Robinson Crusoé – Tome II

LA CABINE

Non content de cela, et, comme je l’ai ditplus haut, ayant un grand désir d’assister à la scène de misère queje savais devoir m’être offerte par le navire lui-même d’unemanière plus saisissante que tout récit possible, je pris avec moile capitaine, comme on l’appelait alors, et je partis peu aprèsdans sa chaloupe.

Je trouvai à bord les pauvres matelots presqueen révolte pour arracher la viande de la chaudière avant qu’ellefût cuite ; mais mon second avait suivi ses ordres et faitfaire bonne garde à la porte de la cuisine ; et la sentinellequ’il avait placée là, après avoir épuisé toutes persuasionspossibles pour leur faire prendre patience, les repoussait par laforce. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le pot quelquesbiscuits pour les amollir avec le gras du bouillon, – on appellecela brewis, – et d’en distribuer un à chacun pourappaiser leur faim : c’était leur propre conservation quil’obligeait, leur disait-elle, de ne leur en donner que peu à lafois. Tout cela était bel et bon ; mais si je ne fusse pasvenu à bord en compagnie de leur commandant et de leurs officiers,si je ne leur avais adressé de bonnes paroles et même quelquesmenaces de ne plus rien leur donner, je crois qu’ils auraientpénétré de vive force dans la cuisine et arraché la viande dufourneau : car Ventre affamé n’a point d’oreilles. – Nous lespacifiâmes pourtant : d’abord nous leur donnâmes à manger peuà peu et avec retenue, puis nous leur accordâmes davantage, enfinnous les mîmes à discrétion, et ils s’en trouvèrent assez bien.

Mais la misère des pauvres passagers de lacabine était d’une autre nature et bien au-delà de tout lereste ; car, l’équipage ayant si peu pour lui-même, il n’étaitque trop vrai qu’il les avait d’abord tenus fort chétivement, puisà la fin qu’il les avait totalement négligés ; de sorte qu’oneût pu dire qu’ils n’avaient eu réellement aucune nourriture depuissix ou sept jours, et qu’ils n’en avaient eu que très-peu les joursprécédents.

La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenantnous rapporta, était une femme de bon sens et de bonne éducation,s’était par tendresse pour son fils imposé tant de privations,qu’elle avait fini par succomber ; et quand notre second entraelle était assise sur le plancher de la cabine, entre deux chaisesauxquelles elle se tenait fortement, son dos appuyé contre lelambris, la tête affaissée dans les épaules, et semblable à uncadavre, bien qu’elle ne fût pas tout-à-fait morte. Mon second luidit tout ce qu’il put pour la ranimer et l’encourager, et avec unecuillère lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle ouvrit leslèvres, elle leva une main, mais elle ne put parler. Cependant elleentendit ce qu’il lui disait, et lui fit signe qu’il était troptard pour elle ; puis elle lui montra son enfant, comme sielle eût voulu dire : Prenez-en soin.

Néanmoins le second, excessivement ému à cespectacle, s’efforçait de lui introduire un peu de bouillon dans labouche, et, à ce qu’il prétendit, il lui en fit avaler deux outrois cuillerées : je doute qu’il en fût bien sûr.N’importe ! c’était trop tard : elle mourut la mêmenuit.

Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix dela vie de la plus affectionnée des mères, ne se trouvait pastout-à-fait aussi affaibli ; cependant il était étendu roidesur un lit, n’ayant plus qu’un souffle de vie. Il tenait dans sabouche un morceau d’un vieux gant qu’il avait dévoré. Comme ilétait jeune et avait plus de vigueur que sa mère, le second réussità lui verser quelque peu de la potion dans le gosier, et ilcommença sensiblement à se ranimer ; pourtant quelque tempsaprès, lui en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il setrouva fort mal et les rendit.

Des soins furent ensuite donnés à la pauvreservante. Près de sa maîtresse elle était couchée tout de son longsur le plancher, comme une personne tombée en apoplexie, et elleluttait avec la mort. Ses membres étaient tordus : une de sesmains était agrippée à un bâton de chaise, et le tenait si fermequ’on ne put aisément le lui faire lâcher ; son autre brasétait passé sur sa tête, et ses deux pieds, étendus et joints,s’appuyaient avec force contre la barre de la table. Bref, ellegisait là comme un agonisant dans le travail de la mort :cependant elle survécut aussi.

La pauvre créature n’était pas seulementépuisée par la faim et brisée par les terreurs de la mort ;mais, comme nous l’apprîmes de l’équipage, elle avait le cœurdéchiré pour sa maîtresse, qu’elle voyait mourante depuis deux outrois jours et qu’elle aimait fort tendrement.

Nous ne savions que faire de cette pauvrefille ; et lorsque notre chirurgien, qui était un homme debeaucoup de savoir et d’expérience, l’eut à grands soins rappelée àla vie, il eut à lui rendre la raison ; et pendant fortlong-temps elle resta à peu près folle, comme on le verra par lasuite.

Quiconque lira ces mémoires voudra bienconsidérer que les visites en mer ne se font pas comme dans unvoyage sur terre, où l’on séjourne quelquefois une ou deux semainesen un même lieu. Il nous appartenait de secourir l’équipage de cenavire en détresse, mais non de demeurer avec lui ; et,quoiqu’il désirât fort d’aller de conserve avec nous pendantquelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer unbâtiment qui n’avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitainenous pria de l’aider à dresser un grand mât de hune et une sorte demâtereau de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nousrefusâmes pas à rester en panne trois ou quatre jours. Alors, aprèslui avoir donné cinq barils de bœuf et de porc, deux barriques debiscuits, et une provision de pois, de farine et d’autres chosesdont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneauxde sucre, du rum, et quelques pièces de huit, nous lesquittâmes en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeunehomme et la servante avec touts leurs bagages.

Le jeune homme, dans sa dix-septième annéeenviron, garçon aimable, bien élevé, modeste et sensible,profondément affligé de la perte de sa mère, son père étant mort àla Barbade peu de mois auparavant, avait supplié le chirurgien devouloir bien m’engager à le retirer de ce vaisseau, dont le crueléquipage, disait-il, était l’assassin de sa mère ; et par lefait il l’était, du moins passivement : car, pour la pauvreveuve délaissée ils auraient pu épargner quelques petites chosesqui l’auraient sauvée, n’eût-ce été que juste de quoi l’empêcher demourir. Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille, ni justice, nidroit ; c’est pourquoi elle est sans remords et sanscompassion.

Le chirurgien lui avait exposé que nousfaisions un voyage de long cours, qui le séparerait de touts sesamis et le replongerait peut-être dans une aussi mauvaise situationque celle où nous l’avions trouvé, c’est-à-dire mourant de faimdans le monde ; et il avait répondu : – « Peum’importe où j’irai, pourvu que je sois délivré, du féroce équipageparmi lequel je suis ! Le capitaine, – c’est de moi qu’ilentendait parler, car il ne connaissait nullement mon neveu, – m’asauvé la vie, je suis sûr qu’il ne voudra pas me faire dechagrin ; et quant à la servante, j’ai la certitude, si ellerecouvre sa raison, qu’elle sera très-reconnaissante, n’importe lelieu où vous nous emmeniez. » – Le chirurgien m’avait rapportétout ceci d’une façon si touchante, que je n’avais pu résister, etque nous les avions pris à bord touts les deux, avec touts leursbagages, excepté onze barriques de sucre qu’on n’avait pu remuer ouaveindre. Mais, comme le jeune homme en avait le connaissement,j’avais fait signer à son capitaine un écrit par lequel ils’obligeait dès son arrivée à Bristol à se rendre chez unM. Rogers, négociant auquel le jeune homme s’était dit allié,et à lui remettre une lettre de ma part, avec toutes lesmarchandises laissées à bord appartenant à la défunte veuve. Iln’en fut rien, je présume : car je n’appris jamais que cevaisseau eût abordé à Bristol. Il se sera perdu en mer, cela estprobable. Désemparé comme il était et si éloigné de toute terre,mon opinion est qu’à la première tourmente qui aura soufflé il auradû couler bas. Déjà il faisait eau et avait sa cale avariée quandnous le rencontrâmes.

Nous étions alors par 19 degrés 32 minutes delatitude, et nous avions eu jusque là un voyage passable commetemps, quoique les vents d’abord eussent été contraires. – Je nevous fatiguerai pas du récit des petits incidents de vents, detemps et de courants advenus durant la traversée ; mais,coupant court eu égard à ce qui va suivre, je dirai que j’arrivai àmon ancienne habitation, à mon île, le 10 avril 1695. – Ce ne futpas sans grande difficulté que je la retrouvai. Comme autrefoisvenant du Brésil, je l’avais abordée par le Sud et Sud-Est, que jel’avais quittée de même, et qu’alors je cinglais entre le continentet l’île, n’ayant ni carte de la côte, ni point de repère, je ne lareconnus pas quand je la vis. Je ne savais si c’était elle ounon.

Nous rôdâmes long-temps, et nous abordâmes àplusieurs îles dans les bouches de la grande rivière Orénoque, maisinutilement. Toutefois j’appris en côtoyant le rivage que j’avaisété jadis dans une grande erreur, c’est-à-dire que le continent quej’avais cru voir de l’île où je vivais n’était réellement point laterre ferme, mais une île fort longue, ou plutôt une chaîne d’îless’étendant d’un côté à l’autre des vastes bouches de la granderivière ; et que les Sauvages qui venaient dans mon îlen’étaient pas proprement ceux qu’on appelle Caribes,mais des insulaires et autres barbares de la même espèce, quihabitaient un peu plus près de moi.

Bref, je visitai sans résultat quantité de cesîles : j’en trouvai quelques-unes peuplées et quelques-unesdésertes. Dans une entre autres je rencontrai des Espagnols, et jecrus qu’ils y résidaient ; mais, leur ayant parlé, j’apprisqu’ils avaient un sloop mouillé dans une petite criqueprès de là ; qu’ils venaient en ce lieu pour faire du sel etpêcher s’il était possible quelques huîtres à perle ; enfinqu’ils appartenaient à l’île de la Trinité, situéeplus au Nord, par les 10 et 11 degrés de latitude.

Côtoyant ainsi d’une île à l’autre, tantôtavec le navire, tantôt avec la chaloupe des Français, – nousl’avions trouvée à notre convenance, et l’avions gardée sous leurbon plaisir, – j’atteignis enfin le côté Sud de mon île, et jereconnus les lieux de prime abord. Je fis donc mettre le navire àl’ancre, en face de la petite crique où gisait mon anciennehabitation.

Sitôt que je vins en vue de l’île j’appelaiVendredi et je lui demandai s’il savait où il était.Il promena ses regards quelque temps, puis tout à coup il battitdes mains et s’écria : – « O, oui ! O, voilà !O, oui ! O, voilà ! » – Et montrant du doigt notreancienne habitation, il se prit à danser et à cabrioler comme unfou, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de sauter à la merpour gagner la rive à la nage.

– « Eh bien ! Vendredi,lui demandai-je, penses-tu que nous trouvions quelqu’un ici ?penses-tu que nous revoyions ton père ? » – Il demeuraquelque temps muet comme une souche ; mais quand je nommai sonpère, le pauvre et affectionné garçon parût affligé, et je vis deslarmes couler en abondance sur sa face. – « Qu’est-ce,Vendredi ? lui dis-je, te fâcherait-il de revoirton père ? » – « Non, non, répondit-il en secouantla tête, non voir lui plus, non jamais plus voirencore ! » – Pourquoi donc, Vendredi,repris-je, comment sais-tu cela ? » – « Ohnon ! oh non ! s’écria-t-il ; lui mort il y along-temps ; il y a long-temps lui beaucoup vieuxhomme. » – « Bah ! bah ! Vendredi,tu n’en sais rien ; mais allons-nous trouver quelqu’unautre ? » – Le compagnon avait, à ce qu’il paraît, demeilleurs yeux que moi ; il les jeta juste sur la collineau-dessus de mon ancienne maison, et, quoique nous en fussions àune demi-lieue, il se mit à crier : – « Moi voir !moi voir ! oui, oui, moi voir beaucoup hommes là, et là, etlà. »

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