À Rebours

Chapitre 12

 

Durant les jours qui suivirent son retour, des Esseintesconsidéra ses livres, et à la pensée qu’il aurait pu se séparerd’eux pendant longtemps, il goûta une satisfaction aussi effectiveque celle dont il eût joui s’il les avait retrouvés, après unesérieuse absence. Sous l’impulsion de ce sentiment, ces objets luisemblèrent nouveaux, car il perçut en eux des beautés oubliéesdepuis l’époque où il les avait acquis.

Tout, volumes, bibelots, meubles, prit à ses yeux un charmeparticulier, son lit lui parut plus moelleux, en comparaison de lacouchette qu’il aurait occupée à Londres; le discret et silencieuxservice de ses domestiques l’enchanta, fatigué qu’il était, par lapensée, de la loquacité bruyante des garçons d’hôtel;l’organisation méthodique de sa vie lui fit l’effet d’être plusenviable, depuis que le hasard des pérégrinations devenaitpossible.

Il se retrempa dans ce bain de l’habitude auquel d’artificielsregrets insinuaient une qualité plus roborative et plustonique.

Mais ses volumes le préoccupèrent principalement. Il lesexamina, les rangea à nouveau sur les rayons, vérifiant si, depuisson arrivée à Fontenay, les chaleurs et les pluies n’avaient pointendommagé leurs reliures et piqué leurs papiers rares.

Il commença par remuer toute sa bibliothèque latine, puis ildisposa dans un nouvel ordre les ouvrages spéciaux d’Archélaüs,d’Albert le Grand, de Lulle, d’Arnaud de Villanova traitant dekabbale et de sciences occultes; enfin il compulsa, un à un, seslivres modernes, et joyeusement il constata que tous étaientdemeurés, au sec, intacts.

Cette collection lui avait coûté de considérables sommes; iln’admettait pas, en effet, que les auteurs qu’il choyait fussent,dans sa bibliothèque, de même que dans celles des autres, gravéssur du papier de coton, avec les souliers à clous d’unAuvergnat.

à Paris, jadis, il avait fait composer, pour lui seul, certainsvolumes que des ouvriers spécialement embauchés, tiraient auxpresses à bras; tantôt il recourait à Perrin de Lyon dont lessveltes et purs caractères convenaient aux réimpressions archaïquesdes vieux bouquins; tantôt il faisait venir d’Angleterre oud’Amérique, pour la confection des ouvrages du présent siècle, deslettres neuves; tantôt encore il s’adressait à une maison de Lillequi possédait, depuis des siècles, tout un jeu de corps gothiques;tantôt enfin il réquisitionnait l’ancienne imprimerie Enschedé, deHaarlem, dont la fonderie conserve les poinçons et les frappes descaractères dits de civilité.

Et il avait agi de même pour ses papiers. Las, un beau jour, deschines argentés, des japons nacrés et dorés, des blancs whatmans,des hollandes bis, des turkeys et des seychal-mills teints enchamois, et dégoûté aussi par les papiers fabriqués à la mécanique,il avait commandé des vergés à la forme, spéciaux, dans lesvieilles manufactures de Vire où l’on se sert encore des pilonsnaguère usités pour broyer le chanvre. Afin d’introduire un peu devariété dans ses collections il s’était, à diverses reprises, faitexpédier de Londres, des étoffes apprêtées, des papiers à poils,des papiers reps et, pour aider à son dédain des bibliophiles, unnégociant de Lubeck lui préparait un papier à chandelleperfectionné, bleuté, sonore, un peu cassant, dans la pâte duquelles fétus étaient remplacés par des paillettes d’or semblables àcelles qui pointillent l’eau-de-vie de Dantzick.

Il s’était procuré, dans ces conditions, des livres uniques,adoptant des formats inusités qu’il faisait revêtir par Lortic, parTrautz-Bauzonnet, par Chambolle, par les successeurs de Capé,d’irréprochables reliures en soie antique, en peau de boeufestampée, en peau de bouc du Cap, des reliures pleines, àcompartiments et à mosaïques, doublées de tabis ou de moire,ecclésiastiquement ornées de fermoirs et de coins, parfois mêmeémaillées par Gruel-Engelmann d’argent oxydé et d’émauxlucides.

Il s’était fait ainsi imprimer avec les admirables lettresépiscopales de l’ancienne maison Le Clerc, les oeuvres deBaudelaire dans un large format rappelant celui des missels, sur unfeutre très léger du Japon, spongieux, doux comme une moelle desureau et imperceptiblement teinté, dans sa blancheur laiteuse,d’un peu de rose. Cette édition tirée à un exemplaire d’un noirvelouté d’encre de Chine, avait été vêtue en dehors et recouverteen dedans d’une mirifique et authentique peau de truie choisieentre mille, couleur chair, toute piquetée à la place de ses poils,et ornée de dentelles noires au fer froid, miraculeusementassorties par un grand artiste.

Ce jour-là, des Esseintes ôta cet incomparable livre de sesrayons et il le palpait dévotement, relisant certaines pièces quilui semblaient, dans ce simple mais inestimable cadre, pluspénétrantes que de coutume.

Son admiration pour cet écrivain était sans borne. Selon lui, enlittérature, on s’était jusqu’alors borné à explorer lessuperficies de l’âme ou à pénétrer dans ses souterrains accessibleset éclairés, relevant, çà et là, les gisements des péchés capitaux,étudiant leurs, filons, leur croissance, notant, ainsi que Balzac,par exemple, les stratifications de l’âme possédée par la monomanied’une passion, par l’ambition, par l’avarice, par la bêtisepaternelle, par l’amour sénile.

C’était, au demeurant, l’excellente santé des vertus et desvices, le tranquille agissement des cervelles communémentconformées, la réalité pratique des idées courantes, sans idéal demaladive dépravation, sans au-delà; en somme, les découvertes desanalystes s’arrêtaient aux spéculations mauvaises ou bonnes,classifiées par l’église; c’était la simple investigation,l’ordinaire surveillance d’un botaniste qui suit de près ledéveloppement prévu, de floraisons normales plantées dans de lanaturelle terre.

Baudelaire était allé plus loin; il était descendu jusqu’au fondde l’inépuisable mine, s’était engagé à travers des galeriesabandonnées ou inconnues, avait abouti à ces districts de l’âme oùse ramifient les végétations monstrueuses de la pensée.

Là, près de ces confins où séjournent les aberrations et lesmaladies, le tétanos mystique, la fièvre chaude de la luxure, lestyphoïdes et les vomitos du crime, il avait trouvé, couvant sous lamorne cloche de l’Ennui, l’effrayant retour d’âge des sentiments etdes idées.

Il avait révélé la psychologie morbide de l’esprit qui a atteintl’octobre de ses sensations; raconté les symptômes des âmesrequises par la douleur, privilégiées par le spleen; montré lacarie grandissante des impressions, alors que les enthousiasmes,les croyances de la jeunesse sont taris, alors qu’il ne reste plusque l’aride souvenir des misères supportées, des intolérancessubies, des froissements encourus, par des intelligences qu’opprimeun sort absurde.

Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable automne,regardant la créature humaine, docile à s’aigrir, habile à sefrauder, obligeant ses pensées à tricher entre elles, pour mieuxsouffrir, gâtant d’avance, grâce à l’analyse et à l’observation,toute joie possible.

Puis, dans cette sensibilité irritée de l’âme, dans cetteférocité de la réflexion qui repousse la gênante ardeur desdévouements, les bienveillants outrages de la charité, il voyait,peu à peu, surgir l’horreur de ces passions âgées, de ces amoursmûres, où l’un se livre encore quand l’autre se tient déjà engarde, où la lassitude réclame aux couples des caresses filialesdont l’apparente juvénilité paraît neuve, des candeurs maternellesdont la douceur repose et concède, pour ainsi dire, lesintéressants remords d’un vague inceste.

En de magnifiques pages il avait exposé ces amours hybrides,exaspérées par l’impuissance où elles sont de se combler, cesdangereux mensonges des stupéfiants et des toxiques appelés àl’aide pour endormir la souffrance et mater l’ennui. à une époqueoù la littérature attribuait presque exclusivement la douleur devivre aux malchances d’un amour méconnu ou aux jalousies del’adultère, il avait négligé ces maladies infantiles et sondé cesplaies plus incurables, plus vivaces, plus profondes, qui sontcreusées par la satiété, la désillusion, le mépris, dans les âmesen ruine que le présent torture, que le passé répugne, que l’avenireffraye et désespère.

Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissaitun indicible charme à cet écrivain qui, dans un temps où le vers neservait plus qu’à peindre l’aspect extérieur des êtres et deschoses, était parvenu à exprimer l’inexprimable, grâce à une languemusculeuse et charnue, qui, plus que toute autre, possédait cettemerveilleuse puissance de fixer avec une étrange santéd’expressions, les états morbides les plus fuyants, les plustremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes.

Après Baudelaire le nombre était assez restreint, des livresfrançais rangés sur ses rayons. Il était assurément insensible auxoeuvres sur lesquelles il est d’un goût adroit de se pâmer. Legrand rire de Rabelais et le solide comique de Molière neréussissaient pas à le dérider, et son antipathie envers ces farcesallait même assez loin pour qu’il ne craignît pas de les assimiler,au point de vue de l’art, à ces parades des bobèches qui aident àla joie des foires.

En fait de poésies anciennes, il ne lisait guère que Villon,dont les mélancoliques ballades le touchaient et, çà et là,quelques morceaux de d’Aubigné qui lui fouettaient le sang avec lesincroyables virulences de leurs apostrophes et de leursanathèmes.

En prose, il se souciait fort peu de Voltaire et de Rousseau,voire même de Diderot, dont les « Salons » tant vantés luiparaissaient singulièrement remplis de fadaises morales etd’aspirations jobardes; en haine de tous ces fatras, il seconfinait presque exclusivement dans la lecture de l’éloquencechrétienne, dans la lecture de Bourdaloue et de Bossuet dont lespériodes sonores et parées lui imposaient; mais, de préférenceencore, il savourait ces moelles condensées en de sévères et fortesphrases, telles que les façonnèrent Nicole, dans ses pensées, etsurtout Pascal dont l’austère pessimisme, dont la douloureuseattrition lui allaient au coeur.

à part ces quelques livres, la littérature française commençait,dans sa bibliothèque, avec le siècle.

Elle se divisait en deux groupes: l’un comprenait la littératureordinaire, profane; l’autre la littérature catholique, unelittérature spéciale, à peu près inconnue, divulguée pourtant parde séculaires et d’immenses maisons de librairie, aux quatre coinsdu monde.

Il avait eu le courage d’errer parmi ces cryptes, et, ainsi quedans l’art séculier, il avait découvert, sous un gigantesque amasd’insipidités, quelques oeuvres écrites par de vrais maîtres.

Le caractère distinctif de cette littérature, c’était laconstante immuabilité de ses idées et de sa langue; de même quel’église avait perpétué la forme primordiale des objets saints, demême aussi, elle avait gardé les reliques de ses dogmes etpieusement conservé la châsse qui les enfermait, la langue oratoiredu grand siècle. Ainsi que le déclarait même l’un de ses écrivains,Ozanam, le style chrétien n’avait que faire de la langue deRousseau; il devait exclusivement se servir du dialecte employé parBourdaloue et par Bossuet.

En dépit de cette affirmation, l’église, plus tolérante, fermaitles yeux sur certaines expressions, sur certaines tournuresempruntées à la langue laïque du même siècle, et l’idiomecatholique s’était un peu dégorgé de ses phrases massives,alourdies, chez Bossuet surtout, par la longueur de ces incidenteset par le pénible ralliement de ses pronoms; mais là s’étaientbornées les concessions, et d’autres n’eussent sans doute mené àrien, car, ainsi délestée, cette prose pouvait suffire aux sujetsrestreints que l’église se condamnait à traiter.

Incapable de s’attaquer à la vie contemporaine, de rendrevisible et palpable l’aspect le plus simple des êtres et deschoses, inapte à expliquer les ruses compliquées d’une cervelleindifférente à l’état de grâce, cette langue excellait cependantaux sujets abstraits; utile dans la discussion d’une controverse,dans la démonstration d’une théorie, dans l’incertitude d’uncommentaire, elle avait, plus que toute autre aussi, l’autoriténécessaire pour affirmer, sans discussion, la valeur d’unedoctrine.

Malheureusement, là comme partout, une innombrable armée decuistres avait envahi le sanctuaire et sali par son ignorance etson manque de talent, sa tenue rigide et noble; pour comble demalchance, des dévotes s’en étaient mêlées et de maladroitessacristies et d’imprudents salons avaient exalté ainsi que desoeuvres de génie, les misérables bavardages de ces femmes.

Des Esseintes avait eu la curiosité de lire parmi ces oeuvres,celles de madame Swetchine, cette générale russe, dont la maisonfut, à Paris, recherchée par les plus fervents des catholiques;elles avaient dégagé pour lui un inaltérable et un accablant ennui;elles étaient plus que mauvaises, elles étaient quelconques; celadonnait l’idée d’un écho retenu dans une petite chapelle où tout unmonde gourmé et confit, marmottait ses prières, se demandait, àvoix basse, de ses nouvelles, se répétait, d’un air mystérieux etprofond, quelques lieux communs sur la politique, sur lesprévisions du baromètre, sur l’état actuel de l’atmosphère.

Mais il y avait pis: une lauréate brevetée de l’Institut, madameAugustus Craven, l’auteur du Récit d’une soeur, d’une éliane, d’unFleurange, soutenus à grand renfort de serpent et d’orgue, par lapresse apostolique tout entière. Jamais, non, jamais des Esseintesn’avait imaginé qu’on pût écrire de pareilles insignifiances. Ceslivres étaient, au point de vue de la conception, d’une tellenigauderie et ils étaient écrits dans une langue si nauséeuse,qu’ils en devenaient presque personnels, presque rares.

Du reste, ce n’était point parmi les femmes que des Esseintes,qui avait l’âme peu fraîche et qui était peu sentimental de sanature, pouvait rencontrer un retrait littéraire adapté suivant sesgoûts.

Il s’ingénia pourtant et, avec une attention qu’aucuneimpatience ne put réduire, à savourer l’oeuvre de la fille degénie, de la Vierge aux bas bleus du groupe; ses effortséchouèrent; il ne mordit point à ce Journal et à ces Lettres oùEugénie de Guérin célèbre sans discrétion le prodigieux talent d’unfrère qui rimait, avec une telle ingénuité, avec une telle grâce,qu’il fallait, à coup sûr, remonter aux oeuvres de M. de Jouy et deM. écouchard Lebrun, afin d’en trouver et d’aussi hardies etd’aussi neuves!

Il avait inutilement aussi tenté de comprendre les délices deces ouvrages où l’on découvre des récits tels que ceux-ci: « J’aisuspendu, ce matin, à côté du lit de papa, une croix qu’une petitefille lui donna hier. » – « Nous sommes invitées, Mimi et moi, àassister, demain, chez M. Roquiers, à la bénédiction d’une cloche;cette course ne me déplaît pas »; – où l’on relève des événements decette importance: « Je viens de suspendre à mon cou une médaille dela sainte Vierge que Louise m’a envoyée, pour préservatif ducholéra »; – de la poésie de ce genre: « O le beau rayon de lune quivient de tomber sur l’évangile que je lisais! » – enfin, desobservations aussi pénétrantes et aussi fines que celle-ci « Quandje vois passer devant une croix un homme qui se signe ou ôte sonchapeau, je me dis: Voilà un chrétien qui passe. »

Et cela continuait de la sorte, sans arrêt, sans trêve, jusqu’àce que Maurice de Guérin mourût et que sa soeur le pleurât en denouvelles pages, écrites dans une prose aqueuse que parsemaient, çàet là, des bouts de poèmes dont l’humiliante indigence finissaitpar apitoyer des Esseintes.

Ah! ce n’était pas pour dire, mais le parti catholique étaitbien peu difficile dans le choix de ses protégées et bien peuartiste! Ces lymphes qu’il avait tant choyées et pour lesquelles ilavait épuisé l’obéissance de ses feuilles, écrivaient toutes commedes pensionnaires de couvent, dans une langue blanche, dans un deces flux de la phrase qu’aucun astringent n’arrête!

Aussi des Esseintes se détournait-il de cette littérature, avechorreur; mais, ce n’étaient pas non plus les maîtres modernes dusacerdoce, qui lui offraient des compensations suffisantes pourremédier à ses déboires. Ceux-là étaient des prédicateurs ou despolémistes impeccables et corrects, mais la langue chrétienne avaitfini, dans leurs discours et dans leurs livres, par devenirimpersonnelle, par se figer dans une rhétorique aux mouvements etaux repos prévus, dans une série de périodes construites d’après unmodèle unique. Et en effet, tous les ecclésiastiques écrivaient demême, avec un peu plus ou un peu moins d’abandon ou d’emphase, etla différence était presque nulle entre les grisailles tracées parNN. SS. Dupanloup ou Landriot, La Bouillerie ou Gaume, par DomGuéranger ou le père Ratisbonne, par Monseigneur Freppel ouMonseigneur Perraud, par les RR. PP. Ravignan ou Gratry, par lejésuite Olivain, le carme Dosithée, le dominicain Didon ou parl’ancien prieur de Saint-Maximin, le Révérend Chocarne.

Souvent des Esseintes y avait songé: il fallait un talent bienauthentique, une originalité bien profonde, une conviction bienancrée, pour dégeler cette langue si froide, pour animer ce stylepublic que ne pouvait soutenir aucune pensée qui fût imprévue,aucune thèse qui fût brave.

Cependant quelques écrivains existaient dont l’ardente éloquencefondait et tordait cette langue, Lacordaire surtout, l’un des seulsécrivains qu’ait, depuis des années, produits l’église.

Enfermé, de même que tous ses confrères, dans le cercle étroitdes spéculations orthodoxes, obligé, ainsi qu’eux, de piétiner surplace et de ne toucher qu’aux idées émises et consacrées par lesPères de l’église et développées par les maîtres de la chaire, ilparvenait à donner le change, à les rajeunir, presque à lesmodifier, par une forme plus personnelle et plus vive. çà et là,dans ses Conférences de Notre-Dame, des trouvailles d’expressions,des audaces de mots, des accents d’amour, des bondissements, descris d’allégresse, des effusions éperdues qui faisaient fumer lestyle séculaire sous sa plume. Puis, en sus de l’orateur de talent,qu’était cet habile et doux moine dont les adresses et dont lesefforts s’étaient épuisés dans l’impossible tâche de concilier lesdoctrines libérales d’une société avec les dogmes autoritaires del’église, il y avait en lui un tempérament de fervente dilection,de diplomatique tendresse. Alors, dans les lettres qu’il écrivait àdes jeunes gens, passaient des caresses de père exhortant ses fils,de souriantes réprimandes, de bienveillants conseils, d’indulgentspardons. D’aucunes étaient charmantes, où il avouait toute sagourmandise d’affection, et d’autres étaient presque imposanteslorsqu’il soutenait le courage et dissipait les doutes, par lesinébranlables certitudes de sa Foi. En somme, ce sentiment depaternité qui prenait sous sa plume quelque chose de délicat et deféminin imprimait à sa prose un accent unique parmi toute lalittérature cléricale.

Après lui, bien rares se faisaient les ecclésiastiques et lesmoines qui eussent une individualité quelconque. Tout au plus,quelques pages de son élève l’abbé Peyreyve, pouvaient-ellessupporter une lecture. Il avait laissé de touchantes biographies deson maître, écrit quelques aimables lettres, composé des articles,dans la langue sonore des discours, prononcé des panégyriques où leton déclamatoire dominait trop. Certes, l’abbé Peyreyve n’avait niles émotions, ni les flammes de Lacordaire. Il était trop prêtre ettrop peu homme; çà et là pourtant dans sa rhétorique de sermonéclataient des rapprochements curieux, des phrases larges etsolides, des élévations presque augustes.

Mais, il fallait arriver aux écrivains qui n’avaient point subil’ordination, aux écrivains séculiers, attachés aux intérêts ducatholicisme et dévoués à sa cause, pour retrouver des prosateursqui valussent qu’on s’arrêtât.

Le style épiscopal, si banalement manié par les prélats, s’étaitretrempé et avait, en quelque sorte, reconquis une mâle vigueuravec le comte de Falloux. Sous son apparence modérée, cetacadémicien exsudait du fiel; ses discours prononcés, en 1848, auParlement, étaient diffus et ternes, mais ses articles insérés dansle Correspondant et réunis depuis en livres, étaient mordants etâpres, sous la politesse exagérée de leur forme. Conçus comme desharangues, ils contenaient une certaine verve amère et surprenaientpar l’intolérance de leur conviction.

Polémiste dangereux à cause de ses embuscades, logicien retors,marchant de côté, frappant à l’improviste, le comte de Fallouxavait aussi écrit de pénétrantes pages sur la mort de madameSwetchine, dont il avait recueilli les opuscules et qu’il révéraità l’égal d’une sainte.

Mais, où le tempérament de l’écrivain s’accusait vraiment,c’était dans deux brochures parues, l’une en 1846 et l’autre en1880, cette dernière intitulée: l’Unité nationale.

Animé d’une rage froide, l’implacable légitimiste combattait,cette fois, contrairement à ses habitudes, en face, et jetait auxincrédules, en guise de péroraison, ces fulminantes invectives:

« Et vous, utopistes systématiques, qui faites abstraction de lanature humaine, fauteurs d’athéisme, nourris de chimères et dehaines, émancipateurs de la femme, destructeurs de la famille,généalogistes de la race simienne, vous, dont le nom était naguèreune injure, soyez contents: vous aurez été les prophètes et vosdisciples seront les pontifes d’un abominable avenir! »

L’autre brochure portait ce titre: Le Parti catholique, et elleétait dirigée contre le despotisme de l’Univers, et contre Veuillotdont elle se refusait à prononcer le nom. Ici les attaquessinueuses recommençaient, le venin filtrait sous chacune de ceslignes où le gentilhomme, couvert de bleus, répondait par deméprisants sarcasmes aux coups de savate du lutteur.

à eux deux, ils représentaient bien les deux partis de l’égliseoù les dissidences se résolvent en d’intraitables haines; deFalloux, plus hautain et plus cauteleux, appartenait à cette sectelibérale dans laquelle étaient déjà réunis et de Montalembert etCochin, et Lacordaire et de Broglie; il appartenait, tout entier,aux idées du Correspondant, une revue qui s’efforçait de couvrird’un vernis de tolérance les théories impérieuses de l’église;Veuillot, plus débraillé, plus franc, rejetait ces masques,attestait sans hésiter la tyrannie des volontés ultramontaines,avouait et réclamait tout haut l’impitoyable joug de sesdogmes.

Celui-là s’était fabriqué, pour la lutte, une langueparticulière, où il entrait du La Bruyère et du faubourien duGros-Caillou. Ce style mi-solennel, mi-canaille, brandi par cettepersonnalité brutale, prenait un poids redoutable de casse-tête.Singulièrement entêté et brave, il avait assommé avec ce terribleoutil, et les libres penseurs et les évêques, tapant à tour debras, frappant comme un boeuf sur ses ennemis, à quelque partiqu’ils appartinssent. Tenu en défiance par l’église qui n’admettaitni ce style de contrebande ni ces poses de barrière, ce religieuxarsouille s’était quand même imposé par son grand talent, ameutantaprès lui toute la presse qu’il étrillait jusqu’au sang dans sesOdeurs de Paris, tenant tête à tous les assauts, se débarrassant àcoups de soulier de tous les bas plumitifs qui s’essayaient à luisauter aux jambes.

Malheureusement, ce talent incontesté n’existait que dans lepugilat; au calme, Veuillot n’était plus qu’un écrivain médiocre;ses poésies et ses romans inspiraient la pitié; sa langue à lapoivrade s’éventait à ne pas cogner; l’arpin catholique sechangeait, au repos, en un cacochyme qui toussait de banaleslitanies et balbutiait d’enfantins cantiques.

Plus guindé, plus contraint, plus grave, était l’apologistechéri de l’église, l’inquisiteur de la langue chrétienne, Ozanam.Encore qu’il fût difficile à surprendre, des Esseintes ne laissaitpas que d’être étonné par l’aplomb de cet écrivain qui parlait desdesseins impénétrables de Dieu, alors qu’il eût fallu administrerles preuves des invraisemblables assertions qu’il avançait; avec leplus beau sang-froid, celui-là déformait les événements,contredisait, plus impudemment encore que les panégyristes desautres partis, les actes reconnus de l’histoire, certifiait quel’église n’avait jamais caché l’estime qu’elle faisait de lascience, qualifiait les hérésies de miasmes impurs, traitait lebouddhisme et les autres religions avec un tel mépris qu’ils’excusait de souiller la prose catholique par l’attaque même deleurs doctrines.

Par instants, la passion religieuse insufflait une certaineardeur à sa langue oratoire sous les glaces de laquellebouillonnait un courant de violence sourde; dans ses nombreuxécrits sur le Dante, sur saint François, sur l’auteur du « Stabat »,sur les poètes franciscains, sur le socialisme, sur le droitcommercial, sur tout, cet homme plaidait la défense du Vaticanqu’il estimait indéfectible, appréciait indifféremment toutes lescauses suivant qu’elles se rapprochaient ou s’écartaient plus oumoins de la sienne.

Cette manière d’envisager les questions à un seul point de vueétait celle aussi de ce piètre écrivassier que d’aucuns luiopposaient comme un rival, Nettement. Celui-là était moins sangléet il affectait des prétentions moins altières et plus mondaines; àdiverses reprises, il était sorti du cloître littéraire oùs’emprisonnait Ozanam, et il avait parcouru les oeuvres profanes,pour les juger. Il était entré là-dedans à tâtons, ainsi qu’unenfant dans une cave, ne voyant autour de lui que des ténèbres, nepercevant au milieu de ce noir que la lueur du cierge quil’éclairait en avant, à quelques pas.

Dans cette ignorance des lieux, dans cette ombre, il avaitachoppé à tout bout de champ, parlant de Mürger qui avait « le soucidu style ciselé et soigneusement fini », d’Hugo qui recherchaitl’infect et l’immonde et auquel il osait comparer M. de Laprade, deDelacroix qui dédaignait la règle, de Paul Delaroche et du poèteReboul qu’il exaltait, parce qu’ils lui semblaient posséder lafoi.

Des Esseintes ne pouvait s’empêcher de hausser les épaulesdevant ces malheureuses opinions que recouvrait une prose assistée,dont l’étoffe déjà portée, s’accrochait et se déchirait, à chaquecoin de phrases.

D’un autre côté, les ouvrages de Poujoulat et de Genoude, deMontalembert, de Nicolas et de Carné ne lui inspiraient pas unesollicitude beaucoup plus vive; son inclination pour l’histoiretraitée avec un soin érudit et dans une langue honorable par le ducde Broglie, et son penchant pour les questions sociales etreligieuses abordées par Henry Cochin qui s’était pourtant révélédans une lettre où il racontait une émouvante prise de voile auSacré-Coeur, ne se prononçaient guère. Depuis longtemps, il n’avaitplus touché à ces livres, et l’époque était déjà lointaine où ilavait jeté aux vieux papiers les puériles élucubrations dusépulcral Pontmartin et du minable Féval, et où il avait confié auxdomestiques, pour un commun usage, les historiettes des Aubineau etdes Lasserre, ces bas hagiographes des miracles opérés par M.Dupont de Tours et par la Vierge.

En somme, des Esseintes n’extrayait même point de cettelittérature, une passagère distraction à ses ennuis, aussirepoussait-il dans les angles obscurs de sa bibliothèque ces amasde livres qu’il avait jadis étudiés, lorsqu’il était sorti de chezles Pères. – J’aurais bien dû abandonner ceux-là à Paris, sedit-il, en dénichant derrière les autres, des livres qui luiétaient plus particulièrement insupportables, ceux de l’abbéLamennais et ceux de cet imperméable sectaire, si magistralement,si pompeusement ennuyeux et vide, le comte Joseph de Maistre.

Un seul volume restait installé sur un rayon, à portée de samain, l’_Homme_ d’Ernest Hello.

Celui-là était l’antithèse absolue de ses confrères en religion.Presque isolé dans le groupe pieux que ses allures effarouchaient,Ernest Hello avait fini par quitter ce chemin de grandecommunication qui mène de la terre au ciel; sans doute écoeuré parla banalité de cette voie, et par la cohue de ces pèlerins delettres qui suivaient à la queue leu-leu, depuis des siècles, lamême chaussée, marchant dans les pas les uns des autres, s’arrêtantaux mêmes endroits, pour échanger les mêmes lieux communs sur lareligion, sur les Pères de l’église, sur leurs mêmes croyances, surleurs mêmes maîtres, il était parti par les sentiers de traverse,avait débouché dans la morne clairière de Pascal où il s’étaitlonguement arrêté pour reprendre haleine, puis il avait continué saroute et était entré plus avant que le janséniste, qu’il huaitd’ailleurs, dans les régions de la pensée humaine.

Tortillé et précieux, doctoral et complexe, Hello, par lespénétrantes arguties de son analyse, rappelait à des Esseintes lesétudes fouillées et pointues de quelques-uns des psychologuesincrédules du précédent et du présent siècle. Il y avait en lui unesorte de Duranty catholique, mais plus dogmatique et plus aigu, unmanieur expérimenté de loupe, un ingénieur savant de l’âme, unhabile horloger de la cervelle, se plaisant à examiner le mécanismed’une passion et à l’expliquer par le menu des rouages.

Dans cet esprit bizarrement conformé, il existait des relationsde pensées, des rapprochements et des oppositions imprévus; puis,tout un curieux procédé qui faisait de l’étymologie des mots, untremplin aux idées dont l’association devenait parfois ténue, maisdemeurait presque constamment ingénieuse et vive.

Il avait ainsi, et malgré le mauvais équilibre de sesconstructions, démonté avec une singulière perspicacité, « l’Avare », »l’homme médiocre », analysé « le Goût du monde », « la passion dumalheur », révélé les intéressantes comparaisons qui peuvents’établir entre les opérations de la photographie et celles dusouvenir.

Mais cette adresse à manier cet outil perfectionné de l’analysequ’il avait dérobé aux ennemis de l’église, ne représentait quel’un des côtés du tempérament de cet homme.

Un autre être existait encore, en lui: cet esprit se dédoublait,et, après l’endroit apparaissait l’envers de l’écrivain, unfanatique religieux et un prophète biblique.

De même que Hugo dont il rappelait çà et là les luxations etd’idées et de phrases, Ernest Hello s’était plu à jouer les petitssaint Jean à Pathmos; il pontifiait et vaticinait du haut d’unrocher fabriqué dans les bondieuseries de la rue Saint-Sulpice,haranguant le lecteur avec une langue apocalyptique que salait, parplaces, l’amertume d’un Isaïe.

Il affectait alors des prétentions démesurées à la profondeur;quelques complaisants criaient au génie, feignaient de leconsidérer comme le grand homme, comme le puits de science dusiècle, un puits peut-être, mais au fond duquel l’on ne voyait biensouvent goutte.

Dans son volume, Paroles de Dieu, où il paraphrasait lesécritures et s’efforçait de compliquer leur sens à peu près clair;dans son autre livre, l’Homme, dans sa brochure, le Jour duSeigneur, rédigée dans un style biblique, entrecoupé et obscur, ilapparaissait ainsi qu’un apôtre vindicatif, orgueilleux, rongé debile, et il se révélait également tel qu’un diacre atteint del’épilepsie mystique, tel qu’un de Maistre qui aurait du talent,tel qu’un sectaire hargneux et féroce.

Seulement, pensait des Esseintes, ce dévergondage maladifbouchait souvent les échappées inventives du casuiste; avec plusd’intolérance encore qu’Ozanam, il niait résolument tout ce quin’appartenait pas à son clan, proclamait les axiomes les plusstupéfiants, soutenait, avec une déconcertante autorité que « lagéologie s’était retournée vers Moïse », que l’histoire naturelle,que la chimie, que toute la science contemporaine vérifiaientl’exactitude scientifique de la Bible; à chaque page, il étaitquestion de l’unique vérité, du savoir surhumain de l’église, letout, semé d’aphorismes plus que périlleux et d’imprécationsfuribondes, vomies à plein pot sur l’art du dernier siècle.

à cet étrange alliage s’ajoutaient l’amour des douceurs béates,des traductions du livre des Visions d’Angèle de Foligno, un livred’une sottise fluide sans égale, et des oeuvres choisies de JeanRusbrock l’Admirable, un mystique du XIIIe siècle, dont la proseoffrait un incompréhensible mais attirant amalgame d’exaltationsténébreuses, d’effusions caressantes, de transports âpres.

Toute la pose de l’outrecuidant pontife qu’était Hello, avaitjailli d’une abracadabrante préface écrite à propos de ce livre.Ainsi qu’il le faisait remarquer, « les choses extraordinaires nepeuvent que se balbutier », et il balbutiait en effet, déclarant que »la ténèbre sacrée où Rusbrock étend ses ailes d’aigle, est sonocéan, sa proie, sa gloire, et que les quatre horizons seraientpour lui un vêtement trop étroit ».

Quoi qu’il en fût, des Esseintes se sentait attiré par cetesprit mal équilibré, mais subtil; la fusion n’avait pu s’accomplirentre l’adroit psychologue et le pieux cuistre, et ces cahots, cesincohérences mêmes constituaient la personnalité de cet homme.

Avec lui, s’était recruté le petit groupe des écrivains quitravaillaient sur le front de bandière du camp clérical. Ilsn’appartenaient pas au gros de l’armée, étaient, à proprementparler, les batteurs d’estrade d’une Religion qui se défiait desgens de talent, tels que Veuillot, tels que Hello, parce qu’ils nelui semblaient encore ni assez asservis ni assez plats; au fond, illui fallait des soldats qui ne raisonnassent point, des troupes deces combattants aveugles, de ces médiocres dont Hello parlait avecla rage d’un homme qui a subi leur joug; aussi le catholicismes’était-il empressé d’écarter de ses feuilles l’un de sespartisans, un pamphlétaire enragé, qui écrivait une langue tout àla fois exaspérée et précieuse, coquebine et farouche, Léon Bloy,et avait-il jeté à la porte de ses librairies comme un pestiféré etcomme un malpropre, un autre écrivain qui s’était pourtant égosilléà célébrer ses louanges, Barbey d’Aurevilly.

Il est vrai que celui-là était par trop compromettant et partrop peu docile; les autres courbaient, en somme, la tête sous lessemonces, et rentraient dans le rang; lui, était l’enfant terribleet non reconnu du parti; il courait littérairement la fille, qu’ilamenait toute dépoitraillée dans le sanctuaire. Il fallait même cetimmense mépris dont le catholicisme couvre le talent, pour qu’uneexcommunication en bonne et due forme n’eût point mis hors la loicet étrange serviteur qui, sous prétexte d’honorer ses maîtres,cassait les vitres de la chapelle, jonglait avec les saintsciboires, exécutait des danses de caractère autour dutabernacle.

Deux ouvrages de Barbey d’Aurevilly attisaient spécialement desEsseintes, Le Prêtre marié et Les Diaboliques. D’autres, tels queL’Ensorcelée, Le Chevalier des Touches, Une vieille maîtresse,étaient certainement plus pondérés et plus complets, mais ilslaissaient plus froid des Esseintes qui ne s’intéressait réellementqu’aux oeuvres mal portantes, minées et irritées par la fièvre.

Avec ces volumes presque sains, Barbey d’Aurevilly avaitconstamment louvoyé entre ces deux fossés de la religion catholiquequi arrivent à se joindre: le mysticisme et le sadisme.

Dans ces deux livres que feuilletait des Esseintes Barbey avaitperdu toute prudence, avait lâché bride à sa monture, était parti,ventre à terre, sur les routes qu’il avait parcourues jusqu’à leurspoints les plus extrêmes.

Toute la mystérieuse horreur du moyen âge planait au-dessus decet invraisemblable livre Le Prêtre marié; la magie se mêlait à lareligion, le grimoire à la prière, et, plus impitoyable, plussauvage que le Diable, le Dieu du péché originel torturait sansrelâche l’innocente Calixte, sa réprouvée, la désignant par unecroix rouge au front, comme jadis il fit marquer par l’un de sesanges les maisons des infidèles qu’il voulait tuer.

Conçues par un moine à jeun, pris de délire, ces scènes sedéroulaient dans le style capricant d’un agité; malheureusementparmi ces créatures détraquées ainsi que des Coppélia galvaniséesd’Hoffmann, d’aucunes, telles que le Néel de Néhou, semblaientavoir été imaginées dans ces moments d’affaissement qui succèdentaux crises, et elles détonnaient dans cet ensemble de folie, ombreoù elles apportaient l’involontaire comique que dégage la vue d’unpetit seigneur de zinc, qui joue du cor, en bottes molles, sur lesocle d’une pendule.

Après ces divagations mystiques, l’écrivain avait eu une périoded’accalmie; puis une terrible rechute s’était produite.

Cette croyance que l’homme est un âne de Buridan, un êtretiraillé entre deux puissances d’égale force, qui demeurent, à tourde rôle, victorieuses de son âme et vaincues; cette conviction quela vie humaine n’est plus qu’un incertain combat livré entrel’enfer et le ciel; cette foi en deux entités contraires, Satan etle Christ, devaient fatalement engendrer ces discordes intérieuresoù l’âme, exaltée par une incessante lutte, échauffée en quelquesorte par les promesses et les menaces, finit par s’abandonner etse prostitue à celui des deux partis dont la poursuite a été laplus tenace.

Dans Le Prêtre marié, les louanges du Christ dont les tentationsavaient réussi, étaient chantées par Barbey d’Aurevilly; dans LesDiaboliques, l’auteur avait cédé au Diable qu’il célébrait, etalors apparaissait le sadisme, ce bâtard du catholicisme, que cettereligion a, sous toutes ses formes, poursuivi de ses exorcismes etde ses bûchers, pendant des siècles.

Cet état si curieux et si mal défini ne peut, en effet, prendrenaissance dans l’âme d’un mécréant; il ne consiste point seulementà se vautrer parmi les excès de la chair, aiguisés par de sanglantssévices, car il ne serait plus alors qu’un écart des sensgénésiques, qu’un cas de satyriasis arrivé à son point de maturitésuprême; il consiste avant tout dans une pratique sacrilège, dansune rébellion morale, dans une débauche spirituelle, dans uneaberration tout idéale, toute chrétienne; il réside aussi dans unejoie tempérée par la crainte, dans une joie analogue à cettesatisfaction mauvaise des enfants qui désobéissent et jouent avecdes matières défendues, par ce seul motif que leurs parents leur enont expressément interdit l’approche.

En effet, s’il ne comportait point un sacrilège, le sadismen’aurait pas de raison d’être; d’autre part, le sacrilège quidécoule de l’existence même d’une religion, ne peut êtreintentionnellement et pertinemment accompli que par un croyant, carl’homme n’éprouverait aucune allégresse à profaner une foi qui luiserait ou indifférente ou inconnue.

La force du sadisme, l’attrait qu’il présente, gît donc toutentier dans la jouissance prohibée de transférer à Satan leshommages et les prières qu’on doit à Dieu; il gît donc dansl’inobservance des préceptes catholiques qu’on suit même à rebours,en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchésqu’il a le plus expressément maudits: la pollution du culte etl’orgie charnelle.

Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué son nom,était aussi vieux que l’église; il avait sévi dans le XVIIIesiècle, ramenant, pour ne pas remonter plus haut, par un simplephénomène d’atavisme, les pratiques impies du sabbat au moyenâge.

à avoir seulement consulté le Malleus maleficorum, ce terriblecode de Jacob Sprenger, qui permit à l’église d’exterminer, par lesflammes, des milliers de nécromans et de sorciers, des Esseintesreconnaissait, dans le sabbat, toutes les pratiques obscènes ettous les blasphèmes du sadisme. En sus des scènes immondes chèresau Malin, des nuits successivement consacrées aux accouplementslicites et indus des nuits ensanglantées par les bestialités durut, il retrouvait la parodie des processions, les insultes et lesmenaces permanentes à Dieu, le dévouement à son Rival, alors qu’oncélébrait, en maudissant le pain et le vin, la messe noire, sur ledos d’une femme, à quatre pattes, dont la croupe nue et constammentsouillée servait d’autel et que les assistants communiaient, pardérision, avec une hostie noire dans la pâte de laquelle une imagede bouc était empreinte.

Ce dégorgement d’impures railleries, de salissants opprobresétait manifeste chez le marquis de Sade qui épiçait ses redoutablesvoluptés de sacrilèges outrages.

Il hurlait au ciel, invoquait Lucifer, traitait Dieu deméprisable, de scélérat, d’imbécile, crachait sur la communion,s’essayait à contaminer par de basses ordures une Divinité qu’ilespérait vouloir bien le damner, tout en déclarant, pour la braverencore, qu’elle n’existait pas.

Cet état psychique, Barbey d’Aurevilly le côtoyait. S’iln’allait pas aussi loin que de Sade, en proférant d’atrocesmalédictions contre le Sauveur; si, plus prudent ou plus craintif,il prétendait toujours honorer l’église, il n’en adressait pasmoins, comme au moyen âge, ses postulations au Diable et ilglissait, lui aussi, afin d’affronter Dieu, à l’érotomaniedémoniaque, forgeant des monstruosités sensuelles, empruntant mêmeà La Philosophie dans le boudoir un certain épisode qu’ilassaisonnait de nouveaux condiments, lorsqu’il écrivait ce conte:Le Dîner d’un athée.

Ce livre excessif délectait des Esseintes; aussi avait-il faittirer, en violet d’évêque, dans un encadrement de pourprecardinalice, sur un authentique parchemin que les auditeurs de Roteavaient béni, un exemplaire des Diaboliques imprimé avec cescaractères de civilité dont les croches biscornues, dont lesparaphes en queues retroussées et en griffes, affectent une formesatanique.

Après certaines pièces de Baudelaire qui, à l’imitation deschants clamés pendant les nuits du sabbat, célébraient des litaniesinfernales, ce volume était, parmi toutes les oeuvres de lalittérature apostolique contemporaine, le seul qui témoignât decette situation d’esprit tout à la fois dévote et impie, verslaquelle les revenez-y du catholicisme, stimulés par les accès dela névrose, avaient souvent poussé des Esseintes.

Avec Barbey d’Aurevilly, prenait fin la série des écrivainsreligieux; à vrai dire, ce paria appartenait plus, à tous lespoints de vue, à la littérature séculière qu’à cette autre chezlaquelle il revendiquait une place qu’on lui déniait; sa langued’un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournuresinusitées, de comparaisons outrées, enlevait, à coups de fouet, sesphrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes sonnailles, toutle long du texte. En somme, d’Aurevilly apparaissait, ainsi qu’unétalon, parmi ces hongres qui peuplent les écuriesultramontaines.

Des Esseintes se faisait ces réflexions, en relisant, çà et là,quelques passages de ce livre et, comparant ce style nerveux etvarié au style lymphatique et fixé de ses confrères, il songeaitaussi à cette évolution de la langue qu’a si justement révéléeDarwin.

Mêlé aux profanes, élevé au milieu de l’école romantique, aucourant des oeuvres nouvelles, habitué au commerce des publicationsmodernes, Barbey était forcément en possession d’un dialecte quiavait supporté de nombreuses et profondes modifications, quis’était renouvelé, depuis le grand siècle.

Confinés au contraire sur leur territoire, écroués dansd’identiques et d’anciennes lectures, ignorant le mouvementlittéraire des siècles et bien décidés, au besoin, à se crever lesyeux pour ne pas le voir, les ecclésiastiques employaientnécessairement une langue immuable, comme cette langue du XVIIIe,siècle que les descendants des Français établis au Canada parlentet écrivent couramment encore, sans qu’aucune sélection detournures ou de mots ait pu se produire dans leur idiome isolé del’ancienne métropole et enveloppé, de tous les côtés, par la langueanglaise.

Sur ces entrefaites, le son argentin d’une cloche qui tintait unpetit angélus, annonça à des Esseintes que le déjeuner était prêt.Il laissa là ses livres, s’essuya le front et se dirigea vers lasalle à manger, se disant que, parmi tous ces volumes qu’il venaitde ranger, les oeuvres de Barbey d’Aurevilly étaient encore lesseules dont les idées et le style présentassent ces faisandages,ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet, qu’ilaimait tant à savourer parmi les écrivains décadents, latins etmonastiques des vieux âges.

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