To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 2

 

 

Qui était donc cette Méha, contre laquelle sedéchaînaient ces haines féroces ?

Il y avait de cela cinq ans : c’étaitpendant une des premières trêves entre les Atchés et lesHollandais ; après plusieurs combats dont le résultat avaitété indécis, mais qui en réalité avaient tourné au désavantage desenvahisseurs, les Malais avaient lentement, traîtreusement préparéun coup décisif.

Un armistice avait été conclu, avec tous lessignes de préliminaires pacifiques, et les bateaux hollandaisavaient été autorisés à relâcher à Oulélé ; et même un trafics’était organisé entre les Européens et les insulaires qui venaientéchanger leurs minerais et leurs peaux de bêtes contre lesverreries et les étoffes d’Europe.

Les Hollandais croyaient déjà avoir partiegagnée et devenir à courte échéance les maîtres du commerce :ils avaient compté sans l’astuce et la haine des Malaisiens qui nesongeaient qu’à endormir leurs défiances.

Et une nuit, par une épouvantable tempête lesnavires hollandais s’étaient vus soudainement enveloppés par lesjonques malaises… Des officiers, la plupart étaient à terre ;ils croyaient si fermement à la paix que plusieurs d’entre euxavaient fait venir leurs familles de la presqu’île de Malacca…

La surprise fut horrible : les Malaisincendiaient les navires, montaient à l’abordage et, à travers lefeu et la fumée, égorgeaient quiconque se trouvait à leur portée.Ce fut une effroyable hécatombe. De ceux qui étaient à terre et quiavaient été également surpris par les hordes des Atchés, bien peuavaient pu, soit en se jetant à la nage, soit en détachant unebarque du rivage, soit même en se précipitant dans une jonquemalaise dont ils poussaient les occupants à la mer, regagner leursnavires.

Les Hollandais, surpris en pleine sécurité,s’étaient trouvés dans l’impossibilité d’organiser la résistance.Il avait fallu fuir… et pour comble d’horreur, ceux quis’échappaient rappelés par leurs chefs et contraints de leur obéir,entendaient, sur la rive maudite, les cris des malheureux que lesAtchés égorgeaient…

Celle qui s’appelait aujourd’hui Méha portaitalors le nom de Luisa Villiers, et était la femme d’un capitainehollandais, d’origine française. – On sait quel nombre de noscompatriotes se sont réfugiés en Hollande lors des persécutionsreligieuses du siècle de Louis XIV. – Son mari, Wilhelm Villiers,commandant le brigantin L’Étoile, se trouvait à terre aumoment où éclatèrent les Vêpres malaises.

Luisa était auprès de lui avec ses deuxenfants et il causaient doucement de leurs projets d’avenir :l’île, si belle, si riche, avec son ciel radieux et ses paysagesparadisiaques, les avait émerveillés, et Wilhelm avait formé ledessein, accepté par sa compagne, de s’y venir établir… même lefrère de Wilhelm, Peter Villiers, se préparait à venir larejoindre. C’était un chimiste de grand talent, et la descriptionqu’ils lui avaient faite des richesses minérales de l’île l’avaitenthousiasmé à tel point qu’il se décidait à quitter Harlem pourvenir se fixer dans la famille de son frère.

C’était au milieu de cette placidité, de cesrêves qu’avaient éclaté tout à coup les cris de mort :Wilhelm, croyant à une rixe, à quelqu’un de ces tumultes sifréquents parmi ces populations bruyantes, s’était élancédehors.

Mais à peine avait-il mis le pied hors de samaison qu’il avait été cerné, enveloppé, entraîné. Il s’étaitvigoureusement défendu, appelant la rescousse des hommes qu’ilsavait disséminés dans Oulélé.

Ayant rallié une petite troupe, il étaitparvenu à s’ouvrir un passage. Son devoir le forçait à courir ausecours de ses chefs et, à vrai dire, il ne comprenait pas encoretoute l’atrocité de la situation.

Et quand, aveuglé par le sang, fou de rage, ilavait atteint la jetée de bois qui longeait le port, il avait vudes colonnes de flammes s’élever dans les airs : c’étaient leskampongs des Européens qui brûlaient.

Alors le malheureux avait tenté de revenir surses pas : mais que pouvait le courage, que pouvait ledésespoir contre la barrière que lui opposaient les meurtriers,ivres d’alcool et de fureur ?

Ses matelots, lui faisant un rempart de leurscorps, l’avaient emporté pantelant, la tête fendue, croyant nesauver qu’un cadavre !…

Qu’était-il devenu dans cettetourmente ?…

Mais surtout quel avait été le sort de lapauvre Luisa et de ses enfants ?…

Surprise en plein bonheur par l’épouvantableréalité, – l’incendie, le meurtre, – la noble femme avait avanttout songé à sauver ses enfants… dont l’un, l’aîné, un garçon,George, avait cinq ans, tandis que l’autre, sa fille, Margaret,était encore au sein…

Pendant que les misérables jetaient sur lekampong fragile des torches enflammées, Luisa s’était enfuie parune porte de derrière, portant Margaret, entraînant George par lamain.

Et c’était chose sinistre que cette fuited’une mère, à travers la nuit à la lueur rouge des flammes quidévoraient la ville… Mais Wilhelm ! Où était-il ?Qu’était-il devenu ? Sa femme le connaissait : intrépideet fidèle au devoir jusqu’à la mort, il avait dû tomber sous lescoups de ces forcenés dont, plusieurs fois, en sa finesse de femme,elle avait deviné la haine latente, sous des démonstrationsd’amitié.

Et voici que s’était déchaîné l’enfer deshideuses réalités. Par un bonheur singulier, – si en pareillesterreurs le mot bonheur peut avoir sa place, – la jeune femmeportait la robe malaise, blanche, ceinte à la taille d’un cordeletde soie, et ses cheveux blonds étaient cachés sous le bonnet desAtchés.

C’était une fantaisie qui plaisait à sonmari ; les enfants eux-mêmes étaient vêtus comme ceux desriches indigènes, et cette circonstance les sauva.

Alors qu’elle s’enfuyait, volant pour ainsidire à travers la foule, dans cette nuit que rendait plus profondeencore la fumée des incendies planant sur la ville, elle passaitinaperçue et ainsi elle put s’échapper du centre même de lafournaise et atteindre les grands bois qui séparent Oulélé deKota-Rajia.

Elle se plongea dans ces profondeursinextricables, sans souci des bêtes perverses qui lui semblaientmoins cruelles que les hommes. D’ailleurs elle ne pensait plus, neraisonnait plus. La fièvre martelait son cerveau en feu. Si elles’efforçait encore de courir, c’est qu’elle n’avait plus la notiondes choses. La peur et le désespoir ont leur ivresse.

Sans doute, elle était tombée enfin comme unemasse dans les hautes herbes, ayant encore eu cet instinctmerveilleux de préserver l’enfant qu’elle tenait dans ses bras.L’autre s’était couché auprès d’elle et, épuisé, s’étaitendormi.

Combien de temps cette prostration avait-elleduré ? Elle ne l’avait jamais su. Quand elle était revenue àelle, elle s’était trouvée dans une chaumière d’Atché, entourée defemmes qui la regardaient avec curiosité, mais sans colère.

Elle était incapable de s’expliquer, ignorentalors la langue du pays : mais il est entre les mères unesorte de franc-maçonnerie en laquelle les mêmes signes sontintelligibles.

Dans ces solitudes, il semblait qu’on ignorâtles épouvantables événements qui ensanglantaient Oulélé. Comme elleavait la fièvre et que son état de faiblesse l’empêchait de seremettre en route, – et où fût-elle allée ? – elle avaitaccepté l’asile que les Malaises lui offraient.

Les jours, les semaines s’étaientécoulés : un jour, des émissaires du Panglima s’étaientprésentés à la butte. On avait appris qu’une blanche et ses enfantsétaient dans la forêt : ordre était donné de l’amener devantle chef.

Elle obéit, et on l’interrogea. Elle dit toutela vérité, simplement ; de ceux qui assistaient le Panglima,certains réclamaient sa mort, celle de ses enfants. Il fallaitécraser ces reptiles jusqu’au dernier. Le chef leur imposa silenceet fit grâce. La femme blanche resterait dans le pays, avec défenseabsolue d’en sortir. Elle vivrait à sa guise, comme elle lepourrait. On consentait à l’oublier, sans autre faveur.

Elle avait interrogé, tenté de savoir cequ’était devenu son mari. On lui répondit qu’il était mort, destémoins affirmaient l’avoir vu tomber.

Elle pleura, pensa à mourir. Puis elle songeaà ses enfants et se dit que quoi qu’il arrivât, elle devait vivrepour les protéger et les défendre.

On lui assigna une modeste paillote au bord dela rivière. Elle était intelligente et bonne : malgré ladéfiance haineuse qui s’attachait à elle, elle parvint à conquérirla confiance, presque l’affection de ceux qui l’entouraient.

Elle se fit aimer des enfants et respecter deshommes : et ainsi des années passèrent. Elle cultivait sonchamp de ses propres mains, faisait de menus ouvrages qu’elleéchangeait contre les denrées indispensables à la vie. Elleparvenait à ne pas mourir.

Les enfants grandissaient, joyeux,inconscients, n’ayant pas connu le passé et croyant àl’avenir : mais que de fois la mère songeait à l’épouvantabledestinée qui leur était faite !

Un seul espoir subsistait au fond de sonâme.

Elle savait la force des Hollandais : ilétait impossible qu’ils ne cherchassent pas à prendre leurrevanche. Qui sait si un jour on ne viendrait pas la délivrer decette prison où parfois elle croyait agoniser ?

Son mari ! Oh ! elle ne pouvaitdouter qu’il fût mort ! Car, vivant, il eût trouvé le moyen dese rapprocher d’elle, fût-ce de lui faire parvenir un message… etpuis, elle le savait si vaillant ! n’eût-il pas lui-mêmeorganisé, dirigé l’expédition qui aurait arraché sa bien-aimée etses enfants aux périls qu’ils couraient ?

Car elle ne se sentait pas en sûreté. Depuisque les hostilités avaient recommencé, elle avait senti renaîtreautour d’elle les défiances, les soupçons, les colères.

Déjà on s’éloignait d’elle, et parfois desmenaces parvenaient à ses oreilles. Aujourd’hui qu’elle parlait lalangue atché, elle savait discerner ces nuances de prononciationsqui, modifiant le sens des mots, y mettent de l’ironie ou de lamenace.

Mais que pouvait-elle ? N’était-ce déjàpas une sorte de miracle qu’on lui eût permis de vivre, de garderses enfants ? Et, d’ailleurs, quel ombrage pouvait-elle porteraux plus soupçonneux ?

Femme, mère, tout entière aux soins de sonintérieur, seule de sa race et ne pouvant – l’eût-elle voulu –trouver de complicité nulle part, qui pouvait laredouter ?

Mais il faut compter avec les superstitions,avec l’ignorance, avec les haines.

Et voici que les Orangs-Sakeys – dont pas unne la connaissait ; à qui jamais, certes ; elle n’avaitfait de mal – imaginaient que les désastres guerriers dontsouffraient les Atchés étaient l’œuvre de cette étrangère ; decette Inong (femme, femelle) étrangère, que cependant on appelaitMéha, ce qui signifie douce, inoffensive ; à laquellemaintenant on reprochait d’être une sorcière, d’avoir déchaîné lesmauvais diables sur le pays !

Il n’en fallait pas davantage pour réveiller ànouveau les fureurs mal assoupies.

Et affolée, agonisante, elle était emportéepar la foule furieuse vers le kraton où l’attendaient les piressupplices…

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