Sonyeuse

Sonyeuse

de Jean Lorrain

À Antonio de la Gandara,

ces pages d’une lointaine histoire d’enfance

ressouvenue devant deux de ses portraits.

En ferveur et en mélancolie, Son ami,

Jean Lorrain.

 

Il y a une dizaine d’années au Champ de Mars,dans la salle même où la folie du mouvement des Espagnoles de Dannat se déhanchait et se tordait, démoniaque et frénétique, pour l’exaspération grande du bourgeois, presque vis-à-vis de cette peinture exacerbée et brutalement poussée au bleu, sur la même cimaise où Boutet de Monvel exposait la nullité sur porcelaine de ses Dianes vaselinées et de ses mondaines aux yeux d’émail, côte à côte avec les hardiesses voulues et les savants jeux de lumière d’un vrai peintre pourtant, M. Alexander, trois grands portraits d’égale hauteur m’attirèrent entre tous par le ton d’agate et la préciosité de leur atmosphère. Avant même d’avoir distingué les personnages debout au milieu de leurs cadres, une hallucinante expression de rêve et de réalité m’avait saisi devant ces trois formes, non plus fixées sur la toile par des procédés plus ou moins ingénieux, mais apparues bien vivantes d’une vie de mystère dans l’austérité froide de vastes pièces sans meubles,salons à l’abandon de patriciennes demeures bien propres aux évocations ; et, entre ces hauts cadres, ouverts comme des portes sur le vide de je ne sais quels somptueux intérieurs,régnait cette indéfinissable atmosphère d’ambre fluide et de gris laiteux, atmosphère étrange où les chairs se nacrent et où les bleus s’irisent comme sous un clair de lune, et que je ne connais qu’à trois peintres au monde : Reynolds, Burne Jones et Wisthler.

Ils représentaient trois femmes, ces portraits, et étaient signés A. de la Gandara, trois femmes, toutes les trois debout, une vieille dame en noir, une jeune femme en vert, une enfant en jaune, l’enfant au milieu : la même boiserie grise aux minces filets d’or courait derrière elles, et les faisait toutes trois habitantes d’on ne savait quel équivoque salon Empire, ou peut-être qui sait, égarées dans le long corridord’une maison Usher. Une même vie de fantôme les animait toutes, etleurs ombres portées se tassaient derrière elles, assezinquiétantes pour qu’on crût la pièce hantée ; mais la jeunefemme et l’enfant surtout obsédaient.

Oh la dame en vert ! dans quel conted’Edgar Poe avais-je déjà rencontré cette jolie tête expressive etsi pâle sous l’or soyeux de ses cheveux ? Et ces beaux yeuxd’un bleu transparent et humide, ces yeux d’eau, ces deux largesprunelles égarées, comme plaintives dans la supplication d’unéternel adieu ? Où avais-je déjà vu, aimé, passionnément aimé,adoré et pleuré dans le rêve ou dans la vie et cette fine pâleur,et ce délicat profil, et toute la souffrance de cette aristocratie,frappée elle-même dans sa grâce touchante d’on ne sait quellestupeur ?

Dona Ligeïa, Morella, Bérénice ou peut-être lasi mélancolique et si délicieuse dame, dont la vie, le regard et lesourire s’évanouirent un soir, quand son ami les eût fixés sur unetoile impérissable, et qui mourut soutirée d’elle-même parl’adorante ardeur de son peintre, enfermée en tête à tête aveclui ; et des noms de morbides et fuyantes héroïnes, de belleshallucinées encore plus hallucinantes se pressaient sur mes lèvres,sans qu’aucun ne convînt et ne s’appliquât pourtant à cette têtedouloureuse et charmante, au satiné de cette nuque de neige, aubleu profond de ses deux yeux brûlants, yeux de larmes et deflammes, comme en a seule l’agonie amoureuse d’une âme, âme de mèreou d’amante.

Serrée dans une robe d’un vert gris, aucorsage un peu raide qui la faisait sans date, elle glissait plusqu’elle ne marchait d’un pas quasi fantôme, sur le parquet de lahaute pièce vide ; le bouffant de ses manches exagérait encorela minceur de son cou, et l’on sentait que la lourde traîne de sarobe devait traîner sans bruit, ainsi que dans les rêves. Lente etsouple avec néanmoins une raideur un peu spectrale peut-être dansla taille très droite, elle s’en allait, vue de dos, vers le fondde la pièce, déjà presque enfoncée dans le vague des boiseries. Lesapparitions des récits fantastiques ont de ces sorties et de cesglissements. Oh ! elle ne sortait pas de son cadre,celle-là ; elle ne faisait pas la fenêtre au public, mais,déjà entourée de mystère, elle s’effaçait avec sa beauté fragile etcondamnée, comme une ombre chérie qui ne reviendra plus ; etc’est le poignant de cet adieu qui vous serrait le cœur, adieu detout ce corps à demi tourné vers vous et vous jetant, déjà dansl’inconnu, le ne m’oubliez pas de ses yeux résignés etdoux.

Dans le cadre immédiatement voisin du sien,sur le même fond de froides et somptueuses boiseries, une étrangepetite fille, très grande pour ses six ans, ouvrait dans un visaged’enfant peureuse et triste les mêmes larges prunellestransparentes et bleues, les mêmes yeux d’eau hagards etsuppliants. Cela devenait hallucinant. Je connaissais aussi cesyeux-là et j’avais vu cette enfant quelque part ; là, lecostume dérangeait et déroutait un peu mes souvenirs : lagaine de soie jaune dont on l’avait affublée, une lumineuse robed’or toute droite qui en faisait une royale infante, l’auréole deses boucles brunes auréolant son jeune front, me mettaient moins àl’aise que devant le portrait de la mère ; car la frêle Dameen vert était, certes, la mère de cette jolie enfant. Leurs regardsvivaient trop de la même souffrance, de la même impressiond’inquiétude et de tendresse ardente, dans le même bleu debleuet : et, ce qui me frappait surtout dans cette enfant,c’est cette façon déjà observée ailleurs chez une autre petitefille où et quand rencontrée ? de tenir la tête inclinée surl’épaule, cette timidité d’attitude, cet effarement un peu craintifde petite âme précoce en arrêt devant la vie et qui se repliefrileusement, cet air, comme je l’avais baptisé autrefois chez uneautre, de petit oiseau tombé du nid.

Et voilà qu’en rapprochant maintenant leportrait de l’enfant de celui de la mère, une éclaircie se faisaitdans ma mémoire, un souvenir d’enfance s’y précisait, et quelsouvenir !

Sonyeuse ! et toute la mélancolique etmystérieuse aventure, qui passionna durant dix ans la petite villede province où j’ai été élevé, revécut tout à coup devantmoi ; toute cette douloureuse et tragique aventure d’amour,dont les héros disparurent du pays sans avoir laissé pénétrer leurhistoire et dont trente ans passés sur une tombe, aujourd’huiintrouvable, n’ont pas encore dénoué l’énigme.

Sonyeuse ! Dans la petite ville del’Ouest, où j’aime aller tous les ans passer la dernière quinzained’octobre et vivre là, dans la grisaille des souvenirs, la vieassoupie et presque éteinte des petites villes de province ;entre tant d’anciennes demeures comme à jamais défuntes et muréesde silence avec leurs volets clos, une m’attire et me retient entretoutes avec l’obsession d’un regret : et pourtant ce n’est nila maison familiale, devenue aujourd’hui l’étude du notaire, lamaison familiale avec les bons naguères de l’enfance et de l’âmeencore neuve, et les douces soirées à la tiède chaleur de la lampeet des feux de charbon ; ni la maison familiale, ni le vieilhôtel patricien de Neymont, se décalquant dans l’eau pâle des quaisavec des noirs et des hachés d’eau-forte, l’hôtel des Neymont,morne tombeau d’antiques splendeurs déjà de mon temps disparues,où, dans la longue tristesse des dimanches geignait un pianomélancoliquement tapoté par les doigts d’une vierge sans dot,Mlle de Neymont, entrée depuis aux Ursulines de Caen.

Oh ! la tristesse des dimanches deprovince, les volets fermés et les outils au repos, le passant raredans l’isolement léthargique des rues et tant de cloches dansl’air ! il faut avoir vécu, tout enfant comme moi, leur mornesomnolence, à ces tristes dimanches, tristes comme un jour deToussaint, pour en comprendre le vague et le charme à la fois ouatéet monotone, à la longue endormant pour les nerfs et le cœur.

La foule entassée dans les églises, où setraîne la sourde mélopée des vêpres, et, sur le quai, la promenadesolitaire des douaniers de garde devant la mer remueuse etl’éternel recul de l’horizon ! C’est là que mon rêve s’enretourne en souvenirs tranquilles vers un pavillon Louis XIII,entouré de grands murs, déjà très loin dans la vallée, à l’abri desrafales de l’ouest et des rumeurs du port, dans le quartier dévotdes couvents et des églises, tout assourdi de carillons.

Bâti sur l’emplacement d’un ancien cloîtred’Annonciades, au fond d’un de ces grands jardins de boulingrins etde quinconces, comme on n’en voit qu’en province, même par lestemps maussades du littoral où le ciel est toujours gros de nuageset de grains, il rayonnait comme d’une gaieté au fond de sa grandeavenue de marronniers, ce pavillon de Sonyeuse, du nom de sonpropriétaire, le marquis de Sonyeuse qui ne l’habitait pasd’ailleurs, le marquis de Sonyeuse, une des plus grosses fortunesfoncières de la province, noblesse d’épée devenue noblesse de robeet président du tribunal de Rouen, où les Sonyeuse vivaient de pèreen fils depuis deux siècles.

Quel caprice ou quelle ordonnance de laFaculté, prescrivant à une des frêles jeunes femmes de la famillel’air réconfortant de la mer, avait jeté cette élégantearchitecture Louis XIII, briques roses aux lourds entablements depierre, dans ce coin de vallée de la côte, au cœur même de cettevieille ville morte, dans ce quartier froid et dont les lentscarillons d’église, sonnant tous les quarts d’heure, étaient leseul mouvement et comme la respiration monotone, lourdes fleurs defer s’effeuillant d’ennui !

On ne savait. De père en fils, le marquis deSonyeuse, le chef de famille en personne, avait coutume de venirdeux fois par an, à Pâques et à la Saint-Michel ; ildescendait au pavillon et y demeurait deux jours, le temps d’yrecevoir ses fermiers qui venaient payer leurs termes. Les deSonyeuse étaient propriétaires de la majeure partie des terres desenvirons. Pendant ces deux jours de l’année seulement, on voyaits’entrebâiller les persiennes du rez-de-chaussée toujourshermétiquement closes, puis, le marquis parti, le pavillon inhabitéretombait dans son ensommeillement, mais n’en gardait pas moins,malgré son abandon, la gaieté de ses murailles, pierres blanches etbriques roses, éclatant au milieu de son profond jardin auxombrages dormants. Ce jardin se terminant du côté de la vallée enune immense prairie plantée de peupliers, bordée par la rivière,avec pour horizon des collines fuyantes, moutonnées de ronces etd’ajoncs, de la presqu’île du Cotentin.

Le pavillon de Sonyeuse ! les longuespromenades et les doux effarements de mon enfance à travers lesallées en berceau et le silence de ses quinconces, et mes jeux degamin sur ses pelouses ensoleillées, ses grandes pelouses en herbesfolles et en graminées, où pâturaient, hiver comme été, les troisvaches du gardien ; ce grand jardin, mi-forêt, mi-prairie, sicalme et si désert avec la silhouette au fond de son pavillon,était d’une solitude si particulière, que mes nerfs d’enfantsurexcités finissaient par y vibrer comme les cordes d’une harpe,et parfois je m’arrêtais, au milieu d’une partie de cerceau ou detoupie, tout frissonnant d’une indicible peur.

Et pourtant c’était un privilège envié par lesautres enfants de mon âge que l’accès de cette espèce dejardin-fée. Moi seul et ma bonne avions le droit d’ypénétrer ; et c’était par les courtes mais suffocanteschaleurs de juillet, un repos et un bien-être que les heures de lasieste passées à l’ombre verte de ses hauts tilleuls, dans le calmeet le silence de ses pelouses toutes bourdonnantes de volsd’insectes. Le jardinier, un ancien grenadier de l’empereur, tombéaprès Waterloo dans ce trou de petite ville, et qui se consolaitdes gloires disparues en cultivant des fleurs, avait bien vouluconfier à mon père une des clefs du vieux domaine.

« Le gosse y sera plus à son aise quesous les châtaigniers du cours », lui avait-il mâchonnébrusquement, un beau jour, dans un élan d’enthousiasme attendridevant une collection de tulipes doubles : des échangesmutuels de graines et de boutures avaient créé une sorte d’amitié…botanique entre ce vieux grognard et mon père, un passionnéd’horticulture, comme il n’est pas rare de voir s’en produire auxapproches de la cinquantaine dans la calme vie des bourgeois deprovince mariés sur le tard. Cela avait commencé par des oignons dejacinthe ; des écussons de roses de la Malmaison avaientresserré des rapports déjà par eux-mêmes excellents. On s’étaitpassionné aux chrysanthèmes ; un plan de tulipes avait décidéde la liaison.

Ce vieux père Bricard (la physionomie d’unvieux ours blanc avec ses cheveux tondus ras, mettant sur son crânerose un court frisson de neige, et ses moustaches jaunies par letabac, deux vraies queues de zibeline aux deux bouts retombants)logeait dans le fond de son quasi-parc avec le droit de vente delégumes pour seuls appointements. Ce vieux père Bricard avait vouéaux marquises de Sonyeuse un culte d’autant plus extraordinaire, dumoins chez un tel homme, qu’aucune marquise du nom n’avait mis lespieds au pavillon depuis plus de cent ans.

Certes, il existait des marquises de Sonyeuse.Une d’entre elles avait été dame d’honneur de la duchessed’Angoulême et avait officié aux Tuileries ; ce devait êtreMme la marquise douairière, encore vivante et résidant àl’hôtel de Soissons, rue des Carmes, à Rouen. La jeune marquise, labelle-fille, une de Boisgelon-d’Esprise, dont quelques familles dela ville avaient reçu le faire-part du mariage, un mois après lacérémonie, habitait l’hôtel familial avec son mari, le seul marquisde Sonyeuse actuellement vivant.

Était-ce pour la marquise douairière ou poursa belle-fille que le père Bricard ratissait si infatigablement lesol de son allée principale, celle qui allait de la grille d’entréeau pavillon ? pour la vieille femme ou la jeune mariée, qu’ilpeignait si consciencieusement la première pelouse s’arrondissanten cœur devant le grand perron ? Cela demeura toujours entrelui et sa conscience de vieux militaire.

« J’veux que Mâme la marquise n’aye rienà dire, c’est mon idée, s’obstinait-il à nous répéter à ma bonne età moi, au cours de nos promenades dans le grand jardin de la rueViorne.

– Mais puisqu’a n’a jamais venue,vot’marquise, et qu’a ne viendra point, s’évertuait à lui prouverma bonne Héloïse.

– Et si ale venait ? Est-ce qu’on saitjamais… avec leu femmes ? »

Et il reprenait sa bêche ou son râteau,c’était son idée fixe à lui : contenter Mme la marquise.Il attendait son arrivée, comme l’avance à l’ordre de soncolonel ; une dévotion de vieille culotte de peau tournant àla manie dans ce soldat tombé presque en enfance, dévotion d’autantplus touchante que nul escarpin de marquise de Sonyeuse ne vintjamais fouler le sable de cette unique allée si soigneusemententretenue par lui, pas plus que le ray-grass de la petite pelouse,objet de ses amours. Il faut d’ailleurs ajouter à sa louange qu’endehors de l’espace compris entre la grille d’entrée etl’ensommeillé pavillon, Bricard laissait toute la propriétéretourner grand train à l’état sauvage. Plus de massifs, desbroussailles ; du foin de haut pré au beau milieu desallées ; du bois taillis dans les quinconces et des vignesvierges en guirlandes autour des marronniers du boulingrin.

Quant au potager, une merveille ;châssis, semis, plants de légumes, primeurs de serre et melons souscloches : le père Bricard récoltait des petit pois en décembreet des asperges en janvier. De nos jours, le brave homme se seraitfait des rentes sur le carreau des Halles. L’hiver, il secontentait de vendre ses élèves le prix coûtant aux gourmets de laville et, l’été, les revendeuses du marché aux herbes luiachetaient sur pied ses champs de fève et ses carrésd’oignons ; par-ci par-là, entre un plant de choux-fleurs etune plate-bande de courges, une corbeille de fleurs decollection : œillets, chrysanthèmes, roses, iris ou tulipes,les plus belles espèces de fleurs de chaque saison.

De quoi faire un royal bouquet à Mme lamarquise ! Une marotte à lui, à ce vieux tatillon.

Mais si jamais marquises de Sonyeuse nevinrent dans ce beau jardin ensommeillé dont elles portaient lenom, il y vint un jour une autre femme, et c’est pour celle-là que,pris malgré moi au charme du souvenir, j’ai tenté de faire revivresous ma plume un peu de la demeure, où se dénoua si tragiquement cequ’on soupçonna de son histoire.

J’étais pourtant bien enfant, mais jen’oublierai jamais l’impression de ma première rencontre avec ladyMordaunt : lady Mordaunt, était-ce bien son véritablenom ? Quelle haute personnalité de l’aristocratie anglaisedevait-il voiler et ensevelir à toute curiosité ? Bien desbruits contradictoires ont couru depuis au sujet de cette ladyMordaunt dont l’étrange aventure fut le grand événement de mapremière jeunesse et, pendant dix années, la conversation de cettesomnolente petite ville ; mais celle qui devait préoccuperjusqu’à la passion l’imagination, cependant si calme, de toute unesociété de province, est demeurée mystérieuse ; et l’épitaphede sa tombe, la tombe, qui pour tant de disparus a remplacé lepuits antique et légendaire d’où sort la Vérité toute nue,l’épitaphe de sa tombe n’a même pas trahi son secret.

C’était par un de ces temps clairs et grisd’octobre, dont on dit communément en Normandie qu’il fait un tempsà retenir les hirondelles ; je musais avec ma bonne par lespelouses de Sonyeuse, non loin d’un grand massif de dahlias doublesaux énormes fleurs tuyautées, encore tout emperlées de l’eau d’uneaverse tombée le matin ; et mon jeu d’enfant consistait même àsecouer, l’une après l’autre, toutes ces grosses collerettesau-dessus d’un vieil arrosoir ; ma bonne marchait derrière oudevant moi, je ne sais plus au juste, quand un léger bruit de voixnous faisait lever simultanément la tête.

De l’autre côté des dahlias doubles, les piedsdans l’herbe mouillée, une dame était debout à quelques pas demoi.

Grande, mince et d’une souplesse de taillesingulière dans un carrick à petits collets de drap ventre de biche(une nuance d’une douceur extrême à l’œil et dont je n’ai su le nomque bien longtemps après) elle m’apparut, et dans son vêtement etdans ses allures, dans toute sa grâce même, comme une personned’une autre race, d’une nature autre que ma mère et que les femmesde la ville, que je voyais tous les jours.

Sa mise était cependant des plussimples : depuis j’ai compris que, ce jour-là, elle était encostume de voyage ; mais c’était la première fois que jevoyais un carrick à petits collets, et puis la femme qui portait cecarrick était d’une beauté si délicate et si rare, son cou sedétachait si mince et avec une telle élégance, non déjà vue,au-dessus du drap de ce manteau, son visage ovale et peut-être unpeu trop allongé, mais d’une exquise finesse, étonnait le regardpar le laiteux et le satiné de sa peau. C’était de la neige danstoute son éclatante transparence et jamais depuis je n’ai rencontréde chair de femme aussi lumineusement blanche. On eût dit del’aurore infusée sous ses tempes. Toute enveloppée qu’elle fût devoiles de gaze jaune, bouillonnant au-dessus d’un grand chapeau depaille à la mode d’alors, à travers cette brume dorée son teint deblonde éblouissait ; mais ce qui achevait de déconcerter dansce radieux visage et vous poignait en même temps le cœur, c’étaientles yeux, les yeux aux prunelles bleu sombre, deux saphirs presquenoirs, largement ouverts entre les paupières meurtries, deuxregards douloureux, comme baignés de larmes et frappés cependant deje ne sais quelle stupeur.

Oh ! l’effarement de ces yeux égarés etcharmants dans leur supplication muette ! J’y ai songé depuisbien souvent et j’ai toujours gardé en moi la conviction que lafemme, qui portait de tels yeux, devait être sous l’influence d’unnarcotique ou de quelque mystérieux pouvoir !

Ces réflexions, bien entendu, je ne les fisque bien des années plus tard, bien des années après la mort delady Mordaunt, quand les événements…

Ce jour-là, je me contentais de rester coi,les yeux béants, devant la belle étrangère. Le père Bricardl’accompagnait, la tête nue et le dos bas, en pétrissant un vieuxchapeau de paille entre ses mains. Très humble, il semblait faireles honneurs de Sonyeuse : la dame, arrêtée à quelques pas denous, ne nous avait pas vus, elle regardait probablement devantelle, sans même un but à ses regards ; elle avait repris sapromenade de visiteuse et s’en allait maintenant à travers lapelouse, la démarche sinueuse et molle, en relevant sa robe d’unemain.

Nous vîmes alors, ma bonne et moi, que la damen’était pas seule. Un homme, que nous ne vîmes que de dos cejour-là, mais élégant et bien pris dans une redingote olive, latournure jeune et le jarret nerveux, accompagnaitl’étrangère : son mari, sans doute, car une adorable petitefille, qui pouvait avoir à peu près mon âge, de neuf à dix ans,sautillait pendue aux basques de sa redingote, mettant à chaquebond le rose de ses jambes nues dans le vert des grandes herbes etdans l’air le brusque envolement d’une nappe de cheveux blonds.

« C’sont des Anglais », résumaitdans sa sagesse de paysanne ma bonne Héloïse, une opinion basée surles jambes nues et les tresses portées en liberté, dénouées sur lesépaules, de l’enfant.

Ce fut tout ce jour-là.

Le soir, à table (dans la vie de province iln’y a pas de petit fait, et tout ce qui n’y est pas ordinaire etprévu y prend les proportions d’un événement), je ne manquai pas deparler de ma rencontre.

« Des étrangers dans Sonyeuse !pensait mon père à voix haute, Bricard se serait alors laisségraisser la patte, voilà qui m’étonnerait un peu et me gâterait unpeu mon vieux Bricard ! et puis se ravisant et s’adressant àma mère occupée à servir le potage : “Ne seraient-ce pas lesAnglais du Grand-Cerf ?” »

Il y avait donc des Anglais auGrand-Cerf ? Le Grand-Cerf était alors lapremière hôtellerie de la ville. Qu’étaient ces Anglais que je neconnaissais pas ? ma curiosité d’enfant était on ne peut plussurexcitée, mon père et ma mère échangeaient quelques mots à voixbasse : Héloïse, qui servait à table, était interrogée.

« Et la petite porte les jambes nues etles cheveux sur le dos en désordre ; elle a des cheveuxblonds ? demandait ma mère.

– Ouais, Madame, de biaux cheveux blonds.

– Ce sont les Anglais, concluait monpère. »

Ce jour-là je ne sus pas davantage.

Mais ce que je sus et à n’en pouvoir douter lelendemain, c’est que Sonyeuse et le magnifique jardin desAnnonciades étaient dorénavant porte close pour moi : nousnous heurtions, ma bonne et moi, à une consigne inexorable :le vieux Bricard venait dans la journée réclamer la clé de lapetite porte à mon père ; les étrangers, rencontrés la veilleau tournant d’une allée, étaient désormais les hôtes du pavillon etdu jardin. M. le marquis avait loué Sonyeuse à ce coupled’Anglais, et toute une armée de terrassiers, de charpentiers, etd’ouvriers peintres y bouleversaient déjà communs etboulingrins.

Sonyeuse ! M. le marquis avait louéSonyeuse ! On n’en revenait pas dans le pays. Sonyeuse qui,depuis trois cents ans, n’était pas sorti de la famille…, ce devaitêtre sûrement, à quelque allié ou quelque parent ! et lesfermiers… où M. le marquis toucherait-il désormais sesfermages ?

Quels étaient ces Anglais ? d’oùvenaient-ils ? quel motif les amenait à S… ? lesrecevrait-on ? étaient-ils mariés ? la première question,que pose la médisance des petites villes méfiantes à tout jeunehomme et toute jeune femme installés depuis peu dans leursmurs ; feraient-ils des visites ? leur rendrait-on ?car les connaissait-on ? et le train-train ordinaire de milleet un points d’interrogation malveillante, qu’une société deprovince dresse autour de tout couple inconnu.

Ce qu’on était convenu d’appeler la bonnecompagnie de S…, (quelques familles arrogantes et gourmées depetite noblesse de robe), n’eut pas à se mettre en peined’impertinences. Lord et lady Mordaunt ne firent de visite àpersonne. Retirés derrière les grands murs de Sonyeuse, ilsvécurent là dans la solitude absolue, sans paraître même se douterà quel point ils préoccupaient l’opinion.

Hormis à la basse messe de neuf heures, àl’Abbaye, où une berline de louage l’amenait tous les dimanches, onne rencontrait lady Mordaunt nulle part. Lord Mordaunt, un brun àla figure passionnée, à la peau olivâtre, au profil d’oiseau deproie et qui paraissait aussi jeune que sa femme, promenait,presque tous les matins, par la ville un superbe cheval de sellequi valait bien dans les trois cents louis ; un autre chevalattendait, paraît-il, à l’écurie les ordres et le bon caprice demylady, mais c’est un caprice qu’elle n’eut pas, car, les raresfois où je la croisais en-dehors de l’église où sa présence medonnait, durant les offices, de coupables distractions, elle étaità pied et toujours accompagnée et de son mari et de l’enfant, lapetite fille blonde que j’avais vue avec elle dès le premierjour.

Son mari ! et il fallaitentendre nuancer ces deux mots « son mari », àMme de Saint-Enoch, entre autres, la femme la plus colletmonté de cette petite ville de S…, où ses jugements régentaientl’opinion, son mari et sa fille à elle, car cet hommeest bien trop jeune pour être le père de cet enfant ; il avingt-trois ans, ce soi-disant Mordaunt : pour moi tout celan’a rien de catholique et recèle quelque mystère ! etc’était aussi l’avis partagé par les miens, par ma mère surtout,qui nourrissait pour les étrangers de la rue de Viorne une aversionsoupçonneuse.

Entrait-il dans ce sentiment un peu dejalousie pour l’exquise joliesse et l’élégance innée del’étrangère ? ma mère avait-elle puisé cette espèce demalveillance haineuse dans sa fierté d’honnête femme, blessée de cebonheur irrégulier installé triomphant sous ses yeux ? maisj’eus deux fois l’occasion, tout enfant que j’étais, de me rendrecompte par moi-même de cette injuste hostilité.

La première fois ce fut à l’église, à l’Abbayemême de S…, où le hasard nous avait donné l’Anglaise et sa fillecomme voisines de chaise et où déjà depuis six mois, chaquedimanche, nous entendions, ma mère et moi, la messe basse de neufheures, à peine séparés des deux étrangères par l’épaisseur d’unfût de pilier. Inutile de vous dire que je ne partageais nullementles sentiments maternels à l’égard de la jolie étrangère lapremière impression faite sur mes sens d’enfant dans le parcabandonné de Sonyeuse n’avait fait que croître et grandir. Durantles offices, je ne pouvais me lasser d’admirer cette délicatesse deprofil et cette attache de cou qui m’avaient tant frappé dès lepremier jour : je buvais des yeux cette transparence de teintet cette éblouissante pâleur qui, dans le clair-obscur de l’église,s’affinait et pâlissait encore. Comme idéalisées par le jourmystique tombé des vitraux, cette élégance et cette pâleurm’hypnotisaient ; et, si j’emploie là ce mot bien moderne etqui détonne avec son air de terme technique dans le gris etl’effacé de cette histoire mélancolique, c’est que je n’en trouvepas d’autre pour caractériser l’espèce d’obsession que cette pâleuret cette chair exerçaient déjà sur moi. Depuis, je me suis dit biensouvent que lady Mordaunt avait dû être mon premier éveil de sens,mon premier amour de petit garçon imaginatif et précoce ; etcette opinion, j’en trouve la confirmation dans le souvenir demaints et maints petits détails restés fixés dans ma mémoire,détails très minutieux, inhérents à la femme et dont se préoccupepeu, en général, l’imagination d’un enfant ; le souvenir deson parfum, par exemple, un parfum pénétrant et doux, dans lequelil y avait de l’iris et du jasmin, et que toute sa personneexhalait, telle en juillet un jardin en fleurs. Ce parfum entêtantet suave, tous ses vêtements en étaient imprégnés, et, longtempsaprès sa sortie de l’église, le bas de la nef, où elle entendait lamesse auprès de nous, en gardait le persistant sillage.

Ce parfum, je le respirais toute la journée dudimanche dans ma chambre, au salon, à table où le subtil effluve meparlait encore d’elle, et, les narines voluptueusement ouvertes, jen’avais qu’à fermer les yeux en le respirant pour revoir aussitôtce délicat profil, cette bouche aristocrate et cette pâleur ombréed’un large bandeau blond sous une capote de peluche noire.

La petite fille aux grands cheveux couleur deseigle mûr, qui gambadait, le jour de notre première rencontre,suspendue à la main de lord Mordaunt, l’accompagnait àl’église : pauvre enfant craintive et comme dépaysée danscette petite ville inconnue, au milieu d’habitudes qui n’étaientplus les siennes ! Très blanche de peau et toute frêle, elleaussi, de structure et d’attaches, elle avait déjà dans ses grandsyeux bleutés le regard douloureux et surpris de sa mère. Il y avaitde l’effarement dans les timides coups d’œil qu’elle nous jetaitparfois en entrant à la messe, comme à la dérobée, avant de semettre à genoux, mais quelle adorante et fervente tendresse dans cedoux visage, quand ces beaux yeux effarouchés se venaient reposersur les yeux de sa mère ! C’était touchant de les voirensemble ; cette mère et cette fille s’idolâtraient !

Pauvre petite ; je crois la revoir encoreavec son air d’oiseau tombé du nid, comme disait enparlant d’elle notre vieux médecin, le docteur Lambrunet, le seulhomme de la ville admis à Sonyeuse et qui, lui, se rendait souventdans le pavillon interdit, appelé auprès de l’enfant de cesAnglais, une petite santé dans sa fragilité de fleurette deluxe.

C’était pour la santé de cette petite filleque lord et lady Mordaunt étaient venus habiter S… ; lesmédecins de Londres avaient ordonné l’air salin et tempéré pourtantd’une vallée de la côte normande à la poitrine un peu frêle del’enfant. C’était du moins la raison que donnait de leur séjour ledocteur Lambrunet. Il était de l’aube au soir assailli de toutesles questions de la ville ; le docteur était le seul hommequ’on reçût à Sonyeuse : ces Anglais mystérieux seraient venuss’ensevelir à S… rien que pour cette enfant ; la société de S…n’en voulait rien croire, il y avait certainement autre chose, maisquelle était cette autre chose ?… le vieux médecin n’ensoufflait mot.

Toujours est-il qu’il soignait l’enfant, oules deux, ajoutait la Saint-Enoch. Je n’ai jamais supourquoi, mais l’opinion publique voulait que lady Mordaunt fûtencore plus atteinte et souffrante que sa fille du mystérieux malqui leur assignait S… comme ville de guérison. Elle était si frêleet si pâle, cette lady Mordaunt ; si étrange était surtoutl’expression de ses larges prunelles, de ses grands yeux noyés etcomme hagards. On avait d’ailleurs remarqué qu’elle n’allait jamaisdu côté de la mer ; toutes leurs promenades à trois, le père,la mère et l’enfant, étaient toujours dirigées dans la campagne,en-dehors de la ville, et quand on les rencontrait durant leslongues et chaudes journées d’août et parfois même assez tard dansl’arrière-saison, par ces clairs et mélancoliques ciels d’octobre,qui sont le charme de la Normandie, c’était toujours dans lesvallées, à l’entrée de quelque sentier sous bois, à la lisière dequelque futaie reculée et solitaire.

La petite fille, on la rencontrait encorepromenée sur les quais et le long des bâtiments du port, à la mainde son père ; mais lady Mordaunt, elle, jamais ne dépassaitl’emplacement de l’Abbaye, qui appuie ses assises au cœur même dela ville : on aurait dit qu’elle craignait la mer et tout cequi pouvait venir de la mer !

C’est une femme qui se cache :le mot était encore de la Saint-Enoch.

C’est vis-à-vis de la femme qui secachait que je surpris par deux fois ma mère (et pourtant mamère était bonne) en flagrant délit de cette espèce d’arrogancehostile et soupçonneuse, qui était l’esprit même des femmes dupays.

La première fois ce fut à l’église, àl’Abbaye, où nous avions coutume, ma mère et moi, d’entendre lamême messe basse que les deux Anglaises de Sonyeuse, séparés desdeux femmes d’une distance d’à peine quelques pas.

Pendant toute la durée des offices, cepauvre petite oiseau tombé du nid de miss Mordaunt, qui nedevait pas s’amuser tous les jours, élevée à l’écart et commeemmurée, sans jamais frayer avec d’autres enfants, cette pauvrepetite miss Mordaunt ne cessait de tourner de mon côté l’effarementde ses grands yeux quémandeurs ; elle n’aurait pas demandémieux que de faire connaissance, la pauvre petite isolée, mais ellen’osait, surveillée qu’elle était par les regards à longs cilsbaissés de sa mère, peu encouragée d’ailleurs par la physionomietrès renfermée de ma mère à moi, mais manifestement surexcitée parmes mines sous cape et mes sournoises simagrées de vaurien.

Au courant d’une de ces comédies muettes, sonlivre de messe, un bijou de reliure gainé de velours mauve et dontj’avais depuis longtemps déjà remarqué les fermoirs faits detrèfles d’émail, lui glissait d’entre les doigts. Il glissait donc,ce livre, et venait avec bruit mat se fermer à mes pieds, au beaumilieu des dalles poussiéreuses ; elle, toute cramoisie, enétait demeurée coite et je me baissais déjà pour ramasser ce livreet le lui rendre, quand ma mère, qui avait vu le mouvement, metirait brusquement par le bras, et de surprise je restais interditet tout droit.

Lady Mordaunt se baissait alors le plusnaturellement du monde et, par une inclinaison de tout son beaucorps souple, ramassait le livre à terre et le remettait ouvertentre les mains de l’enfant ; mais elle n’avait rien perdu dela scène et du mouvement de ma mère, car ses belles mainstremblaient un peu, à elle aussi, en feuilletant son paroissienpour y retrouver sa messe, et dans le regard surpris qu’elle jetaitsur moi il y avait comme un remerciement ; mais pourquoi ceregard était-il si étonné, qu’avais-je fait de si héroïque qu’on enparût surpris !

Ma mère, qui était foncièrement bonne,eut-elle le regret de l’impertinence gratuite faite à lady Mordauntdans son enfant… ? toujours est-il qu’après l’Ite missaest, elle se levait, dépêchant ses prières et se trouvait enmême temps que les Anglaises auprès du bénitier ; ladyMordaunt, levée la première, avait déjà trempé sa main gantée degris ; ma mère alors, comme si rien n’était, mouillait, elleaussi, ses doigts dans la vasque de marbre et, se tournant vers lapetite Mordaunt, tendait à cette peureuse enfant sa main humided’eau bénite.

Lady Mordaunt avait une imperceptibleinclination de tête et passait.

Ce qui n’empêche pas que le même jour, audéjeuner, ma mère avait avec mon père cet entretienrévélateur : « Tu seras bien aimable, à la premièreoccasion, de demander au bedeau de changer mes deux places et de mefaire avancer vers le chœur. Les dames anglaises de Sonyeusedonnent des distractions à ton fils pendant les offices ».

Je baissai le front et ne sonnai mot.

Le dimanche suivant, nous prîmes place, mamère et moi, sous la chaire même du prédicateur, à mi-nef du chœur.En pénétrant dans l’église, je jetai un rapide coup d’œil vers mesanciennes places ; lady Mordaunt et sa fille n’y étaient plus.Elles aussi avaient abandonné un voisinage importun et étaientmontées vers le chœur, mais du côté juste opposé au nôtre : lagrande travée nous séparait désormais.

Lady Mordaunt et ma mère se rencontrèrentencore, ce dimanche-là, auprès du bénitier, mais il n’y eut cejour-là ni eau bénite offerte, ni inclinaison de tête.

La seconde fois, ce fut au cours d’une de ceslongues promenades aux environs de S…, où mon père, un enthousiastede la Nature, élevé à l’école de Jean-Jacques, avait coutume denous emmener, ma mère et moi, tous les dimanches de six mois del’année, depuis le dimanche de Pâques en avril jusqu’à la Toussaintdans l’arrière-saison.

Parmi les admirables paysages de cette régionde l’ Ouest, toute de bois et de prairies avec les vallonnementsdes falaises voisines, ma famille avait adopté quelques sites etparmi ces sites favoris une étroite valleuse, profondémentencaissée dans un pli de colline, tout en hautes futaies mêlées debois taillis, une espèce de forêt séculaire envahie et de ronces etde lianes, un coin de nature fée, éclose on ne sait comment,mystérieuse et sauvage au milieu des reposantes intimités, parfoisun peu poncives, de cette grasse Normandie.

Cette Normandie aux verdures toujours neuveset lavées par les pluies, qu’un de ses conteurs énamourés,M. Barbey d’Aurevilly, a comparé à une jeune fille aux jouesfraîches tout humides de larmes.

Je n’avais que douze ans, mais, liseur enragéde romans de chevalerie et le cerveau déjà farci de récits épiqueset d’histoires fabuleuses, j’avais, dans mon imagination d’enfant,baptisé ce coin feuillu et solitaire du nom charmant deBroceliande.

Broceliande, la forêt des pommiers du pays deBretagne, où l’astucieuse et svelte fée Viviane prit à son piège levieux mage Myrdhinn, Broceliande où depuis cent ans le vieux bardeoublié dort, enseveli dans l’herbe, son sommeil sorcier, exilé dela mort et rayé de la vie.

Les genêtsétaient d’or, et dans Broceliande

L’iris bleu, cejoyau des sources, la lavande

Et la mentheembaumaient. C’était aux mois bénis,

Où le halliers’éveille à l’enfance des nids

Et les pommiersneigeaient dans les bois frais et calmes.

Au pied d’unchêne énorme, entre les vertes palmes,

Des fougèresd’avril et des touffes de lys

Viviane etMyrdhinn étaient dans l’ombre assis.

Ces vers que je composais beaucoup plus tard,dans ma vingtième année, j’ai toujours pensé qu’ils m’avaient étéinspirés par une tenace et délirante impression d’enfance et, sij’ai tant célébré depuis et en prose et en vers la galloise Vivianeet l’enchanteur Myrdhinn, l’image de lady Mordaunt, certes, n’a pasété non plus étrangère à cette obsession d’une légende plusanglaise en somme que française et à l’espèce d’amour posthume vouépar moi, au delà de l’espace et du temps, à la blonde ennemie deMerlin.

Broceliande ! ce coin de parc en forêts’appelait en réalité Franqueville, Broceliande, c’était bienBroceliande en effet, où je me promenais avec les miens, cejour-là, un clair et chaud dimanche de juin, Broceliande avecl’enneigement fleuri des pommiers sauvages, crispant leurs troncsrugueux dans l’ombre des sapins, et ce grave silence où palpitaientcomme des voix, effroi d’ailes dans les feuilles, bruit de pas surla mousse, et dans l’air cette enivrante odeur d’amande amère, querépand l’aubépine en fleur.

Comme nous grimpions tous trois, mon père, mamère et moi, par un étroit sentier raviné, dévalant raide sous boiset tout obstrué de branchages et d’énormes racines traînant ennœuds de serpent sur l’argile des talus (je me souviendrai toujoursdu bleu intense et cru du ciel qui brillait ce jour-là sur nostêtes), nous nous rencontrions nez à nez avec les Anglais deSonyeuse, père, mère et enfant.

Nous montions, eux descendaient la sente.

Lady Mordaunt avait-elle reconnu mamère ! la sente était, je crois l’avoir dit, très étroite.Avec une politesse exquise les hôtes de Sonyeuse se rangeaient toutcontre le talus et s’effaçaient pour nous laisser passer.

Mais dans ce mouvement le grand chapeau depaille de lady Mordaunt se trouvait accroché à une branche et, toutà coup décoiffée au passage, l’Anglaise s’arrêtait brusquement, lataille et les épaules comme inondées, submergées d’aurore,subitement drapée dans un manteau d’or blond.

Sa magnifique chevelure s’était dénouée aupassage et, son poids l’entraînant, avait déferlé comme une vaguede sa nuque aux talons.

Ce fut un éblouissement.

Lady Mordaunt portait, ce dimanche-là, unspencer ajusté de soie verte sur une robe de mousseline blanche àvolants.

Dernière magie, un rayon s’était pris dans cemétal en fusion.

Mon père et moi avions fait halte malgré nous,stupéfiés, admirant ; cette adorable et frêle vision blanche,coiffée d’une coulée d’or jaune et se détachant en traits delumière sur les ténèbres vertes et mouvantes d’un bois ! jemarchais, moi, ébloui, en plein rêve : ce Franqueville étaitbien Broceliande, Viviane y surgissait dans le creux desravins.

Avec quel air et quels yeux de passion lordMordaunt s’approchait alors de sa femme ! L’inquiète adorationde ses gestes en lui venant en aide et en essayant de réparer ledésordre de sa coiffure ! non, il faut avoir vu cela pourcomprendre la folie quasi-sauvage qui sans doute enflammait leurliaison.

Tout priait et tout implorait dans ce fierprofil d’oiseau de proie, milan soudain apprivoisé ; et laferveur de ce regard ordinairement d’onyx, méfiant et dur !Cet homme au nez en bec d’aigle, au teint chaud et torréfié, avait,lui aussi, sous ses sourcils rejoints, nets et tracés comme àl’encre de Chine, des yeux bien curieux, des vrais yeux depierrerie, éclatants et froids ; mais ce jour-là lespierreries avaient, je vous assure, toute l’humidité de lapassion.

J’étais bien jeune encore pour analyser toutcela, mais en surprenant le regard de l’Anglais à sa femme et lecoup d’œil qu’elle lui rendit, elle, la bouche entr’ouverte dans lamoue d’un demi-sourire, j’eus la sensation qu’on m’étreignait lecœur et, pour la première fois, je connus la morsure de lajalousie.

Mais cet incident dura à peu près une minuteet je mets une heure à le raconter.

Lady Mordaunt s’activait maintenant, trèsconfuse, à réparer le désordre de sa coiffure et, des épingles àcheveux entre les dents, les bras levés dans un mouvement quimettait en valeur et son buste et ses hanches, elle avait tordu sachevelure en gros câble et essayait de faire mordre à même unpeigne de corail rose, d’un rose de fleur rose dans toute cettemousse d’or.

Mais la fleur rose, c’était lady Mordauntelle-même. Honteuse comme d’une impudeur de cette chevelure étalée,un flot de sang lui empourprait le cou, les lèvres et les joues,et, cramoisie jusque dans l’échancrure de son spencer de soie, ellese recoiffait hâtivement, fébrilement ; et son sourire gênédégénérait en moue, et ses beaux yeux effarés et craintifssemblaient implorer grâce : ils demandaient pardon, sesyeux.

Elle parvenait, enfin, à reconsolider sacoiffure et, avançant un pied menu, elle passait furtivement,légère ; le mari soulevait son chapeau et suivait. Nous étionsrestés tous trois béants à la même place. Mon père et moi, rendionsle salut, nous continuions notre route. Ma mère, demeurée un peu enarrière muette et froide, nous toisait d’un regard et, remontantd’un haussement d’épaules son mantelet de satin sur son dos.« Ces créatures ! » laissait-elle tomber assez hautpour que l’Anglaise eût pu l’entendre.

« Ces créatures ! », et detoute la promenade elle ne souffla mot.

« Ces créatures ! », ce que monimagination d’enfant travailla longtemps sur cette boutade« Ces créatures ! » : lady Mordaunt n’étaitdonc point comme ma mère et les autres femmes que je voyais à lamaison ! Ces créatures ! phrase hautaine debourgeoise respectée, qui tue comme une balle et déclasse d’unmot.

C’est dans l’année même de cette rencontrequ’éclata la tragique aventure qui devait briser ces deuxexistences et réduire en poudre l’apparence de leur bonheur, etcela à propos justement de cette effarouchée et craintive petitefille, qu’ils traînaient toujours sur leurs pas, elle avec des yeuxd’adoration et des gestes implorants de sollicitude, lui avec unecomplaisance attentive de sigisbée, plus galant que paternel,évidemment préoccupé de l’enfant à cause de la mère.

Cette pauvre petite miss Mordaunt, si jolie sipitoyable surtout avec son frêle et délicat visage éternellementpenché sur son épaule gauche, l’air si petit oiseau tombé dunid, comme disait le docteur, et la gaucherie de ses petitesmains maladroites d’enfant esseulée qui s’ennuie !

Nous la rencontrions souvent par la villetenue à la main par son père et trottinant de toute la force de sespetites jambes nues pour régler sa marche sur le pas ferme et commeemporté de l’Anglais. Depuis les places changées à l’église, ellen’osait plus lever sur nous la supplication muette de ses yeux.Elle nous préoccupait cependant et, plus que nous ne l’avouions, mabonne et moi, cette mélancolique et solitaire enfant de riches,pauvre petite paria qui jamais ne parlait à personne et à quipersonne jamais ne parlait. Elle s’appelait Hélène, et c’est toutce que nous savions d’elle ; mais il n’était pas de jours oùma bonne et moi, soit au retour, soit à l’aller de notre promenadeà l’entrée des champs, nous ne passions, comme indifféremment, parcette froide et calme rue Viorne, devant la grille même de Sonyeuseoù nous ne manquions pas de nous arrêter.

Le pavillon dressait toujours au fond de lagrande allée de marronniers sa silhouette à toits élevés,guillochés de lucarnes ; les lourds entablements de pierre sedétachaient même plus blancs qu’autrefois sur la rouille desbriques, aujourd’hui soigneusement lavées, mais Sonyeuse n’engardait pas moins son aspect de pavillon dormant au milieu de sespelouses et de ses grands ombrages immobiles, comme figés dans unséculaire oubli ; au loin, la fuyante vallée ; et ilsemblait d’autant plus dormir, ce mélancolique domaine de Sonyeuse,dont le nom revient à chaque instant au bout de ma plume avecl’obsession d’un glas, que tout occupé qu’il fût maintenant par cesAnglais indéchiffrables, les persiennes en étaient hermétiquementcloses, du côté de la rue du moins. Les Mordaunt habitaient lesappartements donnant sur la vallée ; il y avait même chez cesAnglais un tel besoin de se retrancher tout vivants du monde et devivre cachés à tous les yeux, qu’ils avaient fait refaire à neufles anciens volets de bois de la grille, et que certains jours, mabonne et moi, nous nous heurtions à une barrière d’auvents peintsdu rouge le plus cru, comme l’étal d’un boucher.

Ces jours-là, plus de Sonyeuse : uncaprice de lord ou de lady Mordaunt nous avait dérobé la vue dumélancolique et vieux domaine, ce domaine dont leur présence nousavait déjà exilés ; mais, en nous en retournant un peupenauds, ma bonne et moi, de notre curiosité déçue, ce que nousregrettions, ce n’était pas de n’avoir point vu les hautsmarronniers de trois siècles ou les gazons peignés au râteau despelouses, mais la petite Anglaise, souvent entrevue à travers lesbarreaux de cette grille assise sur un banc, la tête d’un groschien sur ses genoux, ou, un cerceau à la main, debout au milieud’une allée.

Pauvre petit oiseau, l’air toujours sidésemparé et si triste, et pourtant si joliment et si simplementattifée, si bien mise ! presque nue, hiver comme été, dans dedélicieuses petites robes blanches ou d’autres alors de nuancesadoucies et exquises.

Cette petite abandonnée avait un trousseau deprincesse. Il fallait que ces Mordaunt fussent immensément richespour habiller une enfant de onze ans avec un luxe qu’aurait eu àpeine pour les siens un grand seigneur millionnaire de Paris ou deLondres.

Elle n’en avait pas l’air plus gai pour cela,la pauvre petite. Elle avait bien un cerceau ou une balle dans lesmains, mais je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue jouer. Elledemeurait toujours là immobile, plantée dans le sable uni d’uneallée ou bien s’y promenait très grave, à pas comptés.

Avant l’aventure du livre à l’Abbaye, sous lapersistance de mes regards, elle finissait par regarder aussi, et,me reconnaissant pour son voisin de chaise, m’adressait de trèsloin un vague sourire, mais jamais elle ne s’approcha, jamais ellene fit même un mouvement vers nous.

Ce devait être une nature très timide et trèsfière. Depuis la malencontreuse affaire du paroissien, quand ellem’apercevait du fond de son allée, elle tournait la tête et s’enallait à petits pas !

Enfance douloureuse et voilée de mystère.

Mais je m’oublie à remuer les cendres éteintesd’antan, la poussière de souvenirs d’enfance, et mon récits’attarde et traîne. J’arrive au fait.

L’hiver même qui suivit notre rencontre avecles hôtes de Sonyeuse dans les futaies de Franqueville, le bruit serépandit dans la société que lady Mordaunt était grosse. Ce bruit,né on ne sait d’où et fondé sur les apparitions de plus en plusrares de la jeune femme, le docteur Lambrunet interrogé ne prit pasla peine de le démentir. Si lady Mordaunt ne venait plus depuisdeux mois à l’église, si on ne la rencontrait plus, même enberline, par les rues herbeuses et solitaires de la ville, c’estque sa santé, déjà si délicate, s’était altérée davantage :lady Mordaunt avait une grossesse des plus difficiles.

Condamnée à une immobilité presque absolue,elle vivait maintenant clouée sur sa chaise longue en l’adorante etcontinuelle compagnie de lord Mordaunt, qui ne la quittaitplus : cloîtré dans l’espèce d’idolâtrie qu’il semblait avoirvouée à sa femme, cet Anglais remuant et passionné était devenu dujour au lendemain invisible : on ne le rencontrait plus par laville, l’amour en avait fait un reclus. En revanche, nous croisionstous les jours la petite Hélène Mordaunt, tenue beaucoup moinssévèrement qu’autrefois. Elle était maintenant accompagnée d’unegouvernante, une grande femme de chambre anglaise aux allures dedame, avec je ne sais quel faux air de lady Mordaunt répandu danstoute sa personne.

Cette fille s’appliquait-elle à copier samaîtresse ou devait-elle à la garde-robe de lady Mordaunt cettelointaine ressemblance avec la femme la plus idéalement distinguéeque j’ai jamais connue ? toujours est-il que tout S… sepréoccupa huit jours de cette aristocratique femme de chambre.

Chose toute naturelle, en somme, lord et ladyMordaunt auraient-ils confié à la première venue la garde de leurHélène !

D’ailleurs la société de S… commençait à sedépartir un peu de son hostilité vis-à-vis de lord et ladyMordaunt ; la grossesse douloureuse de la mère attendrissaitles femmes et un courant de sympathie s’était établi autour decette périlleuse maternité ; l’égoïsme humain a devant lesmaux, auxquels il se sent exposé, de ces subites fissures depitié.

Ma mère elle-même semblait maintenant porterintérêt à la belle hôtesse de Sonyeuse, et il ne se passait pas dejours qu’elle ne s’informât auprès du docteur Lambrunet et de cettefrêle santé et de cette grossesse inquiétante. Sa curiosité setrouvait d’ailleurs on ne peut mieux servie par une petite fièvremuqueuse, qui me tenait au lit depuis une quinzaine et nous amenaitrégulièrement le docteur tous les jours.

Ce bon vieux docteur ! Il avait coutumed’arriver chez nous vers les six heures, six heures et demie dusoir, ses visites de la journée terminées, et, une fois à la clartéde la lampe, il s’attardait à ressasser à l’oreille curieuse de mamère les nouvelles apprises chez les uns et chez les autres. Unevraie gazette ambulante, notre vieil ami Lambrunet, mais d’unediscrétion à toute épreuve quand il fallait être discret. Néanmoinsje me suis toujours figuré que ma mère et lui ne détestaient pascette quotidienne visite où se vidait, en moins d’une demi-heure,toute la hotte de racontars et des menus faits de la ville.C’était, j’en suis persuadé, la meilleure heure, l’heure blanche,alba hora, de leur journée : ils se retrouvaient làdans une douce et tiède intimité, dans le cœur à cœur de deuxexistences se côtoyant depuis des années, unies dans la même voied’honnêteté et de devoir, tout heureux de se reposer dans lebien-être de cette claire chambre close et des fastidieuses corvéeset des obligations de la vie de tous les jours.

Le coup de sonnette du docteur, rien qu’à lamanière dont ma mère, toujours penchée sur quelque ouvrage decouture, prêtait l’oreille dans la direction de l’escalier sansmême interrompre le va-et-vient de son aiguille, je lereconnaissais, moi, le coup de sonnette du docteur.

Derrière les rideaux de mon lit, soigneusementtirés et ne laissant filtrer dans la tiédeur obscure de l’alcôvequ’un peu du jour tamisé de la lampe, la respiration régulière etles paupières closes, j’étais tout oreilles, moi aussi ; monexpérience d’enfant m’avait déjà appris que, devant les grandespersonnes parlant affaires sérieuses, les gamins de mon âgedevaient toujours dormir. Dès le coup de sonnette du docteur jetombais donc dans un profond sommeil ; la porte s’ouvrait, unchuchotement confus bruissait aussitôt entre le visiteur et mamère ; j’en distinguais quelques mots au vol et auhasard : « Comment va notre malade ? Mieux. A-t-ilmangé ?…, la fièvre… – Il dort… »

« Il dort ». Sur ce mot, le docteurs’avançait sur la pointe du pied jusqu’à l’alcôve et, écartant lesrideaux avec des précautions infinies, prenait délicatement entreson pouce et son index ma main pendante hors du lit, me tâtait lepouls, puis, replaçant doucement la main sous les draps, ramenaitla couverture sur ma poitrine de garçonnet, refermait les rideauxet venait s’installer au coin du feu, près de ma mère. On y parlaitd’abord de moi, puis de Sonyeuse et des gens de Sonyeuse, de lasanté de lady Mordaunt et de son incurable mélancolie ;là-dessus, il arrivait à mon père de rentrer et, après lespolitesses et questions d’usage, la conversation devenait générale,prenait le ton de la discussion, et, au milieu des éclats de voixet de l’emportement des hypothèses, il m’arrivait de saisir (toutenfant que j’étais) que ce lord et cette lady Mordaunt méritaientplus la pitié que le respect ; qu’ils ensevelissaient àSonyeuse une liaison adultère et coupable, et ce mot d’adultère mefaisait rêver : que la petite Hélène n’était pas la fille delord Mordaunt et que la belle et mélancolieuse mère d’Hélène semourait lentement dans cette villa isolée et de sa propre faute etde son amour ! Révélation que venait interrompre le régulier« Madame est servie » d’Héloïse annonçant le dîner, etl’irruption dans mon alcôve de ce vieux bavard de docteur Lambrunetse décidant à donner enfin sa consultation.

Ma mère était debout à ses côtés, projetantsur moi toute la lumière de la lampe dont mon père avait enlevél’abat-jour ; cette fois on ne craignait plus de m’éveiller.Lambrunet me palpait, pétrissait entre ses doigts ma chair moite,mes bras maigres d’adolescent, m’examinait lentement les paupières,le rose des gencives et le tartre de la langue :« Anémie, toujours de l’anémie, concluait-il en me tapotantles joues ; du quinquina et du fer, pas trop de fer pourtant.Comme il est agité. Petit, qu’est-ce que c’est que ceslubies ? » Et après s’être versé un peu d’eau sur lesdoigts et s’être essuyé à mes serviettes, il descendait rédigerl’ordonnance en bas, escorté des miens et de la clarté de la lampe,dont la subite disparition me laissait dans l’obscurité.

Trois fois par semaine, mes parents retenaientle docteur Lambrunet à dîner.

Ma chère petite alcôve de convalescent, aulinge net et, tous les soirs, bassiné à neuf, c’est dans son ombretiède et comme rafraîchie par la bonne présence de ma mère que jedevais apprendre lambeaux par lambeaux l’atroce aventure de ladyMordaunt.

Ma fièvre touchant à sa fin, quelques joursavant d’entrer en convalescence, vers les six heures d’une froideet bleue soirée d’hiver, comme je sommeillais dans la moiteur de lapetite alcôve, ma mère, au coup de sonnette du docteur, avait, elleordinairement si calme, un sursaut de toute sa personne auquel jene me trompais pas. Toute la journée, elle avait été agitée,nerveuse ; j’avais déjà remarqué sa voix brève dans les ordresdonnés et parfois, dans les regards jetés du côté de mon lit, unetendresse effarée et peureuse que je ne leur connaissais pas. Aupas du médecin, ce jour là, elle se levait toute droite et allaitelle-même ouvrir. J’avoue que je me crus plus malade et que l’idée,que j’étais en danger, fut la première qui me vint àl’esprit ; je m’en dressais sur mon séant, la gorge subitementétranglée d’émotion.

« Eh bien, l’a-t-onretrouvée ? »

Tels étaient les premiers mots de ma mère aumédecin et, à un regard interrogateur du Lambrunet du côté de monlit : « Il va bien, il dort, » répondait-elle et,s’emparant de la main du docteur, elle le forçait à s’asseoir à sescôtés et, avec une passion dont je la croyais incapable :« Les avez-vous vus aujourd’hui ? Sait-on quelque chosede cette malheureuse enfant ? »

Et Lambrunet avec un accablement navré de toutson vieux visage et de ses mains tremblantes :

« Oui, je les ai vus ? je sors dechez eux. L’enfant est bien perdue, irrévocablement.Enlevée !…

– Enlevée !

– Oui, enlevée, volée ! et l’homme qui afait le coup savait bien où il frappait, le misérable. On neretrouvera pas la petite et la mère en mourra ! »

La mère, la petite… la maladie a-t-elle le donde double vue ? j’avais immédiatement compris qu’il s’agissaitde Sonyeuse, d’Hélène et de lady Mordaunt ; l’impression avaitété si forte que j’en mordais mes draps pour ne pas crier. Ma mèreavait rapproché sa chaise de celle du docteur ; maintenant ilscausaient à voix basse, mais dans l’ardeur contenue de cechuchotement fébrile et comme emporté, mon ouïe surexcitéedevinait, plus qu’elle ne surprenait, des passages entiers de latragique histoire !

Il y avait déjà deux jours que l’enfant avaitdisparu. Elle n’était pas rentrée d’une de ses quotidiennespromenades avec sa bonne anglaise, voilà tout. La femme de chambre,elle aussi, n’avait point reparu. Le premier soir, on les avaitd’abord crues égarées, réfugiées dans quelque ferme des environs etdemeurées là passer la nuit ; mais, depuis deux jours que l’onfouillait les campagnes à dix lieues à la ronde, et que toute lapolice de Rouen était sur pied, on ne retrouvait pas une trace, pasun indice, et c’était aujourd’hui le quatrième soir, le soir duquatrième jour.

La jetée nord et les quais de la ville neuveétaient le dernier endroit, où l’enfant et sa gouvernante avaientété vues dans la journée du vendredi ; leur disparition dataitde ce jour : et l’on commentait le voisinage de la mer, laprésence d’un bateau de plaisance en rade… Il y avait eucertainement rapt, enlèvement ; lord Mordaunt ne semblaitconserver là-dessus aucun doute, la fille de chambre étaitcomplice. C’était elle qui avait dû conduire Hélène à l’endroitconvenu par le ravisseur ; la misérable créature s’étaitlaissée soudoyer ; elle avait trahi pour de l’or, beaucoupd’or sans doute. Combien avait-elle reçu pour consentir à cetteinfamie ? Elle n’aurait eu qu’à parler et on lui aurait donnéle double et le triple pour qu’elle ne la commît pas !

Et la voix du docteur, presque solennelle,montait dans le silence de la chambre close.

« Le malheureux garçon fait peine à voir,il s’accuse, et s’emporte : “Le lâche, le lâche, écume-t-il,les lèvres serrées et toutes blanches, lui ai-je jamais refusé uneréparation, une rencontre ?… Il aurait pu me tuer au besoin,j’aurais compris cela…, mais tuer cette femme dans son enfant, carelle adore sa fille, c’est sa folie que sa passion pour cetteenfant. Je la connais, lady Mordaunt en mourra. Regardez-la plutôt,n’est-elle pas déjà morte !”

« Et le fait est, ajoutait le docteur,que la pauvre femme a reçu le coup de grâce – et à uneinterrogation emportée de ma mère :

« Elle, lady Mordaunt ? Lamalheureuse créature ne dit rien, elle ne se plaint même pas, elleest accablée, anéantie, muette ; il faut l’avoir vue commemoi, affaissée sur sa chaise longue, une pâleur de linge sur toutesa face, les yeux fixes, hagards, demeurer des heures entières, labouche crispée et les mains inertes.

« Et pas une larme, pas un sanglot !Non, mais quelque chose de plus effrayant que les larmes ; uneflamme, un éclat effroyable du regard sous des paupières rouges etsèches, des yeux de morte à l’expression douloureuse et stupide,dont les muqueuses saignent et ne peuvent plus pleurer.

– Et vous craignez…

– Une fausse couche d’abord… et la folieensuite ! Elle a, depuis hier, une manière inusitée de secaresser le front avec la main, comme si elle voulait écarter deses tempes une boucle de cheveux… Ces gestes-là ne nous trompentpas, nous autres médecins… la fixité du regard, l’éclat des yeuxsecs et ce navrant et pitoyable geste !… Si d’ici demain nousn’amenons pas une crise de larmes… »

Mon père entra sur ses entrefaites :

« Eh bien, docteur, la petite Mordaunt,quelle atroce aventure ! »

Mais il ne savait rien de plus queLambrunet.

Il arrivait pourtant du cercle, où l’on nes’entretenait que du malheur des Anglais de Sonyeuse et de lamystérieuse disparition : L’événement avait révolutionnéS… ; la ville tout entière plaignait maintenant l’infortunéelady.

Le docteur confirmait à mon père les bruitscourant déjà sur la santé si atteinte de la pauvre femme ; monpère en revanche apportait ce dernier racontar : un étrangerde mise cossue, mais d’allures assez équivoques, descendu auGrand-Cerf quelques semaines avant le jour de l’enlèvement, etqu’on aurait vu rôder autour de Sonyeuse et, indice aggravant,causer avec Bellah, la femme de chambre disparue avec la petiteHélène.

« Et ce serait… ? interrogeait ledocteur.

– Mais l’Autre…, le père…revenu reconquérirson enfant…

– Et tuer du même coup l’épouse et lamère ! Oui, voilà en effet qui concorderait assez bien avecles réticences échappées à ce lord Mordaunt ! Mais saura-t-onjamais le fin mot de toute cette énigme avec des êtres aussicadenassés et barrés de silence que ces Anglais de Sonyeuse. Enattendant, lady Mordaunt est tout bonnement en train de devenirfolle… Étrange histoire que tout ceci. Mais, voyons un peu commentva ce gamin ! »

Lambrunet s’était levé, derrière lui ma mèresoutenait des deux mains la lourde lampe ; je m’allongeai toutmoite entre mes draps, abandonnant mon pouls aux doigts tâtonnantsdu docteur. Mon trouble avait-il éclairé Lambrunet ? avait-ildeviné à quel point cette affreuse aventure avait bouleversé toutmon frêle organisme de convalescent ? la vérité est qu’il metrouvait, ce soir-là, plus agité avec recrudescence defièvre ; il ne m’en tapotait pas moins les joues de sa maincaressante, mais échangeait avec ma mère un regard significatifdont je ne compris l’importance que le lendemain soir.

Le lendemain soir, en effet, après toute unejournée passée à dévorer mon impatience sans avoir adressé uneseule question à ma mère, de peur de mettre sa perspicacité enéveil, quand, déjà annoncé par son trépidant coup de sonnette de laporte, le docteur Lambrunet pénétrait dans ma chambre, il allaitdroit à mon lit sans crainte de m’éveiller, cette fois, et, monpouls tâté, ma langue examinée, il s’asseyait auprès de ma mère etcausait avec elle indifféremment de choses et autres. De Sonyeuseet de lady Mordaunt, il n’était plus question. Là-dessus, mon pèrearrivait, prenait la conversation où il la trouvait et, à l’entréed’Héloïse annonçant le dîner, ils se retiraient tous trois,emportant la lampe et me laissant bouleversé de curiosité etd’indignation.

Il en fut ainsi des jours suivants. Uneconsigne avait été donnée, et tous autour de moi y obéissaient etpourtant je sentais que le drame de Sonyeuse n’était pasterminé ; au contraire son cours devait passionner toute cettepetite ville, comme endormie dans la somnolence de ces courtes ettristes journées d’hiver. J’évoquais dans ma pensée Sonyeuse blancde neige, ouaté de givre avec le silence mort de ses allées et lapetite étoile des pattes de merles imprimée encore dans le veloursblanc des pelouses, ces pelouses mornes entre les feuillagesluisants des arbousiers et des houx. C’est devant ce paysage désoléque lady Mordaunt agonisait sans doute, impénétrable et muettecomme les horizons gelés de cette nature en deuil.

À la pâleur de ma mère, à l’emportement de sesétreintes en m’embrassant au front le soir, je devinais aussi quele petit oiseau tombé du nid n’était pas retrouvé…

Je patientai cinq jours, attendant toujours unmot tombé de la bouche du docteur ou des lèvres de ma mère ;mais le cinquième jour, affolé devant ce parti pris de mutisme,Lambrunet et mes parents une fois descendus à la salle à manger,j’attendis fébrilement qu’ils fussent bien installés et, prenantmon courage à deux mains, j’enfilais une veste, un pantalon, et,pieds nus, au risque d’attraper la maladie et la mort sur ce froidcarrelage, je descendais à tâtons l’escalier et, les doigts crispéssur le fer de la rampe, les cheveux collés de sueur aux tempes, unefois arrivé dans le vestibule, je me postais contre la porte de lasalle à manger et là, les dents claquant de froid dans l’air decave du corridor, l’oreille à la serrure, j’écoutais,j’écoutais…

Mes prévisions ne m’avaient pas trompé ;mes parents avaient retenu le docteur à dîner et c’est de Sonyeuseet toujours de Sonyeuse qu’ils s’entretenaient.

« Hé ! mon Dieu, oui, c’est fini,marmottait la voix du docteur. C’est n’est plus qu’une affaire detemps maintenant, la maladie est sans remède… lady Mordaunt ne peutplus revenir à la raison.

– Et l’enfant ? interrompait la voix unpeu aiguë de ma mère, réclame-t-elle sa fille, parle-t-elle de sonenfant ?

– Pas même, répondit le docteur, la mémoirechez elle a fui comme l’eau d’une cruche fêlée. Elle ne se souvientde rien, elle ne sait même plus le nom de son enfant. Vous pourriezprononcer cent fois le nom devant elle, ce nom charmant d’Hélènesans voir seulement frissonner ses paupières, un muscle de sonvisage tressaillir. Sa pauvre tête vide est devenue brûlante etdouloureuse, elle a toujours, mais maintenant plus fréquemmentencore le geste de se caresser le front que je vous signalaisl’autre jour.

« “Oh ! j’ai mal, oh ! bienmal, très mal”, geint-elle en se touchant continuellement lestempes. Voilà les seuls mots que désormais Mordaunt et moi pouvonsen obtenir. Depuis hier pourtant, cette statue dolente a un capriceet une étrange manie, celle de faire peigner lentement, doucement,dans toute leur longueur, ses magnifiques cheveuxblonds. »

Ses cheveux blonds ! Dans le noir de cefroid vestibule à peine éclairé par l’imposte de la porte et lereflet du jardin blanc de neige, j’avais encore présente à mes yeuxl’éblouissante vision de la toison d’aurore illuminant lecrépuscule bleuâtre des futaies de Franqueville.

« Oui, c’est sa dernière folie, uncaprice de mourante auquel on ne résiste pas. Étendue sur la chaiselongue en jonc doré de sa chambre, le visage enfoui dans le veloursras des coussins et la batiste des oreillers, elle tend à lordMordaunt la soie lourde et fluide de sa belle chevelure :“Peignez-moi, peignez-moi, la tête me fait si mal.” Et sa voix estcomme un soupir qui implore, câline et caresse. “Peignez-moi.” Etles yeux absents, la bouche crispée dans un navrant sourire, lordMordaunt obéit. Il passe lentement, doucement, avec d’infiniesprécautions, la morsure du peigne à travers l’ambre clair etmouvant de cette chevelure ; et cela des heures durant,pendant toute une monotone et mourante journée, et sans un geste defatigue, sans un mouvement de lassitude ou d’ennui. Avec desrecherches savantes il appuie tantôt les dents du peigne, tantôtégare à peine un frôlement, une caresse ; et elle, la frêle etsensuelle créature, sous la main qui la peigne défaille ets’abandonne avec des sourires d’extase et des fixes regards demorte torturée, qui semble encore jouir.

« Chose étrange, ces séances, quil’exténuent et la brisent, sont le seul soulagement que je sache àce mal bizarre et déroutant. Après cinq ou six coups de peignedonnés de certaine manière et prolongés savamment, il lui arrive des’endormir, mais d’un sommeil profond et à traits crispés, à yeuxgrands ouverts et fixes comme sous des passes magnétiques. Lessomnambules ont de ces accès de sommeil effrayant. Tant que lordMordaunt garde sa main dans la sienne ou lui frôle du bout desdoigts les cheveux et la nuque, elle dort ; mais Mordauntcesse-t-il son point de contact et tout autre que lui, moi, parexemple, essaye-t-il de prolonger son sommeil en continuant leseffleurements, aussitôt elle s’éveille avec la violence d’unesecousse électrique et, en proie à son mal, sa dolente voixreprend : “Peignez-moi, peignez-moi”, avec la ténacité d’uneobsession.

– Et le contact de lord Mordaunt est la seulechose qui la calme ?

– Et de lord Mordaunt seulement, à croire quecet homme a déjà magnétisé, hypnotisé cette pauvre femme !Cela tient de la magie et de l’envoûtement. Toujours est-il que,toute dormante et inconsciente qu’elle soit aujourd’hui devenue,cet homme possède encore une terrible puissance sur ce frêleorganisme de femme ; cela tient de l’attraction du fer sur unaimant. S’il en a la volonté, lui seul peut prolonger de quelquesmois peut-être cette sensuelle existence de damnée, lui seul peutlui ordonner de vivre… Mystérieux exemple de l’empire exercé parune âme sur une autre âme ou, qui sait, simple et tout-puissantempire d’un violent amour.

– Ne me dites pas cela, interrompait le timbrefrissonnant de ma mère, lord Mordaunt ne m’a jamais rien dit quivaille ; Oh ! cette figure de loup-cervier avec ce nezbusqué et ces yeux de braise ardente, j’en ai toujours eu, moi, etla crainte et l’horreur… Qui sait s’il n’a pas fait boire quelquedrogue à cette malheureuse créature pour la décider à quitter pays,mari et famille, et l’amener où ils en sont tous deux, au malheuret au châtiment. »

Je faillis pousser un cri. Au fond de cecorridor où je grelottais, l’oreille collée à la serrure, deux yeuxbrillaient fixés sur moi dans la clarté laiteuse des vitres del’imposte, deux prunelles bleu sombre, les regards douloureux etlargement ouverts de la pâle lady Mordaunt, les deux yeux fous dela dame de Sonyeuse !

Je remontais précipitamment l’escalier,heurtant mes pieds nus à l’angle des marches et, plus mort que vif,me blottissais à tâtons dans la tiédeur de mes draps.

Toute la nuit un cauchemar atroce me dressasur mon séant, la nuque humide et le pouls battant la campagne. Unevision affreuse, la tête, comme décapitée de lady Mordaunt,exsangue et pâle aux yeux morts et noyés de stupeur, promenée àhauteur de mes lèvres par une main d’homme aux doigts osseuxcrispée, comme une serre, dans l’or blond de sa chevelure ; lamain de volonté, la main de possession de lord Mordaunt devenue lamain brutale d’un bourreau.

Pendant trois nuits j’eus, distincte etprésente, l’effroyable vision ; d’ailleurs ma fièvre avait dûcertainement empirer, car pendant quelques jours je perdis toutenotion des personnes et des choses. Un continuel bourdonnement destempes et de vagues ombres, ma mère et Héloïse, tournantsilencieuses et graves autour de moi ; puis le léger bruitd’une petite cuiller au fond d’une tasse de tisane très sucrée,qu’une main me faisait boire à petites gorgées, tandis que parderrière la nuque une autre main me soutenait, voilà quelle fut mavie pendant trois jours, huit jours que sais-je ! Combien detemps dura cela ! J’étais tombé dans un tel état de faiblesseet de torpeur que j’avais complètement oublié Sonyeuse et sestragiques habitants ; j’avais dû prendre mal dans le courantd’air glacé de ce corridor, les pieds nus sur le froid desdalles ; d’où recrudescence de fièvre avec délire,hallucination et rechute ; rechute assez grave à en juger parles premiers mots dont, le neuvième ou dixième jour, ma mère assiseà mon chevet, les yeux attachés sur mes yeux accueillait mon entréeen convalescence.

« Méchant enfant, tu n’écouteras plus auxportes, n’est-ce pas ? » et, jetant l’enveloppement deses bras autour de mon maigre petit torse, elle appuyait sa joue àma joue et j’y sentais rouler la tiédeur de grosses larmes.

Pauvre mère ! les yeux battus, la minedéfaite et ses premiers cheveux blancs cruellement apparus, elleavait dû passer la nuit auprès de moi. « Méchant enfant, tun’écouteras plus aux portes, n’est-ce pas ! » Alors lafièvre m’avait trahi. J’avais dû parler de Sonyeuse et de ladyMordaunt dans mon sommeil.

J’appuyais mes lèvres aux douces mainspoissées de tisane et de sirop et, me blottissant frileusementcontre son corsage :

« Comment va-t-elle ? est-elleguérie ? » hasardai-je avec une supplication des lèvreset du regard.

Ma mère eut un silence de reproche, puis, mepassant la main dans les cheveux :

« Lady Mordaunt ? Oh ! ladyMordaunt est guérie et la petite Hélène retrouvée ».

– Retrouvée ! Hélène.

– Oui » et elle se dépêchait fébrilementcomme ayant hâte d’en finir. « Lord et lady Mordaunt sontrepartis à Londres, Sonyeuse est à vendre. Tu ne les reverrasjamais plus, plus jamais.

– Bien vrai tout cela, maman ? »

Un doute me restait encore.

« Bien vrai ? En voilà unequestion ! Allez, assez pour aujourd’hui. Dormez, méchantenfant ».

Et, tapotant mes oreillers, elle en faisaitbouffer le crin entre ses mains, me baisait au front et ramenait ledrap sur mes épaules.

J’entrais en convalescence.

La convalescence et ses douceurs dolentes,l’esprit plus subtil dans un corps délicieusement las et, dansl’apaisement des crépuscules doux comme une bonne mort, la tiédeurde la chambre sans lampe, de la chambre obscure avec la blancheurmate des rideaux brodés aux fenêtres, comme un printemps blancmettant aux vitres closes des fleurs de guérison !

Puis les visites du vieux docteur Lambrunets’espacèrent : deux ou trois fois, il me parla de mon amieHélène, maintenant en Angleterre avec sa mère et lord ArchibaldMordaunt, mais sans insistance, et ma curiosité satisfaite finitpar s’assoupir.

Comment ne me vint-il aucun soupçon devant leparti évidemment pris de ne parler de Sonyeuse qu’à la dernièreextrémité en ma présence, et devant les précautions désormaisobservées pour ne jamais me laisser seul ? Ma bonne Héloïsemontait, maintenant, dans ma chambre et y demeurait durant le repasde mes parents. Comment une méfiance du complot ourdi autour de moine me vint-elle jamais à l’esprit surtout devant la gêne et lemalaise de cette fille, dès qu’elle se trouvait seule avec moi,devant le comique effroi de toute sa physionomie de bonne, quand ilm’arrivait parfois de prononcer le nom de Sonyeuse et de ladyMordaunt ?… Il est vrai que depuis…

Mais la mémoire a de ces trous, l’intelligencede ces lacunes. Un jour pourtant (peut-on donner au vaguepressentiment, que j’éprouvais, le nom d’intuition ou desoupçon ?), un jour, au courant même de cette longue etdorlotante convalescence, j’eus une intuition, cette bizarre etindéfinissable conscience d’un événement qu’on me cachait. Cetteintuition, je l’ai eue plus d’une fois depuis dans ma vie, effetd’une sensibilité nerveuse et presque maladive, dont j’ai déjàsouffert toute ma part de souffrances et dont je serai toujoursexposé à souffrir.

C’était un matin d’avril, la dernière semainede cette convalescence qui traînait depuis deux longs mois. Le beautemps était venu, ma mère avait entr’ouvert ma croisée pour laisserentrer l’air frais et renouveler l’atmosphère de la chambre :et encore très faible, les bras demi-brisés, mais voluptueusementlas, je regardais de mon lit par la fenêtre ouverte tout ce qu’onvoit d’une ville de province par une fenêtre, des arbres, desclochers, des collines, des toits et des grands nuages de lumièrecheminant dans un ciel matinal, tout assourdi de cloches en branledepuis neuf heures du matin.

Elles sonnaient un enterrement, ces cloches,et lentement semblaient se lamenter entre elles, sans trêve et sansmerci, sur le déchirement d’une mort ; mais le ciel était sibleu, ce matin-là, et il soufflait de la vallée, où les pommiershâtifs commençaient à se poudrer de blanc, une telle brise deprintemps en fleur, que ces glas m’arrivaient presque comme unegaieté dans de la vie et du soleil.

Tout à coup mon père entrait dans machambre ; il était en habit de cérémonie, en grand deuil.« As-tu vu mes gants noirs ? demandait-il à ma mère, lecortège est déjà à… »

Un regard de ma mère, qui s’était levée toutedroite, l’arrêtait brusquement. « J’arriverai enretard », achevait-il en fouillant fébrilement dans sespoches.

« As-tu cherché dans lacommode ? », répondait tranquillement ma mère, et elle selevait, passait dans la chambre à côté, sûre de trouver lesgants.

Dehors, les cloches sonnaient toujours leurglas mélancolique.

« Tu vas à l’enterrement, papa,hasardai-je en caressant mes doigts au drap lustré de sa manche,qu’est-ce qui est mort ? dis.

– Mais le père Asthier, le receveur del’enregistrement.

– Ah ! »

Ma mère rentrait avec la paire de gants et monpère s’en allait.

À l’Abbaye, le glas pleurait toujours.

Jamais depuis je n’ai écouté, je crois, aussiattentivement des cloches ; à un moment les sonneriesredoublèrent :

« On sort de l’église », pensaittout haut ma mère et, vingt minutes après : « On entre aucimetière ».

Et les choses se turent, ce fut tout.

Pourquoi le soir du même jour, dans le silencede la chambre assoupie et gagnée par la nuit, à l’heure où l’âmeassombrie semble entrer dans du noir et sent du noir entrer enelle, pourquoi cette question me vint-elle aux lèvres :

« Lady Mordaunt est en Angleterre !bien vrai, la vérité, maman ».

Oh ! le tressaillement effaré de ma mère,tout à coup accourue auprès de mon lit de fer et me couvrant avecje ne sais quelle tendresse avare de tout son corps de femme, puiselle m’embrassait et me forçait sous ses baisers à m’étendre entremes oreillers, à m’assoupir, à m’endormir.

« Toujours à Londres, mon chéri, maispourquoi me demandes-tu cela ?

– Pour rien, pour savoir ».

Sans y plus songer, je m’étais déjàassoupi.

Toujours à Londres.

Pourquoi ma mère avait-elle menti ? Parordre du docteur ou par crainte d’ébranler ma sensibilité aiguë demalade ?

Lady Mordaunt était bien morte, morte dechagrin et de langueur, morte folle de la perte de sa fille dontnulle recherche n’avait pu retrouver la trace, morte dans cemystérieux pavillon de Sonyeuse, où le petite Hélène n’avait jamaisreparu.

Les cloches, dont les lointaines sonneriesavaient occupé toute une matinée de ma convalescence, pleuraientbien sur ses funérailles. C’était bien à son enterrement que serendait mon père en quête de gants noirs.

À peine rétabli, ma mère alla d’elle-mêmeau-devant du pieux mensonge échafaudé pour ménager ma nervositéd’enfant précoce et ma trop chaude imagination.

Comme à ma première sortie à pied jebalbutiais le nom de Sonyeuse, ma mère, ayant ajusté son châle etles brides de son chapeau, prenait pour la première fois mon brasde petit garçon et, tout fier de cet honneur qui me grandissaitd’une nouvelle importance, m’emmenait sans mot dire dans ladirection de l’Abbaye et du quartier des Vieux-Hôtels qui est aussicelui des couvents ; mais, au moment d’enfiler la rue Viorne,elle tournait brusquement à gauche, prenait la rue des Capucins etla rue de Saulnes que termine la grille en fer forgé du cimetièrede S…, si délicatement ajourée entre ses piliers rongés delierre.

« Mais nous allons aucimetière ! »

Ma mère se contentait de s’appuyersilencieusement sur mon bras ; nous marchions parmi les tombesmaintenant.

Presque gai, ce petit cimetière de S…, entreses quatre murs nus dévalant en pente douce au-dessus de la ville,au penchant d’un coteau cultivé, oui, presque gai avec la tacheblanche de ses tombes ensoleillées, ses sentiers étoilés depervenches et, dans l’air bleu haché par les baguettes encore sansfeuilles des peupliers et des saules, l’odeur d’amande des épinesen fleurs : à gauche les clochers et les toits de S… encaissésdans un pli de colline, à droite la déchirure des falaises et lasoie légèrement plissée de la mer.

Ma mère m’entraînait toujours par le calmecimetière : hors deux ouvriers occupés à creuser une fosse, iln’y avait, ce jour-là, personne dans la nécropole chauffée par unbeau soleil d’une heure. Après une pause devant la grille de mesgrands parents, nous remontions la grande allée et là, vers lehaut, dans la partie affectée aux sépultures des pauvres et desétrangers (chaque famille à S…, comme dans toutes les villes deprovince, a son caveau et sa concession) nous nous arrêtions devantune grande pierre tombale, encore toute neuve et comme posée de laveille sur une terre fraîchement remuée.

Une grille dorée courait autour de cette tombeen ornementations ouvragées et légères ; accrochées à cettegrille, d’énormes couronnes de verdure et de mousse pourrissaient.Ces couronnes ne devaient pas avoir plus d’un mois, car desmoisissures, qui avaient dû être des fleurs naturelles, s’yécrasaient entre de larges nœuds de crêpe et de moire mauve. L’unede ces couronnes éventrée avait laissé couler sur la pierre unetraînée de détritus, camélias et bouquets de violettes flétris.

Du bout de son ombrelle ma mère écartait cesvieux lambeaux d’offrande, et l’épitaphe apparaissait :

CI-GÎTHÉLÈNE

NÉE EN JANVIER1812 À ÉDIMBOURG, ÉCOSSE,

MORTE EN AVRIL1840 à S…, France

Et c’était tout.

« Lady Mordaunt, me disait alorslentement, solennellement, ma mère, le bout de son ombrelletoujours appuyé sur le ci-gît Hélène, ou plutôt celle quis’appelait ici lady Mordaunt… Elle n’avait pas trenteans ! »

J’étais resté stupéfait avec, au coin deslèvres, la crispation d’une envie de pleurer. Mes pressentiments nem’avaient donc pas trompé, ces pressentiments dont avaient voulu sejouer les autres. Cette tombe et ces détritus de fleurs, c’étaittout ce qui restait ici-bas de cette exquise et délicieuseétrangère, de l’adorable et triste hôtesse de Sonyeuse, de cettebelle lady Mordaunt.

Maintenant ma mère m’emmenait vite, à petitspas, comme si elle avait hâte de m’arracher à ces souvenirs, de mereprendre.

« Nous avons dû te cacher la vérité, monenfant, dépêchait-elle comme une leçon apprise à mon oreille, ledocteur l’avait ordonné. Cette affreuse aventure surexcitait tesnerfs, t’avait déjà rendu malade ; c’était pour nous un sujetde continuelles inquiétudes, et pour toi un réel danger.Aujourd’hui que tu es guéri, je te dois la vérité.

« Lady Mordaunt est morte, il y a unmois, d’un transport au cerveau, la raison complètement égarée,folle de chagrin de la perte de son enfant ; la petite Hélènen’a jamais reparu.

« Le marquis de Sonyeuse est venu deRouen conduire le deuil de lady Mordaunt. Comme tous les hommes dela société de la ville, ton père a cru devoir suivre le convoi decette malheureuse jeune femme ; lord Mordaunt ou du moinscelui qui se donnait ce nom a quitté la ville dans la huitaine, et(après un long silence), Sonyeuse est à vendre. Il n’y a rien deplus.

– Et l’on croit, maman ?

– Lord et lady Mordaunt n’étaient point mariet femme, ils cachaient ici une liaison coupable, l’Anglais deSonyeuse avait enlevé cette femme à son mari. Ce mari s’est vengéen reprenant l’enfant, et la mère, lady Mordaunt, en est morte.Dieu punit l’adultère, il pèse une malédiction sur les unions quela religion n’a pas bénies ».

Ma mère devait à mes quinze ans la moralité del’histoire.

Sonyeuse était à vendre. Il n’y avait rien deplus.

Si, il y avait quelque chose de plus, mais jene l’ai su que beaucoup plus tard, trente ans, jour pour jour,après le dénouement tragique de cette histoire, quand, dans lestravaux de remblai du cimetière et lors de l’exhumation et de latranslation des morts, on fut contraint de violer et d’ouvrir labière de lady Mordaunt. Trouvaille affreuse, un squelette de femmehabitait bien ce cercueil, mais un squelette décapité, une armaturesans tête aux ossements blanchis qui, à peine mis au contact del’air, devinrent poussière et tombèrent en cendre.

Quelle main sacrilège avait osé mutiler cecadavre et reprendre à la tombe cette belle tête expressive et sipâle dans l’or fluide et lourd de ses cheveux ?

De leur vivant ces beaux yeux douloureux d’unbleu noir et limpide, ces deux larges prunelles égarées, commehagardes, fixaient-ils déjà d’un regard visionnaire l’horriblemutilation que cette adorable tête devait subir après lamort ?

Dans le pays, tous ceux qui se rappelaientavoir connu lord et lady Mordaunt ne mirent pas une seule minute endoute que le corps n’eût été mis en bière, décapité. Le visagesinistre et passionné, le regard d’onyx, aigu et froid, qu’étaientlord Archibald Mordaunt, autorisaient toutes les hypothèses. « Cethomme me fait peur, disait souvent ma mère ». Je comprenaismaintenant le mystère épaissi à plaisir autour de cette histoire etje partageais sa peureuse aversion.

Le seul possible auteur d’un pareil attentatne pouvait être que cette figure passionnée et sombre, dont lasilhouette seule justifiait tous les soupçons.

Mais qu’avait-il pu faire de cette misérabletête décollée de martyre ! dans une folie d’amour exaspéré,survivant au delà de la tombe, l’avait-il arrachée à ce pauvrecadavre pour la faire embaumer, pour fixer à jamais dans les baumeset les onguents le visage charmant d’un être adoré ?

Au fond de quel comté des Trois-Royaumes, dansquel pavillon isolé de vieux parc seigneurial passait-ilaujourd’hui ses dolentes journées à peigner les cheveux d’une têtede momie ? Dans quelle pièce obscure, à volets clos, etmeublée avec un goût suggestif et bizarre, baisait-il aujourd’hui,déjà vieux et cassé, les paupières recuites et les lèvres durciesd’un visage de morte macéré dans les fards !

Cette horrible vision m’a bien souvent éveilléla nuit en sursaut, et l’autre, la svelte, la blonde et charmantejeune femme, si mélancolique et si tendre, cette anonyme ladyMordaunt, dont la beauté avait révolutionné mon enfance etl’opinion de toute une petite ville, une tombe, sans même un nom…Hélène, rien que Ci-gît Hélène, un cercueil pourrissant enterre étrangère, sans amis, sans parents, parmi les inconnus et,dans cette bière, pas même un cadavre intact, un squelettedéshonoré, décapité et sa tête ailleurs, on ne sait où, voyageantpeut-être à travers le monde dans la valise à secret d’un touristemonomane !

Maintenant que j’ai remué d’une main lasse etbien plus attristée la poussière encore moite de sang de cettehistoire mélancolique, peut-être comprendra-t-on pourquoi Sonyeuseest encore à vendre, à vendre, après trente ans révolus sur cedrame, pourquoi depuis je n’ai jamais voulu franchir la grille dugrand parc endormi dans ses frondaisons noires.

J’aurais peur d’entendre des pas y résonner enappel sur mes pas, peur d’éveiller l’écho et les voix de jadis.

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