À Rebours

Chapitre 14

 

Cahin-caha, quelques jours s’écoulèrent, grâce à des ruses quiréussirent à leurrer la défiance de l’estomac, mais un matin, lesmarinades qui masquaient l’odeur de graisse et le fumet de sang desviandes ne furent plus acceptées et des Esseintes anxieux, sedemanda si sa faiblesse déjà grande, n’allait pas s’accroître etl’obliger à garder le lit. Une lueur jaillit soudain dans sadétresse; il se rappela que l’un de ses amis, jadis bien malade,était parvenu, à l’aide d’un sustenteur, à enrayer l’anémie, àmaintenir le dépérissement, à conserver son peu de force.

Il dépêcha son domestique à Paris, à la recherche de ce précieuxinstrument et, d’après le prospectus que le fabricant y joignit, ilenseigna lui-même à la cuisinière la façon de couper le rosbif enpetits morceaux, de le jeter à sec, dans cette marmite d’étain,avec une tranche de poireau et de carotte, puis de visser lecouvercle et de mettre le tout bouillir, au bain-marie, pendantquatre heures.

Au bout de ce temps, on pressait les filaments et l’on buvaitune cuillerée du jus bourbeux et salé, déposé au fond de lamarmite. Alors, on sentait comme une tiède moelle, comme unecaresse veloutée, descendre.

Cette essence de nourriture arrêtait les tiraillements et lesnausées du vide, incitait même l’estomac qui ne se refusait pas àaccepter quelques cuillerées de soupe.

Grâce à ce sustenteur, la névrose stationna, et des Esseintes sedit: – C’est toujours autant de gagné; peut-être que la températurechangera, que le ciel versera un peu de cendre sur cet exécrablesoleil qui m’épuise, et que j’atteindrai ainsi, sans tropd’encombre, les premiers brouillards et les premiers froids.

Dans cet engourdissement, dans cet ennui désoeuvré où ilplongeait, sa bibliothèque dont le rangement demeurait inachevé,l’agaça; ne bougeant plus de son fauteuil, il avait constammentsous les yeux ses livres profanes, posés de guingois sur lestablettes, empiétant les uns sur les autres, s’étayant entre eux ougisant de même que des capucins de cartes, sur le flanc, à plat; cedésordre le choqua d’autant plus qu’il contrastait avec le parfaitéquilibre des oeuvres religieuses, soigneusement alignées à laparade, le long des murs.

Il tenta de faire cesser cette confusion, mais après dix minutesde travail, des sueurs l’inondèrent; cet effort l’épuisait; il futs’étendre, brisé, sur un divan, et il sonna son domestique.

Sur ses indications, le vieillard se mit à l’oeuvre, luiapportant, un à un, les livres qu’il examinait et dont il désignaitla place.

Cette besogne fut de courte durée, car la bibliothèque de desEsseintes ne renfermait qu’un nombre singulièrement restreintd’oeuvres laïques, contemporaines.

À force de les avoir passées, dans son cerveau, comme on passedes bandes de métal dans une filière d’acier d’où elles sortentténues, légères, presque réduites en d’imperceptibles fils, ilavait fini par ne plus posséder de livres qui résistassent à un teltraitement et fussent assez solidement trempés pour supporter lenouveau laminoir d’une lecture; à avoir ainsi voulu raffiner, ilavait restreint et presque stérilisé toute jouissance, enaccentuant encore l’irrémédiable conflit qui existait entre sesidées et celles du monde où le hasard l’avait fait naître. Il étaitarrivé maintenant à ce résultat, qu’il ne pouvait plus découvrir unécrit qui contentât ses secrets désirs; et même son admiration sedétachait des volumes qui avaient certainement contribué à luiaiguiser l’esprit, à le rendre aussi soupçonneux et aussisubtil.

En art, ses idées étaient pourtant parties d’un point de vuesimple; pour lui, les écoles n’existaient point; seul letempérament de l’écrivain importait; seul le travail de sa cervelleintéressait, quel que fût le sujet qu’il abordât. Malheureusement,cette vérité d’appréciation, digne de La Palisse, était à peu prèsinapplicable, par ce simple motif que, tout en désirant se dégagerdes préjugés, s’abstenir de toute passion, chacun va de préférenceaux oeuvres qui correspondent le plus intimement à son propretempérament et finit par reléguer en arrière toutes les autres.

Ce travail de sélection s’était lentement opéré en lui; il avaitnaguère adoré le grand Balzac, mais en même temps que son organismes’était déséquilibré, que ses nerfs avaient pris le dessus, sesinclinations s’étaient modifiées et ses admirations avaient changé.Bientôt même, et quoiqu’il se rendît compte de son injustice enversle prodigieux auteur de La Comédie humaine, il en était venu à neplus ouvrir ses livres dont l’art valide le froissait; d’autresaspirations l’agitaient maintenant, qui devenaient, en quelquesorte, indéfinissables.

En se sondant bien, néanmoins, il comprenait d’abord que, pourl’attirer, une oeuvre devait revêtir ce caractère d’étrangeté queréclamait Edgar Poe, mais il s’aventurait volontiers plus loin, surcette route et appelait des flores byzantines de cervelle et desdéliquescences compliquées de langue; il souhaitait une indécisiontroublante sur laquelle il pût rêver, jusqu’à ce qu’il la fit, à savolonté, plus vague ou plus ferme selon l’état momentané de sonâme. Il voulait, en somme, une oeuvre d’art et pour ce qu’elleétait par elle-même et pour ce qu’elle pouvait permettre de luiprêter, il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme soutenu parun adjuvant, comme porté par un véhicule, dans une sphère où lessensations sublimées lui imprimeraient une commotion inattendue etdont il chercherait longtemps et même vainement à analyser lescauses.

Enfin, depuis son départ de Paris, il s’éloignait, de plus enplus, de la réalité et surtout du monde contemporain qu’il tenaiten une croissante horreur; cette haine avait forcément agi sur sesgoûts littéraires et artistiques, et il se détournait le pluspossible des tableaux et des livres dont les sujets délimités sereléguaient dans la vie moderne.

Aussi, perdant la faculté d’admirer indifféremment la beautésous quelque forme qu’elle se présente, préférait-il, chezFlaubert, La Tentation de saint Antoine à L’éducation sentimentale;chez de Goncourt, La Faustin à Germinie Lacerteux; chez Zola, LaFaute de l’abbé Mouret à L’Assommoir.

Ce point de vue lui paraissait logique; ces oeuvres moinsimmédiates, mais aussi vibrantes, aussi humaines, le faisaientpénétrer plus loin dans le tréfonds du tempérament de ces maîtresqui livraient avec un plus sincère abandon les élans les plusmystérieux de leur être, et elles l’enlevaient, lui aussi, plushaut que les autres, hors de cette vie triviale dont il était silas.

Puis il entrait, avec elles, en complète communion d’idées avecles écrivains qui les avaient conçues, parce qu’ils s’étaient alorstrouvés dans une situation d’esprit analogue à la sienne.

En effet, lorsque l’époque où un homme de talent est obligé devivre, est plate et bête, l’artiste est, à son insu même, hanté parla nostalgie d’un autre siècle.

Ne pouvant s’harmoniser qu’à de rares intervalles avec le milieuoù il évolue; ne découvrant plus dans l’examen de ce milieu et descréatures qui le subissent, des jouissances d’observation etd’analyse suffisantes à le distraire, il sent sourdre et éclore enlui de particuliers phénomènes. De confus désirs de migration selèvent qui se débrouillent dans la réflexion et dans l’étude. Lesinstincts, les sensations, les penchants légués par l’hérédité seréveillent, se déterminent, s’imposent avec une impérieuseassurance. Il se rappelle des souvenirs d’êtres et de choses qu’iln’a pas personnellement connus, et il vient un moment où il s’évadeviolemment du pénitencier de son siècle et rôde, en toute liberté,dans une autre époque avec laquelle, par une dernière illusion, illui semble qu’il eût été mieux en accord.

Chez les uns, c’est un retour aux âges consommés, auxcivilisations disparues, aux temps morts; chez les autres, c’est unélancement vers le fantastique et vers le rêve, c’est une visionplus ou moins intense d’un temps à éclore dont l’image reproduit,sans qu’il le sache, par un effet d’atavisme, celle des époquesrévolues.

Chez Flaubert, c’étaient des tableaux solennels et immenses, despompes grandioses dans le cadre barbare et splendide desquelsgravitaient des créatures palpitantes et délicates, mystérieuses ethautaines, des femmes pourvues, dans la perfection de leur beauté,d’âmes en souffrance, au fond desquelles il discernait d’affreuxdétraquements, de folles aspirations, désolées qu’elles étaientdéjà par la menaçante médiocrité des plaisirs qui pouvaientnaître.

Tout le tempérament du grand artiste éclatait en cesincomparables pages de La Tentation de saint Antoine et de Salammbôoù, loin de notre vie mesquine, il évoquait les éclats asiatiquesdes vieux âges, leurs éjaculations et leurs abattements mystiques,leurs démences oisives, leurs férocités commandées par ce lourdennui qui découle, avant même qu’on les ait épuisées, de l’opulenceet de la prière.

Chez de Goncourt, c’était la nostalgie du siècle précédent, unretour vers les élégances d’une société à jamais perdue. Legigantesque décor des mers battant les môles, des déserts sedéroulant à perte de vue sous de torrides firmaments, n’existaitpas dans son oeuvre nostalgique qui se confinait, près d’un parcaulique, dans un boudoir attiédi par les voluptueux effluves d’unefemme au sourire fatigué, à la moue perverse, aux prunellesirrésignées et pensives. L’âme dont il animait ses personnages,n’était plus cette âme insufflée par Flaubert à ses créatures,cette âme révoltée d’avance par l’inexorable certitude qu’aucunbonheur nouveau n’était possible; c’était une âme révoltée aprèscoup, par l’expérience, de tous les inutiles efforts qu’elle avaittentés pour inventer des liaisons spirituelles plus inédites etpour remédier à cette immémoriale jouissance qui se répercute, desiècles en siècles, dans l’assouvissement plus ou moins ingénieuxdes couples.

Bien qu’elle vécût parmi nous et qu’elle fût bien et de vie etde corps de notre temps, la Faustin était, par les influencesancestrales, une créature du siècle passé, dont elle avait lesépices d’âme, la lassitude cérébrale, l’excèdement sensuel.

Ce livre d’Edmond de Goncourt était l’un des volumes les pluscaressés par des Esseintes; et, en effet, cette suggestion au rêvequ’il réclamait, débordait de cette oeuvre où sous la ligne écrite,perçait une autre ligne visible à l’esprit seul, indiquée par unqualificatif qui ouvrait des échappées de passion, par uneréticence qui laissait deviner des infinis d’âme qu’aucun idiomen’eût pu combler; puis, ce n’était plus la langue de Flaubert,cette langue d’une inimitable magnificence, c’était un styleperspicace et morbide, nerveux et retors, diligent à noterl’impalpable impression qui frappe les sens et détermine lasensation, un style expert à moduler les nuances compliquées d’uneépoque qui était par elle-même singulièrement complexe. En somme,c’était le verbe indispensable aux civilisations décrépites qui,pour l’expression de leurs besoins, exigent, à quelque âge qu’ellesse produisent, des acceptions, des tournures, des fontes nouvelleset de phrases et de mots.

À Rome, le paganisme mourant avait modifié sa prosodie, transmuésa langue, avec Ausone, avec Claudien, avec Rutilius dont le styleattentif et scrupuleux, capiteux et sonnant, présentait, surtoutdans ses parties descriptives de reflets, d’ombres, de nuances, unenécessaire analogie avec le style des de Goncourt.

À Paris, un fait unique dans l’histoire littéraire s’étaitproduit; cette société agonisante du XVIIIe siècle, qui avait eudes peintres, des sculpteurs, des musiciens, des architectes,pénétrés de ses goûts, imbus de ses doctrines, n’avait pu façonnerun réel écrivain qui rendît ses élégances moribondes, qui exprimâtle suc de ses joies fébriles, si durement expiées; il avait falluattendre l’arrivée de de Goncourt, dont le tempérament était faitde souvenirs, de regrets avivés encore par le douloureux spectaclede la misère intellectuelle et des basses aspirations de son temps,pour Que, non seulement dans ses livres d’histoire, mais encoredans une oeuvre nostalgique comme La Faustin, il pût ressusciterl’âme même de cette époque, incarner ses nerveuses délicatessesdans cette actrice, si tourmentée à se presser le coeur et às’exacerber le cerveau, afin de savourer jusqu’à l’épuisement, lesdouloureux révulsifs de l’amour et de l’art!

Chez Zola, la nostalgie des au-delà était différente. Il n’yavait en lui aucun désir de migration vers les régimes disparus,vers les univers égarés dans la nuit des temps; son tempérament,puissant, solide, épris des luxuriances de la vie, des forcessanguines, des santés morales, le détournait des grâcesartificielles et des chloroses fardées du dernier siècle, ainsi quede la solennité hiératique, de la férocité brutale et des rêvesefféminés et ambigus du vieil Orient. Le jour où, lui aussi, ilavait été obsédé par cette nostalgie, par ce besoin qui est ensomme la poésie même, de fuir loin de ce monde contemporain qu’ilétudiait, il s’était rué dans une idéale campagne, où la sèvebouillait au plein soleil; il avait songé à de fantastiques ruts deciel, à de longues pâmoisons de terre, à de fécondantes pluies depollen tombant dans les organes haletants des fleurs: il avaitabouti à un panthéisme gigantesque, avait, à son insu peut-être,créé, avec ce milieu édénique où il plaçait son Adam et son Eve, unprodigieux poème hindou, célébrant en un style dont les largesteintes, plaquées à cru, avaient comme un bizarre éclat de peintureindienne, l’hymne de la chair, la matière, animée, vivante,révélant par sa fureur de génération, à la créature humaine, lefruit défendu de l’amour, ses suffocations, ses caressesinstinctives, ses naturelles poses.

Avec Baudelaire, ces trois maîtres étaient, dans la littératurefrançaise, moderne et profane, ceux qui avaient le mieux interné etle mieux pétri l’esprit de des Esseintes, mais à force de lesrelire, de s’être saturé de leurs oeuvres, de les savoir, parcoeur, tout entières, il avait dû, afin de les pouvoir absorberencore, s’efforcer de les oublier et les laisser pendant quelquetemps sur ses rayons, au repos.

Aussi les ouvrait-il à peine, maintenant que le domestique leslui tendait. Il se bornait à indiquer la place qu’elles devaientoccuper, veillant à ce qu’elles fussent classées, en bon ordre, età l’aise.

Le domestique lui apporta une nouvelle série de livres; ceux-làl’opprimèrent davantage; c’étaient des livres vers lesquels soninclination s’était peu à peu portée, des livres qui le délassaientde la perfection des écrivains de plus vaste encolure, par leursdéfauts mêmes; ici, encore, à avoir voulu raffiner, des Esseintesétait arrivé à chercher parmi de troubles pages des phrasesdégageant une sorte d’électricité qui le faisait tressaillir alorsqu’elles déchargeaient leur fluide dans un milieu qui paraissaittout d’abord réfractaire.

L’imperfection même lui plaisait, pourvu qu’elle ne fût, niparasite, ni servile, et peut-être y avait-il une dose de véritédans sa théorie que l’écrivain subalterne de la décadence, quel’écrivain encore personnel mais incomplet, alambique un baume plusirritant, plus apéritif, plus acide, que l’artiste de la mêmeépoque qui est vraiment grand, vraiment parfait. à son avis,c’était parmi leurs turbulentes ébauches que l’on apercevait lesexaltations de la sensibilité les plus suraiguës, les caprices dela psychologie les plus morbides, les dépravations les plus outréesde la langue sommée dans ses derniers refus de contenir, d’enroberles sels effervescents des sensations et des idées.

Aussi, forcément, après les maîtres, s’adressait-il à quelquesécrivains que lui rendait encore plus propices et plus chers, lemépris dans lequel les tenait un public incapable de lescomprendre.

L’un d’eux, Paul Verlaine, avait jadis débuté par un volume devers, les Poèmes Saturniens, un volume presque débile, où secoudoyaient des pastiches de Leconte de Lisle et des exercices derhétorique romantique, mais où filtrait déjà, au travers decertaines pièces, telles que le sonnet intitulé « Rêve familier », laréelle personnalité du poète.

À chercher ses antécédents, des Esseintes retrouvait sous lesincertitudes des esquisses, un talent déjà profondément imbibé deBaudelaire, dont l’influence s’était plus tard mieux accentuée sansque néanmoins la sportule consentie par l’indéfectible maître, fûtflagrante.

Puis, d’aucuns de ses livres, La Bonne Chanson, Les Fêtesgalantes, Romances sans paroles, enfin son dernier volume, Sagesse,renfermaient des poèmes où l’écrivain original se révélait,tranchant sur la multitude de ses confrères.

Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois mêmepar de longs adverbes précédés d’un monosyllabe d’où ils tombaientcomme du rebord d’une pierre, en une cascade pesante d’eau, sonvers, coupé par d’invraisemblables césures, devenait souventsingulièrement abstrus, avec ses ellipses audacieuses et sesétranges incorrections qui n’étaient point cependant sansgrâce.

Maniant mieux que pas un la métrique, il avait tenté de rajeunirles poèmes à forme fixe: le sonnet qu’il retournait, la queue enl’air, de même que certains poissons japonais en terre polychromequi posent sur leur socle, les ouïes en bas; ou bien il ledépravait, en n’accouplant que des rimes masculines pour lesquellesil semblait éprouver une affection; il avait également et souventusé d’une forme bizarre, d’une strophe de trois vers dont le médianrestait privé de rime, et d’un tercet, monorime, suivi d’un uniquevers, jeté en guise de refrain et se faisant écho avec lui-mêmetels que les streets: « Dansons la Gigue »; il avait employé d’autresrythmes encore où le timbre presque effacé ne s’entendait plus quedans des strophes lointaines, comme un son éteint de cloche.

Mais sa personnalité résidait surtout en ceci: qu’il avait puexprimer de vagues et délicieuses confidences, à mi-voix, aucrépuscule. Seul, il avait pu laisser deviner certains au-delàtroublants d’âme, des chuchotements si bas de pensées, des aveux simurmurés, si interrompus, que l’oreille qui les percevait,demeurait hésitante, coulant à l’âme des langueurs avivées par lemystère de ce souffle plus deviné que senti. Tout l’accent deVerlaine était dans ces adorables vers des Fêtes galantes: Le soirtombait, un soir équivoque d’automne, Les belles se pendantrêveuses à nos bras, Dirent alors des mots si spécieux tout bas,Que notre âme depuis ce temps tremble et s’étonne.

Ce n’était plus l’horizon immense ouvert par les inoubliablesportes de Baudelaire, c’était, sous un clair de lune, une fenteentrebâillée sur un champ plus restreint et plus intime, en sommeparticulier à l’auteur qui avait, du reste, en ces vers dont desEsseintes était friand, formulé son système poétique: Car nousvoulons la nuance encore, Pas la couleur, rien que la nuance … …  …  …  …  … Et tout le reste estlittérature.

Volontiers, des Esseintes l’avait accompagné dans ses oeuvresles plus diverses. Après ses _Romances sans paroles_ parues dansl’imprimerie d’un journal à Sens, Verlaine s’était assez longuementtu, puis en des vers charmants où passait l’accent doux et transide Villon, il avait reparu, chantant la Vierge, « loin de nos joursd’esprit charnel, et de chair triste ». Des Esseintes relisaitsouvent ce livre de _Sagesse_ et se suggérait devant ses poèmes desrêveries clandestines, des fictions d’un amour occulte pour uneMadone byzantine qui se muait, à un certain moment, en une Cydaliseégarée dans notre siècle, et si mystérieuse et si troublante, qu’onne pouvait savoir si elle aspirait à des dépravations tellementmonstrueuses qu’elles deviendraient, aussitôt accomplies,irrésistibles; ou bien, si elle s’élançait, elle-même, dans lerêve, dans un rêve immaculé, où l’adoration de l’âme flotteraitautour d’elle, à l’état continuellement inavoué, continuellementpur.

D’autres poètes l’incitaient encore à se confier à eux: TristanCorbière, qui, en 1873, dans l’indifférence générale, avait lancéun volume des plus excentriques, intitulé: Les Amours jaunes. DesEsseintes qui, en haine du banal et du commun, eût accepté lesfolies les plus appuyées, les extravagances les plus baroques,vivait de légères heures avec ce livre où le cocasse se mêlait àune énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dansdes poèmes d’une parfaite obscurité, telles que les litanies duSommeil, qu’il qualifiait, à un certain moment, d’

Obscène confesseur des dévotes mort-nées.

C’était à peine français, l’auteur parlait nègre, procédait parun langage de télégramme, abusait des suppressions de verbes,affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets decommis-voyageur insupportable, puis tout à coup, dans ce fouillis,se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, etsoudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde devioloncelle qui se brise. Avec cela, dans ce style rocailleux, sec,décharné à plaisir, hérissé de vocables inusités, de néologismesinattendus, fulguraient des trouvailles d’expression, des versnomades amputés de leur rime, superbes; enfin, en sus de ses Poèmesparisiens où des Esseintes relevait cette profonde définition de lafemme:

éternel féminin de l’éternel jocrisse,

Tristan Corbière avait, en un style d’une concision presquepuissante, célébré la mer de Bretagne, les sérails marins, lePardon de Sainte-Anne, et il s’était même élevé jusqu’à l’éloquencede la haine, dans l’insulte dont il abreuvait, à propos du camp deGonlie, les individus qu’il désignait sous le nom de « forains duQuatre-Septembre ».

Ce faisandage dont il était gourmand et que lui présentait cepoète, aux épithètes crispées, aux beautés qui demeuraient toujoursà l’état un peu suspect, des Esseintes le retrouvait encore dans unautre poète, Théodore Hannon, un élève de Baudelaire et de Gautier,mû par un sens très spécial des élégances recherchées et des joiesfactices.

À l’encontre de Verlaine qui dérivait, sans croisement, deBaudelaire, surtout par le côté psychologique, par la nuancecaptieuse de la pensée, par la docte quintessence du sentiment,Théodore Hannon descendait du maître, surtout par le côtéplastique, par la vision extérieure des êtres et des choses.

Sa corruption charmante correspondait fatalement aux penchantsde des Esseintes qui, par les jours de brume, par les jours depluie, s’enfermait dans le retrait imaginé par ce poète et segrisait les yeux avec les chatoiements de ses étoffes, avec lesincandescences de ses pierres, avec ses somptuosités, exclusivementmatérielles, qui concouraient aux incitations cérébrales etmontaient comme une poudre de cantharide dans un nuage de tièdeencens vers une Idole Bruxelloise, au visage fardé, au ventre tannépar des parfums.

À l’exception de ces poètes et de Stéphane Mallarmé qu’ilenjoignit à son domestique de mettre de côté, pour le classer àpart, des Esseintes n’était que bien faiblement attiré par lespoètes.

En dépit de sa forme magnifique, en dépit de l’imposante allurede ses vers qui se dressaient avec un tel éclat que les hexamètresd’Hugo même semblaient, en comparaison, mornes et sourds, Lecontede Lisle ne pouvait plus maintenant le satisfaire. L’antiquité simerveilleusement ressuscitée par Flaubert, restait entre ses mainsimmobile et froide. Rien ne palpitait dans ses vers tout en façadeque n’étayait, la plupart du temps, aucune idée; rien ne vivaitdans ces poèmes déserts dont les impassibles mythologiesfinissaient par le glacer. D’autre part, après l’avoir longtempschoyée, des Esseintes arrivait aussi à se désintéresser de l’oeuvrede Gautier; son admiration pour l’incomparable peintre qu’était cethomme, était allée en se dissolvant de jours en jours, etmaintenant il demeurait plus étonné que ravi, par ses descriptionsen quelque sorte indifférentes. L’impression des objets s’étaitfixée sur son oeil si perceptif, mais elle s’y était localisée,n’avait pas pénétré plus avant dans sa cervelle et dans sa chair;de même qu’un prodigieux réflecteur, il s’était constamment borné àréverbérer, avec une impersonnelle netteté, des alentours.

Certes, des Esseintes aimait encore les oeuvres de ces deuxpoètes, ainsi qu’il aimait les pierres rares, les matièresprécieuses et mortes, mais aucune des variations de ces parfaitsinstrumentistes ne pouvait plus l’extasier, car aucune n’étaitductile au rêve, aucune n’ouvrait, pour lui du moins, l’une de cesvivantes échappées qui lui permettaient d’accélérer le vol lent desheures.

Il sortait de leurs livres à jeun, et il en était de même deceux d’Hugo; le côté Orient et patriarche était trop convenu, tropvide, pour le retenir; et le côté tout à la fois bonne d’enfant etgrand-père, l’exaspérait; il lui fallait arriver aux Chansons desrues et des bois pour hennir devant l’impeccable jonglerie de samétrique, mais combien, en fin de compte, il eût échangé tous cestours de force pour une nouvelle oeuvre de Baudelaire qui fûtl’égale de l’ancienne, car décidément celui-là était à peu près leseul dont les vers continssent, sous leur splendide écorce, unebalsamique et nutritive moelle!

En sautant d’un extrême à l’autre, de la forme privée d’idées,aux idées privées de forme, des Esseintes demeurait non moinscirconspect et non moins froid. Les labyrinthes psychologiques deStendhal, les détours analytiques de Duranty le séduisaient, maisleur langue administrative, incolore, aride, leur prose enlocation, tout au plus bonne pour l’ignoble industrie du théâtre,le repoussait. Puis les intéressants travaux de leurs astucieuxdémontages s’exerçaient, pour tout dire, sur des cervelles agitéespar des passions qui ne l’émouvaient plus. Il se souciait peu desaffections générales, des associations d’idées communes, maintenantque la rétention de son esprit s’exagérait et qu’il n’admettaitplus que les sensations superfines et que les tourmentescatholiques et sensuelles.

Afin de jouir d’une oeuvre qui joignît, suivant ses voeux, à unstyle incisif, une analyse pénétrante et féline, il lui fallaitarriver au maître de l’Induction, à ce profond et étrange EdgarPoe, pour lequel, depuis le temps qu’il le relisait sa dilectionn’avait pu déchoir.

Plus que tout autre, celui-là peut-être répondait par d’intimesaffinités aux postulations méditatives de des Esseintes.

Si Baudelaire avait déchiffré dans les hiéroglyphes de l’âme leretour d’âge des sentiments et des idées, lui avait, dans la voiede la psychologie morbide, plus particulièrement scruté le domainede la volonté.

En littérature, il avait, le premier, sous ce titreemblématique: « Le démon de la Perversité », épié ces impulsionsirrésistibles que la volonté subit sans les connaître et que lapathologie cérébrale explique maintenant d’une façon à peu prèssûre; le premier aussi, il avait sinon signalé, du moins divulguél’influence dépressive de la peur qui agit sur la volonté, de mêmeque les anesthésiques qui paralysent la sensibilité et que lecurare qui anéantit les éléments nerveux moteurs; c’était sur cepoint, sur cette léthargie de la volonté, qu’il avait faitconverger ses études, analysant les effets de ce poison moral,indiquant les symptômes de sa marche, les troubles commençant avecl’anxiété, se continuant par l’angoisse, éclatant enfin dans laterreur qui stupéfie les volitions, sans que l’intelligence, bienqu’ébranlée, fléchisse.

La mort dont tous les dramaturges avaient tant abusé, ill’avait, en quelque sorte, aiguisée, rendue autre, en yintroduisant un élément algébrique et surhumain; mais c’était, àvrai dire, moins l’agonie réelle du moribond qu’il décrivait, quel’agonie morale du survivant hanté, devant le lamentable lit, parles monstrueuses hallucinations qu’engendrent la douleur et lafatigue. Avec une fascination atroce, il s’appesantissait sur lesactes de l’épouvante, sur les craquements de la volonté, lesraisonnait froidement, serrant peu à peu la gorge du lecteur,suffoqué, pantelant devant ces cauchemars mécaniquement agencés defièvre chaude.

Convulsées par d’héréditaires névroses, affolées par des choréesmorales, ses créatures ne vivaient que par les nerfs; ses femmes,les Morella, les Ligeia, possédaient une érudition immense, trempéedans les brumes de la philosophie allemande et dans les mystèrescabalistiques du vieil Orient, et toutes avaient des poitrinesgarçonnières et inertes d’anges, toutes étaient, pour ainsi dire,insexuelles.

Baudelaire et Poe, ces deux esprits qu’on avait souventappariés, à cause de leur commune poétique, de leur inclinationpartagée pour l’examen des maladies mentales, différaientradicalement par les conceptions affectives qui tenaient une silarge place dans leurs oeuvres; Baudelaire avec son amour, altéréet inique, dont le cruel dégoût faisait songer aux représaillesd’une inquisition; Poe, avec ses amours chastes, aériennes, où lessens n’existaient pas, où la cervelle solitaire s’érigeait, sanscorrespondre à des organes qui, s’ils existaient, demeuraient àjamais glacés et vierges.

Cette clinique cérébrale où, vivisectant dans une atmosphèreétouffante, ce chirurgien spirituel devenait, dès que son attentionse lassait, la proie de son imagination qui faisait poudroir commede délicieux miasmes, des apparitions somnambulesques etangéliques, était pour des Esseintes une source d’infatigablesconjectures; mais maintenant que sa névrose s’était exaspérée, il yavait des jours où ces lectures le brisaient, des jours où ilrestait, les mains tremblantes, l’oreille au guet, se sentant,ainsi que le désolant Usher, envahi par une transe irraisonnée, parune frayeur sourde.

Aussi devait-il se modérer, toucher à peine à ces redoutablesélixirs, de même qu’il ne pouvait plus visiter impunément son rougevestibule et s’enivrer la vue des ténèbres d’Odilon Redon et dessupplices de Jan Luyken.

Et cependant, lorsqu’il était dans ces dispositions d’esprit,toute littérature lui semblait fade après ces terribles philtresimportés de l’Amérique. Alors, il s’adressait à Villiers del’Isle-Adam, dans l’oeuvre éparse duquel il notait des observationsencore séditieuses, des vibrations encore spasmodiques, mais qui nedardaient plus, à l’exception de sa Claire Lenoir du moins, une sibouleversante horreur.

Parue, en 1867, dans la Revue des lettres et des arts, cetteClaire Lenoir ouvrait une série de nouvelles comprises sous letitre générique d' »Histoires moroses ». Sur un fond de spéculationsobscures empruntées au vieil Hegel, s’agitaient des êtresdémantibulés, un docteur Tribulat Bonhomet, solennel et puéril, uneClaire Lenoir, farce et sinistre, avec les lunettes bleues rondes,et grandes comme des pièces de cent sous, qui couvraient ses yeux àpeu près morts.

Cette nouvelle roulait sur un simple adultère et concluait à unindicible effroi, alors que Bonhomet, déployant les prunelles deClaire, à son lit de mort, et les pénétrant avec de monstrueusessondes, apercevait distinctement réfléchi le tableau du mari quibrandissait, au bout du bras, la tête coupée de l’amant, enhurlant, tel qu’un Canaque, un chant de guerre.

Basé sur cette observation plus ou moins juste que les yeux decertains animaux, des boeufs, par exemple, conservent jusqu’à ladécomposition, de même que des plaques photographiques, l’image desêtres et des choses situés, au moment où ils expiraient, sous leurdernier regard, ce conte dérivait évidemment de ceux d’Edgar Poe,dont il s’appropriait la discussion pointilleuse etl’épouvante.

Il en était de même de l' »Intersigne » qui avait été plus tardréuni aux Contes cruels, un recueil d’un indiscutable talent, danslequel se trouvait « Véra », une nouvelle, que des Esseintesconsidérait ainsi qu’un petit chef-d’oeuvre.

Ici, l’hallucination était empreinte d’une tendresse exquise; cen’était plus les ténébreux mirages de l’auteur américain, c’étaitune vision tiède et fluide, presque céleste; c’était, dans un genreidentique, le contre-pied des Béatrice et des Ligeia, ces mornes etblancs fantômes engendrés par l’inexorable cauchemar du noiropium!

Cette nouvelle mettait aussi en jeu les opérations de lavolonté, mais elle ne traitait plus de ses affaiblissements et deses défaites, sous l’effet de la peur; elle étudiait, au contraire,ses exaltations, sous l’impulsion d’une conviction tournée à l’idéefixe; elle démontrait sa puissance qui parvenait même à saturerl’atmosphère, à imposer sa foi aux choses ambiantes.

Un autre livre de Villiers, Isis, lui semblait curieux àd’autres titres. Le fatras philosophique de Claire Lenoir obstruaitégalement celui-là qui offrait un incroyable tohu-bohud’observations verbeuses et troubles et de souvenirs de vieuxmélodrames, d’oubliettes, de poignards, d’échelles de corde, detous ces ponts-neuf romantiques que Villiers ne devait pointrajeunir dans son « Elën », dans sa « Morgane », des pièces oubliées,éditées chez un inconnu, le sieur Francisque Guyon, imprimeur àSaint-Brieuc.

L’héroïne de ce livre, une marquise Tullia Fabriana, qui étaitcensée s’être assimilé la science chaldéenne des femmes d’Edgar Poeet les sagacités diplomatiques de la Sanseverina-Taxis de Stendhal,s’était, en sus, composé l’énigmatique contenance d’une Bradamantemâtinée d’une Circé antique. Ces mélanges insolubles développaientune vapeur fuligineuse au travers de laquelle des influencesphilosophiques et littéraires se bousculaient, sans avoir pus’ordonner, dans le cerveau de l’auteur, au moment où il écrivaitles prolégomènes de cette oeuvre qui ne devait pas comprendre moinsde sept volumes.

Mais, dans le tempérament de Villiers, un autre coin, bienautrement perçant, bien autrement net, existait, un coin deplaisanterie noire et de raillerie féroce; ce n’étaient plus alorsles paradoxales mystifications d’Edgar Poe, c’était un bafouaged’un comique lugubre, tel qu’en ragea Swift. Une série de pièces,Les Demoiselles de Bienfilâtre, L’Affichage céleste, La Machine àgloire, Le Plus beau dîner du monde, décelaient un esprit degoguenardise singulièrement inventif et âcre. Toute l’ordure desidées utilitaires contemporaines, toute l’ignominie mercantile dusiècle, étaient glorifiées en des pièces dont la poignante ironietransportait des Esseintes.

Dans ce genre de la fumisterie grave et acerbe, aucun autrelivre n’existait en France; tout au plus, une nouvelle de CharlesCros, La Science de l’amour, insérée jadis dans la Revue du MondeNouveau, pouvait-elle étonner par ses folies chimiques, son humourpincé, ses observations froidement bouffonnes, mais le plaisirn’était plus que relatif, car l’exécution péchait d’une façonmortelle. Le style ferme, coloré, souvent original de Villiers,avait disparu pour faire place à une rillette raclée sur l’établilittéraire du premier venu.

– Mon Dieu! mon Dieu! qu’il existe donc peu de livres qu’onpuisse relire, soupira des Esseintes, regardant le domestique quidescendait de l’escabelle où il était juché et s’effaçait pour luipermettre d’embrasser d’un coup d’oeil tous les rayons.

Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait plus sur latable que deux plaquettes. D’un signe, il congédia le vieillard etil parcourut quelques feuilles reliées en peau d’onagre,préalablement satinée à la presse hydraulique, pommelée àl’aquarelle de nuées d’argent et nantie de gardes de vieux lampas,dont les ramages un peu éteints, avaient cette grâce des chosesfanées que Mallarmé célébra dans un si délicieux poème.

Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites d’uniquesexemplaires des deux premiers Parnasses, tirés sur parchemin, etprécédées de ce titre: Quelques vers de Mallarmé, dessiné par unsurprenant calligraphe, en lettres onciales, coloriées, relevées,comme celles des vieux manuscrits, de points d’or.

Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture,quelques-unes, Les Fenêtres, L’épilogue, Azur, le requéraient; maisune entre autres, un fragment de l’Hérodiade, le subjuguait de mêmequ’un sortilège, à certaines heures.

Combien de soirs, sous la lampe éclairant de ses lueurs baisséesla silencieuse chambre, ne s’était-il point senti effleuré parcette Hérodiade qui, dans l’oeuvre de Gustave Moreau maintenantenvahie par l’ombre, s’effaçait plus légère, ne laissant plusentrevoir qu’une confuse statue, encore blanche, dans un brasieréteint de pierres!

L’obscurité cachait le sang, endormait les reflets et les ors,enténébrait les lointains du temple, noyait les comparses du crimeensevelis dans leurs couleurs mortes, et, n’épargnant que lesblancheurs de l’aquarelle, sortait la femme du fourreau de sesjoailleries et la rendait plus nue.

Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la discernait àses contours inoubliés et elle revivait, évoquant sur ses lèvresces bizarres et doux vers que Mallarmé lui prête:

« O miroir! « Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée « Que defois, et pendant les heures, désolée « Des songes et cherchant messouvenirs qui sont « Comme des feuilles sous ta glace au trouprofond, « Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine! « Mais,horreur! des soirs, dans ta sévère fontaine, « J’ai de mon rêveépars connu la nudité! »

Ces vers, il les aimait comme il aimait les oeuvres de ce poètequi, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps delucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottiseenvironnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, auxsurprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant surdes pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines,les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait àpeine un imperceptible fil.

Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langueadhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases,de tournures elliptiques, d’audacieux tropes.

Percevant les analogies les plus lointaines, il désignaitsouvent d’un terme donnant à la fois, par un effet de similitude,la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l’éclat, l’objet oul’être auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de différentesépithètes pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances,s’il avait été simplement indiqué par son nom technique. Ilparvenait ainsi à abolir l’énoncé de la comparaison quis’établissait, toute seule, dans l’esprit du lecteur, parl’analogie, dès qu’il avait pénétré le symbole, et il se dispensaitd’éparpiller l’attention sur chacune des qualités qu’auraient puprésenter, un à un, les adjectifs placés à la queue leu leu, laconcentrait sur un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour untableau par exemple, un aspect unique et complet, un ensemble.

Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel, unsublimé d’art; cette tactique d’abord employée d’une façonrestreinte, dans ses première oeuvres, Mallarmé l’avait hardimentarborée dans une pièce sur Théophile Gautier et dans L’Après-mididu faune, une églogue, où les subtilités des joies sensuelles sedéroulaient en des vers mystérieux et câlins que trouait tout àcoup ce cri fauve et délirant du faune: « Alors m’éveillerai-je à laferveur première, « Droit et seul sous un flot antique de lumière, »Lys! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.

Ce vers qui avec le monosyllabe lys! en rejet, évoquait l’imagede quelque chose de rigide, d’élancé, de blanc, sur le sens duquelappuyait encore le substantif ingénuité mis à la rime, exprimaitallégoriquement, en un seul terme, la passion, l’effervescence,l’état momentané du faune vierge, affolé de rut par la vue desnymphes.

Dans cet extraordinaire poème, des surprises d’images nouvelleset invues surgissaient, à tout bout de vers, alors que le poètedécrivait les élans, les regrets du chèvre-pied contemplant sur lebord du marécage les touffes des roseaux-gardant encore, en unmoule éphémère, la forme creuse des naïades qui l’avaientempli.

Puis, des Esseintes éprouvait aussi de captieuses délices àpalper cette minuscule plaquette, dont la couverture en feutre duJapon, aussi blanche qu’un lait caillé, était fermée par deuxcordons de soie, l’un rose de Chine, et l’autre noir.

Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire rejoignait latresse rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme unsoupçon de fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, surl’antique blancheur, sur la candide carnation du livre, et ellel’enlaçait, nouant en une légère rosette, sa couleur sombre à lacouleur claire, insinuant un discret avertissement de ce regret,une vague menace de cette tristesse qui succèdent aux transportséteints et aux surexcitations apaisées des sens.

Des Esseintes reposa sur la table L’Après-midi du faune, et ilfeuilleta une autre plaquette qu’il avait fait imprimer, à sonusage, une anthologie du poème en prose, une petite chapelle,placée sous l’invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis deses poèmes.

Cette anthologie comprenait un selectae du Gaspard de la Nuit dece fantasque Aloysius Bertrand qui a transféré les procédés duLéonard dans la prose et peint, avec ses oxydes métalliques, depetits tableaux dont les vives couleurs chatoient, ainsi que cellesdes émaux lucides. Des Esseintes y avait joint Le Vox populi, deVilliers, une pièce superbement frappée dans un style d’or, àl’effigie de Leconte de Lisle et de Flaubert, et quelques extraitsde ce délicat Livre de Jade dont l’exotique parfum de ginseng et dethé se mêle à l’odorante fraîcheur de l’eau qui babille sous unclair de lune, tout le long du livre.

Mais, dans ce recueil, avaient été colligés certains poèmessauvés de revues mortes: Le Démon de l’analogie, La Pipe, Le PauvreFnfant pâle, Le Spectacle interrompu, Le Phénomène futur, etsurtout Plaintes d’automne et Frisson d’hiver, qui étaient leschefs-d’oeuvre de Mallarmé et comptaient également parmi leschefs-d’oeuvre du poème en prose, car ils unissaient une langue simagnifiquement ordonnée qu’elle berçait, par elle-même, ainsiqu’une mélancolique incantation, qu’une enivrante mélodie, à despensées d’une suggestion irrésistible, à des pulsations d’âme desensitif dont les nerfs en émoi vibrent avec une acuité qui vouspénètre jusqu’au ravissement, jusqu’à la douleur.

De toutes les formes de la littérature, celle du poème en proseétait la forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimistede génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petitvolume, à l’état d’of meat, la puissance du roman dont ellesupprimait les longueurs analytiques et les superfétationsdescriptives. Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cetinquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrasesqui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujoursemployées à établir le milieu, à dessiner les caractères, àentasser à l’appui les observations et les menus faits. Alors lesmots choisis seraient tellement impermutables qu’ils suppléeraientà tous les autres; l’adjectif posé d’une si ingénieuse et d’une sidéfinitive façon qu’il ne pourrait être légalement dépossédé de saplace, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourraitrêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la foisprécis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait lepassé, devinerait l’avenir d’âmes des personnages, révélés par leslueurs de cette épithète unique.

Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux,deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et unidéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dixpersonnes supérieures éparses dans l’univers, une délectationofferte aux délicats, accessible à eux seuls.

En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes,le suc concret, l’osmazome de la littérature, l’huile essentiellede l’art.

Cette succulence développée et réduite en une goutte, elleexistait déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces poèmes de Mallarméqu’il humait avec une si profonde joie.

Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se dit que sabibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, ne s’augmenteraitprobablement jamais plus.

En effet, la décadence d’une littérature, irréparablementatteinte dans son organisme, affaiblie par l’âge des idées, épuiséepar les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités quienfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à sondéclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions dejouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à sonlit de mort, s’était incarnée en Mallarmé, de la façon la plusconsommée et la plus exquise.

C’étaient, poussées jusqu’à leur dernière expression, lesquintessences de Baudelaire et de Poe; c’étaient leurs fines etpuissantes substances encore distillées et dégageant de nouveauxfumets, de nouvelles ivresses.

C’était l’agonie de la vieille langue qui, après s’êtrepersillée de siècle en siècle, finissait par se dissoudre, paratteindre ce déliquium de la langue latine qui expirait dans lesmystérieux concepts et les énigmatiques expressions de saintBoniface et de saint Adhelme.

Au demeurant, la décomposition de la langue française s’étaitfaite d’un coup. Dans la langue latine, une longue transition, unécart de quatre cents ans existait entre le verbe tacheté etsuperbe de Claudien et de Rutilius, et le verbe faisandé du VIIIesiècle. Dans la langue française aucun laps de temps, aucunesuccession d’âges n’avait eu lieu; le style tacheté et superbe desde Goncourt et le style faisandé de Verlaine et de Mallarmé secoudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, aumême siècle.

Et des Esseintes sourit, regardant l’un des in-folios ouvertssur son pupitre de chapelle, pensant que le moment viendrait où unérudit préparerait pour la décadence de la langue française, unglossaire pareil à celui dans lequel le savant du Cange a noté lesdernières balbuties, les derniers spasmes, les derniers éclats, dela langue latine râlant de vieillesse au fond des cloîtres.

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