— Suis-je un magicien ? Un sorcier ? Que voulez-vous que je fasse ?
Certes, il m’était difficile de répondre. Cependant, je sentais qu’il fallait entreprendre une action quelconque et ne point laisser l’herbe croître sous nos pieds.
Je hasardai :
— Voyons… Il y a l’A.B.C… le papier à lettre et l’enveloppe.
— Soyez tranquille. On s’occupe de ces détails. La police possède tous les moyens d’investigation pour ces sortes d’enquêtes : s’il y a quelque chose à découvrir, elle ne manquera pas de le faire.
Force m’était de prendre patience.
Durant les journées qui suivirent. Poirot affecta de ne point se préoccuper de l’affaire. Dès que je tentais d’amener la conversation sur ce sujet, il me réduisait au silence par un geste impatient de la main.
Je crains d’avoir deviné le motif de son mutisme. Poirot venait d’essuyer une défaite. A.B.C. l’avait mis au défi et A.B.C. avait triomphé. Accoutumé au succès, mon ami était sensible à cet échec… à telle enseigne qu’il ne pouvait supporter la moindre allusion à cet égard. Faut-il voir là un signe de faiblesse chez un si grand homme ? La gloire peut tourner la tête au plus modeste d’entre nous. Dans le cas de Poirot, c’était fait depuis longtemps ; rien d’étonnant si un insuccès lui causait une telle déception. Par amitié, je respectai ce défaut de Poirot et évitai d’aborder cette question épineuse. Je lisais les comptes rendus de l’affaire dans la presse ; ils étaient brefs et nul journal ne mentionnait la lettre signée A.B.C.
« Meurtre commis par un ou plusieurs inconnus », telle fut la conclusion du tribunal.
Ce crime, dénué de tout côté vraiment sensationnel, ne retint guère l’attention du public, et l’on oublia bien vite l’assassinat d’une malheureuse vieille femme dans une ruelle de petite ville.
Je dois avouer que je commençais moi-même par ne plus y songer, peut-être parce qu’il m’était pénible de constater la déconfiture de mon ami, lorsque, le 22 juillet, le souvenir m’en fut rappelé de façon inattendue et soudaine.
Je n’avais pas vu Poirot depuis deux jours. Après une fin de semaine passée dans le Yorkshire, je rentrai à Londres le lundi après-midi et la lettre arriva au courrier de six heures. Je me rappelle l’air suffoqué de Poirot lorsqu’il reconnut l’enveloppe.
— Le voici ! s’exclama-t-il.
Je le regardai, sans comprendre.
— Quoi donc ? lui demandai-je.
— Le second chapitre de l’affaire A.B.C.
Je n’y pensais plus du tout et ne savais de quoi il parlait.
— Lisez plutôt, me dit Poirot, en me tendant la lettre.
Comme la première fois, elle était écrite en caractères typographiques sur du papier de qualité supérieure.
Cher Monsieur Poirot,
Eh bien, qu’en dites-vous ? C’est moi le gagnant de la partie, ce me semble. L’affaire d’Andover a marché comme sur des roulettes, n’est-ce pas ?
Mais la plaisanterie ne vient que de débuter. J’attire votre attention sur Bexhill-sur-Mer. Date, le 25 courant.
Nous nous amusons follement !
Votre…, etc.
A.B.C.
— Mon Dieu, Poirot ! Faut-il en déduire que ce bandit va commettre un nouveau meurtre ?
— Sûrement, Hastings. Qu’attendiez-vous d’autre ? Croyiez-vous que le crime d’Andover serait un cas isolé ? Rappelez-vous mes paroles : ceci n’est que le commencement.
— Mais c’est affreux !
— Oui, c’est affreux.
— Nous avons affaire à un fou.
— Sans nul doute.
Son calme était des plus impressionnants. Je lui rendis la lettre avec un frisson d’épouvante.
Le lendemain matin, nous assistions à une conférence où se trouvaient réunis le chef de la police du Sussex, le sous-chef des recherches à Scotland Yard, l’inspecteur Glen, d’Andover, le chef inspecteur Carter, de la police du Sussex, Japp et un jeune inspecteur du nom de Crome, et, enfin, le docteur Thompson, le fameux médecin aliéniste.
Cette lettre portait le cachet de la poste de Hampstead, mais, selon Poirot, il ne fallait attacher aucune importance à ce détail.
L’affaire fut discutée à fond. Le docteur Thompson, un homme très agréable, se contentait, malgré tout son savoir, d’employer un langage familier, évitant les termes techniques de sa profession.
— Les deux lettres ont été écrites de la même main, cela ne fait aucun doute, dit le commissaire adjoint.
— Et nous pouvons affirmer sans crainte que son auteur a commis le crime d’Andover.
— Parfaitement. Nous sommes avertis qu’un second crime aura lieu le 25 – c’est-à-dire après-demain – à Bexhill. Qu’allons-nous faire ?
Le chef de police du Sussex interrogea du regard son superintendant.
— Eh bien, Carter, qu’en dites-vous ?
Carter hocha gravement la tête :
— C’est bien compliqué, Monsieur. Nous ignorons complètement qui sera la victime. Quelle décision prendre ?
— Permettez-moi une suggestion, murmura Poirot.
Les visages se tournèrent vers lui.
— Je soupçonne que le nom de la seconde victime commencera par la lettre B.
— C’est déjà un renseignement, dit le chef inspecteur.
— Il s’agit là d’un maniaque de l’alphabet, observa le docteur Thompson, pensivement.
— Ce que j’en dis n’est qu’une suggestion… rien de plus. J’y ai songé en voyant le nom d’Ascher peint sur la boutique de la malheureuse femme assassinée le mois dernier. Lorsque je reçus cette lettre mentionnant Bexhill, j’en ai déduit que la victime, de même que la ville, avaient pu être choisies en suivant l’ordre alphabétique.
— Possible, dit le médecin. D’autre part, le nom d’Ascher est peut-être une simple coïncidence, et la victime, cette fois encore, une vieille tenancière de magasin. Rappelez-vous que nous avons affaire à un fou. Jusqu’ici, il ne nous dévoile pas son mobile.
— Un fou agit-il dans une intention bien définie ? demanda le chef de police, sceptique.
— Certes, Monsieur. Une implacable logique inspire les actes des pires déments. L’un se croit envoyé par Dieu pour tuer les prêtres… ou les médecins… ou les vieilles femmes qui tiennent des bureaux de tabac… et derrière leurs agissements se trouve toujours un raisonnement cohérent. Ne nous laissons pas fourvoyer par la hantise de l’alphabet. Bexhill succédant à Andover peut n’être qu’une coïncidence.
— Nous pourrions du moins prendre certaines précautions, Carter, par exemple dresser une liste des gens dont le nom commence par la lettre B, et monter une garde spéciale près des petits bureaux de tabac et dépositaires de journaux dont les magasins sont tenus par des personnes seules. Il n’y a rien de mieux à faire. Bien entendu, il faudra surveiller de très près tous les étrangers au pays.
Le chef inspecteur laissa entendre un grognement.
— Avec la fermeture des écoles et le commencement des vacances, la plage est envahie par les touristes cette semaine.
— Agissons au mieux, répliqua le chef d’un ton sec.
L’inspecteur Glen prit à son tour la parole :
— Je vais ouvrir l’œil sur tous ceux qui ont pu être mêlés à l’affaire Ascher : les deux témoins Partridge et Riddell et, naturellement, Ascher lui-même. Si l’un d’eux s’éloigne d’Andover, je le ferai suivre.
Après quelques nouvelles suggestions et une conversation à bâtons rompus, la séance fut levée.
— Poirot, dis-je, alors que nous suivions les quais de la Tamise, on pourrait tout de même prévenir ce nouveau crime ?
Mon ami belge tourna vers moi un visage hagard.
— Je crains que non, Hastings. Comment protéger une ville peuplée de milliers d’individus contre la folie d’un seul ? Impossible, Hastings. Souvenez-vous de la série d’assassinats commis par Jack l’Éventreur.
— C’est effrayant ! m’exclamai-je.
— La folie est une maladie dangereuse, Hastings. J’ai peur… bien peur…
CHAPITRE IX
LE MEURTRE DE BEXHILL-SUR-MER
Je me souviens encore de mon réveil, le matin du 25 juillet. Il devait être sept heures et demie.
Poirot, debout près de mon lit, me secouait doucement l’épaule. Un coup d’œil vers son visage me tira de la demi-inconscience où je me trouvais, et soudain je rentrai en pleine possession de mes facultés.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, me dressant sur mon séant.
Sa réponse fut fort simple, mais sa voix trahissait une profonde émotion.
— C’est arrivé !
— Quoi ? m’écriai-je, vous voulez dire… Mais nous sommes aujourd’hui le 25.
— Le crime a été commis hier soir… ou plutôt ce matin au petit jour.
Comme je sautais à bas de mon lit et effectuais une toilette rapide, il me raconta ce qu’il venait d’apprendre au téléphone.
— Le corps d’une jeune fille a été découvert sur la plage de Bexhill. Il s’agit d’Elisabeth Barnard, serveuse dans un des cafés de la ville. Elle habitait chez ses parents dans un petit bungalow tout neuf. Les médecins situent le décès entre onze heures vingt et une heure du matin.
— Est-ce sûr que ce soit le crime ? demandai-je en me passant le blaireau sur les joues.
— Un guide A.B.C., ouvert à la page des trains pour Bexhill, a été trouvé sous le cadavre.
Je frémis.
— C’est horrible !
— Attention, Hastings. Je ne tiens nullement à voir un drame dans ma chambre.
J’essuyai vivement le sang sur mon menton.
— Quel est votre plan de campagne ? demandai-je à Poirot.
— La voiture viendra nous prendre dans quelques minutes. Je vais vous faire monter une tasse de café ici, et nous partirons immédiatement.
Vingt minutes après, dans une voiture très rapide de la police, nous quittions Londres.
L’inspecteur Crome nous accompagnait. Il avait assisté à notre récente conférence et était officiellement chargé de l’affaire.
Beaucoup plus jeune que l’inspecteur Japp, Crome différait totalement de son confrère. Il affectait un silence d’homme supérieur. Il était, certes, élégant de manières et possédait une solide instruction, mais, à mon sens, il était un peu trop infatué de lui-même. Récemment, il s’était distingué dans une série de meurtres d’enfants. Grâce à sa patience et à sa perspicacité, l’assassin, finalement arrêté, était actuellement écroué à Broadmoor.
De toute évidence, ce jeune inspecteur était tout désigné pour démêler le cas présent, mais je jugeais qu’il était trop sûr de sa compétence. Il s’adressait à Poirot d’un air protecteur qui me déplaisait souverainement.
— J’ai eu un long entretien avec le docteur Thompson, dit-il. Il s’intéresse particulièrement à ce genre de meurtres en série. Il s’agit là d’une déformation mentale très spéciale. Évidemment, nous autres, profanes, nous ne saurions comprendre les particularités de ces individus comme il les envisage du point de vue médical. (Il toussota.) À propos, mon dernier cas – peut-être en avez-vous été mis au courant par les journaux –, le meurtre de Mable Homer, suivi de celui de la petite écolière de Muswell Hill… en réalité, l’assassin Capper était un individu extraordinaire. Je vous assure qu’il me donna du fil à retordre. C’était son troisième crime… et il paraissait aussi sain d’esprit que vous et moi. Mais actuellement nous possédons plusieurs méthodes, toutes modernes, de faire parler les prévenus… inconnues de votre temps. Si vous amenez votre type à se trahir une fois, vous le tenez ! Il sait que vous l’avez dépisté et il perd courage. Alors, il avoue tout ce que l’on veut.
— À mon époque, cela se passait parfois ainsi.
L’inspecteur Crome regarda mon ami et murmura :
— Ah ! bah !
Pendant un moment nous demeurâmes silencieux. Crome dit enfin :
— Si vous avez quelques questions à me poser sur l’affaire de Bexhill, je vous en prie, n’hésitez pas.
— Vous n’avez sans doute pas un signalement de la jeune fille ?
— Elle était âgée de vingt-trois ans et travaillait comme serveuse au café de la Chatte Rousse…
— Non, pas ça… Je vous demande si elle était jolie, fit Poirot.
— J’ignore ce détail, répondit l’inspecteur d’une voix détachée.
Son ton signifiait : « Vraiment, ces étrangers ! Tous les mêmes ! »
Une lueur de gaieté passa dans les yeux de Poirot.
— Selon vous, cela n’a pas d’importance. J’estime, au contraire, que, pour une femme, c’est capital : sa beauté décide souvent de sa destinée !
L’inspecteur Crome répondit par son éternel :
— Ah ! bah !
Nouveau silence.
Comme nous approchions de Sevenoaks, Poirot rouvrit la conversation :
— Savez-vous, par hasard, comment et avec quel objet la jeune fille a été étranglée ?
L’inspecteur Crome répondit d’un ton bref :
— Avec sa propre ceinture… une tresse de cuir épaisse, paraît-il.
Poirot écarquilla de grands yeux.
— Ah ! Enfin, voilà un renseignement précis. Cela, du moins, nous apprend quelque chose, n’est-ce pas ?
— Je ne m’en suis pas encore rendu compte, prononça froidement l’inspecteur.
Le manque d’imagination de cet homme me donnait sur les nerfs.
— Le meurtrier a laissé sa signature. Songez donc ! La ceinture de la jeune fille ! Voilà qui montre la vilenie du bonhomme.
Poirot me lança un coup d’œil énigmatique, où je crus deviner un humour impatient de se manifester. Je crus qu’il désirait ne pas me voir parler trop devant l’inspecteur.
Je me replongeai donc dans le mutisme.
À Bexhill, nous fûmes accueillis par le chef inspecteur Carter, accompagné d’un jeune inspecteur à l’air intelligent et aimable, du nom de Kelsey. Celui-ci devait prêter son concours à Crome.
— Sans doute, Crome, préférez-vous mener une enquête personnelle, dit le chef inspecteur. Je vais vous exposer les grandes lignes de l’affaire, et, ensuite, vous vous mettrez à la besogne.
— Merci, Monsieur, répondit Crome.