— Et vous arrivez de Londres à l’instant ?
— Oui. Papa m’a téléphoné.
— Vous avez pris le train de neuf heures trente ?
Pour éloigner de son esprit l’affreuse réalité, il s’attardait à ces détails sans importance.
— Oui, répondit Megan.
Après un moment de silence, Donald demanda :
— La police ? Arrive-t-elle à quelque résultat ?
— Ces messieurs sont en haut pour l’instant et perquisitionnent dans les affaires de Betty.
— Ils ne conçoivent aucun soupçon ? Ils ne savent pas qui ?
Il s’interrompit.
Comme tous les timides, il répugnait à traduire par des mots les faits tragiques.
Poirot s’avança et lui posa une question d’une voix indifférente, comme s’il demandait un détail insignifiant :
— Miss Barnard vous a-t-elle dit où elle allait hier soir ?
Fraser répondit :
— Elle m’a dit qu’elle se rendait avec une amie à Saint-Léonard.
— L’avez-vous crue ?
— Je…
Brusquement l’automate revint à la vie.
— Que diable insinuez-vous par là ?
Son visage menaçant, convulsé par une fureur soudaine, m’aida à comprendre qu’une jeune fille pouvait hésiter à susciter sa colère.
Poirot annonça d’une voix tranchante :
— Betty Barnard a été tuée par un fou. En disant l’absolue vérité, vous pouvez nous aider à retrouver sa trace.
Donald Fraser consulta Megan du regard.
— C’est exact, Donald. Pour le moment, il ne s’agit pas de considérer nos propres sentiments, ni ceux des autres mais de parler sans détours.
Donald Fraser jeta un regard méfiant vers Poirot :
— Qui êtes-vous ? Un policier ?
— Mieux que cela, déclara Poirot, sans se rendre compte de son arrogance.
Il constatait tout simplement.
— Vous pouvez parler sans crainte, dit Megan à Fraser.
Celui-ci enfin capitula :
— Je… n’étais pas très sûr. Lorsque Betty me parla, je la crus… sans la moindre méfiance. Ce n’est qu’après… peut-être quelque chose dans son attitude m’intrigua… et je conçus des soupçons.
— Et alors ? dit Poirot.
Il s’était assis en face de Fraser. Son regard fixé sur le jeune homme semblait vouloir l’hypnotiser.
— Je fus honteux de mettre sa parole en doute… mais c’était plus fort que moi. Je projetai de me rendre à la plage et de la guetter à sa sortie du café. J’y allai même, mais je renonçai à mon idée. Betty me verrait et se mettrait en colère. Elle comprendrait aussitôt que je la surveillais.
— Qu’avez-vous fait ?
— Je partis pour Saint-Léonard et j’y arrivai vers huit heures. Là, je me postai à l’arrêt des autobus pour voir si elle s’y trouvait… mais je ne la vis point.
— Et alors ?
— Alors… je perdis la tête. Je fus convaincu qu’elle était en compagnie d’un homme… qui, probablement, l’emmenait dans sa voiture à Hastings. Je courus à Hastings, m’informai dans les hôtels et restaurants, rôdai autour du cinéma et de la plage. En un mot, j’étais fou : eût-elle été dans la ville, comment la découvrir parmi tant de monde ? En outre, il existe tant d’autres endroits qu’il aurait pu choisir au lieu de Hastings !
Il fit une pause, conservant tout son sang-froid, mais derrière ce calme apparent je devinai un abîme de souffrance et d’angoisse.
— De guerre lasse, conclut-il, je revins chez moi.
— À quelle heure ?
— Je ne sais pas. J’avais beaucoup marché. Il devait être minuit ou plus tard.
— Ensuite…
La porte de la cuisine s’ouvrit.
— Ah ! vous voilà ! fit l’inspecteur Kelsey.
L’inspecteur Crome entra avant lui et jeta un coup d’œil à Poirot et aux deux inconnus.
— Miss Megan Barnard et M. Donald Fraser ! annonça M. Poirot, se chargeant des présentations ; M. l’inspecteur Crome, de Londres.
Puis, se tournant vers l’inspecteur, il lui expliqua :
— Pendant que vous poursuiviez vos perquisitions là-haut, j’ai interrogé miss Barnard et M. Fraser, en vue de découvrir ce qui pourrait éclairer la situation.
— Oh ! très bien ! dit Crome, sa pensée se concentrant sur les deux nouveaux venus.
Poirot se dirigea vers le vestibule et l’inspecteur Kelsey lui demanda, d’un ton aimable :
— Avez-vous appris du nouveau ?
Mais son attention fut distraite par son collègue et il ne put attendre la réponse de mon ami.
Je rejoignis Poirot dans le vestibule.
— Avez-vous découvert quelque chose, Poirot ?
— Seulement l’étonnante générosité de l’assassin, Hastings.
Je n’eus pas le courage d’avouer que je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il insinuait par là.
CHAPITRE XIII
UNE CONFÉRENCE
La majeure partie des souvenirs que je conserve de cette série de meurtres d’A.B.C. se résume en conférences : conférences à Scotland Yard ou dans l’appartement de Poirot, conférences officielles ou conférences privées.
Cette conférence particulière devait décider si, oui ou non, les faits relatifs aux lettres anonymes seraient divulgués dans la presse.
Le crime de Bexhill avait éveillé beaucoup plus de curiosité que celui d’Andover.
Il offrait, disons-le, bien plus d’éléments alléchants pour le public. Tout d’abord la victime était une jeune et jolie fille ; ensuite, le meurtre avait été commis dans une station balnéaire à la mode.
Tous les détails parurent chaque matin dans les journaux avec de légères variantes. La présence de l’horaire A.B.C. ne manqua point d’attirer l’attention : la plupart des gens en déduisaient qu’il avait été acheté dans le pays par le meurtrier et constituait ainsi un atout pour son identification. D’autres opinaient que le coupable s’était rendu à Bexhill par le train et était reparti pour Londres. Dans les maigres articles consacrés au meurtre d’Andover, il n’avait nullement été question du guide de chemins de fer ; aussi, jusqu’à présent, le public ne songeait point à établir une corrélation entre les deux crimes.
— Le moment est venu de prendre une décision à ce sujet, observa le sous-chef de police. L’essentiel est de savoir quelle méthode donnera les meilleurs résultats. Exposerons-nous les faits devant le public… nous assurant ainsi sa collaboration… c’est-à-dire la collaboration de plusieurs millions de citoyens à la recherche d’un fou ?
— Le criminel n’a pas les apparences d’un insensé, s’exclama le docteur Thompson.
— Ou de l’acheteur des guides A.B.C… etc. D’autre part, je crois qu’il y a avantage à opérer dans l’ombre… sans laisser soupçonner nos intentions à notre homme, mais le fait est là : il sait très bien ce que nous savons. Lui-même a attiré, par ses lettres, notre attention sur sa personne. Eh bien, Crome, quelle est votre opinion ?
— Voici : si vous rendez l’enquête publique, vous jouez le jeu d’A.B.C. Ce qu’il cherche, c’est la publicité ; il veut que tout le monde parle de lui, n’est-ce pas, docteur ?
Le docteur Thompson approuva de la tête.
Le sous-chef de police prononça, d’un air pensif :
— Oui, je vois, vous voulez le frustrer. Vous lui refusez la popularité après laquelle il soupire. Et vous, Monsieur Poirot ?
Poirot ne répondit pas tout de suite. Quand il se décida à parler, il choisit lentement ses expressions.
— Sir Lionel, il m’est très délicat de vous donner mon avis, étant, pour ainsi dire, moi-même une des parties intéressées, le défi m’ayant été lancé. Si je disais : « N’en parlez pas, laissez le public ignorer ces lettres », vous pourriez croire que ma vanité me dicte ces paroles… que je crains pour ma réputation. Tandis qu’en fournissant à la presse tous les détails de l’affaire, nous suivons une méthode plus sûre. En tout cas, nous donnons un avertissement… Du reste, comme l’inspecteur Crome, je soupçonne que nous répondons exactement au désir du criminel.
— Hum ! fit le sous-chef de police en se frottant le menton. Et si nous ne donnions pas à ce dément la publicité qu’il souhaite… Que ferait-il, à votre avis, docteur Thompson ?
— Il commettrait un autre crime, répondit aussitôt le docteur. Il vous forcerait la main.
— Et si nous annoncions l’affaire en grosses manchettes dans les journaux. Quelle serait sa réaction ?
— La même. D’une façon, nous exalterions sa mégalomanie ; de l’autre, nous le bafouerions. Le résultat demeurerait identique : un nouveau crime.
— Qu’en pensez-vous, Monsieur Poirot ?
— Je partage l’avis du docteur Thompson.
— Et combien d’assassinats ce toqué compte-t-il commettre ?
Le docteur Thompson regarda Poirot et déclara en souriant :
— Il semble vouloir aller depuis A jusqu’à Z. Bien entendu, poursuivit-il, il n’arrivera pas jusque-là… et n’approchera même pas de ce nombre. Vous l’aurez capturé depuis longtemps. J’aimerais cependant à savoir comment il s’y prendrait pour la lettre X.
Le docteur Thompson s’amusait à ces spéculations d’ordre purement théorique, mais il se ressaisit et ajouta :
— Pour moi, vous l’arrêterez bien avant… sans doute vers le G ou le H.
Le sous-chef de police donna un coup de poing sur la table :
— Allez-vous me faire croire que nous aurons encore cinq autres assassinats ?
— Il ne poussera pas jusque-là, certifia l’inspecteur Crome. Croyez-m’en, Chef.
Il parlait avec confiance.
— À quelle lettre de l’alphabet mettra-t-il selon vous, un terme à ses méfaits, inspecteur ? demanda Poirot d’un ton légèrement ironique.
Crome lança vers mon ami un regard antipathique et sa voix perdit un peu de son assurance habituelle.
— Peut-être à la prochaine lettre, Monsieur Poirot. Quoi qu’il en soit, je réponds qu’il ne dépassera pas la lettre F.
Il se tourna vers son chef.
— Je comprends, ce me semble, suffisamment le côté psychologique de l’affaire. Le docteur Thompson voudra bien me reprendre si je me trompe. À chaque nouveau crime, la confiance d’A.B.C. doit s’accroître d’environ cent pour cent. Il se dit : « J’agis avec tant de ruse que jamais ils ne me prendront ! » Sa confiance en lui-même augmente, soit, mais sa prudence diminue. Il exagère son habileté personnelle et aussi la stupidité d’autrui. Bientôt il ne se gênera plus et négligera même toute précaution. C’est exact, n’est-ce pas, docteur ?
Thompson approuva d’un signe de tête.
— C’est ce qui se produit d’ordinaire. On ne pourrait mieux s’exprimer en langage usuel. Vous devez certainement être au courant de ces phénomènes, Monsieur Poirot ? Quel est votre avis ?
Crome dut voir d’un mauvais œil cet appel du docteur Thompson à l’expérience de mon ami belge : il se considérait seul compétent en la matière.
— Cela se passe comme nous l’a expliqué l’inspecteur Crome, répondit Poirot.
— Il s’agit là de ce que nous appelons un cas de paranoïa, murmura le médecin.
Poirot se tourna vers Crome.
— Possédez-vous quelques faits intéressants sur le crime de Bexhill ?