À Rebours

Chapitre 11

 

Les domestiques effrayés s’empressèrent d’aller chercher lemédecin de Fontenay qui ne comprit absolument rien à l’état de desEsseintes. Il bafouilla quelques termes médicaux, tâta le pouls,examina la langue du malade, tenta mais en vain de le faire parler,ordonna des calmants et du repos, promit de revenir le lendemain,et, sur un signe négatif de des Esseintes qui retrouva assez deforce pour improuver le zèle de ses domestiques et congédier cetintrus, il partit et s’en fut raconter, par tout le village, lesexcentricités de cette maison dont l’ameublement l’avaitpositivement frappé de stupeur et gelé sur place.

Au grand étonnement des serviteurs qui n’osaient plus bouger del’office, leur maître se rétablit en quelques jours et ils lesurprirent, tambourinant sur les vitres, regardant, d’un airinquiet, le ciel.

Une après-midi, les timbres sonnèrent des appels brefs, et desEsseintes prescrivit qu’on lui apprêtât ses malles, pour un longvoyage.

Tandis que l’homme et la femme choisissaient, sur sesindications, les objets utiles à emporter, il arpentaitfiévreusement la cabine de la salle à manger, consultait les heuresdes paquebots, parcourait son cabinet de travail où il continuait àscruter les nuages, d’un air tout à la fois impatient etsatisfait.

Le temps était, depuis une semaine déjà, atroce. Des fleuves desuie roulaient, sans discontinuer, au travers des plaines grises duciel, des blocs de nuées pareils à des rocs déracinés d’un sol.

Par instants, des ondées crevaient et engloutissaient la valléesous des torrents de pluie.

Ce jour-là, le firmament avait changé d’aspect. Les flotsd’encre s’étaient volatilisés et taris, les aspérités des nuagess’étaient fondues, le ciel était uniformément plat, couvert d’unetaie saumâtre. Peu à peu, cette taie parut descendre, une brumed’eau enveloppa la campagne; la pluie ne croula plus, parcataractes, ainsi que la veille, mais elle tomba, sans relâche,fine, pénétrante, aiguë, délayant les allées, gâchant les routes,joignant avec ses fils innombrables la terre au ciel; la lumière sebrouilla; un jour livide éclaira le village maintenant transforméen un lac de boue pointillé par les aiguilles de l’eau quipiquaient de gouttes de vif argent le liquide fangeux des flaques;dans la désolation de la nature, toutes les couleurs se fanèrent,laissant seuls les toits luire sur les tons éteints des murs.

Quel temps! soupira le vieux domestique, en déposant sur unechaise les vêtements que réclamait son maître, un complet jadiscommandé à Londres.

Pour toute réponse des Esseintes se frotta les mains, ets’installa devant une bibliothèque vitrée où un jeu de chaussettesde soie était disposé en éventail; il hésitait sur la nuance, puis,rapidement, considérant la tristesse du jour, le camaïeu morose deses habits, songeant au but à atteindre, il choisit une paire desoie feuille-morte, les enfila rapidement, se chaussa de brodequinsà agrafes et à bouts découpés, revêtit le complet, gris-souris,quadrillé de gris-lave et pointillé de martre, se coiffa d’un petitmelon, s’enveloppa d’un mac-farlane bleu-lin et, suivi dudomestique qui pliait sous le poids d’une malle, d’une valise àsoufflets, d’un sac de nuit, d’un carton à chapeau, d’unecouverture de voyage renfermant des parapluies et des cannes, ilgagna la gare. Là, il déclara au domestique qu’il ne pouvait fixerla date de son retour, qu’il reviendrait dans un an, dans un mois,dans une semaine, plus tôt peut-être, ordonna que rien ne fûtchangé de place au logis, remit l’approximative somme nécessaire àl’entretien du ménage pendant son absence, et il monta en wagon,laissant le vieillard ahuri, bras ballants et bouche béante,derrière la barrière où s’ébranlait le train.

Il était seul dans son compartiment; une campagne indécise,sale, vue telle qu’au travers d’un aquarium d’eau trouble, fuyait àtoute volée derrière le convoi que cinglait la pluie. Plongé dansses réflexions, des Esseintes ferma les yeux.

Une fois de plus, cette solitude si ardemment enviée et enfinacquise, avait abouti à une détresse affreuse; ce silence qui luiétait autrefois apparu comme une compensation des sottises écoutéespendant des ans, lui pesait maintenant d’un poids insoutenable. Unmatin, il s’était réveillé, agité ainsi qu’un prisonnier mis encellule; ses lèvres énervées remuaient pour articuler des sons, deslarmes lui montaient aux yeux, il étouffait de même qu’un homme quiaurait sangloté pendant des heures.

Dévoré du désir de marcher, de regarder une figure humaine, deparler avec un autre être, de se mêler à la vie commune, il en vintà retenir ses domestiques, appelés sous un prétexte; mais laconversation était impossible; outre que ces vieilles gens, ployéspar des années de silence et des habitudes de garde-malades,étaient presque muets, la distance à laquelle les avait toujourstenus des Esseintes n’était point faite pour les engager àdesserrer les dents. D’ailleurs, ils possédaient des cerveauxinertes et étaient incapables de répondre autrement que par desmonosyllabes aux questions qu’on leur posait.

Il ne put donc se procurer aucune ressource, aucun soulagementprès d’eux; mais un nouveau phénomène se produisit. La lecture deDickens qu’il avait naguère consommée pour s’apaiser les nerfs etqui n’avait produit que des effets contraires aux effetshygiéniques qu’il espérait, commença lentement à agir dans un sensinattendu, déterminant des visions de l’existence anglaise qu’ilruminait pendant des heures; peu à peu, dans ces contemplationsfictives, s’insinuèrent des idées de réalité précise, de voyageaccompli, de rêves vérifiés sur lesquels se greffa l’envied’éprouver des impressions neuves et d’échapper ainsi auxépuisantes débauches de l’esprit s’étourdissant à moudre àvide.

Cet abominable temps de brouillard et de pluie aidait encore àces pensées, en appuyant les souvenirs de ses lectures, en luimettant la constante image sous les yeux d’un pays de brume et deboue, en empêchant ses désirs de dévier de leur point de départ, des’écarter de leur source.

Il n’y tint plus, et brusquement il s’était décidé, un jour. Sahâte fut telle qu’il prit la fuite bien avant l’heure, voulant sedérober au présent, se sentir bousculé dans un brouhaha de rue,dans un vacarme de foule et de gare.

Je respire, se disait-il, au moment où le convoi ralentissait savalse et s’arrêtait dans la rotonde du débarcadère de Sceaux, enrythmant ses dernières pirouettes, par le fracas saccadé desplaques tournantes.

Une fois au boulevard d’Enfer, dans la rue, il héla un cocher,jouissant à être ainsi empêtré avec ses malles et ses couvertures.Moyennant la promesse d’un copieux pourboire, il s’entendit avecl’homme au pantalon noisette et au gilet rouge: – à l’heure,fit-il, et, rue de Rivoli, vous vous arrêterez devant leGalignani’s Messenger; car il songeait à acheter, avant son départ,un guide Baedeker ou Murray, de Londres.

La voiture s’ébranla lourdement, soulevant autour de ses rouesdes cerceaux de crotte; on naviguait en plein marécage; sous leciel gris qui semblait s’appuyer sur le toit des maisons, lesmurailles ruisselaient du haut en bas, les gouttières débordaient,les pavés étaient enduits d’une boue de pain d’épice dans laquelleles passants glissaient; sur les trottoirs que râflaient lesomnibus, des gens tassés s’arrêtaient, des femmes retrousséesjusqu’aux genoux, courbées sous des parapluies, s’aplatissaientpour éviter des éclaboussures, contre les boutiques.

La pluie entrait en diagonale par les portières; des Esseintesdut relever les glaces que l’eau raya de ses cannelures tandis quedes gouttes de fange rayonnaient comme un feu d’artifice de tousles côtés du fiacre. Au bruit monotone des sacs de pois secoués sursa tête par l’ondée dégoulinant sur les malles et sur le couverclede la voiture, des Esseintes rêvait à son voyage; c’était déjà unacompte de l’Angleterre qu’il prenait à Paris par cet affreuxtemps; un Londres pluvieux, colossal, immense, puant la fonteéchauffée et la suie, fumant sans relâche dans la brume sedéroulait maintenant devant ses yeux; puis des enfilades de dockss’étendaient à perte de vue, pleins de grues, de cabestans, deballots, grouillant d’hommes perchés sur des mâts, à califourchonsur des vergues, alors que, sur les quais, des myriades d’autreshommes étaient penchés, le derrière en l’air, sur des barriquesqu’ils poussaient dans des caves.

Tout cela s’agitait sur des rives, dans des entrepôtsgigantesques, baignés par l’eau teigneuse et sourde d’uneimaginaire Tamise, dans une futaie de mâts, dans une forêt depoutres crevant les nuées blafardes du firmament, pendant que destrains filaient, à toute vapeur, dans le ciel, que d’autresroulaient dans les égouts, éructant des cris affreux, vomissant desflots de fumée par des bouches de puits, que par tous lesboulevards, par toutes les rues, où éclataient, dans un éternelcrépuscule, les monstrueuses et voyantes infamies de la réclame,des flots de voitures coulaient, entre des colonnes de gens,silencieux, affairés, les yeux en avant, les coudes au corps.

Des Esseintes frissonnait délicieusement à se sentir confondudans ce terrible monde de négociants, dans cet isolant brouillard,dans cette incessante activité, dans cet impitoyable engrenagebroyant des millions de déshérités que des philanthropesexcitaient, en guise de consolation, à réciter des versets et àchanter des psaumes.

Puis, la vision s’éteignit brusquement avec un cahot du fiacrequi le fit rebondir sur la banquette. Il regarda par les portières;la nuit était venue; les becs de gaz clignotaient, au milieu d’unhalo jaunâtre, en pleine brume; des rubans de feux nageaient dansdes mares et semblaient tourner autour des roues des voitures quisautaient dans de la flamme liquide et sale; il tenta de sereconnaître, aperçut le Carrousel et, subitement, sans motif,peut-être par le simple contre-coup de la chute qu’il faisait duhaut d’espaces feints, sa pensée rétrograda jusqu’au souvenir d’unincident trivial: il se rappela que le domestique avait négligé demettre, tandis qu’il le regardait préparer ses malles, une brosse àdents parmi les ustensiles de son nécessaire de toilette; alors ilpassa en revue la liste des objets empaquetés; tous avaient étérangés dans sa valise, mais la contrariété d’avoir omis cettebrosse persista jusqu’à ce que le cocher, en s’arrêtant, rompit lachaîne de ces réminiscences et de ces regrets.

Il était, dans la rue de Rivoli, devant le Galignani’sMessenger. Séparées par une porte aux verres dépolis couvertsd’inscriptions et munis de passe-partout encadrant des découpuresde journaux et des bandes azurées de télégrammes, deux grandesvitrines regorgeaient d’albums et de livres. Il s’approcha, attirépar la vue de ces cartonnages en papier bleu-perruquier etvert-chou gaufrés, sur toutes les coutures, de ramages d’argent etd’or, de ces couvertures en toiles couleur carmélite, poireau, cacad’oie, groseille, estampées au fer froid, sur les plats et le dos,de filets noirs. Tout cela avait une touche antiparisienne, unetournure mercantile, plus brutale et pourtant moins vile que cellesdes reliures de camelote, en France; çà et là, au milieu d’albumsouverts, reproduisant des scènes humoristiques de du Maurier et deJohn Leech, ou lançant au travers de plaines en chromo lesdélirantes cavalcades de Caldecott, quelques romans françaisapparaissaient, mêlant à ces verjus de teintes, des vulgaritésbénignes et satisfaites.

Il finit par s’arracher à cette contemplation, poussa la porte,pénétra dans une vaste bibliothèque, pleine de monde; desétrangères assises dépliaient des cartes et baragouinaient, en deslangues inconnues, des remarques. Un commis lui apporta toute unecollection de guides. à son tour, il s’assit, retournant ces livresdont les flexibles cartonnages pliaient entre ses doigts. Il lesparcourut, s’arrêta sur une page du Baedeker, décrivant les muséesde Londres. Il s’intéressait aux détails laconiques et précis duguide; mais son attention dévia de l’ancienne peinture anglaise surla nouvelle qui le sollicitait davantage. Il se rappelait certainsspécimens qu’il avait vus, dans les expositions internationales, etil songeait qu’il les reverrait peut-être à Londres: des tableauxde Millais, la « Veillée de sainte Agnès », d’un vert argenté silunaire, des tableaux de Watts, aux couleurs étranges, bariolés degomme-gutte et d’indigo, des tableaux esquissés par un GustaveMoreau malade, brossés par un Michel-Ange anémié et retouchés parun Raphaël noyé dans le bleu; entre autres toiles, il se rappelaitune « Dénonciation de Caïn », une « Ida » et des « Eves » où, dans lesingulier et mystérieux amalgame de ces trois maîtres, sourdait lapersonnalité tout à la fois quintessenciée et brute d’un Anglaisdocte et rêveur, tourmenté par des hantises de tons atroces.

Toutes ces toiles assaillaient en foule sa mémoire. Le commisétonné par ce client qui s’oubliait devant une table, lui demandasur lequel de ces guides il fixait son choix. Des Esseintes demeuraébaubi, puis il s’excusa, fit l’emplette d’un Baedeker et franchitla porte. L’humidité le glaça; le vent soufflait de côté, cinglaitles arcades de ses fouets de pluie. – Allez là, fit-il, au cocher,en désignant du doigt au bout d’une galerie, un magasin qui formaitl’angle de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione etressemblait avec ses carreaux blanchâtres, éclairés en dedans, àune gigantesque veilleuse, brûlant dans le malaise de cebrouillard, dans la misère de ce temps malade.

C’était la « Bodéga ». Des Esseintes s’égara dans une grande sallequi s’allongeait, en couloir, soutenue par des piliers de fonte,bardée, de chaque côté de ses murs, de hautes futailles posées toutdebout sur des chantiers.

Cerclées de fer, la panse garnie de créneaux de bois simulant unratelier de pipes dans les crans duquel pendaient des verres enforme de tulipes, le pied en l’air; le bas-ventre troué et emmanchéd’une cannelle de grès, ces barriques armoriées d’un blason royal,étalaient sur des étiquettes en couleur le nom de leur cru, lacontenance de leurs flancs, le prix de leur vin, acheté à la pièce,à la bouteille, ou dégusté au verre.

Dans l’allée restée libre entre ces rangées de tonneaux, sousles flammes du gaz qui bourdonnait aux becs d’un affreux lustrepeint en gris fer, des tables couvertes de corbeilles de biscuitsPalmers, de gâteaux salés et secs, d’assiettes où s’entassaient desmince-pie et des sandwichs cachant sous leurs fades enveloppesd’ardents sinapismes à la moutarde, se succédaient entre une haiede chaises, jusqu’au fond de cette cave encore bardée de nouveauxmuids portant sur leur tête de petits barils, couchés sur le flanc,estampillés de titres gravés au fer chaud, dans le chêne.

Un fumet d’alcool saisit des Esseintes lorsqu’il prit place danscette salle où sommeillaient de puissants vins. Il regarda autourde lui: ici, les foudres s’alignaient, détaillant toute la sériedes porto, des vins âpres ou fruiteux, couleur d’acajou oud’amarante, distingués par de laudatives épithètes: « old port,light delicate, cockburn’s very fine, magnificent old Regina »; là,bombant leurs formidables abdomens, se pressaient, côte à côte, desfûts énormes renfermant le vin martial de l’Espagne, le xérès etses dérivés, couleur de topaze brûlée ou crue, le san lucar, lepasto, le pale dry, l’oloroso, l’amontilla, sucrés ou secs.

La cave était pleine; accoudé sur un coin de table, desEsseintes attendait le verre de porto commandé à un gentleman, entrain de déboucher d’explosifs sodas contenus dans des bouteillesovales qui rappelaient, en les exagérant, ces capsules de gélatineet de gluten employées par les pharmacies pour masquer le goût decertains remèdes.

Tout autour de lui, des Anglais foisonnaient: des dégaines depâles clergymen, vêtus de noir de la tête aux pieds, avec deschapeaux mous, des souliers lacés, des redingotes interminablesconstellées sur la poitrine de petits boutons, des mentons ras, deslunettes rondes, des cheveux graisseux et plats; des trognes detripiers et des mufles de dogues avec des cous apoplectiques, desoreilles comme des tomates, des joues vineuses, des yeux injectéset idiots, des colliers de barbe pareils à ceux de quelques grandssinges; plus loin, au bout du chai, un long dépendent d’andouillesaux cheveux d’étoupe, au menton garni de poils blancs ainsi qu’unfond d’artichaut, déchiffrait, au travers d’un microscope, lesminuscules romains d’un journal anglais; en face, une sorte decommodore américain, boulot et trapu, les chairs boucanées et lenez en bulbe, s’endormait, regardant, un cigare planté dans le trouvelu de sa bouche, des cadres pendus aux murs, renfermant desannonces de vins de Champagne, les marques de Perrier et deRoederer, d’Heidsieck et de Mumm, et une tête encapuchonnée demoine, avec le nom écrit en caractères gothiques de Dom Pérignon, àReims.

Un certain amollissement enveloppa des Esseintes dans cetteatmosphère de corps de garde; étourdi par les bavardages desAnglais causant entre eux, il rêvassait, évoquant devant la pourpredes porto remplissant les verres, les créatures de Dickens quiaiment tant à les boire, peuplant imaginairement la cave depersonnages nouveaux, voyant ici, les cheveux blancs et le teintenflammé de Monsieur Wickfield; là, la mine flegmatique et rusée etl’oeil implacable de Monsieur Tulkinghorn, le funèbre avoué deBleak-house. Positivement, tous se détachaient de sa mémoire,s’installaient, dans la Bodéga, avec leurs faits et leurs gestes;ses souvenirs, ravivés par de récentes lectures, atteignaient uneprécision inouïe. La ville du romancier, la maison bien éclairée,bien chauffée, bien servie, bien close, les bouteilles lentementversées par la petite Dorrit, par Dora Copperfield, par la soeur deTom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu’une arche tiède, dansun déluge de fange et de suie. Il s’acagnarda dans ce Londresfictif, heureux d’être à l’abri, écoutant naviguer sur la Tamiseles remorqueurs qui poussaient de sinistres hurlements, derrièreles Tuileries, près du pont. Son verre était vide malgré la vapeuréparse dans cette cave encore échauffée par les fumigations descigares et des pipes, il éprouvait, en retombant dans la réalité,par ce temps d’humidité fétide, un petit frisson.

Il demanda un verre d’amontillado, mais alors devant ce vin secet pâle, les lénitives histoires, les douces malvacées de l’auteuranglais se défeuillèrent et les impitoyables révulsifs, lesdouloureux rubéfiants d’Edgar Poe, surgirent; le froid cauchemar dela barrique d’amontillado, de l’homme muré dans un souterrain,l’assaillit, les faces bénévoles et communes des buveurs américainset anglais qui occupaient la salle, lui parurent refléterd’involontaires et d’atroces pensées, d’instinctifs et d’odieuxdesseins, puis il s’aperçut qu’il s’esseulait, que l’heure du dînerétait proche; il paya, s’arracha de sa chaise, et gagna, toutétourdi, la porte. Il reçut un soufflet mouillé dès qu’il mit lespieds dehors; inondés par la pluie et par les rafales, lesréverbères agitaient leurs petits éventails de flamme, sanséclairer; encore descendu de plusieurs crans, le ciel s’étaitabaissé jusqu’au ventre des maisons. Des Esseintes considéra lesarcades de la rue de Rivoli, noyées dans l’ombre et submergées parl’eau, et il lui sembla qu’il se tenait dans le morne tunnel creusésous la Tamise; des tiraillements d’estomac le rappelèrent à laréalité; il rejoignit sa voiture, jeta au cocher l’adresse de lataverne de la rue d’Amsterdam, près de la gare, et il consulta samontre: sept heures. Il avait juste le temps de dîner; le train nepartait qu’à huit heures cinquante minutes, et il comptait sur sesdoigts, supputait les heures de la traversée de Dieppe à Newhaven,se disant: – Si les chiffres de l’indicateur sont exacts, je seraidemain, sur le coup de midi et demi, à Londres.

Le fiacre s’arrêta devant la taverne-, de nouveau, des Esseintesdescendit et il pénétra dans une longue salle, sans dorure, brune,divisée par des cloisons à mi-corps, en une série de compartimentssemblables aux boxs des écuries; dans cette salle, évasée près dela porte, d’abondantes pompes à bières se dressaient sur uncomptoir, près de jambons aussi culottés que de vieux violons, dehomards peints au minium, de maquereaux marinés, avec des rondsd’oignons et de carottes crus, des tranches de citron, des bouquetsde laurier et de thym, des baies de genièvre et du gros poivrenageant dans une sauce trouble.

L’un de ces boxs était vide. Il s’en empara et héla un jeunehomme en habit noir, qui s’inclina en jargonnant des motsincompréhensibles. Pendant que l’on préparait le couvert, desEsseintes contempla ses voisins; de même qu’à la Bodéga, desinsulaires, aux yeux faïence, au teint cramoisi, aux airs réfléchisou rogues, parcouraient des feuilles étrangères; seulement desfemmes, sans cavaliers, dînaient, entre elles, en tête à tête, derobustes Anglaises aux faces de garçon, aux dents larges comme despalettes, aux joues colorées, en pomme, aux longues mains et auxlongs pieds. Elles attaquaient, avec une réelle ardeur, unrumpsteak-pie, une viande chaude, cuite dans une sauce auxchampignons et revêtue de même qu’un pâté, d’une croûte.

Après avoir perdu depuis si longtemps l’appétit, il demeuraconfondu devant ces gaillardes dont la voracité aiguisa sa faim. Ilcommanda un potage oxstail, se régala de cette soupe à la queue deboeuf, tout à la fois onctueuse et veloutée, grasse et ferme; puis,il examina la liste des poissons, demanda un haddock, une sorte demerluche fumée qui lui parut louable et, pris d’une fringale à voirs’empiffrer les autres, il mangea un rosbif aux pommes ets’enfourna deux pintes d’ale, excité par ce petit goût de vacheriemusquée que dégage cette fine et pâle bière.

Sa faim se comblait; il chipota un bout de fromage bleu deStilton dont la douceur s’imprégnait d’amertume, picora une tarte àla rhubarbe, et, pour varier, étancha sa soif avec le porter, cettebière noire qui sent le jus de réglisse dépouillé de sucre.

Il respirait; depuis des années il n’avait et autant bâfré etautant bu; ce changement d’habitude, ce choix de nourrituresimprévues et solides avait tiré l’estomac de son somme. Ils’enfonça dans sa chaise, alluma une cigarette et s’apprêta àdéguster sa tasse de café qu’il trempa de gin.

La pluie continuait à tomber; il l’entendait crépiter sur lesvitres qui plafonnaient le fond de la pièce et dégouliner encascades dans les gargouilles; personne ne bougeait dans la salle;tous se dorlotaient, ainsi que lui, au sec, devant des petitsverres.

Les langues se délièrent; comme presque tous ces Anglaislevaient, en parlant, les yeux en l’air, des Esseintes conclutqu’ils s’entretenaient du mauvais temps; aucun d’eux ne riait ettous étaient vêtus de cheviote grise, réglée de jaune nankin et derose de papier buvard. Il jeta un regard ravi sur ses habits dontla couleur et la coupe ne différaient pas sensiblement de cellesdes autres, et il éprouva le contentement de ne point détonner dansce milieu, d’être, en quelque sorte et superficiellement,naturalisé citoyen de Londres; puis il eut un sursaut. Et l’heuredu train? se dit-il. Il consulta sa montre: huit heures moins dix;j’ai encore près d’une demi-heure à rester là; et une fois de plus,il songea au projet qu’il avait conçu.

Dans sa vie sédentaire, deux pays l’avaient seulement attiré, laHollande et l’Angleterre.

Il avait exaucé le premier de ses souhaits: n’y tenant plus, unbeau jour, il avait quitté Paris et visité les villes des Pays-Bas,une à une.

Somme toute, il était résulté de cruelles désillusions de cevoyage. Il s’était figuré une Hollande, d’après les oeuvres deTeniers et de Steen, de Rembrandt et d’Ostade, se façonnantd’avance, à son usage, d’incomparables juiveries aussi dorées quedes cuirs de Cordoue par le soleil; s’imaginant de prodigieuseskermesses, de continuelles ribotes dans les campagnes; s’attendantà cette bonhomie patriarcale, à cette joviale débauche célébrée parles vieux maîtres.

Certes, Haarlem et Amsterdam l’avaient séduit; le peuple, nondécrassé, vu, dans les vraies campagnes, ressemblait bien à celuipeint par Van Ostade, avec ses enfants non équarris et taillés à laserpe et ses commères grasses à lard, bosselées de gros tetons etde gros ventres; mais de joies effrénées, d’ivrogneries familiales,point; en résumé, il devait le reconnaître, l’école hollandaise duLouvre l’avait égaré; elle avait simplement servi de tremplin à sesrêves; il s’était élancé, avait bondi sur une fausse piste et errédans des visions inégalables, ne découvrant nullement sur la terrece pays magique et réel qu’il espérait, ne voyant point, sur desgazons semés de futailles, des danses de paysans et de paysannespleurant de joie, trépignant de bonheur, s’allégeant à force derire, dans leurs jupes et dans leurs chausses.

Non, décidément, rien de tout cela n’était visible; la Hollandeétait un pays tel que les autres et, qui plus est, un paysnullement primitif, nullement bonhomme, car la religion protestantey sévissait, avec ses rigides hypocrisies et ses solennellesraideurs.

Ce désenchantement lui revenait; il consulta de nouveau samontre: dix minutes le séparaient encore de l’heure du train. Ilest grand temps de demander l’addition et de partir, se dit-il. Ilse sentait une lourdeur d’estomac et une pesanteur, par tout lecorps, extrêmes. Voyons, fit-il, pour se verser du courage, buvonsle coup de l’étrier; et il remplit un verre de brandy, tout enréclamant sa note. Un individu, en habit noir, une serviette sur lebras, une espèce de majordome au crâne pointu et chauve, à la barbegrisonnante et dure, sans moustaches, s’avança, un crayon derrièrel’oreille, se posta, une jambe en avant, comme un chanteur, tira desa poche un calepin, et, sans regarder son papier, les yeux fixéssur le plafond, près d’un lustre, inscrivit et compta la dépense.Voilà, dit-il, en arrachant la feuille de son calepin, et il laremit à des Esseintes qui le considérait curieusement, ainsi qu’unanimal rare. Quel surprenant John Bull, pensait-il, en contemplantce flegmatique personnage à qui sa bouche rasée donnait aussi lavague apparence d’un timonier de la marine américaine.

À ce moment, la lierre de la taverne s’ouvrit; des gensentrèrent apportant avec eux une odeur de chien mouillé à laquellese mêla une fumée de houille, rabattue par le vent dans la cuisinedont la porte sans loquet claqua; des Esseintes était incapable deremuer les jambes; un doux et tiède anéantissement se glissait partous ses membres, l’empêchait même d’étendre la main pour allumerun cigare. Il se disait: Allons, voyons, debout, il faut filer; etd’immédiates objections contrariaient ses ordres. à quoi bonbouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise?N’était-il pas à Londres dont les senteurs, dont l’atmosphère, dontles habitants, dont les pâtures, dont les ustensiles,l’environnaient? Que pouvait-il donc espérer, sinon de nouvellesdésillusions, comme en Hollande?

Il n’avait plus que le temps de courir à la gare, et une immenseaversion pour le voyage, un impérieux besoin de rester tranquilles’imposaient avec une volonté de plus en plus accusée, de plus enplus tenace. Pensif, il laissa s’écouler les minutes, se coupantainsi la retraite, se disant: Maintenant il faudrait se précipiteraux guichets, se bousculer aux bagages; quel ennui! quelle corvéeça serait! – Puis, se répétant, une fois de plus: En somme, j’aiéprouvé et j’ai vu ce que je voulais éprouver et voir. Je suissaturé de vie anglaise depuis mon départ; il faudrait être fou pouraller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissablessensations. Enfin quelle aberration ai-je donc eue pour avoir tentéde renier des idées anciennes, pour avoir condamné les docilesfantasmagories de ma cervelle, pour avoir, ainsi qu’un véritablebéjaune, cru à la nécessité, à la curiosité, à l’intérêt d’uneexcursion? – Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l’heure estvenue de rentrer au logis; cette fois, il se dressa sur ses jambes,sortit, commanda au cocher de le reconduire à la gare de Sceaux, etil revint avec ses malles, ses paquets, ses valises, sescouvertures, ses parapluies et ses cannes, à Fontenay, ressentantl’éreintement physique et la fatigue morale d’un homme qui rejointson chez soi, après un long et périlleux voyage.

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