une chose que nul n’a vue jusqu’ici… quenul ne verra peut-être désormais…

– Méroë, aperçois-tu là-bas… tout là-bas…derrière la cime de cette forêt… une faible lueurblanche ?…

– Je la vois… c’est la lune qui vabientôt paraître… Le moment approche… Je me sens frappéed’épouvante… Pauvres femmes !… pauvres enfants !…

– Pauvres laboureurs !… ils vivaientdepuis tant d’années, heureux sur cette terre de leurs pères !sur cette terre fécondée par le travail de tant degénérations !… Pauvres artisans ! ils trouvaientl’aisance dans leurs rudes métiers !… Oh ! lesmalheureux !… les malheureux !… Quelque chose égale leurgrande infortune… c’est leur héroïsme !… Méroë… Méroë !…– s’est écrié Albinik, – la lune paraît… Cet astre sacré de laGaule va donner le signal du sacrifice…

– Hésus !… Hésus !… – a répondula jeune femme, les joues baignées de larmes, – ton courroux nes’apaisera jamais si ce dernier sacrifice ne le calme pas…

La lune s’était levée radieuse au milieu desétoiles ; elle inondait l’espace d’une si éclatante lumière,que les deux époux voyaient comme en plein jour, et jusqu’aux pluslointains horizons, le pays qui s’étendait à leurs pieds.

Soudain, un léger nuage de fumée, d’abordblanchâtre, puis noire, puis bientôt nuancée des teintes rougesd’un incendie qui s’allume, s’éleva au-dessus de l’un des villagesdisséminés dans la plaine.

– Hésus !… Hésus !… – s’écriaMéroë, tout en cachant sa figure dans le sein de son épouxagenouillé près d’elle, – tu as dit vrai : l’astre sacré de laGaule a donné le signal du sacrifice… il s’accomplit…

– Oh ! liberté !… – s’est écriéAlbinik, – sainte liberté !…

Il n’a pu achever… Sa voix s’est éteinte dansles pleurs, tandis qu’il serrait avec force sa femme éplorée entreses bras.

Méroë n’est pas restée la figure cachée dansle sein de son époux plus de temps qu’il n’en faudrait à une mèrepour baiser le front, la bouche et les yeux de son enfantnouveau-né…

Et lorsque Méroë, relevant la tête, a oséregarder au loin… ce n’était plus seulement une maison, un village,un bourg, une ville, de cette longue suite de vallées, quidisparaissait dans des flots de fumée noire teinte des lueursrouges de l’incendie qui s’allume !

C’étaient toutes les maisons… tous lesvillages… tous les bourgs, toutes les villes… de cette longue suitede vallées que l’incendie dévorait…

Du nord au midi, de l’orient à l’occident,tout était incendie ! les rivières elles-mêmes semblaientrouler des flammes sous leurs bateaux chargés de grains, detonneaux, de fourrages, aussi embrasés, qui s’abîmaient dans leseaux.

Tour à tour le ciel était obscurci pard’immenses nuages de fumée, ou enflammé par d’innombrables colonnesde feu.

D’un bout à l’autre, cette vallée ne futbientôt plus qu’une fournaise, qu’un océan de flammes…

Et non-seulement les maisons, les bourgs, lesvilles de ces vallées ont été livrés aux ravages de l’incendie,mais il en a été ainsi de toutes les contrées qu’Albinik et Méroëont traversées durant une nuit et un jour de marche qu’ils ont misà se rendre de Vannes à l’embouchure de la Loire, où était établile camp de César[1].

Oui, tous ces pays ont été incendiés par leurshabitants, et ils ont abandonné ces ruines fumantes pour aller sejoindre à l’armée gauloise, rassemblée aux environs de Vannes.

Ainsi a été obéie la voix du chef des centvallées, qui avait dit ces paroles, répétées de proche enproche, de village en village, de cité en cité :

« Que dans trois nuits, à l’heure où lalune, l’astre sacré de la Gaule, se lèvera, tout le pays, de Vannesà la Loire, soit incendié ! Que César et son armée ne trouventsur leur passage ni hommes, ni toits, ni vivres, ni fourrages, etpartout… partout… des cendres, la famine, le désert et lamort !… »

Cela a été fait ainsi que l’ont ordonné lesdruides et le chef des cent vallées[2].

Ceux-là, qui ont assisté à ce dévouementhéroïque de chacun et de tous au salut de la patrie, ont vu unechose que personne n’avait vue… une chose que personne ne verrapeut-être plus désormais… Ainsi, du moins, ont été expiées cesfatales dissensions, ces rivalités de province à province, quipendant trop longtemps, et pour le triomphe de leurs ennemis, ontdivisé les Gaulois.

La nuit s’est passée, le jour aussi, et lesdeux époux ont traversé tout le pays incendié, depuis Vannesjusqu’à l’embouchure de la Loire, dont ils approchaient. Au soleilcouché, ils sont arrivés à un endroit où la route qu’ils suivaientse partageait en deux.

– De ces deux chemins, lequelprendre ? – dit Albinik ; – l’un doit nous rapprocher ducamp de César, l’autre doit nous en éloigner.

Après avoir un instant réfléchi, la jeunefemme répondit :

– Il faut monter sur cet arbre, les feuxdu camp nous indiqueront notre route.

– C’est vrai, – dit le marin ; etconfiant dans l’agilité de sa profession, il se disposait à grimperà l’arbre ; mais s’arrêtant, il dit :

– J’oubliais qu’il me manque une main… Jene saurais monter.

Le beau visage de la jeune femme s’attrista etelle reprit :

– Tu souffres, Albinik ?Hélas ! toi, ainsi mutilé ?

– Prend-on le loup de mer sansappât[3] ?

– Non…

– Que la pêche soit bonne, – repritAlbinik, – je ne regretterai pas d’avoir donné ma main pouramorce…

La jeune femme soupira, et après avoir regardél’arbre pendant un instant, elle dit à son époux :

– Adosse-toi à ce chêne : je mettraimon pied dans le creux de ta main, ensuite sur ton épaule, et deton épaule j’atteindrai cette grosse branche…

– Hardie et dévoué !… tu es toujoursla chère épouse de mon cœur, aussi vrai que ma sœur Hêna est unesainte ! – répondit tendrement Albinik.

Et s’adossant à l’arbre, il reçut dans sa mainrobuste le petit pied de sa compagne, si leste, si légère, qu’ilput, grâce à la vigueur de son bras, la soutenir pendant qu’ellelui posait son autre pied sur l’épaule ; de là, elle gagna lapremière grosse branche, puis, montant de rameau en rameau, elleatteignit la cime du chêne, jeta au loin les yeux, et aperçut versle Midi, au-dessous d’un groupe de sept étoiles, la lueur deplusieurs feux. Elle redescendit, agile comme un oiseau quisautille de branche en branche, et, appuyant enfin ses pieds surl’épaule du marin, d’un bond elle fut à terre, en disant :

– Il nous faut aller vers le Midi, dansla direction de ces sept étoiles… les feux du camp de César sont dece côté.

– Alors, prenons cette route, – reprit lemarin en indiquant le plus étroit des deux chemins. Et les deuxvoyageurs poursuivirent leur marche.

Au bout de quelques pas, la jeune femmes’arrêta, et parut chercher dans ses vêtements.

– Qu’as-tu, Méroë ?

– Attends-moi ; j’ai, en montant àl’arbre, laissé tomber mon poignard ; il se sera détaché de laceinture que j’ai sous ma saie.

– Par Hésus ! il nous faut retrouverce poignard, – dit Albinik en revenant vers l’arbre. – Tu as besoind’une arme, et celle-ci, mon frère Mikaël l’a forgée, trempéelui-même, elle peut percer une pièce de cuivre.

– Oh ! je retrouverai cepoignard ! Albinik. Avec cette petite lame d’acier bieneffilée, on a réponse à tout… et dans tous les langages.

Après quelques recherches au pied du chêne,elle retrouva son poignard ; il était renfermé dans une gaine,long à peine comme une plume de poule, et guère plus gros. Méroël’assujettit de nouveau sous sa saie, et se remit en route avec sonépoux. Après une assez longue marche, à travers des chemins creux,tous deux arrivèrent dans une plaine : on entendait, très auloin le grand bruit de la mer ; sur une colline on apercevaitles lueurs de plusieurs feux.

– Voici enfin le camp de César ! –dit Albinik en s’arrêtant : – le repaire du lion…

– Le repaire du fléau de la Gaule… Viens…viens… la soirée s’avance.

– Méroë !… voici donc le momentvenu !…

– Hésiterais-tu, maintenant ?…

– Il est trop tard… Mais j’aimerais mieuxun loyal combat à ciel ouvert… vaisseau contre vaisseau… soldatscontre soldats… épée contre épée… Ah ! Méroë… pour nous,Gaulois, qui, méprisant les embuscades comme des lâchetés,attachons des clochettes d’airain aux fers de nos lances, afind’avertir l’ennemi de notre approche, venir ici…traîtreusement…

– Traîtreusement ! – s’écria lajeune femme. – Et opprimer un peuple libre… est-ce loyal ?Réduire ses habitants en esclavage… les expatrier par troupeaux, lecollier de fer au cou… est-ce loyal ?… Massacrer lesvieillards, les enfants… livrer les femmes et les vierges auxviolences des soldats… est-ce loyal ?… Et maintenant, tuhésiterais… après avoir marché tout un jour, tout une nuit, auxclartés de l’incendie… au milieu de ces ruines fumantes, qu’ontfaites l’horreur de l’oppression romaine !… Non… non… pourexterminer les bêtes féroces, tout est bon : l’épieu comme lepiège… Hésiter… hésiter ! ! ! Réponds,Albinik !… Sans parler de ta mutilation volontaire… sansparler des dangers que nous bravons en entrant dans ce camp… neserons-nous pas, si Hésus aide ton projet, les premières victimesde cet immense sacrifice que nous voulons faire aux dieux ?…Va, crois-moi, qui donne sa vie n’a jamais à rougir… et par l’amourque je te porte ! par le sang virginal de notre sœur Hêna…j’ai à cette heure, je te le jure, la conscience d’accomplir undevoir sacré… Viens, viens… la soirée s’avance…

– Ce que Méroë, la juste et la vaillante,trouve juste et vaillant doit être ainsi… – dit Albinik en pressantsa compagne contre sa poitrine. – Oui… oui… pour exterminer lesbêtes féroces tout est bon : l’épieu comme le piège… Qui donnesa vie n’a pas à rougir… Viens…

Les deux époux hâtèrent leur marche vers leslueurs du camp de César. Au bout de quelques instants, ilsentendirent, à peu de distance, résonner sur le sol le pas réglé deplusieurs soldats et le cliquetis des sabres sur les armures defer ; puis à la clarté de la lune ils virent briller descasques d’acier à aigrettes rouges.

– Ce sont des soldats de ronde quiveillent autour du camp, – dit Albinik. – Allons à eux…

Et ils eurent bientôt rejoint les soldatsromains, dont ils furent aussitôt entourés. Albinik avait apprisdans la langue des Romains ces seuls mots : « Nous sommesGaulois bretons ; nous voulons parler à César. » Tellesfurent les premières paroles du marin aux soldats. Ceux-ci,apprenant ainsi que les deux voyageurs appartenaient à l’une desprovinces soulevées en armes, traitèrent rudement ceux qu’ilsregardèrent comme leurs prisonniers, les garrottèrent et lesconduisirent au camp.

Ce camp, ainsi que tous ceux des Romains,était défendu par un fossé large et profond, au delà duquels’élevaient des palissades et un retranchement de terre très-élevé,où veillaient des soldats de guet.

Albinik et Méroë furent d’abord conduits àl’une des portes du retranchement. À côté de cette porte, ils ontvu, souvenir cruel… cinq grandes croix de bois : à chacuned’elles était crucifié un marin gaulois, aux vêtements tachés desang. La lumière de la lune éclairait ces cadavres…

– On ne nous avait pas trompés, – dittout bas Albinik à sa compagne ; – les pilotes ont étécrucifiés après avoir subi d’affreuses tortures, plutôt que devouloir piloter la flotte de César sur les côtes de Bretagne.

– Leur faire endurer la torture… la mortsur la croix… – répondit Méroë, – est-ce loyal ?…Hésiterais-tu encore ?… Parleras-tu de traîtrise ?…

Albinik n’a rien répondu ; mais il aserré dans l’ombre la main de sa compagne. Amenés devant l’officierqui commandait le poste, le marin répéta les seuls mots qu’il sûtdans la langue des Romains : « Nous sommes Gauloisbretons ; nous voulons parler à César. » En ces temps deguerre, les Romains enlevaient ou retenaient souvent les voyageurs,afin de savoir par eux ce qui se passait dans les provincesrévoltées. César avait donné l’ordre de toujours lui amener lesprisonniers ou les transfuges qui pouvaient l’éclairer sur lesmouvements des Gaulois.

Les deux époux ne furent donc pas surpris dese voir, selon leur secret espoir, conduits à travers le campjusqu’à la tente de César, gardée par l’élite de ses vieux soldatsespagnols, chargés de veiller sur sa personne.

Albinik et Méroë, amenés dans la tente deCésar, le fléau de la Gaule, ont été délivrés de leurs liens ;ils ont tâché de contenir l’expression de leur haine, et ontregardé autour d’eux avec une sombre curiosité.

Voilà ce qu’ils ont vu :

La tente du général romain, recouverte audehors de peaux épaisses, comme toutes les tentes du camp, étaitornée au dedans d’une étoffe de couleur pourpre, brodée d’or et desoie blanche ; le sol battu disparaissait sous un tapis depeaux de tigre. César achevait de souper, à demi couché sur un litde campagne que cachait une grande peau de lion, dont les onglesétaient d’or et la tête ornée d’yeux d’escarboucles. À portée dulit, sur une table basse, les deux époux virent de grands vasesd’or et d’argent précieusement ciselés, des coupes enrichies depierreries. Assise humblement au pied du lit de César (tristespectacle pour une femme libre), Méroë vit une jeune et belleesclave, africaine sans doute, car ses vêtements blancs faisaientressortir davantage encore son teint couleur de cuivre, oùbrillaient ses grands yeux noirs ; elle les leva lentement surles deux étrangers, tout en caressant un grand lévrier fauve,étendu à ses côtés ; elle semblait aussi craintive que lechien.

Les généraux, les officiers, les secrétaires,les jeunes et beaux affranchis de César, se tenaient debout autourde son lit, tandis que des esclaves noirs d’Abyssinie, portant aucou, aux poignets et aux chevilles, des ornements de corail,restaient immobiles comme des statues, tenant à la main desflambeaux de cire parfumée, dont la clarté faisait étinceler lessplendides armures des Romains.

César, devant qui Albinik et Méroë ont baisséle regard, de crainte de trahir leur haine, César avait quitté sesarmes pour une longue robe de soie richement brodée ; sa têteétait nue, rien ne cachait son grand front chauve, de chaque côtéduquel ses cheveux bruns étaient aplatis. La chaleur du vin desGaules, dont il buvait, dit-on, presque chaque soir outre mesure,rendait ses yeux brillants, et colorait ses joues pâles ; safigure était impérieuse, son sourire moqueur et cruel. Ils’accoudait sur son lit, tenant de sa main, amaigrie par ladébauche, une large coupe d’or enrichie de perles ; il la vidalentement et à plusieurs reprises, tout en attachant son regardpénétrant sur les deux prisonniers, placés de telle sortequ’Albinik cachait presque entièrement Méroë.

César dit en langue romaine quelques paroles àses officiers. Ils se mirent à rire, l’un d’eux s’approcha des deuxépoux, repoussa brusquement Albinik en arrière, prit Méroë par lamain, et la força ainsi de s’avancer de quelques pas, afin, sansdoute, que le général pût la contempler plus à son aise, ce qu’ilfit en tendant de nouveau, et sans se retourner, sa coupe vide àl’un de ses jeunes échansons.

Albinik sait se vaincre ; il reste calmeen voyant sa chaste femme rougir sous les regards effrontés deCésar. Celui-ci a bientôt appelé à lui un homme richement vêtu,l’un de ses interprètes, qui, après quelques mots échangés avec legénéral romain, s’est approché de Méroë, et lui a dit en languegauloise :

– César demande si tu es fille ougarçon ?

– Moi et mon compagnon, nous fuyons lecamp gaulois… – répondit ingénument Méroë. – Que je sois fille ougarçon, peu importe à César…

À ces paroles, que l’interprète lui traduisit,César se prit à rire d’un rire cynique. Il parut confirmer d’unsigne de tête la réponse de Méroë, tandis que les officiers romainspartageaient la gaieté de leur général. César continuait de vidercoupe sur coupe, en attachant sur l’épouse d’Albinik des yeux deplus en plus ardents ; il dit quelques mots à l’interprète, etcelui-ci commença l’interrogatoire des deux prisonniers,transmettant à mesure leurs réponses au général qui lui indiquaitensuite de nouvelles questions.

– Qui êtes-vous ? – a ditl’interprète ; – d’où venez-vous ?

– Nous sommes Bretons, – réponditAlbinik. – Nous venons du camp gaulois, établi sous les murs deVannes, à deux journées de marche d’ici…

– Pourquoi as-tu abandonné l’arméegauloise ?

Albinik ne répondit rien, développa le lingeensanglanté dont son bras était entouré. Les Romains virent alorsqu’il n’avait plus sa main gauche. L’interprète reprit :

– Qui t’as mutilé ainsi ?

– Les Gaulois.

– Mais tu es Gaulois toi-même ?

– Peu importe au chef des centvallées.

Au nom du chef des cent vallées,César a froncé les sourcils, son visage a exprimé la haine etl’envie.

L’interprète a dit à Albinik : – Expliquetoi.

– Je suis marin, je commande un vaisseaumarchand ; moi et plusieurs autres capitaines, nous avons reçul’ordre de transporter par mer des gens armés et de les débarquerdans le port de Vannes, par la baie du Morbihan. J’ai obéi ;un coup de vent a rompu un de mes mâts ; mon vaisseau estarrivé le dernier de tous. Alors… le chef des cent valléesm’a fait appliquer la peine des retardataires… Mais il a étégénéreux, il m’a fait grâce de la mort ; il m’a donné àchoisir entre la perte du nez, des oreilles ou d’un membre. J’aiété mutilé… non pour avoir manqué de courage ou d’ardeur… cela eûtété juste… je me serais soumis sans me plaindre aux lois de monpays…

– Mais ce supplice inique, – repritMéroë, – Albinik la subi parce que le vent de mer s’est levé contrelui… Autant punir de mort celui qui ne peut voir clair dans la nuitnoire… celui qui ne peut obscurcir la lumière du soleil !

– Et cette mutilation me couvre à jamaisd’opprobre, – s’est écrié Albinik. – À tous elle dit :Celui-là est un lâche… Je n’avais jamais connu la haine :maintenant mon âme en est remplie ! périsse cette patriemaudite, où je ne peux plus vivre que déshonoré ! périsse saliberté ! périssent ceux de mon peuple, pourvu que je soisvengé du chef des cent vallées !… Pour cela jedonnerais avec joie les membres qu’il m’a laissés. Voilà pourquoije suis ici avec ma compagne. Partageant ma honte, elle partage mahaine. Cette haine nous l’offrons à César ; qu’il en use à songré, qu’il nous éprouve ; notre vie répond de notre sincérité…Quant aux récompenses, nous n’en voulons pas.

– La vengeance… voilà ce qu’il nous faut,– ajouta Méroë.

– En quoi pourrais-tu servir César contrele chef des cent vallées ? – a dit l’interprète àAlbinik.

– J’offre à César de le servir commemarin, comme soldat, comme guide, comme espion même, s’il leveut.

– Pourquoi n’as-tu pas cherché à tuerle chef des cent vallées… pouvant approcher de lui dans lecamp gaulois ? – dit l’interprète au marin. – Tu te seraisainsi vengé.

– Aussitôt après la mutilation de monépoux, – reprit Méroë, – nous avons été chassés du camp : nousne pouvions y rentrer.

L’interprète s’entretint de nouveau avec legénéral romain, qui, tout en écoutant, ne cessait de vider sa coupeet de poursuivre Méroë de ses regards audacieux.

– Tu es marin, dis-tu ? – repritl’interprète ; – tu commandais un vaisseau decommerce ?

– Oui.

– Et… es-tu bon marin ?

– J’ai vingt-huit ans ; depuis l’âgede douze ans je voyage sur mer ; depuis quatre ans je commandeun vaisseau.

– Connais-tu bien la côte depuis Vannesjusqu’au canal qui sépare la Grande-Bretagne de la Gaule ?

– Je suis du port de Vannes, près de laforêt de Karnak. Depuis plus de seize ans je naviguecontinuellement sur ces côtes…

– Serais-tu bon pilote ?

– Que je perde les membres que m’alaissés le chef des cent vallées s’il est une baie, uncap, un îlot, un écueil, un banc de sable, un brisant, que je neconnaisse, depuis le golfe d’Aquitaine jusqu’à Dunkerque.

– Tu vantes ta science de pilote ;comment la prouveras-tu ?

– Nous sommes près de la côte : pourqui n’est pas bon et hardi marin, rien de plus dangereux que lanavigation de l’embouchure de la Loire en remontant vers lenord.

– C’est vrai, – répondit l’étranger. –Hier encore une galère romaine a échoué et s’est perdue sur un bancde sable.

– Qui pilote bien un bateau, – ditAlbinik, – pilote bien une galère, je pense ?

– Oui.

– Faites-nous conduire demain matin surla côte ; je connais les bateaux pêcheurs du pays : macompagne et moi nous suffirons à la manœuvre, et du haut du rivage.César nous verra raser les écueils, les brisants, et nous en jouercomme le corbeau de mer se joue des vagues qu’il effleure. AlorsCésar me croira capable de piloter sûrement une galère sur lescôtes de Bretagne.

L’offre d’Albinik ayant été traduite à Césarpar l’interprète, celui-ci reprit :

– L’épreuve que tu proposes, nousl’acceptons… Demain matin elle aura lieu… Si elle prouve ta sciencede pilote, peut-être, en prenant toute garantie contre ta trahison,si tu voulais nous tromper, peut-être seras-tu chargé d’une missionqui servira ta haine… plus que tu ne l’espères ; mais il tefaudrait pour cela gagner toute la confiance de César.

– Que faire ?

– Tu dois connaître les forces, les plansde l’armée gauloise. Prends garde de mentir, nous avons eu déjà desrapports à ce sujet ; nous verrons si tu es sincère, sinon lechevalet de torture n’est pas loin d’ici.

– Arrivé à Vannes le matin, arrêté, jugé,supplicié presque aussitôt, et ensuite chassé du camp gaulois, jen’ai pu savoir les délibérations du conseil tenu la veille, –répondit Albinik ; – mais la situation était grave, car à ceconseil les femmes ont été appelées ; il a duré depuis lesoleil couché jusqu’à l’aube. Le bruit répandu était que de grandsrenforts arrivaient à l’armée gauloise.

– Quels étaient ces renforts ?

– Les tribus du Finistère et desCôtes du Nord, celles de Lisieux,d’Amiens, du Perche. On disait même que desguerriers du Brabant arrivaient par mer…

Après avoir traduit la réponse d’Albinik àCésar, l’interprète reprit :

– Tu dis vrai… tes paroles s’accordentavec les rapports qui nous ont été faits… mais quelques éclaireursde l’armée, revenus ce soir, ont apporté la nouvelle que de deux outrois lieues d’ici… on apercevait du côté du nord les lueurs d’unincendie… Tu viens du nord ? as-tu connaissance decela ?

– Depuis les environs de Vannes jusqu’àtrois lieues d’ici, – a répondu Albinik, – il ne reste ni uneville, ni un bourg, ni un village, ni une maison… ni un sac de blé,ni une outre de vin, ni un bœuf, ni un mouton, ni une meule defourrage, ni un homme, ni une femme, ni un enfant…Approvisionnements, bétail, richesses, tout ce qui n’a pu êtreemmené, a été livré aux flammes par les habitants… À l’heure où jete parle, toutes les tribus des contrées incendiées se sontralliées à l’armée gauloise, ne laissant derrière elles qu’undésert couvert de ruines fumantes.

À mesure qu’Albinik avait parlé, la surprisede l’interprète était devenue croissante et profonde ; dansson effroi il semblait n’oser croire à ce qu’il entendait, ethésiter à apprendre à César cette redoutable nouvelle… Enfin il s’yrésigna…

Albinik ne quitta pas César des yeux, afin delire sur son visage quelle impression lui causeraient les parolesde l’interprète.

Bien dissimulé était, dit-on, le généralromain ; mais à mesure que parlait l’interprète, la stupeur,la crainte, la fureur, et aussi le doute, se trahissaient sur lafigure de l’oppresseur de la Gaule… Ses officiers, ses conseillers,se regardaient avec consternation, et échangeaient à voix basse desparoles qui semblaient pleines d’angoisse.

Alors César, se redressant brusquement sur sonlit, adressa quelques brèves et violentes paroles à l’interprète,qui dit aussitôt au marin :

– César t’accuse de mensonge… Un teldésastre est impossible… Aucun peuple n’est capable d’un pareilsacrifice… Si tu as menti, tu expieras ton crime dans lestortures !…

Albinik et Méroë éprouvèrent une joie profondeen voyant la consternation, la fureur du Romain, qui ne pouvait serésoudre à croire à cette héroïque résolution si fatale pour sonarmée… Mais les deux époux cachèrent cette joie, et Albinikrépondit :

– César a dans son camp des cavaliersnumides, aux chevaux infatigables : qu’à l’instant il lesenvoie en éclaireurs ; qu’ils parcourent non-seulement toutesles contrées que nous venons de traverser en une nuit et un jour demarche, mais qu’ils étendent leur course vers l’orient, du côté dela Touraine, qu’ils aillent plus loin encore, jusqu’au Berri… etaussi loin que leurs chevaux pourront les porter, ils traverserontdes contrées désertes, ravagées par l’incendie.

À peine Albinik eut-il prononcé ces paroles,que le général romain donna des ordres à plusieurs de sesofficiers ; ils sortirent en hâte de sa tente, tandis que lui,revenant à sa dissimulation habituelle, et, sans doute, regrettantd’avoir trahi ses craintes en présence de transfuges gaulois,affecta de sourire, se coucha de nouveau sur sa peau de lion,tendit encore sa coupe à l’un de ses échansons, et la vida, aprèsavoir dit à l’interprète ces paroles, qu’il traduisitainsi :

– César vide sa coupe en l’honneur desGaulois… et par Jupiter ! il leur rend grâce d’avoir accomplice que lui-même voulait accomplir… car la vieille Gaules’humiliera, soumise et repentante, devant Rome, comme la plushumble esclave… ou pas une de ses villes ne restera debout… pas unde ses guerriers vivants… pas un de ses habitantslibres !…

– Que les dieux entendentCésar ! – a répondu Albinik. – Que la Gaule soit esclave oudévastée, je serai vengé du chef des cent vallées… car ilsouffrira mille morts en voyant asservie ou anéantie cette patrieque je maudis maintenant !

Pendant que l’interprète traduisait cesparoles, le général, soit pour mieux dissimuler ses craintes, soitpour les noyer dans le vin, vida plusieurs fois sa coupe, etrecommença de jeter sur Méroë des regards de plus en plusardents ; puis, paraissant réfléchir, il sourit d’un airsingulier, fit signe à l’un de ses affranchis, lui parla tout bas,ainsi qu’à l’esclave maure, jusqu’alors assise à ses pieds, et tousdeux sortirent de la tente.

L’interprète dit alors à Albinik :

– Jusqu’ici tes réponses ont prouvé tasincérité… Si la nouvelle que tu viens de donner se confirme, sidemain tu te montres habile et hardi pilote, tu pourras servir tavengeance… Si tu le satisfais, il sera généreux… si tu letrompes !… ta punition sera terrible… as-tu vu en entrant dansle camp cinq crucifiés ?

– Je les ai vus.

– Ce sont des pilotes qui ont refusé denous servir… On les a portés sur la croix, car leurs membres,brisés par la torture, ne pouvaient plus les soutenir… Tel seraitton sort et celui de ta compagne au moindre soupçon…

– Je ne redoute pas plus ces menaces queje n’attends quelque chose de la magnificence de César… – repritfièrement Albinik. – Qu’il m’éprouve d’abord, ensuite il mejugera.

– Toi et ta compagne, vous allez êtreconduits dans une tente voisine ; vous y serez gardés commeprisonniers…

Les deux Gaulois, à un signe du Romain, furentemmenés et conduits, par un passage tournant et couvert de toile,dans une tente voisine. On les y laissa seuls… Éprouvant une grandedéfiance, et devant passer la nuit en ce lieu, ils l’examinèrentavec attention.

Cette tente, de forme ronde, étaitintérieurement garnie d’une étoffe de laine rayée de couleurstranchantes, fixée sur des cordes tendues et attachées à despiquets enfoncés en terre. L’étoffe, ne descendant pas au ras dusol, Albinik remarqua qu’il restait circulairement, entre les peauxgrossièrement tannées, servant de tapis, et le rebord inférieur dela tente, un espace large comme trois fois la paume de la main. Onne voyait pas d’autre ouverture à cette tente que celle parlaquelle les deux époux venaient d’entrer, et que fermaient deuxpans de toile croisés l’un sur l’autre. Un lit de fer, garni decoussins, était à demi enveloppé de draperies dont on pouvaitl’entourer en tirant un long cordon pendant au-dessus duchevet ; une lampe d’airain, élevée sur sa longue tige piquéedans le sol, éclairait faiblement l’intérieur de la tente.

Après avoir examiné en silence et avec soinl’endroit où il allait passer la nuit avec sa femme, Albinik luidit à voix très-basse :

– César nous fera épier cette nuit ;on écoutera notre conversation… mais si doucement que l’on vienne,si adroitement que l’on se cache, on ne pourra, du dehors,s’approcher de la toile pour nous écouter sans que nousn’apercevions, à travers ce vide, les pieds de l’espion.

Et il montra à sa femme l’espace circulairelaissé entre le sol et le rebord inférieur de la toile.

– Crois-tu donc, Albinik, que César aitdes soupçons ? Pourrait-il supposer qu’un homme ait eu lecourage de se mutiler lui-même pour faire croire à sesressentiments de vengeance ?

– Et nos frères ? les habitants descontrées que nous venons de traverser, n’ont-ils pas montré uncourage mille fois plus grand que le mien, en livrant leur pays àl’incendie ?… Mon unique espoir est dans le besoin absolu oùest notre ennemi d’avoir des pilotes gaulois pour conduire sesgalères sur les côtes de Bretagne. Maintenant surtout que le paysn’offre plus aucune ressource à son armée, la voie de mer estpeut-être son seul moyen de salut… Tu l’as vu, en apprenant cettehéroïque dévastation, il n’a pu, lui toujours si dissimulé, dit-on,cacher sa consternation, sa fureur, qu’il a bientôt tenté d’oublierdans l’ivresse du vin… Et ce n’est pas la seule ivresse à laquelleil se livre… je t’ai vue rougir sous les regards obstinés de cetinfâme débauché !…

– Oh ! Albinik ! pendant quemon front rougissait de honte et de colère sous les yeux de César…par deux fois ma main a cherché et serré, sous mes vêtements,l’arme dont je me suis munie… Un moment j’ai mesuré la distance quime séparait de lui… il était trop loin…

– Au premier mouvement, et avantd’arriver jusqu’à lui, tu aurais été percée de mille coups… Notreprojet vaut mieux… S’il réussit, – a ajouté Albinik en jetant unregard expressif à sa compagne, et en élevant peu à peu la voix aulieu de parler très-bas, ainsi qu’il avait fait jusqu’alors, – sinotre projet réussit… si César a foi en ma parole, nous pourronsenfin nous venger de mon bourreau… Oh ! je te le dis… jeressens maintenant pour la Gaule l’exécration que m’inspiraient lesRomains…

Méroë, surprise des paroles d’Albinik, leregarda presque sans le comprendre ; mais d’un signe il luifit remarquer, à travers l’espace resté vide entre le sol et latoile de la tente, le bout des sandales de l’interprète, quiécoutait au dehors de la tente… La jeune femme reprit :

– Je partage ta haine comme j’ai partagél’amour de ton cœur et les périls de ta vie de marin… Fasse Hésusque César comprenne quels services tu peux lui rendre, et je seraitémoin de ta vengeance comme j’ai été témoin de ton supplice.

Ces paroles, et d’autres encore, échangées parles deux époux, afin de tromper l’interprète, l’ayant sans douterassuré sur la sincérité des deux prisonniers, ils s’aperçurentqu’il s’éloignait de la tente.

Peu de temps après, et au moment où Albinik etMéroë, fatigués de la route, allaient se jeter tout vêtus sur lelit, l’interprète parut à l’entrée de la tente : la toilesoulevée laissait voir plusieurs soldats espagnols.

– César veut s’entretenir avec toisur-le-champ, – dit l’interprète au marin. – Suis-moi.

Albinik, persuadé que les soupçons du généralromain, s’il en avait eu, venaient d’être détruits par le rapportde l’interprète, se crut au moment de connaître la mission dont onvoulait le charger ; il se disposait, ainsi que Méroë, àsortir de la tente, lorsque celui-ci dit à la jeune femme enl’arrêtant du geste :

– Tu ne peux nous accompagner ;César veut parler seul avec ton compagnon.

– Et moi, – répondit le marin en prenantla main de sa femme, – je ne quitte pas Méroë.

– Oses-tu bien refuser d’obéir à monordre ?… – dit l’interprète. – Prends garde !… prendsgarde !…

– Nous, irons tous deux près de César, –reprit Méroë, – ou nous n’irons ni l’un ni l’autre.

– Pauvres insensés ! n’êtes-vous pasprisonniers et à notre merci ? – dit l’interprète en indiquantles soldats immobiles à l’entrée de la tente. – De gré ou de force,je serai obéi.

Albinik réfléchit que résister étaitimpossible… La mort ne l’effrayait pas ; mais mourir, c’étaitrenoncer à ses projets au moment même où ils semblaient devoirréussir. Cependant il s’inquiétait de laisser Méroë seule danscette tente. La jeune femme devina les craintes de son époux, etsentant comme lui qu’il fallait se résigner, elle luidit :

– Va seul… je t’attendrai sans alarmes,aussi vrai que ton frère est habile armurier…

À ces mots de sa femme, rappelant qu’elleportait sous ses vêtements un poignard forgé par Mikaël, Albinik,plus rassuré, suivit l’interprète. Les toiles de l’entrée de latente, un moment soulevées, s’abaissèrent, et bientôt Méroë crutentendre de ce côté le bruit d’un choc pesant ; elle y courut,et s’aperçut alors qu’une épaisse claie d’osier, fermant l’entrée,avait été appliquée au dehors. D’abord, surprise de cetteprécaution, la jeune femme pensa qu’il valait mieux, pour elle,rester ainsi enfermée en attendant Albinik, et que peut-êtrelui-même avait demandé que la tente fût clôturée jusqu’à sonretour.

Méroë s’assit pensive sur le lit, pleined’espoir dans l’entretien que son époux avait sans doute alors avecCésar. Tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un bruitsingulier ; il venait de la partie située en face du lit.Presque aussitôt, à l’endroit d’où était parti le bruit, la toilese fendit dans sa longueur… La jeune femme se leva debout ;son premier mouvement fut de s’armer du poignard qu’elle portaitsous sa saie. Alors, confiante en elle-même et dans l’arme qu’elletenait, elle attendit… se rappelant le proverbe gaulois : –Celui-là qui tient sa propre mort dans sa main… n’a rien àredouter que des dieux… !

À ce moment la toile qui s’était fendue danstoute sa longueur s’entr’ouvrit sur un fond d’épaisses ténèbres, etMéroë vit apparaître la jeune esclave maure, enveloppée de sesvêtements blancs.

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