Robinson Crusoé – Tome II

Robinson Crusoé – Tome II

de Daniel Defoe
LE VIEUX CAPITAINE PORTUGAIS

Quand j’arrivai en Angleterre, j’étais parfaitement étranger à tout le monde, comme si je n’y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice, ma fidèle intendante à qui j’avais laissé en dépôt mon argent, vivait encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde ; et, devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la mis à l’aise quant à ce qu’elle me devait, en lui donnant l’assurance que je ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance de ses premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l’assistai autant que le comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai, ne me permit pas de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que je garderais toujours souvenance de son ancienne amitié pour moi. Et vraiment je ne l’oubliai pas lorsque je fus en position de la secourir, comme on pourra le voir en son lieu.

Je m’en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère étaient morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux enfants de l’un de mes frères. Comme depuis long-temps je passais pour mort, on ne m’avait rien réservé dans le partage. Bref je ne trouvai ni appui ni secours, et le petit capital que j’avais n’était pas suffisant pour fonder mon établissement dans le monde.

À la vérité je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne m’attendais pas : le capitaine que j’avais si heureusement délivré avec son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau récit de la manière dont j’avais sauvé le bâtiment et l’équipage, ils m’invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir voir, et touts ensemble ils m’honorèrent d’un fort gracieux compliment à ce sujet et d’unprésent d’environ deux cents livres sterling.

Après beaucoup de réflexions, sur ma position,et sur le peu de moyens que j’avais de m’établir dans le monde, jerésolus de m’en aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pasobtenir quelques informations sur l’état de ma plantation auBrésil, et sur ce qu’était devenu mon partner, qui,j’avais tout lieu de le supposer, avait dû depuis bien des annéesme mettre au rang des morts.

Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne,où j’arrivai au mois d’avril suivant. Mon serviteurVendredi m’accompagna avec beaucoup de dévouement danstoutes ces courses, et se montra le garçon le plus fidèle en touteoccasion.

Quand j’eus mis pied à terre à Lisbonne jetrouvai après quelques recherches, et à ma toute particulièresatisfaction, mon ancien ami le capitaine qui jadis m’avaitaccueilli en mer à la côte d’Afrique. Vieux alors, il avaitabandonné la mer, après avoir laissé son navire à son fils, quin’était plus un jeune homme, et qui continuait de commercer avec leBrésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et au fait je lereconnaissais à peine ; mais je me rétablis dans son souveniraussitôt que je lui eus dit qui j’étais.

Après avoir échangé quelques expressionsaffectueuses de notre ancienne connaissance, je m’informai, commeon peut le croire, de ma plantation et de mon partner.Le vieillard me dit : « – Je ne suis pas allé au Brésildepuis environ neuf ans ; je puis néanmoins vous assurer quelors de mon dernier voyage votre partner vivaitencore, mais les curateurs que vous lui aviez adjoints pour avoirl’œil sur votre portion étaient morts touts les deux. Je croiscependant que vous pourriez avoir un compte très-exact du rapportde votre plantation ; parce que, sur la croyance généralequ’ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont verséle produit de votre part de la plantation dans les mains duProcureur-Fiscal, qui en a assigné, – en cas que vous ne revinssiezjamais le réclamer, – un tiers au Roi et deux tiers au monastère deSaint-Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et àla conversion des Indiens à la foi catholique. – Nonobstant, sivous vous présentiez, ou quelqu’un fondé de pouvoir, pour réclamercet héritage, il serait restitué, excepté le revenu ou produitannuel, qui, ayant été affecté à des œuvres charitables, ne peutêtre reversible. Je vous assure que l’Intendant du Roi et leProveedor, ou majordome du monastère, ont toujours eugrand soin que le bénéficier, c’est-à-dire votrepartner, leur rendît chaque année un compte fidèle durevenu total, dont ils ont dûment perçu votre moitié. »

Je lui demandai s’il savait quel accroissementavait pris ma plantation ; s’il pensait qu’elle valût la peinede s’en occuper, ou si, allant sur les lieux, je ne rencontreraispas d’obstacle pour rentrer dans mes droits à la moitié.

Il me répondit : – « Je ne puis vousdire exactement à quel point votre plantation s’est améliorée, maisje sais que votre partner est devenu excessivementriche par la seule jouissance de sa portion. Ce dont j’ai meilleuresouvenance, c’est d’avoir ouï dire que le tiers de votre portion,dévolu au Roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à quelquemonastère ou maison religieuse, montait à plus 200moidores par an. Quant à être rétabli en paisiblepossession de votre bien, cela ne fait pas de doute, votrepartner vivant encore pour témoigner de vos droits, etvotre nom étant enregistré sur le cadastre du pays. » – Il medit aussi : – « Les survivants de vos deux curateurs sontde très-probes et de très-honnêtes gens, fort riches, et je penseque non-seulement vous aurez leur assistance pour rentrer enpossession, mais que vous trouverez entre leurs mains pour votrecompte une somme très-considérable. C’est le produit de laplantation pendant que leurs pères en avaient la curatèle, et avantqu’ils s’en fussent dessaisis comme je vous le disaistout-à-l’heure, ce qui eut lieu, autant que je me le rappelle, il ya environ douze ans. »

À ce récit je montrai un peu de tristesse etd’inquiétude, et je demandai au vieux capitaine comment il étaitadvenu que mes curateurs eussent ainsi disposé de mes biens, quandil n’ignorait pas que j’avais fait mon testament, et que je l’avaisinstitué, lui, le capitaine portugais mon légataire universel.

– « Cela est vrai, me répondit-il ;mais, comme il n’y avait point de preuves de votre mort, je nepouvais agir comme exécuteur testamentaire jusqu’à ce que j’eneusse acquis quelque certitude. En outre, je ne me sentais pasporté à m’entremettre dans une affaire si lointaine. Toutefois j’aifait enregistrer votre testament, et je l’ai revendiqué ; et,si j’eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant, j’aurais agipar procuration, et pris possession de l’engenho, – c’estainsi que les Portugais nomment une sucrerie – et j’aurais donnéordre de le faire à mon fils, qui était alors au Brésil.

– » Mais, poursuivit le vieillard, j’aiune autre nouvelle à vous donner, qui peut-être ne vous sera pas siagréable que les autres : c’est que, vous croyant perdu, ettout le monde le croyant aussi, votre partner et voscurateurs m’ont offert de s’accommoder avec moi, en votre nom, pourle revenu des six ou huit premières années, lequel j’ai reçu.Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors pour augmenterla plantation, pour bâtir un engenho et acheter desesclaves, ce produit ne s’est pas élevé à beaucoup près aussi hautque par la suite. Néanmoins je vous rendrai un compte exact de toutce que j’ai reçu et de la manière dont j’en ai disposé. »

Après quelques jours de nouvelles conférencesavec ce vieil ami, il me remit un compte du revenu des sixpremières années de ma plantation, signé par monpartner et mes deux curateurs, et qui lui avaittoujours été livré en marchandises : telles que du tabac enrouleau, et du sucre en caisse, sans parler du rum, de lamélasphærule, produit obligé d’une sucrerie. Je reconnus par cecompte que le revenu s’accroissait considérablement chaqueannée : mais, comme il a été dit précédemment, les dépensesayant été grandes, le boni fut petit d’abord. Cependant, levieillard me fit voir qu’il était mon débiteur pour 470moidores ; outre, 60 caisses de sucre et 15doubles rouleaux de tabac, qui s’étaient perdus dans son navire,ayant fait naufrage en revenant à Lisbonne, environ onze ans aprèsmon départ du Brésil.

Cet homme de bien se prit alors à se plaindrede ses malheurs, qui l’avaient contraint à faire usage de monargent pour recouvrer ses pertes et acheter une part dans un autrenavire. – « Quoi qu’il en soit, mon vieil ami, ajouta-t-il,vous ne manquerez pas de secours dans votre nécessité, et aussitôtque mon fils sera de retour, vous serez pleinementsatisfait. »

Là-dessus il tira une vieille escarcelle, etme donna 160 moidores portugais en or. Ensuite, meprésentant les actes de ses droits sur le bâtiment avec lequel sonfils était allé au Brésil, et dans lequel il était intéressé pourun quart et son fils pour un autre, il me les remit touts entre lesmains en nantissement du reste.

J’étais beaucoup trop touché de la probité etde la candeur de ce pauvre homme pour accepter cela ; et, meremémorant tout ce qu’il avait fait pour moi, comment il m’avaitaccueilli en mer, combien il en avait usé généreusement à mon égarden toute occasion, et combien surtout il se montrait en ce momentami sincère, je fus sur le point de pleurer quand il m’adressaitces paroles. Aussi lui demandai-je d’abord si sa situation luipermettait de se dépouiller de tant d’argent à la fois, et si celane le gênerait point. Il me répondit qu’à la vérité cela pourraitle gêner un peu, mais que ce n’en était pas moins mon argent, etque j’en avais peut-être plus besoin que lui.

Tout ce que me disait ce galant homme était siaffectueux que je pouvais à peine retenir mes larmes. Bref, je prisune centaine de moidores, et lui demandai une plume etde l’encre pour lui en faire un reçu ; puis je lui rendis lereste, et lui dis : « – Si jamais je rentre en possessionde ma plantation, je vous remettrai toute la somme, – commeeffectivement je fis plus tard ; – et quant au titre depropriété de votre part sur le navire de votre fils, je ne veux enaucune façon l’accepter ; si je venais à avoir besoind’argent, je vous tiens assez honnête pour me payer ; si aucontraire je viens à palper celui que vous me faites espérer, je nerecevrai plus jamais un penny de vous. »

Quand ceci fut entendu, le vieillard medemanda s’il ne pourrait pas me servir en quelque chose dans laréclamation de ma plantation. Je lui dis que je pensais allermoi-même sur les lieux. – « Vous pouvez faire ainsi,reprit-il, si cela vous plaît ; mais, dans le cas contraire,il y a bien des moyens d’assurer vos droits et de recouvrerimmédiatement la jouissance de vos revenus. » – Et, comme ilse trouvait dans la rivière de Lisbonne des vaisseaux prêts àpartir pour le Brésil, il me fit inscrire mon nom dans un registrepublic, avec une attestation de sa part, affirmant, sous serment,que j’étais en vie, et que j’étais bien la même personne qui avaitentrepris autrefois le défrichement et la culture de laditeplantation.

À cette déposition régulièrement légalisée parun notaire, il me conseilla d’annexer une procuration, et del’envoyer avec une lettre de sa main à un marchand de saconnaissance qui était sur les lieux. Puis il me proposa dedemeurer avec lui jusqu’à ce que j’eusse reçu réponse.

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