A B C Contre Poirot d’Agatha Christie

CHAPITRE XXVII

LE CRIME DE DONCASTER

Me précipitant sur les talons de Poirot, je constatai que l’inspecteur Crome et le chef constable avaient l’air bien soucieux et déprimés.

Le colonel nous accueillit d’un salut et dit poliment :

— Monsieur Hercule Poirot, je me félicite de votre présence parmi nous. Nous voici donc en présence du quatrième crime.

— Un autre meurtre d’A.B.C. ?

— Oui… et audacieux, je vous prie de le croire. L’homme s’est penché et a plongé une lame dans le dos de la victime.

— Ah ! cette fois il a poignardé ?

— Il varie un peu sa manière, n’est-ce pas ? Le coup sur la tête, puis l’étranglement, maintenant le couteau. Voici le rapport médical, si vous tenez à en prendre connaissance.

Il poussa le papier vers Poirot.

— Un guide A.B.C., se trouvait à terre, sous le fauteuil de la victime, ajouta-t-il.

— Le cadavre a-t-il été identifié ? demanda Poirot.

— Oui… et pour une fois A.B.C. a sauté une lettre, si cela peut nous apporter quelque consolation. La victime se nomme Earlsfield… George Earlsfield. Barbier de profession.

— Curieux, murmura Poirot.

— Il s’est trompé d’une lettre, observa le colonel.

Mon ami hocha la tête d’un air soupçonneux.

— Voulez-vous que nous entendions le prochain témoin ? demanda Crome. Il est pressé de rentrer chez lui.

— Bien, faites-le venir.

Un homme d’âge mûr, dont le physique rappelait assez celui d’une grenouille, entra. Il paraissait très agité et parlait d’une voix aiguë.

— Je n’ai jamais vu chose pareille, gémissait-il. J’ai le cœur faible, très faible, j’aurais pu mourir d’émotion.

— Votre nom, je vous prie ? lui demanda l’inspecteur.

— Downes. Roger-Emmanuel Downes.

— Votre profession ?

— Instituteur à l’école des garçons de Highfield.

— Monsieur Downes, veuillez nous faire le récit de ce qui s’est passé.

— Je puis vous l’expliquer en quelques mots, messieurs. À la fin de la séance, je me suis levé. À ma gauche, le fauteuil était vide, mais le suivant était occupé par un homme assis, qui semblait dormir. Je ne pouvais passer, car ses jambes étaient allongées devant lui. Je le priai de me laisser la place. Comme il ne bougeait pas, je réitérai ma requête sur un ton impératif. Toujours pas de réponse. Alors je le secouai par l’épaule pour le réveiller. Son corps s’affaissa davantage et je crus qu’il était sans connaissance ou sérieusement malade. Je criai : « Hé ! il y a quelqu’un de malade ! Allez chercher l’agent de service ! » Le policier arriva. Comme je retirais ma main de l’épaule de l’homme, je m’aperçus qu’elle était humide et rouge. Je compris qu’il avait été assassiné. Au même instant, le policier remarqua le guide A.B.C. Croyez-moi, messieurs, j’ai éprouvé une terrible émotion. J’aurais pu mourir d’une embolie. Songez que depuis des années je souffre d’une faiblesse cardiaque.

Le colonel Anderson considérait M. Downes avec une expression bizarre.

— Monsieur Downes, vous pouvez avouer que vous avez de la chance.

— Je comprends, Monsieur. Je n’ai même pas ressenti une palpitation.

— Vous ne me saisissez pas tout à fait, Monsieur. Vous étiez assis deux fauteuils plus loin, n’est-ce pas ?

— En réalité, j’avais pris place à côté de la victime, ensuite je suis allé m’asseoir un peu plus loin, derrière un fauteuil vide.

— Vous êtes à peu près de la même taille et de la même carrure que ce malheureux et vous portez, comme lui, une écharpe de laine.

— Je ne comprends toujours pas, dit sèchement M. Downes.

— Mais écoutez-moi donc : j’essaie de vous expliquer en quoi vous avez eu de la veine. Quand l’assassin vous a suivi, il s’est trompé de dos. Je gage tout ce que vous voudrez, Monsieur Downes, que ce coup de couteau vous était destiné !

Si le cœur de M. Downes avait jusque-là résisté à tous les assauts, il flancha devant celui-ci. M. Downes se laissa choir sur une chaise, ouvrit la bouche et devint pourpre.

— De l’eau, clama-t-il, de l’eau !

On lui en apporta un verre qu’il but lentement, et bientôt son teint reprit sa couleur normale.

— Moi ? dit-il. Pourquoi moi ?

— À mon sens, c’est la seule explication possible, dit Crome.

— Vous croyez que cet individu, ce démon incarné, ce fou assoiffé de sang m’a suivi pour me frapper au moment propice ?

— Je crains bien que oui.

— Au nom du Ciel, pourquoi moi ? demanda l’instituteur furieux.

L’inspecteur Crome fut sur le point de répondre : « Pourquoi pas vous ? » mais il se contenta d’observer :

— On ne peut s’attendre à ce qu’un détraqué agisse avec raison.

— Dieu soit loué ! dit M. Downes, enfin calmé.

Il se leva, apparemment vieilli de dix ans.

— Si vous n’avez plus besoin de moi, messieurs, je retourne chez moi. Je… je ne me sens pas très bien.

— Comme bon vous semblera, Monsieur Downes. Je vais vous faire accompagner par un constable, afin que vous rentriez sain et sauf.

— Oh ! non, c’est inutile.

— Il vaut mieux qu’on vous accompagne, prononça le colonel d’un ton bourru.

Il lança un coup d’œil de côté à l’inspecteur Crome, qui répondit par un signe de tête également imperceptible.

M. Downes s’en alla, tremblant comme la feuille.

— Je crains bien que cette fois il n’y ait deux victimes, dit le colonel Anderson.

— L’inspecteur Rice a pris ses dispositions : la maison sera gardée.

— Vous pensez, dit Poirot, qu’A.B.C., s’apercevant de sa méprise, récidivera ?

— Cela me semble fort possible, répondit Anderson. Notre A.B.C. est un type ordonné et méthodique : lorsqu’il se rendra compte qu’il n’a pas suivi son programme, il piquera une attaque de nerfs.

Poirot hocha pensivement la tête.

Le colonel ajouta d’un ton irrité :

— J’aimerais bien avoir le signalement exact de l’individu. À la vérité, nous ne sommes guère plus avancés qu’au premier jour.

— Prenez patience, lui dit Poirot.

— Vous paraissez bien optimiste, Monsieur Poirot. Pour quelles raisons ?

— Jusqu’ici, nous n’avons relevé aucune erreur à l’actif du meurtrier. Mais il ne tardera pas à commettre une bévue.

— Alors, vous fondez là-dessus vos espoirs ? ricana le chef constable, mais il fut interrompu :

— M. Bail, de l’hôtel du Cygne Noir est ici avec une jeune femme, Monsieur. Il croit avoir une intéressante déposition à faire.

— Faites-les entrer, faites-les entrer. Ils seront les bienvenus.

M. Bail, propriétaire de l’hôtel du Cygne Noir était un homme de forte corpulence, à l’esprit lourd, à la démarche traînante. Il exhalait une forte odeur de bière. Il était accompagné d’une jeune femme rondelette, aux yeux en boules de loto et qui semblait en proie à une vive émotion.

— J’espère ne pas vous déranger, messieurs, mais je me suis permis de venir parce que la petite que voici, Mary, désire vous dire certaines choses.

Mary ricana du bout des lèvres.

— Approchez, mon enfant, qu’y a-t-il ? demanda Anderson. Comment vous appelez-vous ?

— Mary, Monsieur, Mary Stroud.

— Eh bien, Mary, nous vous écoutons.

Mary tourna ses yeux ronds vers son patron.

— Comme d’ordinaire, elle montait porter de l’eau chaude aux clients dans leurs chambres, déclara M. Bail, venant à la rescousse. Pour le moment, nous logeons une demi-douzaine de messieurs, quelques-uns venus pour les courses, d’autres pour affaires.

— Bien, bien, dit Anderson, d’un ton d’impatience.

— Vas-y, petite, poursuivit M. Bail. Raconte ton histoire. Maintenant, tu n’as plus de raison d’avoir peur.

Mary poussa un soupir et débita tout d’un trait :

— Je frappe à la porte et on ne me répond pas, sans quoi je ne serais pas entrée, du moins pas avant que le monsieur m’ait dit : « Entrez ! » mais comme il n’a rien répondu, j’ai poussé la porte et l’ai surpris là en train de se laver les mains.

Elle s’arrêta pour reprendre haleine.

— Continuez, mon enfant ! dit Anderson.

Mary jeta un regard de côté vers son patron, et, comme inspirée par le lent signe de tête approbateur de l’énorme M. Bail, elle se replongea dans son récit.

— « C’est votre eau chaude, Monsieur », que je lui dis. « Oh ! je me suis lavé à l’eau froide », qu’il me répond. Alors, j’ai regardé la cuvette et, oh ! Monsieur, l’eau était toute rouge !

— Toute rouge ? répéta Anderson.

M. Bail confirma :

— Oui, Monsieur, même que la petite m’a dit qu’il avait enlevé son veston et tenait une des manches, encore toute mouillée, n’est-ce pas, Mary ?

— Oui, Monsieur, je vous le jure.

Et elle ajouta :

— Et il faisait une drôle de tête, Monsieur. J’en ai eu peur.

— Quand cet incident s’est-il produit ? demanda vivement Anderson.

— Vers cinq heures et quart, autant que je me rappelle.

— Voilà plus de trois heures ! s’écria Anderson. Pourquoi n’êtes-vous pas venus ici aussitôt ?

— Je n’en savais rien, répliqua Bail. Lorsque la nouvelle d’un autre assassinat nous est parvenue, seulement alors, la petite nous a dit que la cuvette du locataire pouvait bien contenir du sang. Je lui ai demandé l’explication et elle m’a tout raconté. Le fait m’a paru louche, en effet, et je suis monté dans la chambre. Plus personne. J’ai interrogé deux chauffeurs dans la cour : l’un d’eux a vu un homme sortir par là. D’après son signalement, j’ai conclu qu’il s’agissait de mon client. J’ai dit à ma femme que Mary ferait mieux d’aller trouver la police. Cette démarche l’ennuyait, alors je suis venu avec elle.

L’inspecteur Crome saisit une feuille de papier.

— Voulez-vous nous faire le portrait de cet homme ? Vite ! nous n’avons pas une minute à perdre.

— Taille moyenne, dit Mary. Il était voûté et portait des lunettes.

— Ses vêtements ?

— Un costume sombre et un chapeau de feutre. Tenue plutôt dépenaillée.

Elle ne put rien ajouter à ce signalement.

L’inspecteur Crome ne crut pas devoir insister. Bientôt le téléphone transmit les renseignements apportés par Bail, mais ni le chef constable, ni l’inspecteur ne se montrèrent optimistes.

Crome reprit espoir en découvrant que l’homme ne portait ni sac, ni valise au moment où il sortit par la porte de la cour.

— Les bagages, dit Crome. Peut-être nous reste-t-il là une chance.

Deux hommes furent envoyés à l’hôtel du Cygne Noir.

M. Bail, gonflé d’orgueil et du sentiment de son importance, et Mary, les yeux remplis de larmes, les accompagnèrent.

Dix minutes plus tard, le sergent revint.

— J’ai apporté le registre de l’hôtel. Voici la signature du client.

Nous nous approchâmes, avides de curiosité. L’écriture était petite et mal formée, presque illisible.

— A.B. Case, ou Cash ? dit le chef constable.

— A.B.C., répéta Crome d’un ton significatif.

— Et les bagages ? s’enquit Anderson.

— Une grande valise, Monsieur, bourrée de petites boîtes de carton.

— Des boîtes ? Que contiennent-elles ?

— Des bas, Monsieur. Des bas de soie.

Crome se tourna vers Poirot.

— Mes félicitations, dit-il. Votre flair ne vous a pas trompé.

CHAPITRE XXVIII

(Ce chapitre ne fait point partie du récit du capitaine Hastings.)

L’inspecteur Crome se trouvait dans son bureau à Scotland Yard. Du téléphone posé sur sa table de travail sortit un bourdonnement discret.

— C’est Jacob qui vous parle, Monsieur. J’ai ici un jeune homme qui vient de me raconter une histoire qu’il serait bon que vous entendiez, Monsieur.

L’inspecteur Crome poussa un long soupir. Chaque jour, une vingtaine de gens se présentaient sous prétexte de communiquer d’importants renseignements touchant l’affaire A.B.C. Quelques-uns étaient d’inoffensifs mabouls, d’autres des types bien intentionnés qui croyaient de toute bonne foi à la valeur de leur déclaration. Le sergent Jacob avait pour mission de procéder au filtrage, autrement dit de retenir les dépositions les plus sérieuses.

— Bien, Jacob. Faites-le entrer, dit Crome. Quelques minutes plus tard, on frappait à la porte et le sergent Jacob introduisait un grand jeune homme, au physique assez agréable.

— Voici M. Tom Hartigan, Monsieur. Il veut vous dire quelque chose qui pourrait concerner le cas A.B.C.

Aimable, l’inspecteur se leva et tendit la main au visiteur.

— Bonjour, Monsieur Hartigan. Veuillez vous asseoir. Vous fumez ? Prenez donc une cigarette, je vous prie.

Tom s’assit et regarda avec surprise cet homme qu’en son for intérieur il qualifiait de « grosse légume ». L’aspect de l’inspecteur lui causa une déception. Il avait en face de lui un homme, ma foi, comme les autres !

— Vous avez, paraît-il, une révélation intéressante à nous faire. Je vous écoute.

Tom s’exprima avec quelque nervosité.

— Mes renseignements peuvent n’avoir qu’une valeur très relative. C’est simplement une idée à moi. Peut-être même vais-je vous faire perdre votre temps.

De nouveau, l’inspecteur poussa un soupir. Que de temps gaspillé déjà rien qu’à rassurer les gens qui venaient le lui faire perdre !

— Nous verrons bien. Parlez toujours !

— Eh bien, voici. Je suis fiancé et la mère de ma fiancée loue des chambres dans le quartier de Camdem Town. Leur chambre du second est occupée depuis un an par un nommé Cust.

— Cust, dites-vous ?

— Oui, Monsieur. Un homme d’âge moyen, à l’air mou et complètement effacé. Je crois, cependant, qu’il a connu des jours meilleurs. En tout cas, on le jugerait incapable de la moindre méchanceté et je n’aurais jamais songé à voir rien d’anormal en lui sans un fait assez troublant.

D’une façon plutôt confuse, se répétant à plusieurs reprises, Tom raconta l’incident du billet de chemin de fer que M. Cust avait laissé tomber, par mégarde, lors de leur rencontre inopinée à la gare d’Euston.

— Vous en penserez ce que vous voudrez, Monsieur, mais l’incident est plutôt étrange. Lily, ma fiancée, m’a certifié que M. Cust se rendait à Cheltenham, et sa mère l’affirmait également ; Mme Marbury se rappelait nettement sa conversation avec M. Cust le matin même de son départ. Sur le moment, je n’y attachai guère d’importance. Lily formula le désir que le brave homme ne se fît pas tuer par A.B.C., en allant à Doncaster, puis elle ajouta que c’était une drôle de coïncidence, leur locataire se trouvant aussi dans les parages de Churston lors du dernier crime. Histoire de plaisanter, je lui demandai s’il n’était pas à Bexhill la fois précédente : elle me répondit qu’elle ne savait pas exactement où, mais ce jour-là il s’était rendu au bord de la mer. Il serait étonnant, lui dis-je, que le vieux Cust fût A.B.C. en personne ; à quoi elle répliqua que le pauvre diable ne ferait pas de mal à une mouche. Ce fut tout pour cette fois. Nous n’y pensâmes plus, sauf que, d’une manière vague, je me disais qu’après tout, malgré ses dehors inoffensifs, le malheureux pouvait bien être un déséquilibré.

Tom reprit haleine, puis continua. L’inspecteur Crome l’écoutait très attentivement.

— Après le crime de Doncaster, Monsieur, tous les journaux sollicitèrent des renseignements concernant un certain A. B. Case ou Cash, et donnèrent un signalement répondant assez bien à celui du locataire de Mme Marbury. Dès ma première soirée de libre, je passai chez Lily et lui demandai qu’elles étaient les initiales de son M. Cust. Tout d’abord, elle ne s’en souvenait pas, mais sa mère m’apprit que c’était bien A. B. Nous nous efforçâmes dès lors de savoir si Cust s’était absenté le jour du crime d’Andover. Vous comprenez, Monsieur, qu’il est difficile d’évoquer des souvenirs vieux de trois mois. Après bien de la peine nous y réussîmes, cependant. Un des frères de Mme Marbury, qui habite le Canada, est arrivé chez elle le 21 juin, sans tambour ni trompette. Elle était fort embarrassée pour le loger, lorsque Lily suggéra que M. Cust étant absent, on pouvait coucher Bert dans sa chambre. Mais Mme Marbury s’y refusa, sous le prétexte qu’il était malhonnête de disposer ainsi des chambres de ses clients. Toujours est-il que ce détail nous permit de fixer la date, le paquebot sur lequel Bert avait pris passage étant entré au port de Southampton ce jour-là.

L’inspecteur Crome avait prêté une vive attention aux paroles du jeune homme. De temps à autre, il avait pris des notes.

— Est-ce tout ? demanda-t-il.

— Oui, Monsieur. Je vous donne ces renseignements pour ce qu’ils valent. Cependant, j’espère…

Tom rougit légèrement.

— Je vous suis reconnaissant de votre démarche. Votre témoignage est certes minime : les dates peuvent n’être que de pures coïncidences, de même que la similitude de noms. Toutefois, cela justifie une entrevue avec votre M. Cust. Est-il chez lui maintenant ?

— Oui, Monsieur.

— Quand est-il rentré ?

— Le soir du meurtre de Doncaster, Monsieur.

— Qu’a-t-il fait depuis ?

— Il reste enfermé dans sa chambre, la majeure partie de la journée. Mme Marbury le trouve très bizarre. Chaque jour, il lit quantité de journaux, il descend de bonne heure pour acheter les journaux du matin et il sort à la tombée de la nuit afin de se procurer ceux du soir. Mme Marbury dit qu’il monologue tout seul et prend des allures étranges.

— Quelle est l’adresse de Mme Marbury ?

Tom la lui communiqua.

— Merci. J’irai jusque chez elle dans le courant de la journée. Inutile de vous conseiller la discrétion, s’il vous arrive de rencontrer ce M. Cust.

Il se leva et serra la main du jeune homme.

— Je vous remercie encore de votre démarche. Au revoir, Monsieur Hartigan.

— Eh bien, inspecteur, dit Jacob en revenant dans la pièce quelques minutes plus tard. Nous tenons notre homme, cette fois ?

— Cela promet, répondit l’inspecteur, du moins si les faits rapportés par ce garçon sont exacts. Jusqu’ici nous avons joué de déveine avec les fabricants de bas de soie. Il est temps que nous découvrions une autre piste. Passez-moi donc le dossier du crime de Churston.

Après quelques instants de recherche, il mit la main sur le document.

— Ah ! voici. Il s’agit d’une déposition faite à la police de Torquay. Un jeune homme du nom de Hill déclare qu’au moment où il sortait du Palladium de Torquay, après le film Aux petits des oiseaux, il remarqua un homme d’aspect étrange qui parlait tout seul. Hill l’entendit dire : « Ça, c’est une idée… » Aux petits des oiseaux. Est-ce bien le film que l’on jouait au Regal, de Doncaster ?

— Oui, Monsieur.

— Il y a peut-être quelque chose d’intéressant là-dessous. L’idée de son prochain crime lui est probablement venue à ce moment. Nous possédons le nom et l’adresse de Hill. Son signalement de l’individu reste vague mais répond assez à celui qu’en ont donné Mary Stroud et Tom Hartigan.

Il réfléchit un moment.

— Nous brûlons, Jacob, dit l’inspecteur, sans grand enthousiasme, car lui-même était toujours un peu froid dans ses convictions.

— Quels sont vos ordres, inspecteur ?

— Mettez deux hommes pour surveiller cette adresse de Camdem Town, mais qu’ils n’effraient pas notre oiseau. Je veux lui parler. Je crois préférable qu’on me l’amène ici sous prétexte de faire une déposition. Il est prêt, paraît-il, à se laisser conduire.

Au-dehors, Tom Hartigan avait rejoint Lily Marbury, qui l’attendait sur le quai de la Tamise.

— Tout s’est bien passé, Tom ?

— Oui. J’ai vu l’inspecteur Crome, qui est chargé de l’affaire.

— Comment est-il ?

— Je lui trouve l’air d’un petit crevé, pas du tout l’idée que je me faisais d’un détective.

— C’est le nouveau genre, dit Lily avec respect. Quelques-uns sont tout de même très habiles. Qu’a-t-il dit ?

Tom donna un bref résumé de l’entrevue.

— Ainsi, on croit réellement que c’est M. Cust ?

— Ils ont des doutes. Mais ils iront l’interroger.

— Pauvre M. Cust !

— Pourquoi le plaindre ? Si c’est lui le fameux A.B.C., il a quatre crimes sur la conscience.

Lily soupira et hocha la tête.

— C’est affreux.

— À présent, ma petite, allons déjeuner. Songez donc, si nous avons deviné juste, mon nom paraîtra dans les journaux.

— Pas possible, Tom.

— Si. Et le vôtre aussi. Et celui de votre mère. Je pense même qu’on publiera également votre photo.

— Oh ! Tom !

Elle prit le bras de son fiancé avec extase.

— En attendant, si nous allions nous restaurer au Corner House ?

Lily serra un peu plus fort le bras de Tom.

— Alors, vous venez ?

— Dans une minute, dit-elle. Il faut que je téléphone.

— À qui ?

— À une amie à qui j’avais donné rendez-vous.

Traversant la rue, elle entra dans une cabine téléphonique. Trois minutes plus tard, elle rejoignit son fiancé, les joues légèrement empourprées.

— Cette fois, je vous suis, Tom.

Elle lui reprit le bras.

— Maintenant, racontez-moi votre visite à Scotland Yard. Avez-vous vu l’autre bonhomme ?

— Quel autre bonhomme ?

— Le Belge. Celui à qui A.B.C. envoie ses lettres.

— Non. Il n’était pas là.

— Alors, que s’est-il passé lorsque vous êtes entré ? À qui avez-vous parlé et qu’avez-vous dit ?

***

M. Cust replaça lentement le récepteur sur son crochet.

Il se tourna vers Mme Marbury, qui, dévorée de curiosité, se tenait à la porte d’une chambre.

— Il est plutôt rare qu’on vous appelle au téléphone, Monsieur Cust.

— Oui… oui, n’est-ce pas ?

— J’espère qu’il ne s’agit pas d’une mauvaise nouvelle ?

— Non… non…

Que cette femme est curieuse ! songea, à part lui, M. Cust. Son œil se porta sur le journal qu’il tenait à la main, et il lut :

Naissances. Mariages. Décès…

— Ma sœur vient de mettre au monde un garçon, proféra-t-il, à tout hasard.

Lui… qui n’avait jamais eu de sœur !

— Oh ! mais c’est une joyeuse nouvelle ! (Et dire que, depuis un an, il ne nous a jamais parlé de sa sœur ! Voilà bien les hommes, pensait de son côté la bonne dame.) J’ai été fort surprise quand cette personne a demandé à parler à M. Cust. J’ai cru tout d’abord reconnaître la voix de ma Lily, c’était d’ailleurs la même voix, seulement un peu plus forte, plus aiguë. Monsieur Cust, mes félicitations. Est-ce le premier enfant, ou bien avez-vous d’autres neveux et nièces ?

— C’est le seul, répondit M. Cust, le seul que j’aie jamais eu et que j’aurai vraisemblablement, mais il faut que je me presse. On attend ma visite immédiate. En me pressant un peu, je puis prendre le prochain train.

— Serez-vous longtemps absent, Monsieur Cust ? lui cria Mme Marbury comme il montait l’escalier.

— Oh ! non, deux ou trois jours seulement.

Il disparut dans sa chambre. Mme Marbury se retira dans la cuisine, doucement émue à la pensée du « cher petit ange ».

Soudain, elle fut prise d’un remords de conscience.

La veille au soir, Tom et Lily n’essayaient-ils point devant elle de rejeter sur M. Cust le crime commis par ce monstre d’A.B.C. ? Et cela simplement à cause de ses initiales et de quelques coïncidences de dates.

— Ils ne devaient pas y croire eux-mêmes sérieusement. En tout cas, j’espère qu’ils rougiront d’eux-mêmes.

La naissance d’un bébé chez la sœur de M. Cust avait suffi pour ôter dans le cœur de la brave femme tout soupçon quant à l’honnêteté de son locataire.

— J’aime à croire que tout s’est bien passé pour la maman, se dit Mme Marbury en éprouvant contre sa joue le degré de chaleur de son fer à repasser avant de l’appliquer sur le jupon de soie de Lily. M. Cust descendit tranquillement l’escalier, un sac à la main. Son regard se posa tranquillement sur l’appareil téléphonique.

Cette brève conversation se répéta comme un écho en son cerveau.

— C’est vous, Monsieur Cust ? Je crois devoir vous avertir qu’un inspecteur de Scotland Yard se dispose à vous rendre visite.

Qu’avait-il répondu ? Il ne le savait plus.

« Merci… merci, chère petite, vous êtes bien aimable… » Quelque chose dans ce goût-là.

Pourquoi lui avait-elle téléphoné ? Aurait-elle deviné ? Ou bien désirait-elle s’assurer qu’il demeurerait chez lui en attendant la venue de l’inspecteur ?

Mais comment savait-elle que l’inspecteur viendrait le voir ?

Et cette voix, elle l’avait contrefaite pour parler à sa mère.

Elle devait tout savoir…

Si elle savait… elle n’eût sûrement pas…

Qui sait ? Les femmes sont si drôles ! À la fois bonnes et cruelles ! N’avait-il pas vu un jour Lily rendre la liberté à une souris prise au piège ?

Excellent cœur, cette petite Lily, et jolie par-dessus le marché !

Il s’arrêta auprès du vestiaire chargé de manteaux et de parapluies. S’il…

Un léger bruit venant de la cuisine lui fit prendre une décision.

Non, il n’avait pas le temps.

Mme Marbury pouvait surgir d’un moment à l’autre. Il ouvrit la porte de la rue, et la tira derrière lui et se trouva dehors.

Où diriger ses pas ?

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