Robinson Crusoé – Tome II

MARIAGES

L’ecclésiastique sourit lorsque je lui rendisleur réponse ; mais il garda long-temps le silence. À la finpourtant, secouant la tête : – Nous qui sommes serviteurs duChrist, dit-il, nous ne pouvons qu’exhorter etinstruire ; quand les hommes se soumettent et se conforment ànos censures, et promettent ce que nous demandons, notre pouvoirs’arrête là ; nous sommes tenus d’accepter leurs bonnesparoles. Mais croyez-moi, sir, continua-t-il, quoi quevous ayez pu apprendre de la vie de cet homme que vous nommezWilliam Atkins, j’ai la conviction qu’ilest parmi eux le seul sincèrement converti. Je le regarde comme unvrai pénitent. Non que je désespère des autres. Mais cet homme-ciest profondément frappé des égarements de sa vie passée, et je nedoute pas que lorsqu’il viendra à parler de religion à sa femme, ilne s’en pénètre lui-même efficacement ; car s’efforcerd’instruire les autres est souvent le meilleur moyen de s’instruiresoi-même. J’ai connu un homme qui, ajouta-t-il, n’ayant de lareligion que des notions sommaires, et menant une vie au plus hautpoint coupable et perdue de débauches, en vint à une complèterésipiscence en s’appliquant à convertir un Juif. Si donc le pauvreAtkins se met une fois à parler sérieusement deJésus-Christ à sa femme, ma vie à parier qu’il entrepar-là lui-même dans la voie d’une entière conversion et d’unesincère pénitence. Et qui sait ce qui peuts’ensuivre ? »

D’après cette conversation cependant, et lessusdites promesses de s’efforcer à persuader aux femmes d’embrasserle Christianisme, le prêtre maria les trois couples présents.Will Atkins et sa femme n’étaient pas encore rentrés.Les épousailles faites, après avoir attendu quelque temps, monecclésiastique fut curieux de savoir où était alléAtkins ; et, se tournant vers moi, il medit : – « Sir, je vous en supplie, sortonsde votre labyrinthe, et allons voir. J’ose avancer que noustrouverons par là ce pauvre homme causant sérieusement avec safemme, et lui enseignant déjà quelque chose de la religion. »– Je commençais à être de même avis. Nous sortîmes donc ensemble,et je le menai par un chemin qui n’était connu que de moi, et oùles arbres s’élevaient si épais qu’il n’était pas facile de voir àtravers les touffes de feuillage, qui permettaient encore moinsd’être vu qu’elles ne laissaient voir. Quand nous fûmes arrivés àla rive du bois, j’apperçus Atkins et sa sauvageépouse au teint basané assis à l’ombre d’un buisson et engagés dansune conversation animée. Je restai coi jusqu’à ce que monecclésiastique m’eût rejoint ; et alors, lui ayant montré oùils étaient, nous fîmes halte et les examinâmes long-temps avec laplus grande attention.

Nous remarquâmes qu’il la sollicitait vivementen lui montrant du doigt là-haut le soleil et toutes les régionsdes cieux ; puis en bas la terre, puis au loin la mer, puislui-même, puis elle, puis les bois et les arbres. – « Or, medit mon ecclésiastique, vous le voyez, voici que mes paroles sevérifient : il la prêche. Observez-le ; maintenant il luienseigne que notre Dieu les a faits, elle et lui, de même que lefirmament, la terre, la mer, les bois et les arbres. – « Je lecrois aussi, lui répondis-je. » – Aussitôt nous vîmesAtkins se lever, puis se jeter à genoux en élevant sesdeux mains vers le ciel. Nous supposâmes qu’il proférait quelquechose, mais nous ne pûmes l’entendre : nous étions tropéloignés pour cela. Il resta à peine une demi-minute agenouillé,revint s’asseoir près de sa femme et lui parla derechef. Nousremarquâmes alors combien elle était attentive ; maisgardait-elle le silence ou parlait-elle, c’est ce que nousn’aurions su dire. Tandis que ce pauvre homme était agenouillé,j’avais vu des larmes couler en abondance sur les joues de monecclésiastique, et j’avais eu peine moi-même à me retenir. Maisc’était un grand chagrin pour nous que de ne pas être assez prèspour entendre quelque chose de ce qui s’agitait entre eux.

Cependant nous ne pouvions approcherdavantage, de peur de les troubler. Nous résolûmes donc d’attendrela fin de cette conversation silencieuse, qui d’ailleurs nousparlait assez haut sans le secours de la voix. Atkins,comme je l’ai dit, s’était assis de nouveau tout auprès de safemme, et lui parlait derechef avec chaleur. Deux ou trois foisnous pûmes voir qu’il l’embrassait passionnément. Une autre foisnous le vîmes prendre son mouchoir, lui essuyer les yeux, puisl’embrasser encore avec des transports d’une nature vraimentsingulière. Enfin, après plusieurs choses semblables, nous le vîmesse relever tout-à-coup, lui tendre la main pour l’aider à faire demême, puis, la tenant ainsi, la conduire aussitôt à quelques pas delà, où touts deux s’agenouillèrent et restèrent dans cette attitudedeux minutes environ.

Mon ami ne se possédait plus. Ils’écria : – « Saint Paul ! saint Paul ! voyez,il prie ! » – Je craignis qu’Atkins nel’entendit : je le conjurai de se modérer pendant quelquesinstants, afin que nous pussions voir la fin de cette scène, qui,pour moi, je dois le confesser, fut bien tout à la fois la plustouchante et la plus agréable que j’aie jamais vue de ma vie. Ilchercha en effet à se rendre maître de lui ; mais il étaitdans de tels ravissements de penser que cette pauvre femme payenneétait devenue chrétienne, qu’il lui fut impossible de se contenir,et qu’il versa des larmes à plusieurs reprises. Levant les mainsvers le ciel et se signant la poitrine, il faisait des oraisonsjaculatoires pour rendre grâce à Dieu d’une preuve si miraculeusedu succès de nos efforts ; tantôt il parlait tout bas et jepouvais à peine entendre, tantôt à voix haute, tantôt en latin,tantôt en français ; deux ou trois fois des larmes de joiel’interrompirent et étouffèrent ses paroles tout-à-fait. Je leconjurai de nouveau de se calmer, afin que nous pussions observerde plus près et plus complètement ce qui se passait sous nos yeux,ce qu’il fit pour quelque temps. La scène n’était pas finie ;car, après qu’ils se furent relevés, nous vîmes encore le pauvrehomme parler avec ardeur à sa femme, et nous reconnûmes à sesgestes qu’elle était vivement touchée de ce qu’il disait :elle levait fréquemment les mains au ciel, elle posait une main sursa poitrine, ou prenait telles autres attitudes qui décèlentd’ordinaire une componction profonde et une sérieuse attention.Ceci dura un demi-quart d’heure environ. Puis ils s’éloignèrenttrop pour que nous pussions les épier plus long-temps.

Je saisis cet instant pour adresser la paroleà mon religieux, et je lui dis d’abord que j’étais charmé d’avoirvu dans ses détails ce dont nous venions d’être témoins ; que,malgré que je fusse assez incrédule en pareils cas, je me laissaiscependant aller à croire qu’ici tout était fort sincère, tant de lapart du mari que de celle de la femme, quelle que pût êtred’ailleurs leur ignorance, et que j’espérais, qu’un telcommencement aurait encore une fin plus heureuse. – « Et quisait, ajoutai-je, si ces deux-là ne pourront pas avec le temps, parla voie de l’enseignement et de l’exemple, opérer sur quelquesautres ? » – « Quelques autres, reprit-il en setournant brusquement vers moi, voire même sur touts les autres.Faites fond là-dessus : si ces deux Sauvages, – car lui, àvotre propre dire, n’a guère, laissé voir qu’il valût mieux, –s’adonnent à Jésus-Christ, ils n’auront pas de cessequ’ils n’aient converti touts les autres ; car la vraiereligion est naturellement communicative, et celui qui une bonnefois s’est fait Chrétien ne laissera jamais un payen derrière luis’il peut le sauver. » – J’avouai que penser ainsi était unprincipe vraiment chrétien, et la preuve d’un zèle véritable etd’un cœur généreux en soi. – « Mais, mon ami, poursuivis-je,voulez-vous me permettre de soulever ici une difficulté ? Jen’ai pas la moindre chose à objecter contre le fervent intérêt quevous déployez pour convertir ces pauvres gens du paganisme à lareligion chrétienne ; mais quelle consolation en pouvez-voustirer, puisque, à votre sens, ils sont hors du giron de l’Églisecatholique, hors de laquelle vous croyez qu’il n’y a point desalut ? Ce ne sont toujours à vos yeux que des hérétiques, et,pour cent raisons, aussi effectivement damnés que les payenseux-mêmes. »

À ceci il répondit avec beaucoup de candeur etde charité chrétienne : – « Sir, je suiscatholique de l’Église romaine et prêtre de l’ordre deSaint-Benoît, et je professe touts les principes de la Foiromaine ; mais cependant, croyez-moi, et ce n’est pas commecompliment que je vous dis cela, ni eu égard à ma position et à vosamitiés, je ne vous regarde pas, vous qui vous appelez vous-mêmeréformés, sans quelque sentiment charitable.Je n’oserais dire, quoique je sache que c’est en général notreopinion, je n’oserais dire que vous ne pouvez être sauvés, je neprétends en aucune manière limiter la miséricorde duChrist jusque-là de penser qu’il ne puisse vousrecevoir dans le sein de son Église par des voies à nousimpalpables, et qu’il nous est impossible de connaître, et j’espèreque vous avez la même charité pour nous. Je prie chaque jour pourque vous soyez touts restitués à l’Église du Christ,de quelque manière qu’il plaise à Celui qui est infiniment sage devous y ramener. En attendant vous reconnaîtrez sûrement qu’ilm’appartient, comme catholique, d’établir une grande différenceentre un Protestant et un payen ; entre celui qui invoqueJésus-Christ, quoique dans un mode que je ne juge pasconforme à la véritable Foi, et un Sauvage, un barbare, qui neconnaît ni Dieu, ni Christ, niRédempteur. Si vous n’êtes pas dans le giron del’Église catholique, nous espérons que vous êtes plus près d’yentrer que ceux-là qui ne connaissent aucunement ni Dieu ni sonÉglise. C’est pourquoi je me réjouis quand je vois ce pauvre homme,que vous me dites avoir été un débauché et presque un meurtrier,s’agenouiller et prier Jésus-Christ, comme noussupposons qu’il a fait, malgré qu’il ne soit pas pleinementéclairé, dans la persuasion où je suis que Dieu de qui toute œuvresemblable procède, touchera sensiblement son cœur, et le conduira,en son temps, à une connaissance plus profonde de la vérité. Et siDieu inspire à ce pauvre homme de convertir et d’instruirel’ignorante Sauvage son épouse, je ne puis croire qu’il lerepoussera lui-même. N’ai-je donc pas raison de me réjouir lorsqueje vois quelqu’un amené à la connaissance du Christ,quoiqu’il ne puisse être apporté jusque dans le sein de l’Églisecatholique, juste à l’heure où je puis le désirer, tout en laissantà la bonté du Christ le soin de parfaire son œuvre enson temps et par ses propres voies ? Certes que je meréjouirais si touts les Sauvages de l’Amérique étaient amenés,comme cette pauvre femme, à prier Dieu, dussent-ils être toutsprotestants d’abord, plutôt que de les voir persister dans lepaganisme et l’idolâtrie, fermement convaincu que je serais queCelui qui aurait épanché sur eux cette lumière daignerait plus tardles illuminer d’un rayon de sa céleste grâce ; et lesrecueillir dans le bercail de son Église, alors que bon luisemblerait. »

Je fus autant étonné de la sincérité et de lamodération de ce Papiste véritablement pieux, que terrassé par laforce de sa dialectique, et il me vint en ce moment à l’esprit quesi une pareille modération était universelle, nous pourrions êtretouts chrétiens catholiques, quelle que fût l’Église ou lacommunion particulière à laquelle nous appartinssions ; quel’esprit de charité bientôt nous insinuerait touts dans de droitsprincipes ; et, en un mot, comme il pensait qu’une semblablecharité nous rendrait touts catholiques, je lui dis qu’à mon senssi touts les membres de son Église professaient la même toléranceils seraient bientôt touts protestants. Et nous brisâmes là, carnous n’entrions jamais en controverse.

Cependant, changeant de langage, et luiprenant la main. – « Mon ami, lui dis-je, je souhaiterais quetout le clergé de l’Église romaine fût doué d’une telle modération,et d’une charité égale à la vôtre. Je suis entièrement de votreopinion ; mais je dois vous dire que si vous prêchiez unepareille doctrine en Espagne ou en Italie on vous livrerait àl’Inquisition. »

– « Cela se peut, répondit-il. J’ignorece que feraient les Espagnols ou les Italiens ; mais je nedirai pas qu’ils en soient meilleurs Chrétiens pour cetterigueur : car ma conviction est qu’il n’y a point d’hérésiedans un excès de charité. »

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