Robinson Crusoé – Tome II

MUTINERIE

Je plantai alors au nez de nos gens la justerétribution du Ciel en ce cas ; mais le maître d’équipage merépondit avec chaleur que j’allais trop loin dans mes censures queje ne saurais appuyer d’aucun passage des Écritures, et il s’enréféra au chapitre XIII de saint Luc, verset 4, où notre Sauveurdonne à entendre que ceux sur lesquels la Tour deSiloé tomba, n’étaient pas plus coupables que lesautres Galiléens. Mais ce qui me réduisit tout de bonau silence en cette occasion, c’est que pas un des cinq hommes quenous venions de perdre n’était du nombre de ceux descendus à terrelors du massacre de Madagascar, – ainsi toujours l’appelai-je,quoique l’équipage ne pût supporter qu’impatiemment ce mot demassacre. Cette dernière circonstance, comme je l’ai dit, me fermaréellement la bouche pour le moment.

Mes sempiternels sermons à ce sujet eurent desconséquences pires que je ne m’y attendais, et le maître d’équipagequi avait été le chef de l’entreprise, un beau jour vint à moihardiment et me dit qu’il trouvait que je remettais bien souventcette affaire sur le tapis, que je faisais d’injustes réflexions làdessus et qu’à cet égard j’en avais fort mal usé avec l’équipage etavec lui-même en particulier ; que, comme je n’étais qu’unpassager, que je n’avais ni commandement dans le navire, ni intérêtdans le voyage, ils n’étaient pas obligés de supporter toutcela ; qu’après tout qui leur disait que je n’avais pasquelque mauvais dessein en tête, et ne leur susciterais pas unprocès quand ils seraient de retour en Angleterre ; enfin, quesi je ne me déterminais pas à en finir et à ne plus me mêler de luiet de ses affaires, il quitterait le navire, car il ne croyait pasqu’il fût sain de voyager avec moi.

Je l’écoutai assez patiemment jusqu’au bout,puis je lui répliquai qu’il était parfaitement vrai que tout dulong je m’étais opposé au massacre deMadagascar, car je ne démordais pas de l’appeler ainsi,et qu’en toute occasion j’en avais parlé fort à mon aise, sansl’avoir en vue lui plus que les autres ; qu’à la vérité jen’avais point de commandement dans le navire et n’y exerçais aucuneautorité, mais que je prenais la liberté d’exprimer mon opinion surdes choses qui visiblement nous concernaient touts. – « Quantà mon intérêt dans le voyage, ajoutai-je, vous n’y entendezgoutte : je suis propriétaire pour une grosse part dans cenavire, et en cette qualité je me crois quelque droit de parler,même plus que je ne l’ai encore fait, sans avoir de compte à rendreni à vous ni personne autre. » Je commençais àm’échauffer : il ne me répondit que peu de chose cette fois,et je crus l’affaire terminée. Nous étions alors en rade auBengale, et désireux de voir le pays, je me rendis à terre, dans lachaloupe, avec le subrécargue, pour me récréer. Vers le soir, je mepréparais à retourner à bord, quand un des matelots s’approcha demoi et me dit qu’il voulait m’épargner la peine[20] deregagner la chaloupe, car ils avaient ordre de ne point me ramenerà bord. On devine quelle fut ma surprise à cet insolent message. Jedemandai au matelot qui l’avait chargé de cette mission près demoi. Il me répondit que c’était le patron de la chaloupe ; jen’en dis pas davantage à ce garçon, mais je lui ordonnai d’allerfaire savoir à qui de droit qu’il avait rempli son message, et queje n’y avais fait aucune réponse.

J’allai immédiatement retrouver lesubrécargue, et je lui contai l’histoire, ajoutant qu’à l’heuremême je pressentais qu’une mutinerie devait éclater à bord. Je lesuppliai donc de s’y rendre sur-le-champ dans un canot indien pourdonner l’éveil au capitaine ; mais j’aurais pu me dispenser decette communication, car avant même que je lui eusse parlé à terre,le coup était frappé à bord. Le maître d’équipage, le canonnier etle charpentier, et en un mot touts les officiers inférieurs,aussitôt que je fus descendu dans la chaloupe, se réunirent vers legaillard d’arrière et demandèrent à parler au capitaine. Là, lemaître d’équipage faisant une longue harangue, – car le camarades’exprimait fort bien, – et répétant tout ce qu’il m’avait dit, luidéclara en peu de mots que, puisque je m’en étais allé paisiblementà terre, il leur fâcherait d’user de violence envers moi, ce que,autrement, si je ne me fusse retiré de moi-même, ils auraient faitpour m’obliger à m’éloigner. – « Capitaine, poursuivit-il,nous croyons donc devoir vous dire que, comme nous nous sommesembarqués pour servir sous vos ordres, notre désir est de lesaccomplir avec fidélité ; mais que si cet homme ne veut pasquitter le navire, ni vous, capitaine, le contraindre à le quitter,nous abandonnerons touts le bâtiment ; nous vous laisserons enroute. » – Au mot touts, il se tournavers le grand mat, ce qui était, à ce qu’il paraît, le signalconvenu entre eux, et là-dessus touts les matelots qui setrouvaient là réunis se mirent à crier : – Oui,touts ! touts ! »

Mon neveu le capitaine était un homme de cœuret d’une grande présence d’esprit. Quoique surpris assurément àcette incartade, il leur répondit cependant avec calme qu’ilexaminerait la question, mais qu’il ne pouvait rien déciderlà-dessus avant de m’en avoir parlé. Pour leur montrer la déraisonet l’injustice de la chose, il leur poussa quelquesarguments ; mais ce fut peine vaine. Ils jurèrent devant lui,en se secouant la main à la ronde, qu’ils s’en iraient touts àterre, à moins qu’il ne promît de ne point souffrir que je revinsseà bord du navire.

La clause était dure pour mon neveu, quisentait toute l’obligation qu’il m’avait, et ne savait comment jeprendrais cela. Aussi commença-t-il à leur parler cavalièrement. Illeur dit que j’étais un des plus considérables intéressés dans cenavire, et qu’en bonne justice il ne pouvait me mettre à la portede ma propre maison ; que ce serait me traiter à peu près à lamanière du fameux pirate Kid, qui fomenta une révolteà bord, déposa le capitaine sur une île inhabitée et fit la courseavec le navire ; qu’ils étaient libres de s’embarquer sur levaisseau qu’ils voudraient, mais que si jamais ils reparaissaienten Angleterre, il leur en coûterait cher ; que le bâtimentétait mien, qu’il ne pouvait m’en chasser, et qu’il aimerait mieuxperdre le navire et l’expédition aussi, que de me désobliger à cepoint ; donc, qu’ils pouvaient agir comme bon leur semblait.Toutefois, il voulut aller à terre pour s’entretenir avec moi, etinvita le maître d’équipage à le suivre, espérant qu’ils pourraientaccommoder l’affaire.

Ils s’opposèrent touts à cette démarche,disant qu’ils ne voulaient plus avoir aucune espèce de rapport avecmoi, ni sur terre ni sur mer, et que si je remettais le pied àbord, ils s’en iraient. – « Eh bien ! dit le capitaine,si vous êtes touts de cet avis, laissez-moi aller à terre pourcauser avec lui. » – Il vint donc me trouver avec cettenouvelle, un peu après le message qui m’avait été apporté de lapart du patron de la chaloupe, du Cockswain.

Je fus charmé de revoir mon neveu, je doisl’avouer, dans l’appréhension où j’étais qu’ils ne se fussent saiside lui pour mettre à la voile, et faire la course avec le navire.Alors j’aurais été jeté dans une contrée lointaine dénué et sansressource, et je me serais trouvé dans une condition pire quelorsque j’étais tout seul dans mon île.

Mais heureusement ils n’allèrent pas jusquelà, à ma grande satisfaction ; et quand mon neveu me racontace qu’ils lui avaient dit, comment ils avaient juré, en se serrantla main, d’abandonner touts le bâtiment s’il souffrait que jerentrasse à bord, je le priai de ne point se tourmenter de cela,car je désirais rester à terre. Seulement je lui demandai devouloir bien m’envoyer touts mes effets et de me laisser une sommecompétente, pour que je fusse à même de regagner l’Angleterre aussibien que possible.

Ce fut un rude coup pour mon neveu, mais iln’y avait pas moyen de parer à cela, il fallait se résigner. Ilrevint donc à bord du navire et annonça à ses hommes que son onclecédait à leur importunité, et envoyait chercher ses bagages. Ainsitout fut terminé en quelques heures : les mutins retournèrentà leur devoir, et moi je commençai à songer à ce que j’allaisdevenir.

J’étais seul dans la contrée la plus reculéedu monde : je puis bien l’appeler ainsi, car je me trouvaisd’environ trois mille lieues par mer plus loin de l’Angleterre queje ne l’avais été dans mon île. Seulement, à dire vrai, il m’étaitpossible de traverser par terre le pays du Grand-Mogol jusqu’àSurate, d’aller de là à Bassora par mer, en remontant le golfePersique, de prendre le chemin des caravanes à travers les désertsde l’Arabie jusqu’à Alep et Scanderoun, puis de là, par mer, degagner l’Italie, puis enfin de traverser la France ;additionné tout ensemble, ceci équivaudrait au moins au diamètreentier du globe, et mesuré, je suppose que cela présenterait biendavantage.

Un autre moyen s’offrait encore à moi :c’était celui d’attendre les bâtiments anglais qui se rendent auBengale venant d’Achem dans l’île de Sumatra, et de prendre passageà bord de l’un d’eux pour l’Angleterre ; mais comme je n’étaispoint venu là sous le bon plaisir de la Compagnie anglaise desIndes-Orientales, il devait m’être difficile d’en sortir sans sapermission, à moins d’une grande faveur des capitaines de navire oudes facteurs de la Compagnie, et aux uns et au autres j’étaisabsolument étranger.

Là, j’eus le singulier plaisir, parlant parantiphrase, de voir le bâtiment mettre à la voile sans moi :traitement que sans doute jamais homme dans ma position n’avaitsubi, si ce n’est de la part de pirates faisant la course etdéposant à terre ceux qui ne tremperaient point dans leur infamie.Ceci sous touts les rapports n’y ressemblait pas mal. Toutefois monneveu m’avait laissé deux serviteurs, ou plutôt un compagnon et unserviteur : le premier était le secrétaire du commis auxvivres, qui s’était engagé à me suivre, et le second était sonpropre domestique. Je pris un bon logement dans la maison d’unedame anglaise, où logeaient plusieurs négociants, quelquesFrançais, deux Italiens, ou plutôt deux Juifs, et un Anglais. J’yétais assez bien traité ; et, pour qu’il ne fût pas dit que jecourais à tout inconsidérément, je demeurai là plus de neuf mois àréfléchir sur le parti que je devais prendre et sur la conduite queje devais tenir. J’avais avec moi des marchandises anglaises devaleur et une somme considérable en argent : mon neveu m’avaitremis mille pièces de huit et une lettre de crédit supplémentaireen cas que j’en eusse besoin, afin que je ne pusse être gêné quoiqu’il advînt.

Je trouvai un débit prompt et avantageux demes marchandises ; et comme je me l’étais primitivementproposé, j’achetai de fort beaux diamants, ce qui me convenait lemieux dans ma situation parce que je pouvais toujours porter toutmon bien avec moi.

Après un long séjour en ce lieu, et bon nombrede projets formés pour mon retour en Angleterre, sans qu’aucunrépondit à mon désir, le négociant Anglais qui logeait avec moi, etavec lequel j’avais contracté une liaison intime, vint me trouverun matin – « Compatriote, me dit-il, j’ai un projet à vouscommuniquer ; comme il s’accorde avec mes idées, je croisqu’il doit cadrer avec les vôtres également, quand vous y aurezbien réfléchi.

« Ici nous sommes placés, ajouta-t-il,vous par accident, moi par mon choix, dans une partie du monde fortéloignée de notre patrie ; mais c’est une contrée où nouspouvons, nous qui entendons le commerce et les affaires, gagnerbeaucoup d’argent. Si vous voulez joindre mille livres sterling auxmille livres sterling que je possède, nous louerons ici unbâtiment, le premier qui pourra nous convenir. Vous serez lecapitaine, moi je serai le négociant, et nous ferons un voyage decommerce à la Chine. Pourquoi demeurerions-nous tranquilles ?Le monde entier est en mouvement, roulant et circulant sanscesse ; toutes les créatures de Dieu, les corps célestes etterrestres sont occupés et diligents : pour quoi serions-nousoisifs ? Il n’y a point dans l’univers de fainéants que parmiles hommes : pourquoi grossirions-nous le nombre desfainéants ?

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