Acté

Chapitre 18

 

Cette fois c’était pour lui-même quel’empereur en appelait à la science de sa vieille amie. Ilspassèrent ensemble la nuit entière, et devant lui la magiciennecomposa un poison subtil, qu’elle avait combiné trois joursauparavant, et dont elle avait fait l’essai la veille. Néron lerenferma dans une boîte d’or, et le cacha dans un meuble que luiavait donné Sporus, et dont il n’y avait que lui et l’eunuque quiconnussent le secret.

Cependant le bruit de la révolte de Galbas’était répandu avec une rapidité effroyable. Cette fois ce n’étaitplus une menace lointaine, une entreprise désespérée comme celle deVindex. C’était l’attaque puissante et directe d’un patricien dontla race, toujours populaire à Rome, était à la fois illustre etancienne, et qui prenait sur ses statues le titre de petit-fils deQuintus Catulus Capitolinus ; c’est-à-dire du magistrat quiavait passé pour le premier de son temps par son courage et savertu.

À ces bonnes dispositions pour Galba sejoignaient de nouveaux griefs contre Néron ; préoccupé de sesjeux et de ses courses et de ses chants, les ordres ordinairesqu’il devait donner en sa qualité de préfet de l’annone, avaientété négligés, de sorte que la flotte, qui devait apporter le blé deSicile et d’Alexandrie, était partie seulement à l’époque où elleaurait dû revenir ; il en résultait qu’en peu de jours lacherté du grain était devenue excessive, puisque la famine luiavait succédé, et que Rome, mourante de faim comme un seul homme,et les yeux tournés vers le midi, courait tout entière aux bords duTibre à chaque vaisseau qui remontait du port d’Ostie ; or, lematin du jour où Néron avait passé la nuit avec Locuste, et lelendemain de celui où les nouvelles de la révolte de Galba étaientarrivées, le peuple mécontent et affamé était rassemblé au Forum,lorsque l’on signala un bâtiment. Tout le monde courut au portOelius, croyant ce bâtiment l’avant-garde de la flotte nourricière,et chacun se précipita à bord avec des cris de joie. Le bâtimentrapportait du sable d’Alexandrie pour les lutteurs de lacour ; les murmures et les imprécations éclatèrenthautement.

Parmi les mécontents, un homme se faisaitremarquer : c’était un affranchi de Galba, nommé Icelus. Laveille au soir il avait été arrêté ; mais, pendant la nuit,une centaine d’hommes armés s’étaient portés à la prison, etl’avaient délivré. Il reparaissait donc au milieu du peuple, fortde sa persécution momentanée, et, profitant de cet avantage, ilappelait les assistants à une révolte ouverte ; mais ceux-cibalançaient encore, par ce reste d’obéissance à ce qui existe, donton ne se rend pas compte, mais que les esprits vulgaires brisent sidifficilement ; lorsqu’un jeune homme, le visage caché sousson pallium, passa près de lui, et lui tendit un feuillet déchiréd’une tablette. Icelus prit la plaque d’ivoire enduite de cirequ’on lui présentait, et vit avec joie que le hasard venait à sonsecours, en lui livrant une preuve contre Néron : cettetablette contenait le projet qu’avait arrêté l’empereur pendant lanuit qu’il avait passée avec Sporus, de brûler une seconde foiscette Rome qui se lassait d’applaudir à ses chants, et de lâcherles bêtes féroces pendant l’incendie, afin que les Romains nepussent pas éteindre le feu. Icelus lut à haute voix les lignesécrites sur la tablette, et cependant on hésitait à le croire, tantune pareille vengeance paraissait insensée. Quelques personnes mêmecriaient que sans doute l’ordre que venait de lire Icelus était unordre supposé, lorsque Nymphidius Sabinus prit la tablette desmains de l’affranchi, et déclara qu’il reconnaissait parfaitement,non seulement l’écriture de l’empereur, mais encore sa manière deraturer, d’effacer et d’intercaler. À ceci, il n’y avait rien àrépondre, Nymphidius Sabinus, comme préfet du prétoire, ayant eusouvent l’occasion de recevoir des lettres autographes deNéron.

En ce moment plusieurs sénateurs passèrent endésordre et sans manteau ; ils se rendaient au Capitole où ilsétaient convoqués ; le chef du sénat ayant vu le matin mêmeune tablette pareille à celle que l’inconnu avait remise à Icelus,et sur laquelle était écrit le projet détaillé d’inviter tous lessénateurs à un grand repas et de les empoisonner tous ensemble etd’un seul coup, le peuple se mit à leur suite, et revint inonder leForum, nombreux et pressé comme des vagues, et semblable à un fluxqui recouvre le port ; puis, en attendant ce que le sénatallait décider, il s’attaqua aux statues de Néron, n’osant encores’en prendre à lui-même. Du haut de la terrasse du Palatinl’empereur vit les outrages auxquels ses effigies étaientsoumises ; alors il s’habilla de noir pour descendre vers lepeuple et se présenter à lui en suppliant ; mais au moment oùil allait sortir, les cris de la foule avaient pris une telleexpression de menace et de rage, qu’il rentra précipitamment, sefit ouvrir une porte de derrière, et se sauva dans les jardins deServilius. Une fois à l’abri dans cette retraite que personne queses confidents les plus intimes ne savait avoir été choisie parlui, il envoya Phaon au chef des prétoriens.

Mais l’agent de Galba avait précédé au campl’agent de César. Nymphidius Sabinus venait de promettre au nom dunouvel empereur sept mille cinq cents drachmes par tête, et àchaque soldat des armées qui seraient dans les provinces douze centcinquante drachmes : le chef des prétoriens répondit donc àPhaon que tout ce qu’il pouvait faire, c’était de donner pour lamême somme la préférence à Néron. Phaon rapporta cette réponse àl’empereur ; mais la somme demandée s’élevait à deux centquatre-vingt-cinq millions cent soixante-deux mille trois centsfrancs de notre monnaie, et le trésor était épuisé par desprodigalités insensées, de sorte que l’empereur ne possédait pas lavingtième partie de cette somme. Cependant Néron ne désespéraitpoint : la nuit approchait, et, avec l’aide de ses anciensamis, dont, grâce aux ténèbres, il pouvait aller implorerl’assistance sans être vu, il parviendrait peut-être à rassemblercette somme.

La nuit s’abaissa sur la ville pleine detumulte et de lueurs : partout où il y avait un forum, uneplace, un carrefour, il y avait des groupes éclairés par destorches. Au milieu de toute cette foule animée de tant desentiments divers, les nouvelles les plus étranges et les pluscontradictoires circulaient comme si un aigle les secouait de sesailes, et toutes obtenaient créance, si insensées et siincohérentes qu’elles fussent. Alors il s’élevait dans les airs desclartés et des rumeurs qu’on eût prises de loin pour des éruptionsde volcans et des rugissements de bêtes féroces. Au milieu de toutce tumulte, les prétoriens quittèrent leurs casernes et allèrentcamper hors de Rome ; partout où ils passèrent le silence serétablit, car on ne savait encore pour qui ils étaient ; maisà peine la foule les avait elle perdus de vue qu’elle se remettaità secouer ses torches et à hurler, désordonnée et menaçante.

Cependant, malgré l’agitation de la ville,Néron se hasarda à descendre, déguisé sous les habits d’un homme dupeuple, des jardins de Servilius, où, comme nous l’avons dit, ils’était retiré pendant toute la journée. Cette démarche hasardéelui était inspirée par l’espoir de trouver une aide, sinon dans lesbras, du moins dans la bourse de ses anciens compagnons dedébauche ; mais il eut beau se traîner de maison en maison,s’agenouiller en suppliant à toutes les portes et implorer comme unmendiant cette aumône qui seule pouvait racheter sa vie ; maisil eut beau appeler et gémir, les cœurs restèrent insensibles etles portes fermées. Alors, comme cette multitude lassée des délaisdu sénat commençait de se faire entendre, Néron comprit qu’il n’yavait pas un instant à perdre. Au lieu de retourner aux jardins deServilius, il se dirigea vers le Palatin pour y prendre de l’or etquelques bijoux précieux. Arrivé à la fontaine de Jupiter, il seglissa derrière le temple de Vesta, parvint jusqu’à l’ombre queprojetaient les murs du palais de Tibère et de Caligula ;gagna la porte qui s’était ouverte pour son arrivée de Corinthe,traversa ces jardins magnifiques qu’il allait être forcéd’abandonner pour les grèves désertes de la proscription, puis,rentrant dans la maison dorée, il gagna sa chambre par descorridors secrets et obscurs : en y entrant il jeta un cri desurprise.

Pendant son absence, les gardes du Palatinavaient pris la fuite, emportant avec eux tout ce qui s’étaittrouvé à leur portée : couvertures attaliques, vases d’argent,meubles précieux. Néron courut au petit coffre où il avait renferméle poison de Locuste, et ouvrit le tiroir ; mais la boîte d’oravait disparu, et avec elle la dernière ressource contre la honted’une mort publique et infâme. Alors se sentant faible contre ledanger, délaissé ou trahi par tout le monde, celui qui la veilleencore était le maître de la terre, se jeta la face contre leplancher, et se roula, appelant à son aide avec des cris insensés.Trois personnes accoururent : c’étaient Sporus, Epaphrodite,son secrétaire, et Phaon, son affranchi.

À leur vue, Néron se releva sur un genou etles regarda avec anxiété ; puis, voyant à leurs visagestristes et abattus qu’il n’y avait plus d’espoir, il ordonna àEpaphrodite d’aller chercher le gladiateur Spiculus, ou tout autrequi voulût le tuer. Puis il commanda à Sporus et à Phaon quirestaient avec lui, d’entonner les lamentations que les femmeslouées pour pleurer chantaient en accompagnant lesfunérailles ; ils n’avaient pas fini, qu’Epaphrodite rentra.Ni Spiculus, ni personne, n’avait voulu venir. Alors Néron, quiavait rassemblé toutes ses forces, voyant que ce dernier moyen demourir d’une mort prompte lui échappait, laissa tomber les bras ens’écriant : Hélas ! hélas !… je n’ai donc ni ami niennemi ; alors il voulut sortir du Palatin, courir vers leTibre et s’y précipiter. Mais Phaon l’arrêta en lui offrant samaison de campagne, située à quatre milles à peu près de Rome,entre les voies Salaria et Nomentane. Néron, se rattachant à cettedernière espérance, accepte. Cinq chevaux sont préparés ;Néron monte sur l’un d’eux, se voile le visage, et, suivi deSporus, qui ne le quitte pas plus que son ombre, tandis que Phaonreste au Palatin pour lui faire parvenir des nouvelles, il traversela ville tout entière, sort par la porte Nomentane, et suit la voiesur laquelle nous l’avons retrouvé, au moment où le salut du soldatqui l’avait reconnu avait mis le comble à sa terreur.

Cependant la petite troupe était arrivée à lahauteur de la villa de Phaon, située où est aujourd’hui laSerpentara. Cette campagne, cachée derrière le mont Sacré, pouvaitoffrir à Néron une retraite momentanée, assez isolée pour qu’il eûtau moins le temps de se décider à mourir, si toute chance de salutlui échappait. Epaphrodite, qui connaissait le chemin, prit alorsla tête de la cavalcade, et, se jetant à gauche, s’engagea dans latraverse ; Néron le suivit, puis les deux affranchis et Sporusformèrent l’arrière-garde. Arrivés à moitié chemin, ils entendirentquelque bruit sur la route, quoiqu’ils ne pussent voir quellesétaient les personnes qui le causaient : cette obscurité lesservit eux-mêmes. Néron et Epaphrodite se jetèrent dans lacampagne, tandis que Sporus et les deux affranchis continuèrent decôtoyer le mont Sacré. Ce bruit était causé par une patrouille denuit envoyée à la recherche de l’empereur, et commandée par uncenturion. Elle arrêta les trois voyageurs ; mais, nereconnaissant pas Néron parmi eux, le centurion les laissacontinuer leur route, après avoir échangé quelques mots avecSporus.

Cependant l’empereur et Epaphrodite avaientété forcés de mettre pied à terre, tant la plaine était semée deroches et de terrains éboulés par la dernière commotion qui s’étaitfait sentir au moment où la petite troupe avait quitté Rome. Ilss’avancèrent alors au travers des joncs et des épines, quimettaient en sang les pieds nus de Néron, et déchiraient sonmanteau. Enfin ils aperçurent une masse noire dans l’ombre. Unchien de garde aboya, les suivant le long du mur intérieur, tandisqu’eux côtoyaient la paroi extérieure. Enfin ils arrivèrent àl’entrée d’une carrière attenante à la villa, et dont Phaon avaitfait tirer du sable. L’ouverture en était basse et étroite. Néron,pressé par la peur, se mit à plat ventre, et se glissa dansl’intérieur. Alors, de l’entrée, Epaphrodite lui dit qu’il allaitfaire le tour des murs, pénétrer dans la villa, et s’informer sil’empereur pouvait l’y suivre sans danger. Mais à peine Epaphroditefut-il éloigné, que Néron, se trouvant seul dans cette carrière,fut saisi d’une terreur extrême ; il lui semblait être dans unsépulcre dont la porte aurait été fermée sur lui tout vivant ;il se hâta donc d’en sortir afin de revoir le ciel et de respirerl’air. Arrivé au bord, il aperçut, à quelques pas de lui une mare.Quoique l’eau en fût stagnante, il avait une soif telle qu’il neput résister à l’envie d’en boire. Alors, mettant son manteau sousses pieds pour se garantir quelque peu des cailloux et desronces ; il se traîna jusqu’à cette eau, en puisa quelquesgouttes dans le creux de sa main, puis, regardant le ciel, et d’unton de reproche :

– Voilà donc, dit-il, le dernierrafraîchissement de Néron.

Il était depuis quelques instants assis morneet pensif au bord de cette mare, occupé d’arracher les épines etles ronces qui étaient restées dans son manteau, lorsqu’ils’entendit appeler. Cette voix rompant le silence de la nuit, bienqu’elle eût une expression bienveillante, le fit tressaillir :il se retourna et aperçut à l’entrée de la carrière Epaphrodite,une torche à la main. Son secrétaire lui avait tenu parole, et,après être entré par la porte principale de la villa, et avoirindiqué aux affranchis la place où les attendait l’empereur, ilsavaient d’un commun effort percé un vieux mur, et préparé uneouverture qui lui permettait de passer de la carrière dans lavilla. Néron s’empressa de suivre son guide avec tant de hâte qu’iloublia son manteau au bord de la mare. Alors il rentra dans lacaverne, et de la caverne dans une petite chambre d’esclave n’ayantpour tous meubles qu’un matelas et une vieille couverture, etéclairée par une mauvaise lampe de terre, qui faisait dans ce bougesépulcral et infect plus de fumée que de lumière.

Néron s’assit sur le matelas, le dos appuyé aumur ; il avait faim et soif. Il demanda à boire et à manger.On lui apporta un peu de pain bis et un verre d’eau. Mais aprèsavoir goûté le pain, il le jeta loin de lui : puis il renditl’eau en demandant qu’on la lui fît tiédir. Resté seul, il laissatomber sa tête sur ses genoux, et demeura quelques instantsimmobile et muet comme une statue de la Douleur : bientôt laporte s’ouvrit. Croyant que c’était l’eau qu’on lui rapportait,Néron releva la tête, et vit devant lui Sporus, tenant une lettre àla main.

Il y avait sur la figure pâle de l’eunuque,habituée à exprimer l’abattement ou la tristesse, une expression siétrange de joie cruelle, que Néron le regarda un instant, nereconnaissant plus l’esclave docile de tous ses caprices dans lejeune homme qui s’approchait de lui. Arrivé à deux pas du lit, iltendit les bras et lui présenta le parchemin. Néron, quoiqu’il necomprit rien au sourire de Sporus, se douta qu’il contenait quelquefatale nouvelle.

– De qui est cette lettre ? dit-il sansfaire aucun mouvement pour la prendre.

– De Phaon, répondit le jeune homme.

– Et qu’annonce-t-elle ? continua Néronen pâlissant.

– Que le sénat t’a déclaré ennemi de l’État,et qu’on te cherche pour te conduire au supplice.

– Au supplice ! s’écria Néron en sesoutenant sur un genou, au supplice ! moi ! moi, ClaudiusCésar !…

– Tu n’es plus Claudius César, réponditfroidement l’eunuque ; tu es Domitius Oenobarbus, voilà tout,déclaré traître à la patrie et condamné à mort !

– Et quel est le supplice des traîtres à lapatrie ? dit Néron.

– On les dépouille de leurs vêtements, on leurserre le cou entre les branches d’une fourche, on les promène auxforums, aux marchés et au Champ-de-Mars, puis on les frappe deverges jusqu’à ce qu’ils meurent.

– Oh ! s’écria Néron en se dressant toutdebout, je puis fuir encore, j’ai encore le temps de fuir, degagner la forêt de Larice et les marais de Minturnes ; quelquevaisseau me recueillera, et je me cacherai en Sicile ou enÉgypte.

– Fuir ! dit Sporus, toujours pâle etfroid comme un simulacre de marbre, fuir, et par où ?

– Par ici, s’écria Néron ouvrant la porte dela chambre et s’élançant vers la carrière ; puisque je suisentré je puis sortir.

– Oui, mais depuis que tu es entré, ditSporus, l’ouverture est rebouchée, et, si bon athlète que tu sois,je doute que tu puisses repousser seul le rocher qui la ferme.

– Par Jupiter ! c’est vrai ! s’écriaNéron, épuisant vainement ses forces pour essayer de soulever lapierre. Qui a fermé cette caverne ? qui a fait rouler cerocher ?

– Moi et les affranchis, répondit Sporus.

– Et pourquoi avez-vous fait cela ?pourquoi m’avez-vous enfermé comme Cacus dans son antre ?

– Pour que tu y meures comme lui, dit Sporusavec une expression de haine à laquelle on n’aurait jamais cru savoix douce capable d’atteindre.

– Mourir ! mourir ! dit Néron, sefrappant la tête comme une bête fauve enfermée et qui cherche uneissue : mourir ! Tout le monde veut donc que jemeure ? tout le monde m’abandonne donc ?

– Oui, répondit Sporus, tout le monde veut quetu meures, mais tout le monde ne t’abandonne pas, puisque me voilà,puisque je viens mourir avec toi.

– Oui, oui, murmura Néron, se laissant denouveau tomber sur le matelas ; oui, c’est de la fidélité.

– Tu te trompes, César, dit Sporus, croisantles bras et regardant Néron qui mordait les coussins de son lit, tute trompes, ce n’est pas de la fidélité, c’est mieux que cela,c’est de la vengeance.

– De la vengeance ! s’écria Néron, seretournant vivement, de la vengeance ! Et que t’ai-je doncfait, Sporus.

– Jupiter ! il le demande ! ditl’eunuque levant les deux bras au ciel ; ce que tu m’asfait !…

– Oui, oui… murmura Néron effrayé et sereculant contre le mur.

– Ce que tu m’as fait ? répondit Sporusavançant d’un pas vers lui et laissant retomber ses mains comme siles forces lui eussent manqué ; d’un enfant qui était né pourdevenir un homme, pour avoir sa part des sentiments de la terre etdes joies du ciel, tu as fait un pauvre être qui n’appartenait plusà rien, qui n’avait plus de droit à rien, qui n’avait plus d’espoiren rien. Tous les plaisirs et tous les bonheurs, je les ai vupasser devant moi, comme Tantale voit les fruits et l’eau sanspouvoir les atteindre, enchaîné que j’étais à mon impuissance et àma nullité ; et ce n’est pas tout, car si j’avais pu souffriret pleurer sous des habits de deuil, en silence et dans lasolitude, je te pardonnerais peut-être ; mais il m’a fallurevêtir la pourpre comme les puissants, sourire comme les heureux,vivre au milieu du monde comme ceux qui existent, moi, pauvrefantôme, pauvre spectre, pauvre ombre.

– Mais que voulais-tu de plus, dit Nérontremblant ; j’ai partagé avec toi mon or, mes plaisirs et mapuissance ; tu as été de toutes mes fêtes, tu as eu comme moides courtisans et des flatteurs, et, quand je n’ai plus su que tedonner, je t’ai donné mon nom.

– Et voilà justement ce qui fait que je tehais, César. Si tu m’avais fait empoisonner comme Britannicus, situ m’avais fait assassiner comme Agrippine, si tu m’avais faitouvrir les veines comme à Sénèque, j’aurais pu te pardonner aumoment de ma mort. Mais tu ne m’as traité ni comme un homme, nicomme une femme ; tu m’as traité comme un jouet frivole donttu pouvais faire tout ce que bon te semblait ; comme unestatue de marbre, aveugle, muette et sans cœur. Ces faveurs dont tuparles, c’étaient des humiliations dorées, et voilà tout ; etplus tu me couvrais de honte, et plus tu m’élevais au-dessus destêtes, chacun pouvait mesurer mon infamie. Et ce n’est pastout : avant-hier, quand je t’ai donné cet anneau, quand tupouvais me répondre par un coup de poignard, ce qui aurait faitcroire au moins à tous ces hommes et à toutes ces femmes quiétaient là que je valais la peine d’être tué, tu m’as frappé dupoing, comme un parasite, comme un esclave, comme unchien !…

– Oui, oui, dit Néron, oui, j’ai eu tort.Pardonne-moi, mon bon Sporus !

– Et cependant, continua Sporus, comme s’iln’avait pas entendu l’interruption de Néron, cet être sans nom,sans sexe, sans amis et sans cœur ; cet être, quel qu’il fût,s’il ne pouvait faire le bien, pouvait au moins faire le mal ;il pouvait, la nuit, entrer dans ta chambre, te voler tes tablettesqui condamnaient à mort le sénat et le peuple, et les éparpiller,comme l’eût fait un vent d’orage, sur le Forum ou au Capitole, demanière à ce que tu n’eusses plus de grâce à attendre ni du peupleni du sénat. Il pouvait t’enlever la boîte où était renfermé lepoison de Locuste, afin de te livrer seul, sans défense et sansarmes, à ceux qui te cherchent pour te faire subir une mortinfâme.

– Tu te trompes ! s’écria Néron en tirantun poignard de dessous le coussin de son lit ; tu te trompes,il me reste ce fer.

– Oui, dit Sporus, mais tu n’oseras pas t’enservir ni contre les autres, ni contre toi. Et cet exemple seradonné au monde, grâce à un eunuque, d’un empereur expirant sous lesverges et le fouet, après avoir été promené nu et la fourche aucou, par le forum et les marchés.

– Mais je suis bien caché ici, ils ne metrouveront pas, dit Néron.

– Oui, oui, il eût été possible que tu leuréchappasses encore, si je n’eusses rencontré un centurion et si jene lui eusse dit où tu étais. À cette heure il frappe à la porte dela villa ; César, il va venir, il vient…

– Oh ! je ne l’attendrai pas, dit Néron,mettant la pointe du poignard sur son cœur ; je me frapperai…je me tuerai.

– Tu n’oseras pas, dit Sporus.

– Et cependant, murmura en grec Néron, commecherchant avec la pointe de la lame une place où se tuer, maishésitant toujours à enfoncer le fer, cependant cela ne sied pas àNéron de ne pas savoir mourir… Oui, oui, j’ai vécu honteusement etje meurs avec honte. O univers, univers, quel grand artiste tu vasperdre en me perdant…

Tout à coup il s’arrêta, le coup tendu, lescheveux hérissés, le front couvert de sueur, écoutant un bruitnouveau qui venait de se faire entendre, et balbutia ce versd’Homère :

C’est le bruit des chevaux à lacourse rapide.

En ce moment, Epaphrodite se précipita dans lachambre. Néron ne s’était pas trompé, ce bruit était bien celui descavaliers qui le poursuivaient, et qui, guidés par lesrenseignements de Sporus, étaient venus droit à la villa. Il n’yavait donc pas un instant à perdre si l’empereur ne voulait pastomber entre les mains de ses bourreaux. Alors Néron parut prendreune résolution décisive ; il tira Epaphrodite à part, et luifit jurer, par le Styx, de ne laisser sa tête au pouvoir depersonne, et de brûler au plus tôt son corps tout entier ;puis, tirant son poignard de sa ceinture où il l’avait remis, il enposa la pointe contre son cou. En ce moment le bruit se fitentendre plus rapproché, des voix retentirent avec un accent demenace. Epaphrodite vit que l’heure suprême était venue ; ilsaisit la main de Néron, et, appuyant le poignard contre sa gorge,il y enfonça la lame tout entière ; puis, suivi de Sporus, ilse précipita dans la carrière, refermant la porte de la chambrederrière eux.

Néron poussa un cri terrible en arrachant eten jetant loin de lui l’arme mortelle, chancela un instant les yeuxfixes et la poitrine haletante, tomba sur un genou, puis surl’autre essaya de se soutenir encore sur un bras, tandis que lesang jaillissait de sa gorge à travers les doigts de son autremain, avec laquelle il cherchait à fermer sa blessure ; enfinil regarda une dernière fois autour de lui avec une expression dedésespoir mortel, et, se voyant seul, il se laissa aller étendu surla terre en poussant un gémissement. En ce moment la portes’ouvrit, et le centurion parut. En voyant l’empereur sansmouvement, il s’élança vers lui, et voulut étancher le sang avecson manteau ; mais Néron, rappelant un reste de force, lerepoussa, puis :

– Est-ce là la foi que vous m’aviez jurée, luidit-il d’un ton de reproche ; et il rendit le derniersoupir ; seulement, chose étrange ! ses yeux restèrentfixes et ouverts.

Alors tout fut dit. Les soldats qui avaientaccompagné le centurion entrèrent pour s’assurer que l’empereuravait cessé de vivre, et n’ayant plus de doute à cet égard, ilsretournèrent à Rome pour y annoncer sa mort, de sorte que lecadavre de celui qui la veille encore était le maître du mondedemeura seul étendu dans une boue sanglante, sans un esclave pourlui rendre le dernier devoir.

Un jour entier s’écoula ainsi ; le soirune femme entra, pâle, lente et grave. Elle avait obtenu d’Icelus,cet affranchi de Galba que nous avons vu exciter le peuple, et quiétait devenu tout-puissant à Rome où l’on attendait son maître, lapermission de rendre le dernier devoir à Néron. Elle le déshabilla,lava le sang dont son corps était souillé, l’enveloppa d’un manteaublanc brodé d’or qu’il portait la dernière fois qu’elle l’avait vuet qu’il lui avait donné, puis le ramena à Rome dans un chariotcouvert qu’elle avait fait conduire avec elle. Là elle lui fit desfunérailles modestes et qui ne dépassèrent pas celles d’un simplecitoyen, puis elle déposa le cadavre dans le monument de Domitien,que du Champ-de-Mars on apercevait sur la colline des Jardins, etoù d’avance Néron s’était fait préparer une tombe de porphyresurmontée d’un autel de marbre de Luna, et entourée d’unebalustrade de marbre de Thasos.

Enfin ces derniers devoirs accomplis, elleresta un jour entier immobile et muette comme la statue de laDouleur, agenouillée et priant à la tête de cette tombe.

Puis, lorsque le soir fut venu, elle descenditlentement la colline des Jardins, reprit sans regarder derrièreelle le chemin de la vallée Égérie, et rentra pour la dernière foisdans les Catacombes.

Quant à Epaphrodite et à Sporus, on lesretrouva morts et couchés l’un près de l’autre dans la carrière.Entre eux était la boîte d’or : ils avaient partagé en frères,et le poison préparé pour Néron avait suffi à tous deux.

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