Robinson Crusoé – Tome II

DIALOGUE

Will Atkins et sa femme étantpartis, nous n’avions que faire en ce lieu. Nous rebroussâmes doncchemin ; et, comme nous nous en retournions, nous lestrouvâmes qui attendaient qu’on les fît entrer. Lorsque je les eusapperçus, je demandai à mon ecclésiastique si nous devions ou nondécouvrir à Atkins que nous l’avions vu près dubuisson. Il fut d’avis que nous ne le devions pas, mais qu’ilfallait lui parler d’abord et écouter ce qu’il nous dirait. Nousl’appelâmes donc en particulier, et, personne n’étant là quenous-mêmes, je liai avec lui en ces termes :

– « Comment fûtes-vous élevé, WillAtkins, je vous prie ? Qu’était votrepère ? »

WILLIAM ATKINS. – Un meilleur homme que je neserai jamais, sir ; mon père était unecclésiastique.

ROBINSON CRUSOÉ. – Quelle éducation vousdonna-t-il ?

W. A. – Il aurait désiré me voir instruit,sir ; mais je méprisai toute éducation,instruction ou correction, comme une brute que j’étais.

R. C. – C’est vrai, Salomon a dit : –« Celui qui repousse le blâme est semblable à labrute. »

W. A. – Ah ! sir, j’ai étécomme la brute en effet ; j’ai tué mon père ! Pourl’amour de Dieu, sir, ne me parlez point de cela,sir ; j’ai assassiné mon pauvre père !

LE PRÊTRE. – Ha ? un meurtrier ?

Ici le prêtre tressaillit et devint pâle, –car je lui traduisais mot pour mot les parolesd’Atkins. Il paraissait croire que Willavait réellement tué son père.

 

ROBINSON CRUSOÉ – Non, non, sir,je ne l’entends pas ainsi. Mais Atkins,expliquez-vous : n’est-ce pas que vous n’avez pas tué votrepère de vos propres mains ?

WILLIAM ATKINS. – Non, sir ;je ne lui ai pas coupé la gorge ; mais j’ai tari la source deses joies, mais j’ai accourci ses jours. Je lui ai brisé le cœur enpayant de la plus noire ingratitude le plus tendre et le plusaffectueux traitement que jamais père ait pu faire éprouver ouqu’enfant ait jamais reçu.

R. C. – C’est bien. Je ne vous ai pasquestionné sur votre père pour vous arracher cet aveu. Je prie Dieude vous en donner repentir et de vous pardonner cela ainsi quetouts vos autres péchés. Je ne vous ai fait cette question queparce que je vois, quoique vous ne soyez pas très-docte, que vousn’êtes pas aussi ignorant que tant d’autres dans la science dubien, et que vous en savez en fait de religion beaucoup plus quevous n’en avez pratiqué.

W. A – Quand vous ne m’auriez pas,sir, arraché la confession que je viens de vous fairesur mon père, ma conscience l’eût faite. Toutes les fois que nousvenons à jeter un regard en arrière sur notre vie, les péchéscontre nos indulgents parents sont certes, parmi touts ceux quenous pouvons commettre, les premiers qui nous touchent : lesblessures qu’ils font sont les plus profondes, et le poids qu’ilslaissent pèse le plus lourdement sur le cœur.

R. C. – Vous parlez, pour moi, avec trop desentiment et de sensibilité, Atkins, je ne saurais lesupporter.

W. A. – Vous le pouvez,master ! J’ose croire que tout ceci vous estétranger.

R. C. – Oui, Atkins, chaquerivage, chaque colline, je dirai même chaque arbre de cette île,est un témoin des angoisses de mon âme au ressentiment de moningratitude et de mon indigne conduite envers un bon et tendrepère, un père qui ressemblait beaucoup au vôtre, d’après lapeinture que vous en faites. Comme vous, Will Atkins,j’ai assassiné mon père, mais je crois ma repentance de beaucoupsurpassée par la vôtre.

J’en aurais dit davantage si j’eusse pumaîtriser mon agitation ; mais le repentir de ce pauvre hommeme semblait tellement plus profond que le mien, que je fus sur lepoint de briser là et de me retirer. J’étais stupéfait de sesparoles ; je voyais que bien loin que je dusse remontrer etinstruire cet homme, il était devenu pour moi un maître et unprécepteur, et cela de la façon la plus surprenante et la plusinattendue.

J’exposai tout ceci au jeune ecclésiastique,qui en fut grandement pénétré, et me dit : – « Eh bien,n’avais-je pas prédit qu’une fois que cet homme serait converti, ilnous prêcherait touts ? En vérité, sir, je vousle déclare, si cet homme devient un vrai pénitent, on n’aura pasbesoin de moi ici ; il fera des Chrétiens de touts leshabitants de l’île. » – M’étant un peu remis de mon émotion,je renouai conversation avec Will Atkins.

« Mais Will, dis-je, d’oùvient que le sentiment de ces fautes vous touche précisément àcette heure ?

WILLIAM ATKINS. – Sir, vousm’avez mis à une œuvre qui m’a transpercé l’âme J’ai parlé à mafemme de Dieu et de religion, à dessein, selon vos vues, de lafaire chrétienne, et elle m’a prêché, elle-même, un sermon tel queje ne l’oublierai de ma vie.

ROBINSON CRUSOÉ. – Non, non, ce n’est pasvotre femme qui vous a prêché ; mais lorsque vous la pressiezde vos arguments religieux, votre conscience les rétorquait contrevous.

W. A. – Oh ! oui, sir, etd’une telle force que je n’eusse pu y résister.

R. C. – Je vous en prie, Will,faites-nous connaître ce qui se passait entre vous et votrefemme ; j’en sais quelque chose déjà.

W. A. – Sir, il me seraitimpossible de vous en donner un récit parfait. J’en suis trop pleinpour le taire, cependant la parole me manque pour l’exprimer. Mais,quoiqu’elle ait dit, et bien que je ne puisse vous en rendrecompte, je puis toutefois vous en déclarer ceci, que je suis résoluà m’amender et à réformer ma vie.

R. C. – De grâce, dites-nous en quelques mots.Comment commençâtes-vous, Will ? Chose certaine,le cas a été extraordinaire. C’est effectivement un sermon qu’ellevous a prêché, si elle a opéré sur vous cet amendement.

W. A. – Eh bien, je lui exposai d’abord lanature de nos lois sur le mariage, et les raisons pour lesquellesl’homme et la femme sont dans l’obligation de former des nœuds telsqu’il ne soit au pouvoir ni de l’un ni de l’autre de lesrompre ; qu’autrement l’ordre et la justice ne pourraient êtremaintenus ; que les hommes répudieraient leurs femmes etabandonneraient leurs enfants, et vivraient dans la promiscuité, etque les familles ne pourraient se perpétuer ni les héritages serégler par une descendance légale.

R. C. – Vous parlez comme un légiste,Will. Mais pûtes-vous lui faire comprendre ce que vousentendez par héritage et famille ? On ne sait rien de celaparmi les Sauvages, on s’y marie n’importe comment, sans avoirégard à la parenté, à la consanguinité ou à la famille : lefrère avec la sœur, et même, comme il m’a été dit, le père avec lafille, le fils avec la mère.

W. A. – Je crois, sir, que vousêtes mal informé ; – ma femme m’assure le contraire, et qu’ilsont horreur de cela. Peut-être pour quelques parentés pluséloignées ne sont-ils pas aussi rigides que nous ; mais ellem’affirme qu’il n’y a point d’alliance dans les proches degrés dontvous parlez.

R. C. – Soit. Et que répondit-elle à ce quevous lui disiez ?

W. A. – Elle répondit que cela lui semblaitfort bien, et que c’était beaucoup mieux que dans son pays.

R. C. – Mais lui avez-vous expliqué ce quec’est que le mariage.

W. A. – Oui, oui ; là commença notredialogue. Je lui demandai si elle voulait se marier avec moi ànotre manière. Elle me demanda de quelle manière était-ce. Je luirépondis que le mariage avait été institué par Dieu ; et c’estalors que nous eûmes ensemble en vérité le plus étrange entretienqu’aient jamais eu mari et femme, je crois.

N. B. Voici ce dialogue entreW. Atkins et sa femme, tel que je le couchai parécrit, immédiatement après qu’il me le rapporta.

LA FEMME. – Institué par votre Dieu !Comment ! vous avoir un Dieu dans votre pays ?

William Atkins. – Oui, ma chère,Dieu est dans touts les pays.

LA FEMME – Pas votre Dieu dans mon pays ;mon pays avoir le grand vieux Dieu Benamuckée.

W. A. – Enfant, je ne suis pas assez habilepour vous démontrer ce que c’est que Dieu : Dieu est dans leCiel, et il a fait le ciel et la terre et la mer, et tout ce quis’y trouve.

LA FEMME. – Pas fait la terre ; votreDieu pas fait la terre ; pas fait mon pays.

Will Atkins sourit à cesmots : que Dieu n’avait pas fait son pays.

LA FEMME. – Pas rire, Pourquoi me rire ?ça pas chose à rire.

Il était blâmé à bon droit ; car elle semontrait plus grave que lui-même d’abord.

WILLIAM ATKINS. – C’est très-vrai. Je ne riraiplus, ma chère.

LA FEMME. – Pourquoi vous dire, votre Dieu afait tout ?

W. A. – Oui, enfant, notre Dieu a fait lemonde entier, et vous, et moi, et toutes choses ; car il estle seul vrai Dieu. Il n’y a point d’autre Dieu que lui. Il habite àjamais dans le Ciel.

LA FEMME. – Pourquoi vous pas dire ça à moidepuis long-temps ?

W. A. – C’est vrai. En effet ; mais j’aiété un grand misérable, et j’ai non-seulement oublié jusqu’ici det’instruire de tout cela, mais encore j’ai vécu moi-même comme s’iln’y avait pas de Dieu au monde.

LA FEMME. – Quoi ! vous avoir le grandDieu dans votre pays ; vous pas connaître lui ? Pasdire : O ! à lui ? Pas faire bonne chose pourlui ? Ça pas possible !

W. A. – Tout cela n’est que trop vrai :nous vivons comme s’il n’y avait pas un Dieu dans le Ciel ou qu’iln’eût point de pouvoir sur la terre.

LA FEMME. – Mais pourquoi Dieu laisse vousfaire ainsi ? Pourquoi lui pas faire vous bienvivre ?

W. A. – C’est entièrement notre faute.

LA FEMME. – Mais vous dire à moi, lui êtregrand, beaucoup grand, avoir beaucoup grand puissance ;pouvoir faire tuer quand lui vouloir : pourquoi lui pas fairetuer vous quand vous pas servir lui ? pas dire O ! àlui ? pas être bons hommes ?

W. A. – Tu dis vrai ; il pourrait mefrapper de mort, et je devrais m’y attendre, car j’ai été unprofond misérable. Tu dis vrai ; mais Dieu est miséricordieuxet ne nous traite pas comme nous le méritons.

LA FEMME. – Mais alors vous pas dire à Dieumerci pour cela ?

W. A. – Non, en vérité, je n’ai pas plusremercié Dieu pour sa miséricorde que je n’ai redouté Dieu pour sonpouvoir.

LA FEMME. – Alors votre Dieu pas Dieu ;moi non penser, moi non croire lui être un tel grand beaucouppouvoir, fort ; puisque pas faire tuer vous, quoique vousfaire lui beaucoup colère ?

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