A B C Contre Poirot d’Agatha Christie

Je vois peut-être une montagne où il n’y a qu’une fourmilière. En tout cas, il ne nous reste plus qu’à attendre.

— Le 21 de ce mois tombe vendredi prochain. Si un vol considérable est commis… aux environs d’Andover…

— Ce sera pour moi un grand soulagement…

— Un soulagement ?

Le terme me paraissait peu en rapport avec la situation.

— Un vol peut causer une émotion, non pas un soulagement, protestai-je.

Poirot secoua énergiquement la tête.

— Vous faites erreur, mon ami. Vous ne comprenez pas ce que je veux dire. Un vol me procurerait un soulagement du fait qu’il m’enlèverait la crainte d’un mal beaucoup plus grand.

— De quoi ?

— D’un assassinat, répondit Hercule Poirot.

CHAPITRE II

(Ce chapitre ne fait point partie du récit du capitaine Hastings.)

M. Alexandre-Bonaparte Cust se leva de son siège et ses yeux myopes firent le tour de la pauvre chambre à coucher. D’être resté trop longtemps dans la position assise, il se sentait courbatu et il s’étira de toute sa hauteur. Il était réellement d’une taille élevée, mais son dos voûté et sa myopie donnaient l’impression du contraire.

De la poche d’un vieux pardessus suspendu contre la porte, il tira un paquet de cigarettes bon marché et quelques allumettes. Ayant allumé une cigarette, il se rassit devant sa table de travail, prit un indicateur des chemins de fer, le consulta, puis étudia une liste de noms dactylographiés. D’un coup de plume, il marqua un des premiers noms de cette liste.

On était le jeudi 20 juin.

CHAPITRE III

ANDOVER

Les pressentiments de Poirot touchant la lettre anonyme qu’il avait reçue m’avaient, certes, impressionné sur le moment. Toutefois, je dois l’avouer, je n’y pensai bientôt plus et lorsque arriva le 21 juin, le souvenir m’en fut rappelé par une visite de Japp à mon ami belge.

Japp, chef inspecteur de Scotland Yard, que nous connaissions de longue date, m’accueillit chaleureusement.

— Sapristi ! Mais c’est le capitaine Hastings, de retour de son pays de sauvages ! Quel plaisir de vous revoir ici avec M. Poirot ! Et toujours en parfaite santé. Tout juste le crâne un peu dégarni, hein ? C’est le sort commun. Je n’y échappe pas moi-même.

Je fronçai le sourcil. Je m’imaginais, en effet, que, grâce aux soins que je prenais de ramener mes cheveux sur le sommet de la tête, cette légère calvitie, à laquelle Japp faisait allusion, passait presque inaperçue. En ce qui me concerne, Japp a toujours fait preuve d’un manque de tact agaçant, aussi je n’y attachai point d’importance et déclarai que ni l’un ni l’autre nous ne rajeunissions.

— Excepté M. Poirot, dit Japp. Sa tête pourrait servir de publicité à un produit régénérateur de la chevelure. Ses moustaches restent magnifiques, et, dans sa vieillesse, le voici qui acquiert une célébrité unique. On le retrouve dans tous les crimes fameux de l’époque : mystères de l’air, du chemin de fer, meurtres dans la haute société… il s’insinue partout. Depuis qu’il a pris sa retraite, on n’a jamais tant parlé de lui.

— Je disais justement l’autre jour à Hastings que je ressemble à la prima donna qui donne toujours sa dernière représentation, dit Poirot, le sourire aux lèvres.

— Vous finirez par découvrir votre propre assassin, déclara Japp en éclatant de rire. Voilà une excellente idée à placer dans un livre !

— Je laisserai ce soin à Hastings, dit Poirot en clignant des yeux vers moi.

— Ah ! ah ! quelle bonne farce ! s’exclama encore Japp.

Décidément, je ne voyais là rien de risible, et la plaisanterie me semblait plutôt de mauvais goût. Poirot, le pauvre vieux, avance en âge, et toute allusion à sa fin plus ou moins proche ne saurait lui plaire.

Sans doute mon expression trahissait-elle mon sentiment, car Japp changea de sujet de conversation.

— Êtes-vous au courant de la lettre anonyme adressée à M. Poirot ? me demanda-t-il.

— Je l’ai montrée moi-même à Hastings l’autre jour, dit mon ami.

— C’est juste. Mais je n’y pensais plus. Voyons, quel était le jour mentionné dans cette lettre ?

— Le 21, déclara Japp. Je venais précisément vous le rappeler. Hier, nous étions le 21, et, par simple curiosité, j’ai téléphoné dans la soirée à Andover. Il s’agissait, en effet, d’une mystification. Rien ne s’est passé d’extraordinaire : des pierres lancées par des gamins, une vitrine brisée, un couple d’ivrognes et quelques menus délits. Voilà le bilan de la journée. Pour une fois, notre ami belge s’est fourvoyé.

— Me voilà donc soulagé, reconnut Poirot.

— Tiens, vous aviez pris cet incident au sérieux ? lui demanda Japp d’un ton affectueux. Il ne fallait pas vous frapper. Chaque jour nous apporte une douzaine de lettres de ce genre. Des gens oisifs, au cerveau faible, ne trouvent rien de mieux que de nous écrire des messages aussi saugrenus. Ils n’y mettent aucune malice ; ils ne songent qu’à s’amuser, voilà tout.

— J’ai eu tort, en effet, de prendre les choses à cœur, fit Poirot.

— Je m’en vais à présent, annonça Japp. J’ai une petite affaire de bijoux à régler dans la rue voisine. En passant, je suis monté pour vous rassurer, mon cher Poirot. Il eût été regrettable de laisser vos cellules grises fonctionner à vide.

Riant aux éclats de cette remarque qu’il s’imaginait très spirituelle, Japp s’en alla.

— Ce bon vieux Japp, toujours le même ! dit Poirot.

— Je le trouve bien vieilli. Son poil grisonne comme celui d’un blaireau.

Mon ami toussota et me confia :

— Hastings, mon coiffeur applique un système extrêmement ingénieux… il le fixe sur votre crâne et vous brossez vos propres cheveux par-dessus. Ce n’est pas une perruque… mais…

— Poirot, m’écriai-je, une fois pour toutes, fichez-moi la paix avec les sacrées inventions de votre coiffeur. Que trouvez-vous à redire à mes cheveux ?

— Moi ?… Rien du tout.

— Si encore j’étais chauve… je comprendrais…

— Bien sûr ! Bien sûr !

— Les étés torrides qui sévissent là-bas provoquent la chute des cheveux. Mais avant mon départ, je me procurerai un bon fortifiant du cuir chevelu.

— Je vous approuve.

— En tout cas, cette question ne regarde nullement Japp. Pour ma part, je le trouve insolent et lourd d’esprit. Il appartient à ce genre d’individus qui éclatent de rire lorsqu’on tire une chaise au moment où une personne va s’asseoir.

— Il n’est pas le seul de son espèce.

— Je qualifie cette coutume de complètement idiote.

— Oui, si l’on se place du point de vue de celui qui se dispose à s’asseoir.

Oubliant ma mauvaise humeur — toute allusion à ma calvitie naissante m’est, en effet, assez pénible –, je dis à Poirot :

— Je déplore que cette affaire de lettre anonyme se réduise finalement à néant.

— Je me suis fourré le doigt dans l’œil… je l’avoue. Je croyais discerner du louche dans cette lettre et ce n’était qu’une grotesque farce. Hélas ! en vieillissant je deviens méchant comme un chien de garde aveugle qui aboie sans motif.

— Si je dois collaborer avec vous, ouvrons l’œil pour découvrir la « crème » des crimes, lui dis-je en riant.

— Vous rappelez-vous votre remarque de l’autre jour ? Si vous pouviez commander un crime comme on se fait servir un dîner, que choisiriez-vous ?

Me mettant à l’unisson avec le caractère enjoué de Poirot, je répondis :

— Examinons d’abord le menu : Vol ? Faux ? Non, cela ne me dit rien. Trop végétarien. Il me faut un meurtre… un assassinat tout saignant… avec la garniture, évidemment.

— Bien sûr. Et les hors-d’œuvre.

— Qui sera la victime ? Un homme ou une femme ? Un homme… une grosse légume… un millionnaire américain, un premier ministre, le propriétaire d’un grand journal ? Quelle sera la scène du crime ? Pourquoi pas la bibliothèque aux rayons garnis de belles reliures ? Rien de tel pour créer l’ambiance. Quant à l’arme… ce sera un poignard au manche curieusement entrelacé… une idole de pierre sculptée…

Poirot poussa un soupir.

— Il y a aussi le poison, ajoutai-je, mais ce procédé présente toujours un côté technique… ou encore le coup de revolver éclatant dans la nuit… Avec cela, une ou deux jolies femmes.

— Aux cheveux châtains, murmura mon ami.

— Soit. Une des deux femmes sera injustement soupçonnée, et un malentendu surgira entre elle et son fiancé. Ensuite, une autre femme doit être suspectée, une femme plus âgée, une brune, genre femme fatale… et aussi un ami ou un rival du défunt… quelque vague secrétaire — le bouc émissaire — un homme jovial aux manières brusques ; et un ménage de domestiques congédiés… avec un stupide détective comme Japp… c’est tout.

— Voila ce que vous considérez comme la crème des crimes ?

— Vous ne partagez point cet avis ?

Poirot me regarda tristement.

— Vous venez de faire un joli résumé de la plupart des romans policiers publiés à ce jour.

— Eh bien, lui demandai-je, que commanderiez-vous ?

Poirot ferma les yeux et se renversa dans son fauteuil. Entre ses lèvres, sa voix sortit comme un ronronnement :

— Un crime très simple, sans complication aucune, un crime de la vie courante… un crime intime.

— Qu’appelez-vous un crime intime ?

— Supposez quatre types à la table de bridge, et un cinquième au coin du feu. À la fin de la soirée, l’homme assis près de la cheminée est trouvé mort. Un des quatre autres – pendant qu’il faisait la quatrième main – s’est levé et l’a tué. Les trois autres, absorbés par le jeu, n’ont rien vu. Ah ! voilà un joli crime ! Lequel des quatre joueurs est le meurtrier ?

— Ma foi, je ne vois là rien d’extraordinaire.

Poirot me lança un regard chargé de reproches.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer