Orlando

VI

Orlando rentra dans la maison. Tout y était parfaitement immobile. Tout y était silencieux. Là était son encrier ; là sa plume ; là le manuscrit de son poème coupé au beau milieu d’un tribut à l’éternité. Elle était sur le point de dire, lorsque Basket et Bartholomew l’avaient interrompue avec leur service à thé, que rien ne change. Puis, dans l’espace de trois secondes et demie, tout avait changé – elle s’était foulé la cheville, elle était tombée amoureuse, elle avait épousé Shelmerdine.

L’anneau nuptial, à son doigt, le prouvait. Il est vrai qu’elle l’avait passé elle-même avant de rencontrer Shelmerdine, mais cette ruse s’était montrée plus qu’inutile. Maintenant elle faisait tourner l’anneau machinalement avec un respect superstitieux, en prenant bien soin qu’il ne glissât pas plus loin que l’articulation de la phalange.

« On doit mettre l’anneau nuptial au troisième doigt de la main gauche », dit-elle, comme un enfant répétant soigneusement sa leçon, « si l’on veut qu’il soit efficace ».

Elle prononça ces paroles d’une voix forte et avec une pompe qui la surprit elle-même : on eût dit qu’elle désirait être entendue par quelqu’un dont elle redoutait le jugement. En fait, maintenant qu’elle pouvait de nouveau rassembler ses idées, elle songeait à l’esprit du siècle et au jugement qu’il allait porter sur sa conduite. Ses fiançailles avec Shelmerdine, puis son mariage, avaient-ils reçu son approbation ? Orlando se le demandait avec anxiété. À coup sûr, elle se sentait plus à l’aise. Son doigt n’avait pas éprouvé une seule titillation (rien de sérieux, en tout cas) depuis cette nuit sur la lande. Pourtant, à parler franc, elle jugeait le cas douteux ; elle était mariée, pour sûr ; mais si votre mari est toujours à doubler le Cap Horn, est-on bien mariée ? S’il est de votre goût, est-on bien mariée ? Si d’autres gens sont à votre goût, est-on bien mariée ? Et si enfin l’on désire par-dessus tout écrire de la poésie, est-on bien mariée ? C’est fort douteux, jugeait Orlando.

Eh bien ! elle allait en faire l’épreuve. Elle regarda son anneau. Elle regarda l’encrier. Oserait-elle ? Non, elle n’osait pas. Il le fallait pourtant. Non, elle ne pouvait pas. Que faire alors ? S’évanouir si possible. Mais elle ne s’était jamais sentie aussi bien.

« Le diable m’emporte, cria-t-elle en retrouvant un peu de son ancien esprit. Allons-y ! »

Et elle enfonça sa plume dans l’encre. À son énorme surprise, il n’y eut pas d’explosion. Elle sortit la pointe. La pointe était humide mais ne coulait pas. Elle écrivit. Les mots furent un peu longs à venir, mais ils vinrent. Ah ! mais, ont-ils un sens ? se demanda-t-elle, saisie soudain d’une terreur panique à la pensée que la plume pouvait s’être lancée de nouveau dans une de ses fredaines involontaires. Elle lut :

Alors je vis, mêlés à l’herbe jeune et drue,

Les calices penchés des sombres fritillaires

Qu’accable on ne sait quel exil, fleur serpentine,

Dans la soie pourpre de son deuil semblable aux filles

Des bords du Nil.

Orlando, en écrivant, avait senti une puissance mystérieuse (souvenez-vous que nous touchons ici aux plus obscures manifestations de l’esprit humain) qui lisait par-dessus son épaule ; quand elle eut écrit les mots « filles des bords du Nil », la puissance lui dit de s’arrêter. « L’herbe, sembla-t-elle dire en repartant du début, la règle aux doigts comme une institutrice, l’herbe va bien ; les calices penchés des sombres fritillaires… admirable ; la fleur serpentine… pensée un peu hardie peut-être sous la plume d’une dame, quoique Wordsworth, il est vrai, constitue un précédent. Mais… les filles ? Est-ce que les filles sont bien nécessaires ? Vous avez un mari au Cap, dites-vous ? Bien, bien, ça va. »

Et l’esprit passa son chemin.

En esprit donc (car tout ceci avait lieu en esprit), Orlando s’inclina très bas devant l’esprit de son siècle, exactement – pour comparer de grandes choses à des petites – comme un voyageur qui songe au paquet de cigares caché dans le coin de sa malle, s’incline devant le douanier qui vient de faire obligeamment un gribouillage de craie sur le couvercle. Si l’esprit avait soigneusement examiné le contenu de son cerveau, il eût, Orlando en était presque sûre, découvert, à la fin, quelque objet de haute contrebande : il aurait fallu pour objet payer plein tarif. Elle l’avait échappé belle. Enfin, grâce au respect habilement témoigné envers l’esprit du siècle, grâce à l’anneau qu’elle s’était passé au doigt et au mari qu’elle avait trouvé sur la lande, grâce à son sentiment de la nature pur de toute satire, de tout cynisme et de toute psychologie – la moindre trace de ces marchandises eût été infailliblement découverte – Orlando avait passé, juste – mais passé. Elle poussa un profond soupir de soulagement, comme elle en avait bien le droit, car la transaction entre un écrivain et l’esprit de son siècle est une des plus délicates, et c’est d’un bon accord entre eux que dépend toute la fortune des œuvres. Orlando avait si bien manœuvré qu’elle se trouvait dans une position excellente. Elle n’avait besoin ni de combattre son siècle, ni de lui faire soumission ; elle était de son siècle sans cesser d’être à soi. Maintenant donc, elle pouvait écrire, et elle écrivait. Elle écrivit. Elle écrivit. Elle écrivit.

On était alors en novembre. Après novembre vient décembre. Puis janvier, février, mars et avril. Après avril vient mai. Juin, juillet, août le suivent. Septembre arrive. Puis octobre, et voyez, nous sommes encore à novembre, ayant accompli le circuit d’une année entière.

Cette façon d’écrire une biographie, non sans mérites cependant, est peut-être un peu sèche, et le lecteur, si nous poursuivions, pourrait se plaindre avec raison : je suis capable, nous dirait-il, de réciter tout seul le calendrier, et j’aurais pu épargner mon argent (quoi que décide la Hogarth Press pour le prix de ce volume). Mais que peut faire le biographe, je vous le demande, lorsque son héros l’a mis dans la situation où nous met maintenant Orlando ? La vie – tous ceux dont l’opinion a quelque poids sont d’accord là-dessus – la vie est le seul sujet qui convienne au romancier ou au biographe ; vivre, ont décidé les mêmes autorités, cela n’a rien de commun avec s’asseoir dans un fauteuil et penser. La pensée et la vie sont aux antipodes l’une de l’autre. Voilà pourquoi, puisque s’asseoir dans un fauteuil et penser est précisément ce que fait Orlando à cet instant, il ne nous reste plus qu’à réciter le calendrier, dire notre chapelet, nous moucher, tisonner, regarder par la fenêtre en attendant qu’elle ait fini. Orlando était si immobile dans son fauteuil qu’on aurait entendu tomber une épingle. Plût au ciel, en vérité, qu’une épingle fût tombée ! Ç’aurait été du moins une espèce de vie. De même si un papillon était entré, palpitant, par la fenêtre et s’était posé sur le fauteuil, nous trouverions là matière à écrire. Ou bien, supposez qu’Orlando se fût levée pour tuer une guêpe. Aussitôt nous pourrions brandir nos plumes et écrire. Car il y aurait du sang versé, fût-ce le sang d’une guêpe. Où il y a du sang, il y a de la vie. Et si le meurtre d’une guêpe est une bagatelle comparé au meurtre d’un homme, pourtant c’est un sujet qui convient mieux au romancier et au biographe que cette immobilité poussiéreuse ; cette méditation ; cette façon de rester assise dans un fauteuil, jour après jour, avec une cigarette, une feuille de papier, une plume et un encrier. Ah ! les héros, pourrions-nous dire (car notre patience est à bout), manquent de considération pour leurs biographes ! Quoi de plus irritant que de voir un personnage, pour lequel on a dépensé sans compter son temps et sa peine, vous glisser entre les doigts et s’offrir – mais voyez donc ces soupirs, ces cris de surprise, voyez ces rougeurs, ces pâleurs, ces yeux tantôt brillants comme des phares, tantôt hagards comme des aubes – oui, quoi de plus vexant pour un biographe que cet étalage muet d’émotions et d’émois dont, nous le savons bien, les causes – la pensée, l’imagination – n’ont aucune importance ?

Mais Orlando était une femme – Lord Palmerston venait de le prouver – et lorsque nous écrivons la vie d’une femme, nous pouvons, cela est admis, écarter l’action, ailleurs nécessaire, et la remplacer par l’amour. L’amour, a dit le poète, est toute l’existence de la femme. Et si nous considérons un instant Orlando écrivant à sa table, nous devons admettre que jamais femme ne répondit mieux à cette définition. À coup sûr, puisqu’elle est une femme, et une femme belle, et une femme dans sa fleur, elle abandonnera bientôt ces prétentions au style et à la pensée ; si elle pense, ce sera désormais à quelque garde-chasse (personne ne refuse à une femme de penser, si c’est à un homme). Puis elle écrira des billets à son intention (et tant qu’une femme écrit des billets, personne ne lui refuse d’écrire), lui donnant rendez-vous pour dimanche à la brune, et dimanche la brune viendra ; et le garde-chasse sifflera sous sa fenêtre… voilà qui est le fond même de la vie, le seul sujet possible de roman. C’est ce que fit Orlando, sans nul doute ? Hélas… mille fois hélas, Orlando n’en a rien fait. Faut-il donc admettre qu’Orlando était un de ces monstres d’iniquité qui n’aiment point ? Elle se montrait bonne pour les chiens, fidèle pour ses amis, la générosité même pour douze poètes affamés, et elle était passionnée de poésie. Mais l’amour – comme les romanciers mâles le définissent (et qui, après tout, parle avec une plus grande autorité ?) – l’amour n’a rien à faire avec la bonté, la fidélité, la générosité ou la poésie. L’amour, c’est quitter prestement son jupon et – mais nous savons tous ce que c’est que l’amour. Orlando fit-elle cela ? La vérité nous oblige à dire non. Si donc le héros d’une biographie ne consent ni à aimer ni à tuer et s’obstine à ne vouloir que penser et imaginer, nous devons conclure qu’il, ou plutôt qu’elle ne vaut pas mieux qu’un cadavre, et l’abandonner.

La seule ressource qui nous soit laissée maintenant est de regarder par la fenêtre. Il y avait des moineaux ; il y avait des étourneaux ; il y avait toute une assemblée de pigeons et deux ou trois freux ; tous occupés à leur manière. L’un trouve un ver, l’autre une limace. L’un volette jusqu’à une branche, l’autre fait un temps de trot sur le gazon. Mais voici qu’un domestique traverse la cour, dans son tablier de serge verte. Il a probablement lié quelque intrigue avec une fille de cuisine, mais comme aucune preuve patente ne nous est offerte dans la cour, souhaitons seulement que tout se passe pour le mieux et laissons cela. Des nuages glissent, minces ou massifs, troublant sous eux la couleur de l’herbe. Le cadran solaire enregistre l’heure à sa mystérieuse façon coutumière. L’esprit du spectateur, paresseusement, vainement, se met à agiter une question ou deux sur cette même vie. « Vie, chante-t-il ou plutôt nasille-t-il comme une marmite sur un fourneau, vie, ô vie, qu’es-tu donc ? Es-tu la lumière ou l’obscurité, le tablier de serge du valet de pied en second ou l’ombre de l’étourneau sur l’herbe ? »

Allons donc explorer ce beau matin d’été où tout semble adorer la floraison du prunier et l’abeille. Et – hum, hum – cherchant nos mots, demandons à l’étourneau (plus sociable que l’alouette) ce qu’il pense, quand il se penche sur les ordures du seau, où il cueille, parmi les feuilles, les cheveux de la Margot. Qu’est-ce que la Vie ? demandons-nous, appuyés à la grille de la ferme ; la Vie, la Vie ! crie l’oiseau joli comme s’il nous avait compris, comme s’il avait su précisément ce que nous désirions, avec notre sale habitude de fourrer le nez partout, nos questions à propos de tout et de rien, nos petits aperçus et nos petites fleurs à nous autres écrivains quand nous ne savons plus quoi dire ensuite. Alors ils viennent me trouver, dit l’oiseau et me demandent ce qu’est la Vie ; la Vie, la Vie, la Vie !

Ainsi, du même pas traînard, nous suivons le sentier de la lande jusque vers le front haut de la colline bleu-de-vin et pourpre sombre ; nous nous jetons à terre, à terre nous rêvons, à terre nous voyons un grillon qui traîne vers son trou, dans le creux du ravin, un grain. Lui dit (si l’on peut donner à de telles stridences un nom si sacré et si tendre) la peine de la Vie – du moins c’est le sens que nous donnons au raclement aigu de cette pauvre gorge que la poussière étouffe. La fourmi approuve, et l’abeille ; mais si nous restons là couchés assez longtemps pour prendre l’avis des phalènes lorsqu’ils arrivent dans le soir, lorsqu’ils se glissent parmi les pâles clochettes de la bruyère, ils nous diront dans un souffle, à l’oreille, une de ces absurdités bizarres comme ululent dans les blizzards les fils télégraphiques : Hi Hi Ho Ho. Fols, fols, disent les phalènes.

Ayant ainsi pris l’avis de l’homme, des oiseaux et des insectes, car les poissons (disent les hommes qui ont vécu dans des grottes vertes, solitaires, pendant des années, pour les entendre parler) ne disent jamais, et donc, peut-être, ne savent pas ce qu’est la vie – ayant pris l’opinion de tous et n’étant pas plus sages, mais plus lassés et plus glacés (n’avions-nous pas rêvé, un jour, d’enfermer dans un livre un secret si adamantin et si rare qu’on pût y voir, sans aucun doute, le sens de la vie ?), nous devons maintenant revenir dire franchement au lecteur qui attend sur la pointe des pieds le moment où nous lui révélerons ce qu’est la vie – eh bien, eh bien, hélas, nous n’en savons rien.

Sur quoi, juste à temps pour empêcher ce livre de s’éteindre, Orlando repoussa son fauteuil en arrière, laissa choir sa plume, s’avança vers la fenêtre, et s’exclama : Fini !

Elle fut presque renversée par l’extraordinaire spectacle qui s’offrit à ses yeux. Le jardin et quelques oiseaux. Le monde allait son chemin comme d’ordinaire. Tout le temps qu’elle avait écrit, le monde avait continué.

Si j’étais morte, ce serait tout comme ! s’exclama-t-elle.

Telle était la violence de ses sentiments qu’elle put, à la lettre, s’imaginer trépassée ; peut-être même s’évanouit-elle vraiment. Elle regarda un instant d’un œil fixe le beau spectacle indifférent. Elle fut ranimée enfin d’une façon singulière. Le manuscrit qui reposait sur son cœur se mit à froisser ses feuilles et à palpiter comme une chose vivante et, par un phénomène plus étrange encore qui montre bien quelle profonde sympathie les unissait, Orlando, en inclinant la tête, put comprendre ce qu’il disait. Il avait besoin d’être lu. Il fallait qu’on le lût. Il mourrait dans son sein s’il n’était pas lu. Pour la première fois de sa vie, Orlando s’en prit violemment à la nature. Les lévriers et les buissons de roses se pressaient autour d’elle. Mais ni lévriers ni buissons de roses ne peuvent lire. C’est un lamentable oubli de la Providence qui ne l’avait jamais frappée auparavant. Les humains seuls jouissent de ce don. Les humains devenaient nécessaires. Elle sonna. Elle ordonna de faire avancer sa voiture pour l’emmener à Londres aussitôt.

« Vous avez juste le temps d’attraper le train de 11 heures 45, M’am’ » dit Basket. Orlando ne s’était pas aperçue qu’on eût inventé la machine à vapeur, mais elle était si profondément absorbée par les souffrances d’un être qui, sans se confondre avec elle, dépendait d’elle entièrement, que, voyant un train pour le première fois, elle prit place dans un wagon et arrangea la couverture sur ses genoux sans accorder une pensée à « cette machine stupéfiante qui (d’après les historiens) venait de changer complètement la face de l’Europe dans les vingt dernières années » (ce qui, en vérité, arrive plus fréquemment que les historiens ne le supposent). Orlando nota simplement qu’il y avait du charbon partout, que le bruit était horrible et que les fenêtres poissaient. Perdue dans ses pensées, elle fut emportée à Londres en trombe (moins d’une heure) et se trouva sur le quai de Charing Cross sans savoir où aller.

La vieille maison de Blackfriars où elle avait passé tant de jours agréables au XVIIIe siècle avait été vendue pour une part à l’armée du Salut, pour l’autre à une fabrique de parapluies. Orlando avait acheté dans Mayfair une nouvelle maison qui était saine, commode, et au cœur même du monde élégant, mais était-ce dans Mayfair que seraient comblés les vœux de son poème ? Bonté divine, songea-t-elle, en retrouvant dans sa pensée les yeux brillants des Miladies et les mollets symétriques des Milords, j’espère qu’ils ne se sont pas mis à lire. Ce serait grand’pitié. Il y avait ensuite Lady R. Le même genre de conversation devait se poursuivre dans cette maison, songea Orlando. La goutte du général avait peut-être passé de sa jambe gauche à sa jambe droite. Mr. L. était peut-être resté dix jours avec R. au lieu de T. Puis Mr. Pope devait entrer. Oh ! mais Mr. Pope était mort. Qui étaient maintenant les beaux esprits ? se demanda-t-elle. Mais ce n’est pas là une question qu’on puisse poser à un portefaix, et Orlando poursuivit son chemin. Soudain elle fut assourdie par le tintement d’innombrables clochettes sur la tête d’innombrables chevaux. Des flottilles d’étranges petites boîtes montées sur roues encombraient le pavé. Orlando pénétra dans le Strand. Là, le grondement était pire encore. Des véhicules de toutes tailles, traînés par des chevaux de sang ou des chevaux de trait, portant une douairière solitaire ou croulant d’hommes à favoris et en chapeaux de soie, s’entremêlaient de façon inextricable. Les voitures, les charrettes et les omnibus offraient à ses yeux, accoutumés depuis si longtemps à la lisse étendue d’une feuille de papier écolier, le spectacle d’une mêlée de rustres ; et à ses oreilles, accordées au grattement d’une plume, l’énorme rumeur de la rue, résonnait avec la violence d’une horrible cacophonie. La foule couvrait le moindre pouce de pavé. Des courants humains se déversaient sans cesse de l’est et de l’ouest réunis par des fils incessants d’hommes qui se glissaient avec une agilité incroyable au milieu de leurs semblables, des chevaux cabrés et des pesants chariots. Au bord des trottoirs, des hommes debout tendaient des plateaux de jouets et braillaient. Au coin des rues des femmes se tenaient assises à côté de grands paniers pleins de fleurs printanières et braillaient. De jeunes garçons couraient de-çà de-là sous le nez des chevaux en serrant sur leur poitrine des feuilles imprimées et braillaient : Catastrophe ! Catastrophe ! D’abord Orlando eut l’idée qu’elle était venue à Londres dans un moment de crise nationale : l’événement était-il heureux ou tragique, elle ne pouvait le dire. Anxieusement elle dévisagea les passants. Sa confusion d’esprit en fut seulement augmentée. Un homme arrivait sur elle avec tous les signes du désespoir, murmurant tout bas pour lui seul les mots d’un terrible chagrin. Derrière lui, un bon vivant, jovial et gras, se pavanait et se frayait un chemin à coups d’épaule exactement comme en un jour de liesse. Orlando finit par conclure que tout cela n’avait ni rime ni raison. Chaque individu, homme ou femme, allait à ses propres affaires. Et elle, où devait-elle aller ?

Elle marchait sans but, remontait une rue, en descendait une autre le long d’immenses étalages où s’empilaient les sacs à main, les miroirs, les robes de soirée, les fleurs, les cannes à pêche et les paniers pour pique-nique ; et toujours des tissus de toutes nuances, de tous dessins, des plus épais jusqu’aux plus minces croulaient, ondulaient, se gonflaient en masses toujours renaissantes. Parfois elle suivait de longues avenues dont les maisons sévères, sobrement numérotées 1, 2, 3, etc., jusqu’à 200 ou 300, toutes exactement semblables avec deux piliers, six marches, une paire de rideaux proprement tirés, le couvert mis pour la famille sur la table, un perroquet qui regardait à une fenêtre et un domestique mâle à une autre, finissaient par lui faire tourner la tête à force de monotonie. Puis elle traversait de grands squares vides avec, en leur centre, des statues d’hommes gras, noirs, luisants, strictement boutonnés, des chevaux de guerre cabrés, des colonnes roides, des jets d’eau, des pigeons voletant çà et là. Orlando marcha longtemps, longtemps sur des pavés entre des maisons ; à la fin elle se sentit l’estomac vide, et une palpitation sur son cœur lui reprocha d’avoir tout oublié. C’était son manuscrit Le Chêne.

Orlando fut confondue de sa négligence. Elle s’arrêta net. Pas un coche en vue. La rue, large, élégante, était singulièrement vide. Seul un gentleman d’âge mûr approchait. Il y avait pour Orlando je ne sais quoi de familier dans son allure. Plus il approchait, plus elle était certaine de l’avoir rencontré jadis, naguère. Mais où ? Ah ça, un gentleman si propret, si noblement ventru et florissant, une canne à la main et une fleur à la boutonnière, avec ce visage rose et gras et cette moustache blanche bien peignée, était-il possible que ce fût… mais oui, parbleu, c’était lui ! Ce vieux, ce bon vieux Nick Greene !

Au même instant il la regarda ; se souvint ; la reconnut. « Lady Orlando ! » s’écria-t-il en balayant la poussière de son chapeau de soie.

« Sir Nicolas ! » s’exclama-t-elle. Je ne sais quoi dans le port de cet homme l’avait secrètement avertie, en effet, que le bouffon à deux sols la ligne qui, sous le règne d’Élisabeth, l’avait, dans ses libelles, raillée, à côté de tant d’autres, aujourd’hui s’était élevé dans le monde, était devenu à coup sûr chevalier, et sans aucun doute une douzaine de belles choses encore par-dessus le marché.

S’inclinant à nouveau, il lui apprit que sa conclusion était correcte ; il était chevalier ; il était docteur ès lettres ; il était professeur ; il était l’auteur d’une vingtaine de volumes. Il était, en un mot, le critique le plus influent de l’époque victorienne.

Une émotion violente et tumultueuse assaillit Orlando à revoir ainsi l’homme qui lui avait causé, jadis, tant de douleur. Était-ce là le drôle sans vergogne ni repos qui avait brûlé ses tapis, grillé du fromage dans la cheminée italienne et raconté, sur Marlowe et ses compagnons, tant de joyeuses histoires qu’ils avaient vu le soleil se lever neuf nuits sur dix ? Il était maintenant élégamment vêtu d’un habit du matin gris-perle avec une fleur rose à la boutonnière et des gants de Suède assortis. Comme Orlando s’émerveillait, il s’inclina de nouveau profondément et lui demanda si elle lui ferait l’honneur de venir déjeuner avec lui. La révérence était peut-être exagérée, mais c’était une assez bonne imitation des belles manières. Orlando le suivit, étonnée, dans un restaurant magnifique, tout peluche rouge, nappes blanches et couverts d’argent, aux antipodes de la vieille taverne ou du café avec son parquet sablé, ses bancs de bois, ses bols de punch et de chocolat, ses gazettes et ses crachoirs. Greene posa ses gants correctement sur la table à côté de lui. Orlando avait encore peine à croire que ce fût le même homme. Ses ongles étaient propres ; autrefois ils avaient un pouce de long. Son menton était rasé ; autrefois il se hérissait de poils noirâtres. Ses boutons de manchettes étaient en or ; autrefois son linge effiloché trempait dans le potage. Enfin Greene commanda le vin avec un soin qui remit à l’esprit d’Orlando son goût de jadis pour le malvoisie : alors seulement elle se convainquit de son identité. « Ah ! dit-il en poussant un petit soupir, assez satisfait tout de même, ah ! ma chère dame, les grands jours de la littérature sont passés. Marlowe, Shakespeare, Ben Jonson, c’étaient les géants. Dryden, Pope, Addison, c’étaient les héros. Tous sont morts aujourd’hui, tous, et qui nous laissent-ils ? Tennyson, Browning, Carlyle ! » Il mit dans sa voix un immense mépris. « En fait, dit-il en se versant un verre de vin, tous nos jeunes écrivains sont à la solde des libraires. Ils écrivent n’importe quoi pourvu que cela paie les notes de leur tailleur. Notre siècle, dit-il en se servant des hors-d’œuvre, se dépense en subtilités byzantines et en tentatives insensées… que les élisabéthains n’auraient pas tolérées un seul instant.

« Non, ma chère dame, poursuivit-il en approuvant le turbot au gratin que le maître d’hôtel offrait à son jugement, les grands jours sont finis. Nous vivons en des temps dégénérés. Nous devons chérir le passé ; honorer les écrivains… Il en reste encore quelques-uns… qui prennent l’Antiquité pour modèle et qui écrivent, non pour de l’argent, mais pour » – Orlando cria presque « La Gloâr ! » En vérité, elle aurait juré qu’elle l’avait entendu dire exactement la même chose trois cents ans auparavant. Les noms étaient différents, bien sûr, mais l’esprit était le même. Nick Greene, tout anobli qu’il fût, n’avait pas changé. Et pourtant oui, il y avait quelque chose de changé. Tandis qu’il discourait longuement sur Addison qu’on devait prendre pour modèle (jadis c’était Cicéron, pensa Orlando) et sur le temps qu’on devait passer au lit chaque matin (elle fut fière de penser que sa pension trimestrielle lui permettait ce luxe) à rouler et rouler sur sa langue les meilleures œuvres des meilleurs auteurs, pendant une heure au moins avant de prendre la plume, pour purger ses écrits de la vulgarité du siècle et de l’état déplorable où notre langue était tombée (sans doute avait-il vécu longtemps en Amérique, pensa Orlando) – tandis qu’il discourait ainsi, exactement comme Greene discourait trois cents ans auparavant, elle eut le temps de se demander en quoi il avait changé. Il avait engraissé ; mais il frisait les soixante-dix ans. Son teint s’était fleuri, la littérature lui avait évidemment réussi ; mais son ancienne vivacité, son inquiétude jamais en repos étaient éteintes. Ses anecdotes toujours brillantes ne coulaient plus avec une aisance aussi libre. À chaque instant il parlait, à vrai dire, de « mon cher ami Pope » ou de « mon illustre ami Addison », mais il avait pris un air de respectabilité déprimante et paraissait trouver plus de plaisir à éclairer Orlando sur les faits et gestes de sa propre famille qu’à lui raconter, comme autrefois, de scandaleuses anecdotes sur les poètes.

Orlando fut profondément désappointée. Toutes ces dernières années elle avait vu dans la littérature (sa réclusion, son rang, son sexe lui seront une excuse) une force sauvage comme le vent, brûlante comme la flamme, rapide comme l’éclair ; une force errante, incalculable, soudaine. Et voici que la littérature était un monsieur d’âge mûr, en complet gris, qui parlait de duchesses. La désillusion d’Orlando fut si forte qu’un crochet ou quelque bouton fermant le haut de sa robe céda tout à coup et laissa tomber sur la table Le Chêne, Poème.

« Un manuscrit ! dit Sir Nicolas en chaussant son pince-nez d’or : voilà qui est intéressant ! Prodigieusement intéressant ! Permettez-moi d’y jeter un coup d’œil ! » Et de nouveau, après un intervalle de quelque trois cent ans, Nicolas Greene prit le poème d’Orlando, l’étala parmi les tasses à café et les verres à liqueur, et se mit à le lire. Mais son jugement fut bien différent de celui qu’il avait porté autrefois. Ce poème, dit-il en tournant les pages, lui rappelait le Caton d’Addison. Il soutenait à son avantage la comparaison avec les Saisons de Thomson. On n’y trouvait aucune trace, il avait plaisir à le dire, de l’esprit moderne. Il était composé avec un respect de la vérité, de la nature, des exigences du cœur humain qu’on ne rencontrait pas souvent, à coup sûr, en ces jours d’excentricité sans vergogne. Il fallait, naturellement, le publier aussitôt.

Orlando ne sut vraiment pas ce qu’il entendait par là. Elle avait toujours porté le manuscrit sur son sein. Cette idée chatouilla fort agréablement Sir Nicolas.

« Et… les droits d’auteur ? » demanda-t-il.

La pensée d’Orlando vola vers Buckingham Palace(11) et vers les potentats invisibles qui se trouvaient y séjourner.

Sir Nicolas fut fort amusé. Il faisait allusion, expliqua-t-il, au fait que Messieurs… (il mentionna le nom d’une maison d’édition bien connue) se feraient un plaisir, s’il leur envoyait un mot, de mettre le livre sur leur liste. On pourrait sans doute obtenir un droit d’auteur de dix pour cent sur tous les exemplaires jusqu’à deux mille ; au-delà, ce serait quinze pour cent. Quant aux critiques, il allait écrire en personne un mot à Mr… qui était le plus influent ; un compliment, un brin de réclame pour ses propres poèmes, adressé à la femme du rédacteur de la… ne feraient pas de mal. Il rendrait aussi visite à… Il poursuivit ainsi longtemps. Orlando ne comprenait rien à ses discours et d’après une vieille expérience, se défiait un peu de ce bon naturel, mais elle ne pouvait qu’accepter puisque l’offre de Greene concordait avec les désirs fervents du poème lui-même. Sir Nicolas fit donc du brouillon taché de sang un petit paquet bien propre, l’aplatit dans sa poche intérieure pour ne pas détruire l’élégance de son veston ; et après maints compliments de part et d’autre, ils se séparèrent.

Orlando remonta la rue. Maintenant que le poème était parti – et elle sentait sur sa poitrine, là où elle le portait d’ordinaire, une place nue – elle n’avait plus qu’à réfléchir à ce qui lui plairait, par exemple aux extraordinaires hasards de la vie humaine. Elle était là, dans Saint-Jame’s Street ; mariée ; un anneau au doigt ; il y avait un café, jadis, à cette place, maintenant c’était un restaurant ; il était à peu près trois heures et demie dans l’après-midi ; le soleil brillait ; on pouvait voir trois pigeons, un chien terrier, deux fiacres et un landau barouche. Qu’était-ce donc que la Vie ? Cette pensée fit violemment irruption dans sa tête, hors de propos (à moins que le vieux Greene n’y fût pour quelque chose). Et – que le lecteur, à son gré, en augure bien ou mal des relations d’Orlando avec son mari (qui était alors au Cap Horn) – aussitôt qu’une idée quelconque faisait violemment irruption dans sa tête, elle allait droit au plus proche bureau de poste et la lui télégraphiait. Par bonheur, il y en avait un tout près. « Mon Dieu Shel, écrivit-elle sur la dépêche, vie littérature Greene visqueux », puis, tombant dans un langage chiffré qu’ils avaient inventé à leur usage pour exprimer tout un état spirituel de la plus haute complexité en un mot ou deux sans que la demoiselle de la poste y comprît rien, elle ajouta les mots « Rattigan Glumphoboo » qui résumaient précisément la situation. Car non seulement les événements du matin avaient fait sur elle une profonde impression, mais encore, comme le lecteur s’en est avisé à coup sûr, Orlando se développait – ce qui n’est pas nécessairement se développer en mieux – et « Rattingan Glumphoboo » décrivait un état spirituel très complexe – que le lecteur découvrira de lui-même s’il veut bien mettre à notre service toute sa sagacité.

Il ne pouvait y avoir de réponse au télégramme qu’au bout de plusieurs heures ; il était même probable, songea-t-elle en jetant un coup d’œil dans le ciel où les nuages supérieurs couraient à une très grande vitesse, qu’il y avait une tempête au Cap Horn ; son mari, par suite, était sans doute dans la hune en train de couper un espar en lambeaux, ou même seul dans un canot avec un biscuit. Quittant la poste, Orlando s’en fut donc se distraire dans la boutique voisine, boutique si commune aujourd’hui qu’elle n’a pas besoin de description et qui était pourtant, à ses yeux, fort étrange : c’était une boutique où l’on vendait des livres. Toute sa vie Orlando avait connu des manuscrits. Elle avait tenu dans ses mains les grossières feuilles brunes où Spencer avait tracé ses minuscules pattes de mouche ; elle avait vu l’écriture de Shakespeare et celle de Milton. Elle possédait, il est vrai, bon nombre d’in-quarto et d’in-folio avec, souvent, un sonnet à sa louange sur la page de garde, et quelquefois une boucle de cheveux. Mais ces innombrables petits volumes brillants, identiques, éphémères, car ils semblaient reliés de carton et imprimés sur du papier de soie, la surprirent infiniment. Les œuvres complètes de Shakespeare coûtaient une demi-couronne et tenaient dans la poche. Il est vrai qu’on pouvait à peine les lire, le caractère était si minuscule ; ce n’en était pas moins une merveille. « Œuvres… », les œuvres de tous les écrivains qu’elle avait connus, de tous ceux dont elle avait ouï parler et de bien d’autres encore s’étiraient d’un bout à l’autre de longs rayons. Sur des tables et des chaises, de nouvelles « œuvres » empilées croulaient. Orlando vit, en tournant une page ou deux, qu’il y avait là pas mal d’œuvres écrites sur d’autres critiques ; dans son ignorance elle jugea que tous, puisqu’ils étaient imprimés et reliés, devaient être à leur tour de très grands écrivains. Elle donna donc au libraire l’ordre ahurissant de lui envoyer tout ce qui avait quelque intérêt dans sa boutique, et sortit.

Elle se trouva dans Hyde Park, une vieille connaissance : sous cet arbre fendu, se souvint-elle, était tombé le duc d’Hamilton, percé de part en part par Lord Mohum. Ses lèvres (souvent à blâmer dans notre récit) se mirent à scander les mots du télégramme en une absurde mélopée ; vie littérature Greene visqueux Rattigan Glumphoboo ; de sorte que plusieurs promeneurs lui jetèrent des regards soupçonneux et ne prirent meilleure opinion de sa santé mentale qu’en remarquant son collier de perles. Comme elle avait emporté de la librairie un paquet de journaux et de revues critiques, elle se jeta enfin sous un arbre, s’accouda, étendit ses feuilles autour d’elle, et fit de son mieux pour sonder le noble art de la prose tel que le pratiquaient ces maîtres. Car la vieille crédulité était toujours vivace en Orlando ; même les caractères maculés d’un périodique avaient encore à ses yeux une sorte de sainteté. C’est ainsi qu’elle lut, sur son coude, un article de Sir Nicolas sur les œuvres récemment réunies d’un homme qu’elle avait autrefois connu : John Donne. Mais, sans le savoir, elle s’était étendue non loin de la Serpentine. Les aboiements d’un millier de chiens résonnaient à ses oreilles. Des roues de voitures, incessantes, rapides, traçaient un cercle à son entour. Sur sa tête les feuilles soupiraient. De temps à autre une jupe garnie de tresses et une paire de pantalons rouges collants traversaient la pelouse à quelques mètres. Soudain, une énorme balle de caoutchouc rebondit sur son journal. Des violets, des orangés, des rouges, des bleus, glissant par les interstices des feuilles, venaient étinceler sur l’émeraude de son doigt. Orlando lisait une phrase, puis levait les yeux vers le ciel. Elle levait les yeux vers le ciel, puis les rabaissait sur le journal. La vie ? La littérature ? Transformer l’une en l’autre ? Mais quelles difficultés monstrueuses ! Voici venir, par exemple, une paire de pantalons rouges collants. Comment Addison aurait-il traduit cela ? Voici venir deux chiens dansant sur leurs jambes de derrière. Comment Lamb aurait-il décrit cela ? À lire Sir Nicolas et ses amis (ce qu’elle faisait quand elle ne regardait pas autour d’elle), on avait vaguement l’impression – elle se leva et marcha – ils vous donnaient la sensation… c’était extrêmement désagréable – qu’on ne devait jamais, jamais dire ce qu’on pensait (Elle était debout sur les bords de la Serpentine. La rivière était comme du bronze ; des bateaux, avec une élégance d’araignée, la sillonnaient d’une rive à l’autre.) Ils vous donnaient la sensation, poursuivit-elle, qu’on devait toujours, toujours écrire comme quelqu’un d’autre. (Les larmes lui vinrent aux yeux.) Vraiment, songea-t-elle en poussant du pied un petit bateau, je ne pourrais pas, j’en suis sûre (à cet instant l’article de Sir Nicolas lui apparut, comme les articles vous apparaissent toujours dix minutes après qu’on les a lus, avec le bureau de l’auteur, sa tête, son chat, sa table et l’heure du jour), je ne pourrais pas, j’en suis sûre, poursuivit-elle en considérant l’article de ce point de vue, rester assise dans un studio, non, pas un studio, mais une sorte de salon vermoulu, pendant tout le jour, et parler à de jolis jeunes gens et leur raconter de petites anecdotes (qu’ils ne doivent pas répéter) sur ce que Tupper a dit de Smiles ; puis, tous ces gens, poursuivit-elle en pleurant amèrement, sont tellement hommes ; puis, je déteste les duchesses ; et je n’aime pas les cakes ; et quoique je sois assez méprisante, je ne pourrai jamais apprendre à l’être autant qu’eux ; comment donc puis-je devenir un critique, écrire la plus belle prose anglaise de mon siècle ? Le diable les emporte ! s’exclama-t-elle, en poussant à l’eau un bateau d’un sou avec tant de vigueur que la pauvre petite barque coula presque dans les vagues couleur de bronze.

Or, il faut savoir que lorsqu’on vient de « faire une scène » (comme disent les nourrices) – et les larmes tremblaient encore aux cils d’Orlando – l’objet que l’on regarde devient un autre objet plus gros, beaucoup plus important, et cependant le même. Si l’on regarde la Serpentine en « faisant une scène », les vagues deviennent bientôt aussi grosses que les vagues de l’Atlantique, les bateaux d’un sou ne se distinguent plus des grands paquebots. Ainsi Orlando prit ce bateau d’un sou pour le brick de son mari et la petite vague qu’elle avait faite du bout du pied devint une montagne d’eau au large du Cap Horn. Elle regarda le petit bateau grimper sur la ride et crut voir le navire de Bonthrop grimper plus haut, toujours plus haut sur la paroi d’un mur vitreux ; plus haut, toujours plus haut montait le navire, et une crête blanche, porche de mille morts, s’incurvait au-dessous de lui ; il plongea vers les mille morts, disparut… « Il a coulé », cria-t-elle dans une affreuse angoisse… et, mais non ! le voici qui fait voile encore sain et sauf, parmi les canards, de l’autre côté de l’Atlantique.

« Pleurs de joie ! cria Orlando. Pleurs de joie ! Où est la poste ? s’enquit-elle. Je dois aussitôt télégraphier à Shel pour lui dire… » Et tout en répétant : « Un bateau d’un sou sur la Serpentine » et : « Pleurs de joie » alternativement, car ces pensées, interchangeables, avaient exactement le même sens, elle se hâta vers Park Lane.

« Un bateau d’un sou, d’un sou, d’un sou ! » répétait Orlando, et elle se confirmait ainsi dans l’idée que ce ne sont pas les articles de Nick Greene ou John Donne, ni les lois de huit heures, ni les traités, ni les arrangements industriels qui comptent au monde ; mais quelque chose d’inutile, de soudain, de violent ; quelque chose qui vaut une vie ; rouge, bleu, pourpre ; un jet, un éclaboussement ; comme ces hyacinthes (elle passait à côté d’une magnifique corbeille) ; pur de toute tache et de tout asservissement, de toute souillure humaine, de tout amour-propre ; quelque chose de téméraire et de ridicule, comme mon hyacinthe, je veux dire, Bonthrop : voilà ce qui compte… un bateau d’un sou sur la Serpentine, pleurs de joie… ce sont les pleurs de joie qui comptent. Ainsi elle parlait à voix haute en attendant que les voitures aient fini de passer à Stanhope Gate, car vivre loin de son mari (hormis quand le vent est tombé) vous entraîne fatalement à dire tout haut des absurdités dans Park Lane. Tout eût été bien différent si Orlando avait vécu avec lui d’un bout de l’année à l’autre comme le recommandait la Reine Victoria. Mais dans les circonstances présentes son image lui apparaissait soudain en un éclair. Il fallait absolument qu’elle lui parlât aussitôt. Que ce fût absurde, que notre récit dût en être disloqué, elle s’en souciait comme d’une guigne. L’article de Nick Greene lui avait fait toucher le fond du désespoir ; le bateau d’un sou l’avait élevée aux cimes du bonheur. C’est pourquoi elle répétait « Pleurs de joie, pleurs de joie ! » en attendant de pouvoir traverser la rue.

Mais la circulation était dense cet après-midi de printemps ; Orlando dut rester longtemps debout à répéter « Pleurs de joie » ou « Un bateau d’un sou sur la Serpentine », tandis que passaient, sculpturales, en chapeau de soie et manteau, dans des voitures à quatre chevaux, des victorias ou des landaus barouches, toute la richesse et la puissance de l’Angleterre. On eût dit d’une rivière d’or congelée, prise en blocs d’or au travers de Park Lane. Les ladies joignaient leurs doigts sur des porte-cartes ; les gentlemen balançaient entre leurs genoux des cannes à pommeau d’or. Orlando debout regardait, admirait, frappée de crainte. Une seule pensée la troublait, une pensée qui vient à tous les hommes lorsqu’ils regardent d’énormes éléphants ou des baleines de dimensions incroyables : ces léviathans qui répugnent évidemment à tout effort, à tout changement, à toute activité, comment font-ils pour se reproduire ? Peut-être, songea Orlando en regardant les visages compassés et immobiles, peut-être le moment de leur reproduction est-il passé ; peut-être vois-je ici le fruit ; l’ultime accomplissement de l’espèce ? Ce qui défilait à cet instant sous les yeux d’Orlando c’était le triomphe d’un siècle. Corpulents, splendides, assis, les triomphateurs attendaient. Mais soudain le policeman laissa retomber son bras ; le flot se dégela ; les massives splendeurs agglomérées bougèrent, s’écartèrent, disparurent dans Piccadilly.

Orlando, donc, traversant Park Lane, s’en fut à sa maison de Curzon Street ; là, jadis, se souvenait-elle, la reine des prés fleurissait ; un jour que le courlis y jetait son appel, elle avait rencontré un homme très vieux, avec son fusil.

Elle se souvenait encore, songea-t-elle en franchissant le seuil de sa maison, du jour où Lord Chesterfield avait dit… mais elle dut s’arrêter court. Le charmant hall XVIIIe siècle où elle voyait encore Lord Chesterfield poser son chapeau ici, son manteau là, avec une élégance dans l’allure qui était un plaisir des yeux, était maintenant jonché de colis. Pendant qu’Orlando flânait dans Hyde Park, le libraire avait exécuté sa commande et bourré la maison de livres. Les colis croulaient tout au long des escaliers : la littérature victorienne était là au complet, enveloppée de papier gris et correctement ficelée. Orlando emporta chez elle tous les paquets dont elle put se charger, ordonna au valet de pied d’apporter les autres et, coupant rapidement d’innombrables ficelles, fut bientôt entourée d’innombrables volumes.

Habituée aux discrètes littératures des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Orlando fut épouvantée des conséquences de son ordre. Car naturellement pour les Victoriens eux-mêmes la littérature victorienne ne comprenait pas quatre grands noms séparés et distincts, mais quatre grands noms engloutis et enfouis dans une masse d’Alexandres, de Smiths, de Dixons, de Blacks, de Milmans, de Buckles, de Taines, de Paynes, de Tuppers et de Jamesons – tous criant, tous hurlant, tous remarquables et tous exigeant autant d’attention que qui que ce fût. Orlando, avec son respect pour la matière imprimée, avait un rude travail en perspective ; cependant elle tira son fauteuil vers la fenêtre pour profiter au moins du peu de lumière qui filtrait entre les hautes maisons de Mayfair, et s’efforça de se faire une opinion.

Or, il est clair qu’il y a seulement deux façons de se faire une opinion sur la littérature victorienne. La première est de traiter le sujet en soixante volumes in-octavo, la seconde est de le condenser en six lignes de cette longueur-ci. De ces deux façons, l’économie, puisque le temps nous manque, nous fait choisir la seconde ; en avant donc ! L’opinion d’Orlando fut (en ouvrant une demi-douzaine de livres) qu’il était bien étrange de n’y pas voir une seule dédicace à un gentilhomme ; puis (en faisant crouler une pile de mémoires), que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques qui arrivaient à la moitié du sien ; puis, qu’il serait très impolitique d’envelopper les pinces à sucre dans un billet de dix livres lorsque Miss Christina Rossetti viendrait prendre le thé ; puis (une demi-douzaine de cartes l’invitaient à des banquets de centenaires), que si elle assistait à tant de banquets, la littérature devait être obèse ; puis (elle était invitée à une douzaine de conférences : l’influence de ceci sur cela ; la renaissance classique ; la survivance romantique et autres titres aussi engageants), que si elle écoutait toutes ces conférences, la littérature devait être bien desséchée ; puis (elle assistait à une réception donnée par une pairesse), que si elle portait tant de fourrures, la littérature devait être fort respectable ; puis (à ce moment, elle visitait à Chelsea la chambre de Carlyle où ne parvenait aucun son), que s’il avait besoin de tant de soins, le génie devait être aujourd’hui bien délicat ; enfin elle se fit une opinion définitive qui était de la plus haute importance ; mais comme nous avons déjà outrepassé de beaucoup nos six lignes, nous l’omettrons.

Orlando, s’étant fait une opinion, regarda par la fenêtre et, fort longtemps, demeura ainsi immobile. Car lorsque nous nous sommes fait une opinion il nous semble avoir jeté la balle par-dessus le filet : nous attendons qu’un invisible partenaire la renvoie. Qu’allait lui envoyer ensuite le ciel décoloré qui surplombait Chesterfield House ? Orlando se le demandait. Et les mains jointes, debout, elle se le demanda fort longtemps. Soudain elle sursauta… Ah ! si, du moins, comme dans une occasion précédente, la Pureté, la Chasteté, la Modestie avaient alors poussé la porte, nous donnant le temps de souffler et de réfléchir quelque peu aux moyens d’envelopper délicatement, comme il sied à un biographe, une révélation maintenant nécessaire ! Mais non ! Les trois sœurs avaient rompu toute relation avec Orlando depuis le jour où elles avaient jeté à sa silhouette nue un carré d’étoffe blanche qui manqua le but de plusieurs pouces ; en tant d’années, ces relations n’avaient jamais été reprises, et à cet instant même d’autres occupations retenaient ces dames ailleurs. Ne va-t-il donc rien arriver, en cette pâle matinée de mars, pour atténuer, voiler, recouvrir, envelopper cet événement (quel qu’il soit) indéniable ? Car, après avoir sursauté de façon si soudaine et si violente, Orlando… Mais Dieu soit loué, juste à cet instant monta du dehors, frêle, sifflotant, flûté, sautillant, démodé, le chant d’un orgue de Barbarie, cet instrument dont jouent parfois les Italiens dans les rues de derrière. Acceptons cette intervention, si humble que nous la jugions, comme si elle était la musique des sphères, et permettons-lui, avec ses hoquets et ses grognements, de remplir du moins cette page jusqu’à l’événement fatal, indéniable, jusqu’à l’événement que le valet de pied a vu venir, que la femme de chambre a vu venir et que le lecteur devra voir à son tour, car Orlando, à coup sûr, devient incapable de le cacher plus longtemps. Permettons à l’orgue de Barbarie de résonner : il va nous transporter par la pensée (qui n’est rien qu’un petit bateau lorsque la musique résonne, balancé sur les vagues), par la pensée, qui est de tous les moyens de transport le plus divaguant, le plus fou, par-dessus les toits et les jardins de derrière où le linge est suspendu, jusqu’à… quel est ce lieu ? Reconnaissez-vous la Prairie commune et le clocher au centre, et les grilles avec un lion accroupi de chaque côté ? Oh oui ! c’est Kew. Eh bien ! va pour Kew. Nous sommes donc à Kew ici, et je m’en vais vous montrer aujourd’hui (le deux mars) sous le prunier une hyacinthe en grappe, un crocus et sur l’amandier un bourgeon, si bien que se promener ici sera penser aux bulbes poilus et rouges qu’on met dans la terre en octobre et qui fleurissent maintenant ; sera rêver à plus qu’on ne peut dire, et encore prendre dans son étui une cigarette ou même un cigare, jeter son manteau (comme la rime le demande) sous un ormeau, s’asseoir là, et attendre le martin-pêcheur qu’on a vu, dit-on, une fois, traverser dans le soir d’une rive à l’autre.

Attention ! attention ! Le martin-pêcheur vient ; le martin-pêcheur ne vient pas.

Regardez, cependant, les cheminées d’usines et leurs fumées ; regardez les saute-ruisseau qui fuient en un éclair dans leurs yoles. Voyez la vieille dame qui promène son chien et la petite bonne qui n’a pas su, la première fois, donner l’inclinaison correcte à son chapeau neuf. Regardez-les tous ! Le ciel, dans sa merci, ayant voulu que le secret des cœurs nous demeure caché, nous en sommes réduits, sans doute, à toujours soupçonner, derrière le leurre des apparences, ce qui, peut-être, n’existe pas ; pourtant, à travers la fumée de notre cigarette, nous voyons flamboyer, nous saluons la splendide satisfaction des désirs naturels que ces passants ont eu pour un chapeau, pour un bateau ou pour un rat d’égout ; comme un jour l’on vit flamboyer – l’esprit fait des sauts, des bonds si stupides quand il déborde et divague ainsi aux sons d’un orgue de Barbarie – comme un jour l’on vit flamboyer un feu, contre des minarets, dans un champ tout près de Constantinople.

Salut ! ô désir naturel ! Salut ! Bonheur ! divin bonheur ! et toi, plaisir aux mille visages, fleurs et vins, quoique les fleurs se fanent, quoique le vin enivre ; vous, tickets des dimanches, fuites hors de Londres à demi-tarif ; vous, hymnes à la mort chantés dans une sombre église, et tout, tout ce qui interrompt et brise le tapotement des machines à écrire, le numérotage des lettres, les chaînes afin d’assujettir l’Empire. Salut même à vous, rouges arcs crus sur les lèvres des commises (Cupidon, gauchement, de son pouce trempé dans l’encre rouge, semble avoir gribouillé son sceau en passant). Salut, bonheur ! Martin-pêcheur volant comme un éclair de rive à rive, satisfaction du désir naturel, quel qu’il soit : ce qu’en pense le romancier mâle ; ou la prière ; ou l’ascétisme ; ou toute autre forme, salut ! et plût au ciel que le désir eût plus de formes et plus étranges ! Car l’eau de la rivière est sombre sur la grève… et la rime ment, hélas ! qui veut qu’elle passe « comme un rêve » ; notre sort est pire, plus commun ; la vie n’est pas un rêve, la vie coule, éveillée, pimpante, facile, quotidienne, sous des arbres dont l’ombre olivâtre noie l’aile bleue de l’oiseau fugitif lorsque, soudain, il part comme une flèche de rive à rive.

Salut donc, bonheur ! mais ensuite, point de salut pour ces rêves qui enflent et déforment le réel comme les miroirs piquetés dans un bureau d’auberge déforment nos visages ; point de salut pour ces rêves qui nous émiettent, nous déchirent, nous transpercent et nous écartèlent, la nuit, quand nous voudrions dormir ; mais bien salut à toi, sommeil, sommeil profond où toutes formes se réduisent à des nuages d’une douceur infinie ; vagues obscurités, eaux inscrutables, laissez-nous, je vous prie, enveloppés, enlinceulés, pareils à des momies, pareils à des phalènes, dormir, allongés, immobiles, sur le fond sablé du sommeil.

Mais halte ! halte ! Nous n’allons pas pour cette fois visiter la contrée aveugle. Bleu, comme une allumette qui soudain s’enflamme pour le regard le plus intérieur il vole, il brûle, il brise la cire du sommeil, le martin-pêcheur ; et voici que reflue encore, voici que revient la rouge, l’épaisse marée de la vie ; avec des glou-glous et des bruits de gouttes ; et nous nous levons, et nos regards vont (comme une chanson est commode pour nous aider à franchir sans encombre la pénible transition de la mort à la vie !) tomber – (l’orgue de Barbarie s’arrête net).

« C’est un beau garçon, M’am’ ! » dit Mrs. Banting, la sage-femme, en confiant aux bras d’Orlando son premier-né. En d’autres termes, Orlando mit heureusement au monde un fils, le jeudi vingt mars, à trois heures du matin.

Orlando, de nouveau, était à la fenêtre ; mais que le lecteur se rassure, rien de semblable ne va lui arriver aujourd’hui qui n’est d’ailleurs nullement le même jour. Non… car si nous regardons par la fenêtre, comme Orlando à cet instant, nous verrons que l’aspect même de Park Lane a considérablement changé. En vérité, on pouvait rester là dix minutes et plus, comme Orlando, sans voir passer un seul landau barouche. « Regardez donc ! » s’écria-t-elle quelques jours plus tard : un absurde véhicule tronqué, sans chevaux, glissait de lui-même sur la chaussée. Une voiture sans chevaux ! On l’appela juste au moment où elle prononçait ces paroles ; mais elle revint un peu plus tard regarder encore à la fenêtre. Il faisait un drôle de temps ce jour-là. Jusqu’au ciel qui avait changé ! ne put s’empêcher de remarquer Orlando. Il n’était plus aussi dense, aussi gorgé d’eau, aussi scintillant d’arcs-en-ciel depuis que le Roi Édouard (le voici qui, précisément, descendait de son sobre brougham, en face, pour rendre visite à certaine grande dame) avait succédé à la Reine Victoria. Les nuages s’étaient rétrécis jusqu’à n’être plus qu’une gaze mince ; le ciel semblait fait d’un métal qui, les jours de chaleur, se teintait de vert-de-gris, de rouge cuivré ou d’orangé comme font les métaux dans un brouillard. C’était un peu alarmant… que les choses se rétrécissent ainsi. Car tout paraissait rétréci. La veille au soir, Orlando était passée dans sa voiture près de Buckingham Palace : il ne restait plus trace du vaste monument qu’elle avait cru éternel, chapeaux hauts de forme, voiles de veuve, trompettes, télescopes, guirlandes, tout s’était évanoui sans laisser la moindre marque sur le pavé, pas même un peu de boue. Mais c’était à cette heure – après une autre absence Orlando était revenue à sa station favorite devant la fenêtre – le soir, que le changement était le plus remarquable. Voyez les lampes dans les maisons ! Un seul contact, et on éclairait toute une pièce ; on éclairait des centaines de pièces ; et toutes apparaissaient parfaitement identiques. Rien de caché dans ces petites boîtes cubiques ; plus d’intimité ; plus rien de ces ombres attardées et de ces coins solitaires d’autrefois ; plus de femmes en tablier portant d’énormes lampes qu’elles posaient soigneusement sur une table, puis sur l’autre. Un contact, et toute la pièce était illuminée. Et le ciel était illuminé la nuit entière ; et les pavés étaient illuminés ; tout était illuminé. Orlando revint à son poste à midi. Comme les femmes étaient devenues minces récemment ! Elles ressemblaient à des épis de blé, droites, brillantes, identiques. Et les visages des hommes étaient aussi nus que la paume. La sécheresse de l’atmosphère faisait ressortir partout la couleur et semblait durcir les muscles des joues. Il était plus difficile de pleurer maintenant. L’eau était chaude en deux secondes. Le lierre était mort ou arraché des murailles. Les légumes se reproduisaient moins aisément. Les familles étaient beaucoup plus petites. On avait roulé rideaux et housses ; sur les murs nus, des tableaux frais, aux couleurs vives, suspendus dans des cadres ou peints à même les lambris figuraient des objets réels : des rues, des parapluies, des pommes. Il y avait dans cette époque une netteté définie qui rappelait le XVIIIe siècle mais aussi certaine démence, certain désespoir… Au moment où Orlando formulait cette pensée, le tunnel immensément long où elle semblait marcher depuis plusieurs siècles s’élargit ; des flots de lumière entrèrent ; les pensées d’Orlando furent mystérieusement tendues, montées, comme si un accordeur de piano lui avait mis sa clef dans le dos, lui avait tiré les nerfs à les rompre ; son ouïe s’aviva ; elle put entendre dans la pièce le moindre murmure, le moindre craquement, et le tic-tac de la pendule sur la cheminée se mit à battre comme un marteau. Pendant quelques secondes, la lumière devint de plus en plus vive, le monde de plus en plus net, le tic-tac de la pendule de plus en plus fort, tant qu’à la fin une explosion terrifiante éclata juste à l’oreille d’Orlando. Elle sauta, comme frappée d’un grand coup sur la tête. Par dix fois elle fut frappée. En fait, c’était dix heures du matin. C’était le onze octobre. C’était 1928. C’était le moment présent.

Il ne faut pas s’étonner qu’Orlando eût sursauté ainsi, qu’elle eût porté la main à son cœur et pâli. C’est le moment présent : quelle révélation peut être plus terrifiante ? Si nous survivons à ce choc, c’est seulement parce que le passé nous protège d’un côté et le futur de l’autre. Mais nous n’avons pas le temps de faire des réflexions : Orlando était déjà terriblement en retard. Elle descendit l’escalier quatre à quatre, sauta dans son auto, appuya sur le démarreur et partit. De vastes blocs bleus de bâtisses se dressaient dans l’air ; les rouges capuchons des cheminées tachetaient le ciel ; la route brillait comme cloutée d’argent ; des omnibus foncèrent sur Orlando avec leurs conducteurs pétrifiés et pâles ; elle remarqua en passant des éponges, des cages d’oiseaux, des caisses de toile américaine verte. Mais elle ne permit pas à ces spectacles de pénétrer dans son esprit si peu que ce fût : la planche du présent était étroite et le torrent au-dessous faisait rage. « Regardez donc devant vous !… Pourriez pas allonger le bras ? » – elle ne disait que cela, durement, avec des mots qui jaillissaient d’eux-mêmes. Car les rues étaient pleines à craquer ; les gens traversaient sans regarder devant eux. Les gens bourdonnaient et murmuraient autour des vitrines derrière lesquelles on voyait s’allumer un rouge, flamboyer un jaune : des abeilles, pensa-t-elle… Mais cette pensée que les gens étaient des abeilles fut coupée net, et elle vit, retrouvant la perspective d’un seul battement des paupières, que c’étaient des corps humains. « Pourriez pas regarder devant vous ? » cingla-t-elle.

À la fin, pourtant, elle s’arrêta devant Marshall et Snelgrove et entra dans la boutique. L’ombre et le parfum l’enveloppèrent. Elle secoua le présent comme des gouttes d’eau bouillante. La lumière, mollement, se balançait, voile léger que gonfle une brise estivale. Orlando sortit une liste de son sac et se mit à lire d’une voix curieusement raidie : elle semblait tenir les mots – souliers d’enfant, sels pour le bain, sardines – sous un jet d’eau multicolore. Orlando les regarda changer sous ce ruissellement de lumière. Bain et souliers devinrent épais, émoussés ; sardines prirent des dents de scie. Cependant Orlando restait immobile dans le rez-de-chaussée de Messieurs Marshall et Snelgrove, jetant des regards à droite et à gauche, reniflant une odeur puis une autre ; et quelques secondes s’enfuirent, gaspillées. Enfin, elle monta dans l’ascenseur pour la bonne raison que la porte en était ouverte, et doucement fusa vers le ciel. La texture même de la vie, songea-t-elle pendant la montée, est aujourd’hui magique. Au XVIIIe siècle nous savions comment tout était fait ; aujourd’hui je m’élève dans l’air ; j’écoute des voix venant d’Amérique ; je vois voler des hommes… mais comment cela se fait-il ? je ne peux même songer à l’imaginer. C’est pourquoi je recommence à croire à la magie. À cet instant, l’ascenseur donna un petit choc en s’arrêtant au premier étage et Orlando vit se déployer soudain d’innombrables étoffes multicolores flottant dans une brise chargée d’odeurs étranges et caractéristiques. À chaque étage, à chaque arrêt de l’ascenseur écartant brusquement ses portes, une autre tranche du monde se déploya avec ses grappes d’odeurs propres. Orlando se souvint de la rivière au-delà de Wapping à l’époque d’Élisabeth, avec ses galions et les bateaux marchands à l’ancre. Quelles odeurs riches et curieuses ils apportaient ! Avec quelle netteté elle sentait encore courir entre ses doigts les rubis bruts qu’elle remuait dans un sac ! Et le jour où, dormant avec Sukey (son nom était-il bien Sukey ? peu importe !) la lanterne de Cumberland les avait éclairés soudain ! Les Cumberland avaient une maison dans Portland Place aujourd’hui ; Orlando avait déjeuné chez eux récemment et risqué avec le vieux une petite plaisanterie sur les maisons de charité de Sheen Road. Il avait cligné de l’œil. Mais à cet instant, comme l’ascenseur n’allait pas plus haut, il fallut qu’Orlando en sortît, marchât – Dieu sait vers quel « rayon », comme ils disaient. Elle s’arrêta pour consulter sa liste : Seigneur ! il n’y avait autour d’elle, comme la liste l’exigeait, ni sels pour le bain, ni souliers d’enfant. Elle allait redescendre sans avoir rien acheté quand le dernier article de sa liste, lu machinalement à haute voix, lui épargna cette honte ; c’étaient des « draps pour un lit double ».

« Des draps pour un lit double », dit-elle à un homme derrière un comptoir, et par une grâce de la Providence, c’étaient des draps que cet homme vendait à ce comptoir. En effet, Grimsditch, non, Grimsditch était morte ; Bartolomew, non Bartholomew était morte ; Louise donc, Louise était venue la trouver tout émue l’autre jour parce qu’elle avait trouvé un trou au bas du drap qui recouvrait le lit royal. Bien des rois et des reines avaient dormi là : Élisabeth ; Jacques ; Charles ; George ; Victoria, Édouard ; qu’il y eût un trou dans le drap, ce n’était pas merveille. Mais Louise était accusatrice elle savait qui avait fait le trou. C’était le Prince Consort.

« Sale Boche ! », avait-elle dit (car il y avait eu une autre guerre, contre les Allemands, cette fois).

« Des draps pour un lit double », répéta Orlando comme dans un rêve, pour un lit double avec des panneaux d’argent dans une chambre dont le goût lui semblait maintenant peut-être un peu vulgaire, toute en argent ; mais elle l’avait meublée quand elle avait une passion pour ce métal. Pendant que l’homme allait chercher des draps pour un lit double, Orlando sortit un petit miroir et une houppe à poudre. Les femmes, aujourd’hui, ne biaisaient pas tant, songea-t-elle, en se poudrant de la façon la plus désinvolte, qu’à l’époque où elle-même était devenue femme pour la première fois sur le pont de l’Enamoured Lady. Elle donna délibérément à son nez la teinte exacte. Elle ne touchait jamais à ses joues. Honnêtement, quoiqu’elle eût maintenant atteint trente-six ans, elle ne paraissait pas plus vieille d’un seul jour. Elle avait toujours un air aussi boudeur, aussi morose, aussi charmant, un teint aussi frais (comme un arbre de Noël avec un million de chandelles, avait dit Sacha) que ce jour d’autrefois sur la glace quand, sur la Tamise gelée, tous deux s’en étaient allés, patinant…

« La meilleure toile irlandaise, M’ame », dit le commis en étendant les draps sur le comptoir –… et qu’ils avaient rencontré une vieille femme qui ramassait du bois. À cet instant, tandis qu’Orlando froissait machinalement la toile, une des grandes portes vitrées qui séparaient les rayons s’ouvrit et laissa passer, venant peut-être du rayon des fantaisies, une bouffée de parfum cireux, teinté, un parfum de chandelles roses qui soudain se creusa comme une conque autour d’une apparition – était-ce un garçon, était-ce une fille ? – jeune, mince, séduisante – c’était une fille, parbleu, avec ses fourrures, ses perles, ses pantalons russes, mais félonne, félonne !

« Félonne ! » cria Orlando (le commis était parti) et toute la boutique parut trembler, rouler, sous le choc d’eaux jaunâtres, et, très loin, elle vit les mâts du bateau russe fuyant vers la pleine mer, et puis, miraculeusement (peut-être la porte s’ouvrit-elle encore), la conque de parfum devint une sorte d’estrade ou de scène : une femme en descendit, grasse, couverte de fourrures, merveilleusement conservée, séduisante, diamantée, la maîtresse d’un grand-duc ; celle qui, se penchant sur les bords de la Volga, avait regardé se noyer des hommes en mangeant des sandwiches et qui maintenant traversait le magasin pour venir vers Orlando.

« Oh ! Sacha ! » cria Orlando. Vraiment elle était choquée que l’autre en fût tombée là ; elle était devenue si grasse, si léthargique, et Orlando se pencha sur la toile pour que cette apparition d’une femme grise emmitouflée et d’une jeune fille en pantalons russes avec toutes ces odeurs de cierges, de fleurs blanches et de vieux navires qui les accompagnaient, pût passer derrière son dos sans la voir.

« Pas de serviettes, serviettes de toilette, torchons, aujourd’hui, madame ? » insistait le commis. C’est bien à sa liste d’objets qu’Orlando dut de pouvoir répondre, après un coup d’œil et avec toutes les apparences de la dignité, qu’elle désirait au monde une seule chose, des sels pour le bain ; lesquels se trouvaient dans un autre rayon.

Mais, de nouveau, dans l’ascenseur, – si insidieuse est la répétition d’une scène – elle plongea très loin sous le présent ; et quand l’ascenseur rebondit légèrement au rez-de-chaussée, elle crut entendre un pot qui se brisait contre la rive d’un fleuve. Avec l’air de chercher son « rayon » (quel qu’il fût), elle s’arrêta, préoccupée, parmi les sacs à main, sourde aux suggestions des commis, tous également polis, noirs, bien peignés, avenants : ils descendaient sans doute d’un passé aussi vieux que le sien, et peut-être quelques-uns en éprouvaient-ils autant d’orgueil, mais, laissant choir l’opaque rideau du présent, ils ne consentaient à apparaître aujourd’hui que comme des commis de Marshall et Snelgrove, rien de plus. Orlando, toujours immobile, hésitait. À travers les grandes portes vitrées elle pouvait voir le charroi dans Oxford Street. Un autobus venait s’empiler sur un autre, puis, brusquement, d’un saut, se décollait. Ainsi les blocs de glace avaient roulé, tangué, ce jour d’antan, sur la Tamise. Un vieux gentilhomme avec des souliers fourrés était à califourchon sur l’un d’eux. Il allait – elle le voyait encore – appelant la malédiction du ciel sur les rebelles irlandais. Il avait coulé là, où était l’automobile d’Orlando.

« Le temps a passé sur moi, songea-t-elle en essayant de rassembler ses pensées. Et voici venir l’âge mûr. Que c’est étrange ! Rien n’est plus ce qu’il est. Je prends un sac à main et je pense à une vieille marchande des quatre-saisons gelée sur son bateau dans la glace. Quelqu’un allume un cierge rose et je vois une jeune fille en culottes russes. Quand je sors, comme maintenant – elle marchait en effet sur le trottoir d’Oxford Street – quel goût l’air a-t-il donc ? Le goût des herbes courtes. J’entends des clochettes de chèvres. Je vois des montagnes. En Turquie ? Dans les Indes ? En Perse ? » Ses yeux se remplirent de larmes.

Qu’Orlando se fût égarée un peu trop loin du moment présent, c’est ce qui frappera peut-être le lecteur qui la voit maintenant se préparer à monter dans sa voiture, les yeux baignés de larmes. En effet, on ne peut pas nier que les hommes les plus adroits dans l’art de vivre (souvent des inconnus, soit dit en passant) réussissent à synchroniser les soixante ou soixante-dix temps différents qui battent simultanément dans chaque système humain normal : lorsque onze heures sonnent à une de leurs pendules, toutes les autres carillonnent à l’unisson, et le présent n’amène jamais de rupture violente ni ne glisse complètement inaperçu dans le passé. De ceux-là nous pouvons dire avec raison qu’ils ont vécu précisément les soixante-huit ou les soixante-douze ans que leur accorde leur pierre tombale. Mais du reste des humains, certains sont morts, nous le savons, quoiqu’ils marchent à nos côtés ; d’autres sont vieux de plusieurs siècles, bien qu’ils se donnent trente-six ans. La longueur véritable d’une vie, quoi que puisse en dire le Dictionnaire Biographique, est toujours matière à discussion. Rester à l’heure, c’est une tâche difficile. Et rien ne jette plus vite à ce sujet la confusion dans nos esprits que le contact d’un art quelconque ; si Orlando perdit sa liste d’articles et si elle rentra sans les sardines ni les sels pour le bain ni les souliers, c’est peut-être son amour de la poésie que nous devons en accuser. Mais au moment où elle posait la main sur la poignée de son auto, le présent de nouveau la frappa violemment sur la tête. Onze fois elle fut ainsi ébranlée.

« Au diable ! » cria-t-elle, car c’est un grand choc, pour un système nerveux, que d’entendre sonner une horloge, si grand que pendant quelques instants nous n’aurons plus rien à dire d’Orlando sinon qu’elle fronça légèrement le sourcil, changea de vitesse admirablement et se mit à crier : « Regardez donc devant vous ! Savez pas ce que vous voulez faire, non ? Pourquoi ne pas le dire, alors ? » pendant que la voiture volait, virait, se faufilait, glissait, car Orlando était une admirable conductrice, le long de Regent Street, de Haymarket, de Northumberland Avenue, sur Westminster Bridge, à gauche, tout droit, à droite, encore tout droit…

La vieille route de Kent était bondée, ce jeudi onze octobre 1928. La foule débordait des trottoirs. Des femmes passaient avec leurs filets à provision. Des enfants couraient. Les drapiers affichaient des ventes-réclames. Des rues s’élargissaient, s’étrécissaient. Les longues perspectives, côte à côte, diminuaient rapidement. Un marché. Un enterrement. Un cortège portait des bannières où l’on pouvait lire « Ra Chô », puis quoi d’autre ? La viande était très rouge. Des bouchers debout devant leurs portes. Les femmes avaient fait couper leurs talons. Amor Vin, ça, c’était sur un porche. Une femme, accoudée à la fenêtre d’une chambre, regardait, dans une contemplation profonde, très tranquille. Applejohn et Applebed, pompes fun… On ne pouvait rien voir complètement, ni rien lire d’un bout à l’autre. Ce qu’on voyait commencer – ces deux amis, par exemple, marchant l’un vers l’autre à travers la chaussée – on ne le voyait jamais finir. Au bout de vingt minutes le corps et l’esprit n’étaient plus que des petits morceaux de papier déchirés qu’on fait tomber d’un sac dans le vent ; et, à vrai dire, la sortie de Londres en automobile à une allure rapide ressemble si fort au déchiquetage de la personnalité qui précède l’inconscience et peut-être la mort, qu’on peut se demander dans quel sens Orlando était réellement vivante à cet instant. En vérité, nous aurions dû abandonner à tous les vents une Orlando complètement dissociée si, au même moment, un écran vert ne s’était enfin levé à droite de la route : de ce côté, les petits morceaux de papier ralentirent leur chute ; puis l’écran se dressa à gauche, et l’on put voir tous les morceaux, d’eux-mêmes, pirouetter dans l’air ; enfin les écrans verts se dressèrent de façon continue des deux côtés de la route ; l’esprit d’Orlando regagna l’illusion de contenir en soi tous les objets, et bientôt elle vit une ferme, sa cour et quatre vaches, tous précisément grandeur naturelle.

Alors seulement Orlando poussa un soupir de soulagement, alluma une cigarette, et pendant une minute ou deux souffla des bouffées en silence. Puis elle appela, d’une voix hésitante, comme si la personne qu’elle demandait pût être absente : « Orlando ? » Car s’il y a (mettons) soixante-dix temps différents qui tous tic-tacquent à la fois dans l’esprit, combien de personnes n’y a-t-il pas – Dieu nous assiste ! – qui, à un moment ou à un autre, logent dans un esprit humain ? On a dit deux mille cinquante-deux. C’est donc la chose la plus ordinaire du monde qu’une personne, lorsqu’elle est seule, appelle « Orlando ? » (si tel est son nom), ce qu’il faut traduire : « Viens, viens ! je suis malade à en mourir du moi présent. J’en veux un autre. » De là les variations étonnantes que nous remarquons chez nos amis. Mais ces changements ne vont tout de même pas sur des roulettes, car l’on peut dire, comme Orlando (qui se trouvait au plein air dans la campagne et avait sans doute besoin d’un autre moi) « Orlando ? » mais ne pas voir l’Orlando désiré ; ces « moi » dont nous sommes bâtis et qui sont empilés l’un sur l’autre comme des assiettes aux mains d’un garçon, ces « moi » ont tous des attachements ailleurs, des sympathies, de petites constitutions et des droits, donnez à ces liens le nom qu’il vous plaira (et pour beaucoup il n’y a pas de nom), si bien que l’un viendra seulement s’il pleut, un autre si la pièce où vous vous trouvez a des rideaux verts, un autre si Mrs. Jones n’est pas là, un autre si vous pouvez lui promettre un verre de vin – et ainsi de suite ; chacun peut multiplier d’après sa propre expérience les différents contrats qui le lient à ses différents « moi » – et dont certains d’ailleurs sont trop follement ridicules pour qu’on puisse les mentionner par écrit.

Ainsi donc Orlando, au contour près de la grange, appela « Orlando ? » avec un accent interrogateur dans la voix et attendit. Orlando ne vint pas.

« Fort bien ! » dit Orlando avec la bonne humeur que les gens montrent en ces occasions ; et elle essaya d’un autre. Car elle avait une grande variété de « moi » à qui faire appel, beaucoup plus que nous n’avons pu en montrer dans un espace limité, puisqu’une biographie est regardée comme complète lorsqu’elle rend compte simplement de cinq ou six moi, tandis qu’un être humain peut en avoir autant de mille. À ne choisir que dans les moi qui ont trouvé place dans ce livre, Orlando, à cet instant, aurait pu appeler le jeune garçon qui faisait rouler d’un revers d’épée la tête de nègre ; le jeune garçon qui la rattachait ; le jeune garçon assis au sommet de la colline ; le jeune garçon qui avait vu le poète ; le jeune garçon qui avait tendu à la Reine la coupe d’eau de rose ; elle aurait pu évoquer encore le jeune homme amoureux de Sacha ; ou le Courtisan ; ou l’Ambassadeur ; ou le Soldat ; ou le Voyageur ; elle aurait pu encore demander à la femme de venir vers elle ; à la Bohémienne ; à la Grande Dame ; à l’Ermite ; à la jeune femme amoureuse de la vie ; à la Patronne des Lettres ; à la femme qui appelait Mar (évoquant par là les bains chauds et les flambées vespérales), ou Shelmerdine (évoquant par là les crocus dans les bois d’automne), ou Bonthrop (évoquant par là notre mort quotidienne), ou tous trois ensemble – ce qui avait plus de sens que nous n’avons d’espace pour le dire – tous ces moi étaient différents et Orlando aurait pu appeler l’un quelconque d’entre eux.

Peut-être ; mais ce qui paraît certain (car nous sommes maintenant dans la région des peut-être et des apparences), c’est que celui dont elle avait le plus besoin se refusait à venir : on devinait en effet à ses paroles qu’elle changeait de moi aussi vite qu’elle conduisait (chaque tournant en amenait un autre) comme il advient lorsque, pour quelque raison incompréhensible, le moi conscient qui est le plus haut et qui a le pouvoir de désirer, souhaite n’être qu’un seul moi. C’est ce que certains nomment le vrai moi : il est, disent-ils, le groupement de tous nos possibles ; commandés, verrouillés par notre Moi en chef, notre Moi-Clef qui les unit et les surveille. Orlando, certainement, cherchait ce moi-là comme le lecteur peut en juger en l’entendant parler au volant de son auto (si c’est un monologue sans queue ni tête, entrecoupé, trivial, terne et quelquefois inintelligible, que le lecteur s’en prenne à lui-même qui veut écouter une dame quand elle parle seule. Nous nous contentons de transcrire ses paroles telles qu’elle les prononça, en ajoutant entre parenthèses quel est le moi qui, à notre opinion, parle. Mais en ceci, nous pouvons fort bien nous tromper).

« Alors, quoi ? Alors, qui ? dit-elle. Trente-six ans ; en auto ; une femme ; oui, mais un million d’autres choses encore. Snob ? La Jarretière dans le hall ? Les léopards ? Mes ancêtres ? J’en suis fière ? Oui ! Gloutonne, luxurieuse, vicieuse ? Vraiment ? (Ici un nouveau moi entra). Je m’en soucie comme d’une guigne. Véridique ? Je crois. Généreuse ? Oh ! mais ça ne compte pas. (Ici un nouveau moi entra). Rester au lit le matin à écouter les pigeons dans de beaux draps ; plats d’argent ; vins ; femme de chambre ; valet de pied. Gâtée ? Peut-être. Trop de choses pour rien. D’où mes livres. (Elle cita cinquante titres classiques : c’étaient, croyons-nous, ces premières œuvres romanesques qu’elle avait déchirées.) Bavardage facile, romanesque. Mais (ici un autre moi entra) propre à rien, maladroite. Impossible d’être plus gauche. Et… et… (Orlando chercha son mot : si nous suggérons « amour », nous pouvons nous tromper, mais à coup sûr elle rit, rougit, puis cria.) Un crapaud serti d’émeraudes ! Harry l’archiduc ! Les mouches bleues au plafond ! (Ici un autre moi entra.) Mais Nell, Kit, Sacha ? (elle fut envahie de tristesse ; des larmes se formèrent vraiment dans ses yeux ; et voici longtemps qu’elle avait cessé de pleurer). Les arbres, dit-elle (Ici un autre moi entra). J’aime les arbres (elle dépassait un bosquet) qui croissent là depuis mille ans. Et les granges. (Elle dépassait une grange croulante au bord de la route.) Et les chiens de berger. (Précisément un chien de berger traversait la route au petit trot. Elle l’évita soigneusement.) Et la nuit. Mais les gens ? (Ici un autre moi entra.) Les gens ? (elle répéta le mot sur un ton interrogatif). Je ne sais pas. Bavards, méprisants, toujours à dire des mensonges. (À ce moment, elle tourna dans la grand-rue de sa ville natale où se pressait, car c’était jour de marché, une foule de paysans, de bergers, de vieilles femmes avec des poules dans leurs paniers.) Les paysans me plaisent. Je m’entends aux récoltes. Mais (ici un autre moi passa rapidement sur les sommets de son esprit comme le rayon d’un phare). La gloire ! (Elle rit). La gloire. Sept éditions. Prix. Photographie dans les journaux du soir (Elle faisait allusion à son poème Le Chêne et au Prix « Burdett Coutts » qu’elle avait obtenu ; et, disons-le en passant à la hâte, quelle amertume pour un biographe que de voir ainsi le triomphe où devait culminer son livre, la péroraison qui devait le clore, jetés au vent dans un éclat de rire, au hasard d’une réflexion ! Mais, en vérité, lorsqu’on écrit sur une femme, plus rien n’est à sa place, ni les points culminants, ni les péroraisons ; l’accent ne tombe jamais où il tomberait avec un homme). La gloire ! répéta-t-elle. Le poète – un charlatan, les deux ensemble chaque matin, c’est régulier comme la poste. Dîners et réunions(12) ; réunions et dîners ; gloire, oh ! gloire ! (À ce moment, elle dut ralentir pour traverser la foule du marché. Mais personne ne fit attention à elle. Un marsouin dans l’étalage d’un poissonnier attirait beaucoup plus les regards qu’une dame qui avait obtenu un Prix et qui aurait pu, si elle l’avait voulu, poser sur son front trois couronnes superposées.) Tout en conduisant avec une extrême lenteur, elle chantonna doucement comme si c’eût été une vieille chanson : « Avec l’argent de mon Prix, j’achèterai des pommiers fleuris, j’achèterai des pommiers fleuris, et sous mes pommiers fleuris, je veux dire à mon fils aîné ce que c’est que la renommée. » Ainsi elle chantonnait et peu à peu ses phrases ployaient comme un collier barbare de perles lourdes. « Et sous mes pommiers fleuris, dit-elle d’une voix chantante, en marquant le rythme des mots, je verrai la lune au loin, et les charrettes de foin… »

Elle s’arrêta court, considéra fixement devant elle le bouchon du radiateur et tomba dans une méditation profonde.

« Il était assis à la table de Twitchett, musa-t-elle, avec une fraise crasseuse. Était-ce le vieux Mr. Baker venu pour mesurer le bois ? Ou bien était-ce Sh-p-re ? (car lorsque nous prononçons pour nous seuls les noms que nous révérons profondément, nous ne les prononçons jamais en entier). Orlando regarda pendant dix minutes devant elle et laissa presque s’arrêter la voiture.

« Hantée ! cria-t-elle en appuyant soudain sur l’accélérateur. Hantée ! depuis ma plus tendre enfance. Vois, l’oie sauvage qui s’envole ! Elle s’envole devant la fenêtre vers la mer. Et chaque fois j’ai fait un bond (elle serra les doigts sur le volant) et j’ai tendu les bras pour la saisir. Mais l’oie sauvage vole trop vite. Je l’ai vue ici… là… là… en Angleterre, en Perse, en Italie. Toujours elle vole et fuit vers la mer, et toujours j’envoie derrière elle les mots comme des filets (elle fit le geste de la main), mais ils se ratatinent comme se ratatinent les filets qu’on retire à bord quand ils ne contiennent rien que des algues ; et parfois on trouve au fond une pincée d’argent… six mots… Jamais, jamais le grand poisson qui vit dans la forêt des coraux abyssins. » Elle inclina la tête et réfléchit profondément.

Et ce fut à cet instant, alors qu’elle avait cessé d’appeler Orlando pour se plonger dans d’autres pensées, que l’Orlando appelée vint d’elle-même ; car, à l’instant, tout changea (elle avait dépassé les grilles pour entrer dans le parc).

Son être entier s’assombrit, se fixa : ainsi une addition heureuse peut donner du relief et de la solidité à une surface ; les creux s’approfondissent ; ce qui semblait proche s’éloigne ; et tout prend sa place comme l’eau prend sa place dans les parois d’un puits. De même Orlando à cet instant s’assombrit, s’apaisa, et, grâce à l’addition de cette Orlando, ce qu’on appelle à tort ou à raison un moi unique, devint un moi réel. Alors elle se tut. Car il est probable que lorsque les gens parlent seuls, leurs moi distincts (dont il peut y avoir plus de deux mille) souffrent d’isolement et cherchent à se remettre en contact avec les autres, mais lorsque le contact est établi, ils se taisent.

Impeccablement, rapidement, Orlando monta l’allée sinueuse, traversa les ormeaux et les chênes, puis la pelouse à la chute si douce que, si c’eut été de l’eau, elle eût couvert la plage d’un calme et lisse flot vert. Plantés çà et là en groupes solennels, se dressaient des hêtres et des chênes. Les daims passaient au milieu d’eux, l’un blanc comme la neige, l’autre portant la tête de côté parce qu’il s’était pris les bois dans un grillage. Orlando observa tout avec la plus grande satisfaction, tout, arbres, daims, pelouse ; son esprit semblait être un fluide qui enveloppait les choses et les enfermait complètement. La minute d’après elle s’arrêtait dans cette cour qui, pendant tant de siècles, l’avait vue venir, à cheval ou dans son carrosse, précédée et suivie de cavaliers ; qui avait connu le balancement des panaches, le flamboiement des torches, et où ces mêmes arbres, qui maintenant laissaient tomber leurs feuilles, avaient chaque année secoué leurs floraisons. Aujourd’hui elle était seule. Les feuilles d’automne tombaient. Le portier ouvrit les grandes grilles. « l’jour, James, dit-elle, il y a quelques objets dans la voiture, voulez-vous les porter à l’intérieur ? » paroles sans beauté, sans intérêt, sans signification profonde, on l’admettra, et pourtant d’un sens si pulpeux à cet instant qu’elles tombaient comme des noix mûres d’un arbre, témoignant que la peau ridée du quotidien, quand elle est bourrée de sens, devient étonnamment voluptueuse. Ceci était vrai pour l’instant du moindre geste, de la moindre action, si ordinaires qu’ils fussent ; le spectacle d’Orlando quittant sa robe pour enfiler une paire de pantalons en peau de taupe et une jaquette de cuir (ce qu’elle fit en moins de trois minutes) était si beau, avec des attitudes si ravissantes qu’on n’eût pas été plus ému par Madame Lopokowa elle-même usant de son art le plus haut. Orlando s’avança dans la salle à manger où ses vieux amis Dryden, Pope, Swift, Addison, la regardèrent d’abord avec un peu de gêne. « Voici donc, semblaient-ils dire, voici donc celle qui a remporté le Prix ! » Mais ayant réfléchi que c’était une affaire de deux cents guinées ils firent un signe de tête approbateur. Deux cents guinées, avaient-ils l’air de dire, on ne doit pas cracher sur deux cents guinées. Orlando se tailla une tranche de pain et une de jambon, les empila l’une sur l’autre et se mit à manger en marchant à grands pas à travers la pièce ; en une seconde elle eut secoué sans y songer toutes ses bonnes manières. Après cinq ou six tours, elle but d’un trait, en levant le coude, un verre de vin rouge espagnol, en remplit un autre qu’elle prit à la main et s’en fut dans le long corridor, puis à travers une douzaine de salons, amorçant ainsi une visite complète de la maison, suivie par les molosses et les épagneuls qui voulurent bien l’accompagner.

Cela aussi, le jour l’exigeait. Revenir ici et ne pas visiter la maison, Orlando aurait plutôt quitté sa grand-mère sans l’embrasser. Elle eut l’impression que les pièces s’illuminaient à son entrée, s’éveillaient, rouvraient les yeux comme si elles eussent dormi pendant son absence. Elle les avait vues, songea-t-elle, des centaines et des milliers de fois : jamais deux fois les mêmes ; dans une vie aussi longue que la leur, elles semblaient avoir acquis une infinité d’états d’âme, variables selon l’été, l’hiver, le temps clair ou sombre, les vicissitudes de son propre sort et le caractère des gens qui venaient les voir. Elles étaient toujours polies avec les étrangers, mais un peu lasses ; avec Orlando seule elles s’ouvraient entièrement, se sentaient à leur aise. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Leur intimité réciproque durait maintenant depuis quatre siècles. Elles n’avaient rien à se cacher. Orlando connaissait leurs joies et leurs peines. Elle connaissait en chacune l’âge de chaque objet, tous leurs petits secrets, un tiroir caché, un placard masqué, un défaut parfois, une partie inachevée ou surajoutée après coup. Et les pièces à leur tour connaissaient d’Orlando toutes les humeurs, et toutes les métamorphoses. Elle ne leur avait rien caché ; elle était venue vers elles jeune garçon et femme, pleurante et dansante, méditative ou gaie. Sur le siège de la fenêtre elle avait écrit ses premiers vers ; dans cette chapelle elle s’était mariée. Et elle serait enterrée ici, réfléchit-elle en s’agenouillant sur le banc de la fenêtre dans la longue galerie et en dégustant à petits coups son vin d’Espagne. Bien qu’elle pût à peine l’imaginer, le corps du léopard héraldique ferait encore ses étangs jaunes sur le parquet le jour où on la descendrait au milieu de tous ses ancêtres. Elle qui ne croyait en aucune immortalité ne pouvait s’empêcher de sentir que son âme viendrait errer sans cesse dans cette demeure comme ces lueurs rouges sur les panneaux, ces lueurs vertes sur le sofa. Car cette pièce – Orlando était entrée dans la chambre de l’Ambassadeur – scintillait comme une coquille qui a reposé pendant des siècles au fond de la mer : l’eau a déposé sur elle, épandu sur elle un million de teintes ; cette pièce était rose et jaune, verte et couleur de sable. Nul Ambassadeur ne dormirait plus là. Ah ! mais Orlando savait où le cœur de la maison battait encore. Poussant doucement une porte, elle s’arrêta sur un seuil afin que la pièce (imagina-t-elle) ne pût la voir, et de là contempla la tapisserie qui se soulevait, retombait, au faible souffle de l’éternelle brise qui ne cessait jamais de la faire palpiter. Le chasseur chevauchait toujours. Daphné fuyait toujours. Toujours le cœur battait, pensa-t-elle, quoique faible, quoique lointain ; frêle mais indomptable cœur de l’immense bâtisse !

Alors, rappelant sa troupe de chiens, Orlando traversa toute la galerie dont le plancher est fait de chênes entiers sciés dans leur longueur. Les rangées de fauteuils avec tous leurs velours fanés, bien alignées contre les murs, étendaient leurs bras pour Élisabeth, pour Jacques, pour Shakespeare peut-être, pour Cecil, mais nul ne venait. Ce spectacle attrista Orlando. Elle décrocha le cordon qui parquait les vieux meubles. Elle s’assit sur le fauteuil de la Reine ; elle ouvrit un livre manuscrit posé sur la table de Lady Betty ; elle plongea ses doigts dans de vieux pétales de roses ; elle brossa sa chevelure courte avec les brosses d’argent du Roi Jacques ; elle s’assit sur son lit, en fit rebondir deux ou trois fois le sommier (mais aucun Roi ne dormirait jamais plus là malgré tous les draps neufs de Louise) et appuya sa joue contre la courtepointe d’argent usée. Mais partout elle trouvait de petits sachets de lavande contre les mites et des pancartes imprimées : « On est prié de ne rien toucher » ; Orlando les avait placées là elle-même ; maintenant, elles paraissaient la repousser. La maison n’était plus entièrement sienne, soupira-t-elle. Elle appartenait au temps désormais ; à l’histoire ; elle était passée hors de la main, hors du pouvoir des vivants. Jamais plus on ne renverserait de la bière ici, songea Orlando (elle était dans la chambre qu’avait habitée le vieux Nick Greene) ; on ne roussirait plus le tapis. Jamais plus deux cents domestiques ne courraient et ne brailleraient au long des corridors avec des braseros et d’énormes branches pour les énormes cheminées. Jamais plus on ne ferait fermenter de l’ale, on ne fabriquerait de chandelles, on ne façonnerait des selles, on ne taillerait de pierres dans les ateliers des communs. Les marteaux et les maillets s’étaient tus. Les chaises et les lits étaient vides ; les chopes d’argent et d’or reposaient sous globe. Les grandes ailes du silence battaient du haut en bas de la maison vide.

Orlando s’assit au bout de la galerie, ses chiens couchés en rond à ses pieds, dans le dur fauteuil de la Reine Élisabeth. La galerie s’étirait très loin et se perdait presque dans l’ombre. C’était comme un tunnel creusé profond dans le passé. Les regards d’Orlando, en y errant, pouvaient y voir rire et parler une compagnie nombreuse ; les grands hommes qu’elle avait connus : Dryden, Swift et Pope ; les hommes d’État en conversations particulières ; les amoureux attardés dans l’embrasure des fenêtres ; des gens qui buvaient et mangeaient à de longues tables ; la fumée du bois s’enroulait autour de leurs têtes, les faisait tousser et éternuer. Plus loin encore, Orlando voyait des couples de danseurs splendides rangés pour le quadrille. Les accents flûtés, frêles, énergiques pourtant d’une musique s’élevèrent. Un orgue tonna sourdement. Un cercueil fut porté dans la chapelle. Un cortège de mariage en sortait. Des chevaliers, le heaume en tête, partaient pour la guerre. Ils rapportaient des bannières de Flodden, de Poitiers et les clouaient contre le mur. La longue galerie ainsi se remplissait ; en fouillant du regard, plus loin encore, Orlando crut distinguer à l’extrême bout, derrière les Élisabéthains et les Tudors, une silhouette plus vieille, plus lointaine, plus sombre, encapuchonnée, monastique, sévère, un moine qui marchait, les mains jointes autour d’un livre, et dont les lèvres murmuraient.

Comme un coup de tonnerre, l’horloge de l’étable sonna quatre heures. Jamais tremblement de terre ne démolit toute une ville avec plus de violence. La galerie et tous ses occupants tombèrent en poudre. Le propre visage d’Orlando, qui était demeuré obscur et sombre pendant sa contemplation, fut illuminé comme par l’éclair d’une explosion. À cette lumière, tous les objets environnants lui apparurent avec une extrême netteté. Elle vit deux mouches décrivant un cercle et le bleu de leurs carapaces. Elle vit un nœud dans le bois devant son pied et le tressaillement d’une oreille de chien. Au même moment elle entendit une branche qui craquait dans le jardin, une brebis qui toussait dans le parc, le cri aigu d’un martinet devant la fenêtre. Orlando sentit son corps trembler, pris de picotement, comme si elle l’avait exposé nu aux morsures du gel. Pourtant elle demeura calme – ce qu’elle n’avait pas fait à Londres lorsque l’horloge avait sonné dix heures (car désormais une et entière elle présentait peut-être une plus large surface aux coups du temps) ; elle se leva, mais sans précipitation, appela ses chiens et fermement, mais avec une grande vivacité, descendit l’escalier, sortit dans le jardin. Là, les ombres des plantes étaient miraculeusement distinctes. Elle nota, dans les parterres de fleurs, tous les grains de la terre comme sous une loupe. Elle vit l’entrelacs des branches de chaque arbre. Chaque feuille de l’herbe était distincte ainsi que le dessin des veines et des pétales. Elle vit Stubbs, le jardinier, qui s’avançait dans le sentier : le moindre bouton de ses guêtres lui apparut avec netteté ; elle vit Betty et Prince, les chevaux de trait : jamais elle n’avait aperçu aussi clairement l’étoile blanche sur le front de Betty et les trois longs crins qui dépassaient les autres dans la queue de Prince. Dans la cour, les vieux murs gris de la maison avaient le relief grenu d’une photographie récente ; Orlando pouvait entendre le haut-parleur qui concentrait sur la terrasse l’air de danse que des gens écoutaient à Vienne dans l’opéra tendu de velours rouge. Les nerfs tirés, tendus par le présent, elle était aussi la proie d’une peur étrange : à chaque fois que le gouffre du temps s’ouvrait, livrait passage à une seconde, un danger inconnu, lui semblait-il, pouvait surgir du même coup. Cette tension était trop implacable et trop dure pour qu’on pût la supporter longtemps sans malaise. Elle marcha, plus vivement qu’elle n’eût désiré (quelqu’un semblait faire mouvoir ses jambes à sa place), à travers le jardin, puis dans le parc. Là, par un grand effort, elle se contraignit à s’arrêter devant l’atelier de charronnerie et à regarder sans un geste Joe Stubbs qui façonnait une roue de charrette. Elle était debout, les yeux fixés sur cette main d’homme, quand le quart sonna. Il la traversa douloureusement comme un météore, si chaud qu’aucun doigt n’eût pu le saisir. Elle vit avec un relief dégoûtant que le pouce de Joe, à sa main droite, n’avait pas d’ongle : à la place il y avait un bourrelet rose de chair. C’était si répugnant qu’Orlando manqua s’évanouir mais dans le moment d’obscurité que lui accordèrent ses paupières battantes, le présent cessa de peser sur elle. Dans cette ombre que jeta le battement de ses paupières il y avait quelque chose d’étrange, quelque chose (comme tous peuvent le vérifier en regardant aussitôt le ciel) qui manque toujours au présent – d’où son caractère terrible, indescriptible – quelque chose qu’on tremble de nommer, comme on pique une épingle dans le corps d’un insecte, qu’on tremble d’appeler beauté, car cette ombre n’a pas de corps, pas de substance ni de qualité propre : et pourtant elle a le pouvoir de transformer tout ce qu’elle pénètre. Cette ombre donc, tandis que les paupières d’Orlando battaient dans son demi-évanouissement devant l’atelier de charronnerie, soudain glissa, vint se mêler aux innombrables visions qu’Orlando avait eues jusqu’alors, les composa, les rendit tolérables et compréhensibles. L’esprit d’Orlando se mit à rouler comme la mer. « Oui, songea-t-elle en poussant un profond soupir de soulagement, tandis qu’elle se détournait de l’atelier pour attaquer la pente de la colline, je peux recommencer à vivre. Je suis au bord de la Serpentine, pensa-t-elle, le bateau d’un sou grimpe, plonge sous le blanc porche des mille morts. Je vais comprendre… »

Telles furent ses paroles prononcées très distinctement, mais nous ne pouvons cacher le fait qu’elle était alors un témoin très indifférent à la réalité des objets environnants ; elle aurait pu fort bien prendre une brebis pour une vache ou un vieil homme appelé Smith pour quelque autre appelé Jones qui ne fût pas le moins du monde son parent. Car l’ombre d’évanouissement causée par un pouce sans ongle s’était approfondie et projetait au fond de son cerveau (aux antipodes de toute vision) un étang où les formes baignaient dans une nuit si profonde qu’on pouvait à peine les reconnaître. Orlando regarda dans cet étang, cette mer peut-être, où toute chose se reflète – certains affirment même que nos passions les plus violentes, et l’art, et la religion sont les reflets que nous voyons dans ce creux sombre au fond de nos cerveaux quand le monde visible, un instant, s’obscurcit. Orlando regarda longtemps, profondément, plus loin encore, et aussitôt le sentier ombragé de fougères, sur la pente de la colline, cessa d’être tout à fait un sentier pour devenir en partie la Serpentine ; les buissons d’aubépines devinrent en partie des dames et des messieurs assis avec des porte-cartes et des cannes à pommeau d’or dans les mains ; les brebis devinrent en partie les hautes maisons de Mayfair ; tout devint en partie autre chose, comme si l’esprit d’Orlando était devenu une forêt avec, çà et là, des embranchements de clairières ; les choses s’approchaient, s’éloignaient, et se confondaient, s’écartaient, s’alliaient et se combinaient de la façon la plus étrange en un mouvant échiquier de lumières et d’ombres. Et hormis le moment où Canute, le lissier, poursuivant un lapin, lui rappela qu’il devait être environ quatre heures et demie – il était en réalité six heures moins vingt-trois – Orlando oublia complètement l’heure.

Le sentier aux fougères, avec bien des contours et des méandres, montait de plus en plus haut, aboutissait enfin au chêne qui se dressait sur le sommet. L’arbre était devenu plus gros, plus inébranlable, plus noueux depuis qu’Orlando l’avait vu pour la première fois, aux environs de l’année 1588, mais il était encore dans le plein de sa force. Les petites feuilles nettement découpées palpitaient encore en masses épaisses sur les branches. Orlando se jeta sur le sol et sentit sous elle diverger l’ossature de l’arbre comme des côtes d’une épine dorsale. Il lui plut de se croire à cheval sur le dos du monde. Il lui plut de s’attacher à cette dureté. Au mouvement qu’elle fit en s’allongeant à terre, un petit livre carré, relié de toile rouge, glissa de sa veste de cuir – c’était son poème Le Chêne. « J’aurais dû porter une bêche », réfléchit-elle, La terre était si tassée entre les racines ; il était peu probable qu’elle parvînt à enterrer le livre là, comme elle l’avait projeté. D’ailleurs, les chiens le déterreraient. « Ces célébrations symboliques n’ont jamais de chance », pensa Orlando. Peut-être ferait-on aussi bien de s’en passer. Elle avait encore au bout de la langue le petit discours qu’elle aurait prononcé en enterrant le livre (c’était un exemplaire de la première édition avec les signatures de l’auteur et de l’artiste). « J’enterre ceci comme un tribut à la terre, aurait-elle dit, je rends à la terre ce que la terre m’a donné. » Mais, Seigneur, dès qu’on arrondissait la bouche pour prononcer ces mots, comme ils devenaient stupides ! Ils rappelèrent à Orlando le vieux Greene qui, sur une estrade, l’autre jour, l’avait comparée à Milton (hormis sa cécité) en lui tendant un chèque de deux cents guinées. Alors elle avait pensé à ce chêne, ici, sur la colline ; elle s’était demandé : Qu’a donc à faire ceci avec cela ? La louange et la gloire, qu’ont-ils à faire avec la poésie ? Qu’ont à faire sept éditions (c’était le chiffre atteint déjà) avec la valeur du volume ? Écrire de la poésie n’était-ce pas une transaction secrète, une voix répondant à une autre voix ? Tout ce bavardage, par suite, ces louanges et ces blâmes, et ces conversations avec des gens qui vous admirent et ces conversations avec des gens qui ne vous admirent pas avaient aussi peu de rapport que possible avec la chose vraie… une voix qui répond à une autre voix. Quoi de plus secret, songea-t-elle, de plus lent, de plus semblable au commerce des amoureux que la réponse bégayante qu’elle avait faite pendant toutes ces années à la vieille mélopée des bois, aux fermes et aux chevaux bruns qui, col contre col, sont arrêtés devant la grille, au forgeron, à la cuisine, aux champs qui, si laborieusement, portent l’orge, les raves, l’herbe, et au jardin enfin qui fait s’épanouir iris et fritillaires ?

Orlando laissa donc son livre sans l’enterrer, pages au vent sur le sol, et regarda le vaste paysage, divers, ce soir, comme un fond sous-marin sous les alternances de soleil et d’ombre. On y distinguait un village avec un clocher parmi des ormeaux ; la voûte grise d’un grand manoir au fond d’un parc ; une étincelle de soleil jaillie sur le vitrage d’une serre ; une cour de ferme avec des meules de blé jaune. Les champs étaient tachetés de noirs boqueteaux ; au-delà s’étiraient de longues étendues de bois, puis on voyait l’éclair d’une rivière, des collines encore. À l’horizon les dents de scie de Snowdon mêlaient leurs blancheurs aux nuages ; Orlando vit aussi les lointaines collines d’Écosse et les flots furieux qui tournoient autour des Hébrides. Elle tendit l’oreille au bruit d’une canonnade sur la mer. Non. Seul, le vent soufflait. Il n’y avait pas de guerre aujourd’hui. Drake était mort ; Nelson était mort. « Et c’est ici », songea Orlando en laissant tomber ses regards, qui s’étaient égarés dans ces lointains, une fois de plus sur la terre proche, « c’est ici qu’était ma terre, jadis ; ce château entre les dunes était à moi. » À cet instant le paysage (sans doute par un artifice du jour mourant) se secoua, se souleva, fit glisser cet amas de maisons, de châteaux, de forêts sur ses flancs en forme de tente. Les montagnes nues de Turquie se dressèrent devant Orlando. Midi éblouissait. Elle regarda droit sur la pente rôtie de flammes. Des chèvres broutaient à ses pieds des touffes terreuses. Un aigle plana sur sa tête. Elle entendit croasser à ses oreilles la voix rauque du vieux Rustum le bohémien : « Qu’est-ce que votre antiquité, votre race et vos richesses quand on les compare à ceci ? Qu’avez-vous besoin de quatre cents chambres, de couvercles d’argent sur tous vos plats, de servantes et de plumeaux ? »

À cet instant, une horloge d’église carillonna dans la vallée. Le paysage en forme de tente s’effondra. Le présent, une fois de plus, ruissela sur la tête d’Orlando, mais avec plus de douceur maintenant, car une lumière mourante n’offrait plus à ses regards de détails minuscules, mais seulement des champs brumeux, des fermes où brûlaient des lampes, la masse ensommeillée d’un bois et un éventail de lumière qui poussait l’ombre devant lui au long d’un sentier. Avait-il sonné neuf, dix, ou onze heures, Orlando ne pouvait le dire. La nuit était venue, la nuit qu’elle avait toujours aimée, la nuit où les reflets, dans l’étang sombre de l’esprit, scintillent plus clairement que le jour. Il n’était pas nécessaire maintenant de s’évanouir pour plonger un regard profond dans cette ombre où les choses prennent forme, pour voir dans l’étang de l’esprit tantôt Shakespeare, tantôt une jeune fille en pantalons russes, tantôt un bateau d’un sou sur la Serpentine, enfin l’Atlantique même qui roule ses énormes vagues au large du Cap Horn. Orlando regarda dans l’ombre. Le brick de son mari était là, il montait au sommet d’une vague ! Il grimpait, il grimpait encore ! Le porche blanc des mille morts se dressait devant lui. Ô téméraire ! Ô fou ridicule, toujours à doubler le Cap Horn – si inutilement – en pleine tempête ! Mais déjà le brick plongeait dans le porche, ressortait de l’autre côté ; sauf, sauf enfin !

« Pleurs de joie, cria Orlando, pleurs de joie ! » et à cet instant le vent tomba, les eaux se calmèrent ; elle vit les vagues rider paisiblement la mer sous la lumière de la lune.

« Marmaduke Bonthrop Shelmerdine ! » cria-t-elle debout au pied du chêne.

Le beau nom miroitant tomba du ciel comme une plume bleu d’acier. Elle le regarda tomber, virant et tournoyant comme une flèche dont la chute lente clive magnifiquement l’air profond. Le bien-aimé venait, comme il venait toujours, dans les moments de calme mort ; lorsque les vagues n’étaient que des rides ; lorsque les feuilles piquetées tombaient lentement sur les pieds d’Orlando dans les bois automnaux ; lorsque le léopard demeurait immobile ; lorsque la lune régnait sur l’eau et que rien ne bougeait entre ciel et mer. Alors il venait.

Tout était maintenant immobile. Il était près de minuit. La lune se levait avec lenteur sur la lande. Sa lumière fit s’élever sur la terre un fantomatique château. La grande maison était là, drapée d’argent, avec toutes ses fenêtres. Point de murailles, point de matière. Tout n’était que fantôme. Tout était immobile. Toutes les lumières brûlaient comme pour l’arrivée d’une Reine morte. Orlando, à ses pieds, dans la grande cour, vit osciller des panaches noirs, des torches palpiter, s’agenouiller des ombres. Une Reine, encore, descendait de son carrosse.

« Cette maison est la vôtre, Madame, cria Orlando, s’inclinant pour une profonde révérence. Rien n’a changé. Le défunt lord, mon père, vous montrera le chemin. »

Tandis qu’elle parlait, le premier coup de minuit sonna. La froide brise du présent lui souffla au visage sa petite haleine apeurée. Anxieusement elle fouilla le ciel des yeux. Il était maintenant tout assombri de nuages. Le vent grondait à ses oreilles. Mais dans le grondement du vent elle entendit le grondement d’un avion qui approchait.

« Ici ! Shel, ici ! » cria-t-elle en présentant à la lune (qui à ce moment brillait d’un vif éclat) sa poitrine nue où ses perles brillaient comme les œufs d’une énorme araignée lunaire. L’avion fonça hors des nuages, plana sur la tête d’Orlando. Il hésita juste au-dessus d’elle. Les perles, dans l’ombre, brillaient d’un éclat phosphorescent.

Et lorsque Shelmerdine, devenu maintenant un beau capitaine marin, hâlé, les joues fraîches, et alerte, sauta sur le sol, Orlando vit, au-dessus de sa tête, monter d’un seul coup d’aile un oiseau sauvage, seul.

« C’est l’oie ! cria Orlando, l’oie sauvage… »

Et le douzième coup de minuit sonna ; le douzième coup de minuit, le jeudi onze octobre mil neuf cent vingt-huit.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer