À Rebours

Chapitre 3

 

Une partie des rayons plaqués contre les murs de son cabinet,orange et bleu, était exclusivement couverte par des ouvrageslatins, par ceux que les intelligences qu’ont domestiquées lesdéplorables leçons ressassées dans les Sorbonnes désignent sous cenom générique: la décadence.

En effet, la langue latine, telle qu’elle fut pratiquée à cetteépoque que les professeurs s’obstinent encore à appeler le grandsiècle ne l’incitait guère. Cette langue restreinte, aux tournurescomptées, presque invariables, sans souplesse de syntaxe, sanscouleurs, ni nuances; cette langue, râclée sur toutes les coutures,émondée des expressions rocailleuses mais parfois imagées des âgesprécédents, pouvait, à la rigueur, énoncer les majestueusesrengaines, les vagues lieux communs rabâchés par les rhéteurs etpar les poètes, mais elle dégageait une telle incuriosité, un telennui qu’il fallait, dans les études de linguistique, arriver austyle français du siècle de Louis XIV, pour en rencontrer une aussivolontairement débilitée, aussi solennellement harassante etgrise.

Entre autres le doux Virgile, celui que les pions surnomment lecygne de Mantoue, sans doute parce qu’il n’est pas né dans cetteville, lui apparaissait, ainsi que l’un des plus terriblescuistres, l’un des plus sinistres raseurs que l’antiquité aitjamais produits; ses bergers lavés et pomponnés, se déchargeant, àtour de rôle, sur la tête de pleins pots de vers sentencieux etglacés, son Orphée qu’il compare à un rossignol en larmes, sonAristée qui pleurniche à propos d’abeilles, son Enée, ce personnageindécis et fluent qui se promène, pareil à une ombre chinoise, avecdes gestes en bois, derrière le transparent mal assujetti et malhuilé du poème, l’exaspéraient. Il eût bien accepté lesfastidieuses balivernes que ces marionnettes échangent entre elles,à la cantonade; il eût accepté encore les impudents emprunts faitsà Homère, à Théocrite, à Ennius, à Lucrèce, le simple vol que nousa révélé Macrobe du deuxième chant de l’Enéide presque copié, motspour mots, dans un poème de Pisandre, enfin toute l’inénarrablevacuité de ce tas de chants; mais ce qui l’horripilait davantagec’était la facture de ces hexamètres, sonnant le fer blanc, lebidon creux, allongeant leurs quantités de mots pesés au litreselon l’immuable ordonnance d’une prosodie pédante et sèche;c’était la contexture de ces vers râpeux et gourmés, dans leurtenue officielle, dans leur basse révérence à la grammaire, de cesvers coupés, à la mécanique, par une imperturbable césure,tamponnés en queue, toujours de la même façon, par le choc d’undactyle contre un spondée.

Empruntée à la forge perfectionnée de Catulle, cette invariablemétrique, sans fantaisie, sans pitié, bourrée de mots inutiles, deremplissages, de chevilles aux boucles identiques et prévues; cettemisère de l’épithète homérique revenant sans cesse, pour ne riendésigner, pour ne rien faire voir, tout cet indigent vocabulaireaux teintes insonores et plates, le suppliciaient.

Il est juste d’ajouter que si son admiration pour Virgile étaitdes plus modérées et que si son attirance pour les claireséjections d’Ovide était des plus discrètes et des plus sourdes, sondégoût pour les grâces éléphantines d’Horace, pour le babillage dece désespérant pataud qui minaude avec des gaudrioles plâtrées devieux clown, était sans borne.

En prose, la langue verbeuse, les métaphores redondantes, lesdigressions amphigouriques du Pois Chiche, ne le ravissaient pasdavantage; la jactance de ses apostrophes, le flux de ses rengainespatriotiques, l’emphase de ses harangues, la pesante masse de sonstyle, charnu, nourri, mais tourné à la graisse et privé de moelleset d’os, les insupportables scories de ses longs adverbes ouvrantla phrase, les inaltérables formules de ses adipeuses périodes malliées entre elles par le fil des conjonctions, enfin ses lassanteshabitudes de tautologie, ne le séduisaient guère; et, pas beaucoupplus que Cicéron, César, réputé pour son laconisme, nel’enthousiasmait; car l’excès contraire se montrait alors, unearidité de pète sec, une stérilité de memento, une constipationincroyable et indue.

Somme toute, il ne trouvait pâture ni parmi ces écrivains niparmi ceux qui font cependant les délices des faux lettrés:Salluste moins décoloré que les autres pourtant; Tite-Livesentimental et pompeux; Sénèque turgide et blafard; Suétone,lymphatique et larveux; Tacite, le plus nerveux dans sa concisionapprêtée, le plus âpre, le plus musclé d’eux tous. En poésie,Juvénal, malgré quelques vers durement bottés, Perse, malgré sesinsinuations mystérieuses, le laissaient froid. En négligeantTibulle et Properce, Quintilien et les Pline, Stace, Martial deBilbilis, Térence même et Plaute dont le jargon plein denéologismes, de mots composés, de diminutifs, pouvait lui plaire,mais dont le bas comique et le gros sel lui répugnaient, desEsseintes commençait seulement à s’intéresser à la langue latineavec Lucain, car elle était élargie, déjà plus expressive et moinschagrine; cette armature travaillée, ces vers plaqués d’émaux,pavés de joaillerie, le captivaient, mais cette préoccupationexclusive de la forme, ces sonorités de timbres, ces éclats demétal, ne lui masquaient pas entièrement le vide de la pensée, laboursouflure de ces ampoules qui bossuent la peau de laPharsale.

L’auteur qu’il aimait vraiment et qui lui faisait reléguer pourjamais hors de ses lectures les retentissantes adresses de Lucain,c’était Pétrone.

Celui-là était un observateur perspicace, un délicat analyste,un merveilleux peintre; tranquillement, sans parti pris, sanshaine, il décrivait la vie journalière de Rome, racontait dans lesalertes petits chapitres du Satyricon, les moeurs de sonépoque.

Notant à mesure les faits, les constatant dans une formedéfinitive, il déroulait la menue existence du peuple, sesépisodes, ses bestialités, ses ruts.

Ici, c’est l’inspecteur des garnis qui vient demander le nom desvoyageurs récemment entrés; là, ce sont des lupanars où des gensrôdent autour de femmes nues, debout entre des écriteaux, tandisque par les portes mal fermées des chambres, l’on entrevoit lesébats des couples; là, encore, au travers des villas d’un luxeinsolent, d’une démence de richesses et de faste, comme au traversdes pauvres auberges qui se succèdent dans le livre, avec leurslits de sangle défaits, pleins de punaises, la société du tempss’agite: impurs filous, tels qu’Ascylte et qu’Eumolpe, à larecherche d’une bonne aubaine; vieux incubes aux robes retroussées,aux joues plâtrées de blanc de plomb et de rouge acacia; gitons deseize ans, dodus et frisés; femmes en proie aux attaques del’hystérie; coureurs d’héritages offrant leurs garçons et leursfilles aux débauches des testateurs; tous courent le long despages, discutent dans les rues, s’attouchent dans les bains, serouent de coups ainsi que dans une pantomime.

Et cela raconté dans un style d’une verdeur étrange, d’unecouleur précise, dans un style puisant à tous les dialectes,empruntant des expressions à toutes les langues charriées dansRome, reculant toutes les limites, toutes les entraves dusoi-disant grand siècle, faisant parler à chacun son idiome: auxaffranchis, sans éducation, le latin populacier, l’argot de la rue;aux étrangers leur patois barbare, mâtiné d’africain, de syrien etde grec; aux pédants imbéciles, comme l’Agamemnon du livre, unerhétorique de mots postiches. Ces gens sont dessinés d’un trait,vautrés autour d’une table, échangeant d’insipides proposd’ivrognes, débitant de séniles maximes, d’ineptes dictons, lemufle tourné vers le Trimalchio qui se cure les dents, offre despots de chambre à la société, l’entretient de la santé de sesentrailles et vente, en invitant ses convives à se mettre àl’aise.

Ce roman réaliste, cette tranche découpée dans le vif de la vieromaine, sans préoccupation, quoi qu’on en puisse dire, de réformeet de satire, sans besoin de fin apprêtée et de morale; cettehistoire, sans intrigue, sans action, mettant en scène lesaventures de gibiers de Sodome; analysant avec une placide finesseles joies et les douleurs de ces amours et de ces couples;dépeignant, en une langue splendidement orfévrie, sans que l’auteurse montre une seule fois, sans qu’il se livre à aucun commentaire,sans qu’il approuve ou maudisse les actes et les pensées de sespersonnages, les vices d’une civilisation décrépite, d’un empirequi se fêle poignait des Esseintes et il entrevoyait dans leraffinement du style, dans l’acuité de l’observation, dans lafermeté de la méthode, de singuliers rapprochements, de curieusesanalogies, avec les quelques romans français modernes qu’ilsupportait.

à coup sûr, il regrettait amèrement l’Eustion et l’Albutia, cesdeux ouvrages de Pétrone que mentionne Planciade Fulgence et quisont à jamais perdus; mais le bibliophile qui était en luiconsolait le lettré, maniant avec des mains dévotes la superbeédition qu’il possédait du Satyricon, l’in-8 portant le millésime1585 et le nom de J. Dousa, à Leyde.

Partie de Pétrone, sa collection latine entrait dans le IIesiècle de l’ère chrétienne, sautait le déclamateur Fronton, auxtermes surannés, mal réparés, mal revernis, enjambait les Nuitsattiques d’Aulu-Gelle, son disciple et ami, un esprit sagace etfureteur, mais un écrivain empêtré dans une glutineuse vase et ellefaisait halte devant Apulée dont il gardait l’édition princeps,in-folio, imprimée en 1469, à Rome.

Cet Africain le réjouissait; la langue latine battait le pleindans ses Métamorphoses; elle roulait des limons, des eaux variées,accourues de toutes les provinces, et toutes se mêlaient, seconfondaient en une teinte bizarre, exotique, presque neuve; desmaniérismes, des détails nouveaux de la société latine trouvaient àse mouler en des néologismes créés pour les besoins de laconversation, dans un coin romain de l’Afrique; puis sa jovialitéd’homme évidemment gras, son exubérance méridionale amusaient. Ilapparaissait ainsi qu’un salace et gai compère à côté desapologistes chrétiens qui vivaient, au même siècle, le soporifiqueMinucius Félix, un pseudo-classique, écoulant dans son Octavius lesémulsines encore épaissies de Cicéron, voire même Tertullien qu’ilconservait peut-être plus pour son édition de Alde, que pour sonoeuvre même.

Bien qu’il fût assez ferré sur la théologie, les disputes desmontanistes contre l’église catholique, les polémiques contre lagnose, le laissaient froid; aussi, et malgré la curiosité du stylede Tertullien, un style concis, plein d’amphibologies, reposé surdes participes, heurté par des oppositions, hérissé de jeux de motset de pointes, bariolé de vocables triés dans la science juridiqueet dans la langue des Pères de l’église grecque, il n’ouvrait plusguère l’Apologétique et le Traité de la Patience et, tout au plus,lisait-il quelques pages du De cultu feminarum où Tertullienobjurgue les femmes de ne pas se parer de bijoux et d’étoffesprécieuses, et leur défend l’usage des cosmétiques parce qu’ilsessayent de corriger la nature et de l’embellir.

Ces idées, diamétralement opposées aux siennes, le faisaientsourire; puis le rôle joué par Tertullien, dans son évêché deCarthage, lui semblait suggestif en rêveries douces; plus que sesoeuvres, en réalité l’homme l’attirait.

Il avait, en effet, vécu dans des temps houleux, secoués pard’affreux troubles, sous Caracalla, sous Macrin, sous l’étonnantgrand-prêtre d’émèse, élagabal, et il préparait tranquillement sessermons, ses écrits dogmatiques, ses plaidoyers, ses homélies,pendant que l’Empire romain branlait sur ses bases, que les foliesde l’Asie, que les ordures du paganisme coulaient à pleins bords ilrecommandait, avec le plus beau sang-froid, l’abstinence charnelle,la frugalité des repas, la sobriété de la toilette, alors que,marchant dans de la poudre d’argent et du sable d’or, la têteceinte d’une tiare, les vêtements brochés de pierreries, élagabaltravaillait, au milieu de ses eunuques, à des ouvrages de femmes,se faisait appeler Impératrice et changeait, toutes les nuits,d’Empereur, l’élisant de préférence parmi les barbiers, lesgâte-sauce, et les cochers de cirque.

Cette antithèse le ravissait; puis la langue latine, arrivée àsa maturité suprême sous Pétrone, allait commencer à se dissoudre;la littérature chrétienne prenait place, apportant avec des idéesneuves, des mots nouveaux, des constructions inemployées, desverbes inconnus, des adjectifs aux sens alambiqués, des motsabstraits, rares jusqu’alors dans la langue romaine, et dontTertullien avait, l’un des premiers, adopté l’usage.

Seulement, cette déliquescence continuée après la mort deTertullien, par son élève saint Cyprien, par Arnobe, par le pâteuxLactance, était sans attrait. C’était un faisandage incomplet etalenti; c’étaient de gauches retours aux emphases cicéroniennes,n’ayant pas encore ce fumet spécial qu’au Ve siècle, et surtoutpendant les siècles qui vont suivre, l’odeur du christianismedonnera à la langue païenne, décomposée comme une venaison,s’émiettant en même temps que s’effritera la civilisation du vieuxmonde, en même temps que s’écrouleront, sous la poussée desBarbares, les Empires putréfiés par la sanie des siècles.

Un seul poète chrétien, Commodien de Gaza représentait dans sabibliothèque l’art de l’an Ill. Le Carmen apologeticum, écrit en259, est un recueil d’instructions, tortillées en acrostiches, dansdes hexamètres populaires, césurés selon le mode du vers héroïque,composés sans égard à la quantité et à l’hiatus et souventaccompagnés de rimes telles que le latin d’église en fournira plustard de nombreux exemples.

Ces vers tendus, sombres, sentant le fauve, pleins de termes delangage usuel, de mots aux sens primitifs détournés, lerequéraient, l’intéressaient même davantage que le style pourtantblet et déjà verdi des historiens Ammien Marcellin et AureliusVictor, de l’épistolier Symmaque et du compilateur et grammairienMacrobe; il les préférait même à ces véritables vers scandés, àcette langue tachetée et superbe que parlèrent Claudien, Rutiliuset Ausone.

Ceux-là étaient alors les maîtres de l’art; ils emplissaientl’Empire mourant, de leurs cris; le chrétien Ausone, avec sonCenton Nuptial et son poème abondant et paré de la Moselle;Rutilius, avec ses hymnes à la gloire de Rome, ses anathèmes contreles juifs et contre les moines, son itinéraire d’Italie en Gaule,où il arrive à rendre certaines impressions de la vue, le vague despaysages reflétés dans l’eau, le mirage des vapeurs, l’envolée desbrumes entourant les monts.

Claudien, une sorte d’avatar de Lucain, qui domine tout le IVesiècle avec le terrible clairon de ses vers; un poète forgeant unhexamètre éclatant et sonore, frappant, dans des gerbesd’étincelles, l’épithète d’un coup sec, atteignant une certainegrandeur, soulevant son oeuvre d’un puissant souffle. Dans l’Empired’Occident qui s’effondre de plus en plus, dans le gâchis deségorgements réitérés qui l’entourent; dans la menace perpétuelledes Barbares qui se pressent maintenant en foule aux portes del’Empire dont les gonds craquent, il ranime l’antiquité, chantel’enlèvement de Proserpine, plaque ses couleurs vibrantes, passeavec tous ses feux allumés dans l’obscurité qui envahit lemonde.

Le paganisme revit en lui, sonnant sa dernière fanfare, élevantson dernier grand poète au-dessus du christianisme qui va désormaissubmerger entièrement la langue, qui va, pour toujours maintenant,rester seul maître de l’art, avec Paulin, l’élève d’Ausone; leprêtre espagnol, Juvencus, qui paraphrase en vers les évangiles;Victorin, l’auteur des Macchabées; Sanctus Burdigalensis qui, dansune églogue imitée de Virgile, fait déplorer aux pâtres Egon etBuculus, les maladies de leurs troupeaux; et toute la série dessaints: Hilaire de Poitiers, le défenseur de la foi de Nicée,l’Athanase de l’Occident, ainsi qu’on l’appelle; Ambroise, l’auteurd’indigestes homélies, l’ennuyeux Cicéron chrétien; Damase, lefabricant d’épigrammes lapidaires, Jérôme, le traducteur de laVulgate, et son adversaire Vigilantius de Comminges qui attaque leculte des saints, l’abus des miracles, les jeûnes, et prêche déjà,avec des arguments que les âges se répéteront, contre les voeuxmonastiques et le célibat des prêtres.

Enfin au Ve siècle, Augustin, évêque d’Hippone. Celui-là, desEsseintes ne le connaissait que trop, car il était l’écrivain leplus réputé de l’église, le fondateur de l’orthodoxie chrétienne,celui que les catholiques considèrent comme un oracle, comme unsouverain maître. Aussi ne l’ouvrait-il plus, bien qu’il eûtchanté, dans ses Confessions, le dégoût de la terre et que sa piétégémissante eût, dans sa Cité de Dieu, essayé d’apaiser l’effroyabledétresse du siècle par les sédatives promesses de destinéesmeilleures. Au temps où il pratiquait la théologie, il était déjàlas, saoul de ses prédications et de ses jérémiades, de sesthéories sur la prédestination et sur la grâce, de ses combatscontre les schismes.

Il aimait mieux feuilleter la Psychomachia de Prudence,l’inventeur du poème allégorique qui, plus tard, sévira sans arrêt,au moyen âge, et les oeuvres de Sidoine Apollinaire dont lacorrespondance lardée de saillies, de pointes, d’archaïsmes,d’énigmes, le tentait. Volontiers, il relisait les panégyriques oùcet évêque invoque, à l’appui de ses vaniteuses louanges, lesdéités du paganisme, et, malgré tout, il se sentait un faible pourles affectations et les sous-entendus de ces poésies fabriquées parun ingénieux mécanicien qui soigne sa machine, huile ses rouages,en invente, au besoin, de compliqués et d’inutiles.

Après Sidoine, il fréquentait encore le panégyriste Mérobaudes;Sédulius, l’auteur de poèmes rimés et d’hymnes abécédaires dontl’église s’est approprié certaines parties pour les besoins de sesoffices; Marius Victor, dont le ténébreux traité sur la Perversitédes moeurs s’éclaire, çà et là, de vers luisants comme duphosphore; Paulin de Pella, le poète du grelottant Eucharisticon;Orientius, l’évêque d’Auch, qui, dans les distiques de sesMonitoires, invective la licence des femmes dont il prétend que lesvisages perdent les peuples.

L’intérêt que portait des Esseintes à la langue latine nefaiblissait pas, maintenant que complètement pourrie, elle pendait,perdant ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toutela corruption de son corps, quelques parties fermes que leschrétiens détachaient afin de les mariner dans la saumure de leurnouvelle langue.

La seconde moitié du Ve siècle était venue, l’épouvantableépoque où d’abominables cahots bouleversaient la terre. LesBarbares saccageaient la Gaule; Rome paralysée, mise au pillage parles Wisigoths, sentait sa vie se glacer, voyait ses partiesextrêmes, l’Occident et l’Orient, se débattre dans le sang,s’épuiser de jour en jour.

Dans la dissolution générale, dans les assassinats de césars quise succèdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d’un boutde l’Europe à l’autre, un effrayant hourra retentit, étouffant lesclameurs, couvrant les voix. Sur la rive du Danube, des milliersd’hommes, plantés sur de petits chevaux, enveloppés de casaques depeaux de rats, des Tartares affreux, avec d’énormes têtes, des nezécrasés, des mentons ravinés de cicatrices et de balafres, desvisages de jaunisse dépouillés de poils, se précipitent, ventre àterre, enveloppent d’un tourbillon, les territoires desBas-Empires.

Tout disparut dans la poussière des galops, dans la fumée desincendies. Les ténèbres se firent et les peuples consternéstremblèrent, écoutant passer, avec un fracas de tonnerre,l’épouvantable trombe. La horde des Huns rasa l’Europe, se rua surla Gaule, s’écrasa dans les plaines de Châlons où Aétius la piladans une effroyable charge. La plaine, gorgée de sang, moutonnacomme une mer de pourpre, deux cent mille cadavres barrèrent laroute, brisèrent l’élan de cette avalanche qui, déviée, tomba,éclatant en coups de foudre, sur l’Italie où les villes exterminéesflambèrent comme des meules.

L’Empire d’Occident croula sous le choc; la vie agonisante qu’iltraînait dans l’imbécillité et dans l’ordure s’éteignit; la fin del’univers semblait d’ailleurs proche; les cités oubliées par Attilaétaient décimées par la famine et par la peste; le latin paruts’effondrer, à son tour, sous les ruines du monde.

Des années s’écoulèrent; les idiomes barbares commençaient à serégler, à sortir de leurs gangues, à former de véritables langues;le latin sauvé dans la débâcle par les cloîtres se confina parmiles couvents et parmi les cures; çà et là, quelques poètesbrillèrent, lents et froids: l’Africain Dracontius avec sonHexameron, Claudius Mamert, avec ses poésies liturgiques; Avitus deVienne; puis des biographes, tels qu’Ennodius qui raconte lesprodiges de saint épiphane, le diplomate perspicace et vénéré, leprobe et vigilant pasteur; tels qu’Eugippe qui nous a retracél’incomparable vie de saint Séverin, cet ermite mystérieux, cethumble ascète, apparu, semblable à un ange de miséricorde, auxpeuples éplorés, fous de souffrances et de peur; des écrivains telsque Véranius du Gévaudan qui prépara un petit traité sur lacontinence, tels qu’Aurélian et Ferreolus qui compilèrent descanons ecclésiastiques; des historiens tels que Rothérius d’Agde,fameux par une histoire perdue des Huns.

Les ouvrages des siècles suivants se clairsemaient dans labibliothèque de des Esseintes. Le VIe siècle était cependant encorereprésenté par Fortunat, l’évêque de Poitiers, dont les hymnes etle Vexilla regis, taillés dans la vieille charogne de la languelatine, épicée par les aromates de l’église, le hantaient àcertains jours; par Boëce, le vieux Grégoire de Tours et Jornandès;puis, aux VIIe et VIIIe siècles, comme, en sus de la basse latinitédes chroniqueurs, des Frédégaire et des Paul Diacre, et des poésiescontenues dans l’antiphonaire de Bangor dont il regardait parfoisl’hymne alphabétique et monorime, chantée en l’honneur de saintComgill, la littérature se confinait presque exclusivement dans desbiographies de saints, dans la légende de saint Columban écrite parle cénobite Jonas, et celle du bienheureux Cuthbert, rédigée parBède le Vénérable sur les notes d’un moine anonyme de Lindisfarn,il se bornait à feuilleter, dans ses moments d’ennui, l’oeuvre deces hagiographes et à relire quelques extraits de la vie de sainteRusticula et de sainte Radegonde, relatées, l’une, par Defensorius,synodite de Ligugé, l’autre, par la modeste et la naïve Baudonivia,religieuse de Poitiers.

Mais de singuliers ouvrages de la littérature latine,anglo-saxonne, l’alléchaient davantage: c’était toute la série desénigmes d’Adhelme, de Tatwine, d’Eusèbe, ces descendants deSymphosius, et surtout les énigmes composées par saint Boniface, endes strophes acrostiches dont la solution se trouvait donnée parles lettres initiales des vers.

Son attirance diminuait avec la fin de ces deux siècles; peuravi, en somme, par la pesante masse des latinistes carlovingiens,les Alcuin et les Eginhard, il se contentait, comme spécimen de lalangue au IXe siècle, des chroniques de l’anonyme de saint Gall, deFréculfe et de Réginon, du poème sur le siège de Paris tissé parAbbo le Courbé, de l’Hortulus, le poème didactique du bénédictinWalafrid Strabo, dont le chapitre consacré à la gloire de lacitrouille, symbole de la fécondité, le mettait en liesse; du poèmed’Ermold le Noir, célébrant les exploits de Louis le Débonnaire, unpoème écrit en hexamètres réguliers, dans un style austère, presquenoir, dans un latin de fer trempé dans les eaux monastiques, avec,çà et là, des pailles de sentiment dans le dur métal; du De viribusherbarum, le poème de Macer Floridus, qui le délectaitparticulièrement par ses recettes poétiques et les très étrangesvertus qu’il prête à certaines plantes, à certaines fleurs: àl’aristoloche, par exemple, qui, mélangée à de la chair de boeuf etplacée sur le bas-ventre d’une femme enceinte, la faitirrémédiablement accoucher d’un enfant mâle; à la bourrache qui,répandue en infusion dans une salle à manger, égaye les convives; àla pivoine dont la racine broyée guérit à jamais du haut mal; aufenouil qui, posé sur la poitrine d’une femme, clarifie ses eaux etstimule l’indolence de ses périodes.

À part quelques volumes spéciaux, inclassés; modernes ou sansdate, certains ouvrages de kabbale, de médecine et de botanique;certains tomes dépareillés de la patrologie de Migne, renfermantdes poésies chrétiennes introuvables, et de l’anthologie des petitspoètes latins de Wernsdorff, à part le Meursius, le manueld’érotologie classique de Forberg, la moechialogie et lesdiaconales à l’usage des confesseurs, qu’il époussetait à de raresintervalles, sa bibliothèque latine s’arrêtait au commencement duXe siècle.

Et, en effet, la curiosité, la naïveté compliquée du langagechrétien avaient, elles aussi, sombré. Le fatras des philosophes etdes scoliastes, la logomachie du moyen âge allaient régner enmaîtres. L’amas de suie des chroniques et des livres d’histoire,les saumons de plomb des cartulaires allaient s’entasser, et lagrâce balbutiante, la maladresse parfois exquise des moines mettanten un pieux ragoût les restes poétiques de l’antiquité, étaientmortes; les fabriques de verbes aux sucs épurés, de substantifssentant l’encens, d’adjectifs bizarres, taillés grossièrement dansl’or; avec le goût barbare et charmant des bijoux goths, étaientdétruites. Les vieilles éditions, choyées par des Esseintes,cessaient; et, en un saut formidable de siècles, les livress’étageaient maintenant sur les rayons, supprimant la transitiondes âges, arrivant directement à la langue française du présentsiècle.

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