AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

— Alors ? lança-t-il au nouveau venu, yeux à demi fermés.

Du colonel Pikeaway, on disait que ses yeux ne se fermaient ni ne s’ouvraient jamais complètement. D’autres affirmaient que Pikeaway n’était pas son vrai nom, et qu’il n’avait jamais été colonel. Mais les gens racontent tant de bobards !

— Edmonson, du F. O.[2], est ici, monsieur, annonça le jeune homme à mi-voix.

Pikeaway ne s’émut guère ; il donnait plutôt l’impression de s’endormir encore. Cependant, il murmura :

— Le troisième secrétaire de notre ambassade à Ramat, n’est-ce pas ?

— Exact !

— Je suppose qu’il me faut le recevoir, répondit-il sans le moindre enthousiasme.

Il prit une position plus normale et secoua une partie des cendres de son veston.

Le visiteur annoncé fit son entrée : M. Edmonson était blond, grand et habillé dans le style « correct » du F. O. et d’allure réservée, comme il convient dans la carrière.

— Colonel Pikeaway, je pense ? dit-il. J’ai été informé qu’un entretien avec vous serait peut-être opportun.

— Pas possible ! Eh bien ! c’est qu’ils doivent le croire. Veuillez vous asseoir.

Les yeux du colonel commençaient à se refermer, mais il fit un effort :

— Vous étiez à Ramat pendant la révolution ?

— Oui, et ce fut une très déplaisante affaire.

— Je m’en doute. Bob Rawlinson était de vos amis, je crois ?

— Exact.

— Et il est mort ?

— Oui, monsieur. Mais j’ignore si…

— Inutile de vous efforcer d’être discret ici. Nous savons tout. Ou nous faisons semblant. Donc, Rawlinson a pris l’envol avec Ali Yusuf dès le premier jour et l’on n’a plus entendu parler de l’avion. Il aurait pu atterrir sain et sauf, dans un endroit inaccessible, mais on a trouvé des débris dans les monts Avolez, ainsi que deux cadavres. La nouvelle sera communiquée à la presse demain seulement. Correct ?

Edmonson acquiesça, et Pikeaway reprit la parole :

— Du fait que l’appareil survolait de hautes montagnes, on peut penser à une tempête, mais impossible de ne pas exclure un sabotage. Une bombe à retardement, peut-être. L’enquête a déjà demandé un temps considérable, et elle n’est pas close.

— Tout cela est fort regrettable. Le prince Ali Yusuf eût fait un excellent cheik, acquis comme il l’était aux principes démocratiques.

— Ce qui a sans doute causé sa perte. Mais nous ne pouvons perdre notre temps à regretter un monarque. Il m’a été demandé de faire faire des recherches – certaines recherches. Et cela pour le compte des milieux intéressés. Étant entendu que le gouvernement de Sa Majesté est bien disposé à leur égard. Vous voyez ce que je veux dire ?

— On m’a fait une allusion à ce sujet, répondit Edmonson, avec peu d’empressement.

Pikeaway ne cilla pas :

— Peut-être savez-vous qu’aucun objet de valeur n’a été trouvé, tant sur les corps que parmi les débris de l’avion. Sans doute, les paysans ont-ils tout raflé, mais ils sont aussi peu communicatifs que les diplomates ! Au fait, qu’avez-vous appris ?

— Rien de spécial, répliqua Edmonson, piqué au vif.

— Vous n’avez pas entendu parler d’un certain petit paquet qu’on aurait dû découvrir, précisément ?… Alors pourquoi vous a-t-on dirigé vers moi ?

— J’ai été avisé que vous désireriez sans doute me poser des questions.

Les yeux de Pikeaway s’entrouvrirent davantage :

— Si j’en pose, il convient d’y répondre, reprit-il, froidement.

— Il faut le croire.

— Mais vous me semblez l’ignorer. Voyons, avant de s’envoler de Ramat, Rawlinson, ne vous a-t-il rien révélé ?

— À propos de quoi, monsieur ?

Cette fois, le colonel le dévisagea sans vergogne :

— Soit, lança-t-il. La discrétion d’usage, n’est-ce pas ? Mais, en l’occurrence, elle n’est pas de mise. Si vous ne savez pas ce à quoi je fais allusion, restons-en là. Nous verrons la suite. Elle peut ne pas vous plaire.

Impressionné, Edmonson se décida :

— Ce que je sais est vague. Bob et moi avions une sorte de code lorsque nous nous téléphonions. Parfois, mon ami me communiquait des informations utiles recueillies au palais et, d’autre part, je l’avisais de certaines choses.

— Et ?

— Le jour où la révolution éclata, il m’appela à l’ambassade. Nous convînmes de nous rencontrer à notre endroit habituel, mais l’émeute nous devança et la police barra la rue. Je ne pus rencontrer Bob, et, le même après-midi, il s’est enfui avec Ali.

— Aucune idée de l’endroit d’où il vous téléphonait ?

— Hélas !

— Regrettable. À propos, connaissez-vous Mrs Sutcliffe ?

— La sœur de Bob ? Je l’ai rencontrée, avec sa fille, mais nous ne nous fréquentions guère.

— Était-elle très liée avec son frère ?

Edmonson réfléchit avant de répondre :

— Je ne saurais l’affirmer. Elle était beaucoup plus âgée que lui, voyez-vous. Et Bob n’appréciait pas la compagnie de son beau-frère. « Le mari pompeux », l’appelait-il.

— Il ne se trompait pas. L’un de nos superindustriels, et Dieu sait s’ils sont ennuyeux ! Donc, vous n’avez pas l’impression que Rawlinson ait confié un secret important à sa sœur ?

— Difficile à répondre, mais j’en doute.

— Eh bien ! Mrs Sutcliffe et sa fille, après une longue croisière en Méditerranée, arrivent demain à Tilbury, par le paquebot Eastern Queen.

Pikeaway demeura silencieux un bon moment, tout en étudiant soigneusement son vis-à-vis. Puis, semblant avoir pris une décision, il tendit la main à Edmonson :

— Très aimable de votre part d’être venu !

— Je regrette de ne pas être en mesure de vous aider davantage.

Et il sortit. Aussitôt, le jeune homme qui avait annoncé le diplomate revint auprès de Pikeaway.

— J’ai été tenté de l’envoyer à Tilbury pour briser la nouvelle de la mort du frère, dit le colonel, mais je me suis ravisé. Trop guindé, ce garçon ! Je vais déléguer… Au fait, rappelez-moi son nom…

— Derek ?

— Oui. Commencez-vous à comprendre exactement ce que je fais ?

— J’essaie, monsieur.

— Ce n’est pas suffisant. Il faut y parvenir. Mais envoyez-moi Ronnie j’ai une mission pour lui.

*

* *

Selon toutes apparences, le colonel Pikeaway se préparait à sommeiller de nouveau, quand ledit Ronnie fit son apparition :

— Vous plairait-il de pénétrer dans une école de jeunes filles ? lui demanda Pikeaway, non sans ironie.

— De jeunes filles ! répéta Ronnie surpris. Je ne suppose pas que l’on y fabrique des bombes en classe de chimie ?

— Pas du tout le genre, Meadowbank est une école des plus considérées.

— Meadowbank ! Je ne comprends pas.

— Voici : la princesse Shaila, cousine germaine et seule parente directe du défunt prince Ali Yusuf, va devenir une élève de cette très distinguée maison. Auparavant elle était pensionnaire en Suisse.

— Et que devrai-je faire ? L’enlever ?

— Pas question, jeune homme ! Mais il se peut qu’elle attire prochainement l’attention sur elle. Oh ! sans le vouloir le moins du monde. J’attends de vous une surveillance discrète. Prévenez-moi des incidents qui peuvent survenir, entre autres si des amis plus ou moins désirables – à notre point de vue – se manifestent.

— Et comment exercer une surveillance dans la place ? Serai-je le professeur de dessin ?

— Nullement. Tous les professeurs appartiennent au sexe féminin. Je pense que vous serez… un jardinier.

— Pas possible ?

— Si. Me tromperais-je si j’affirmais que ce métier rentre dans vos cordes ?

— Non. J’ai même publié des chroniques dans la revue Mon Jardin, au temps de ma première jeunesse, s’entend.

— Je le savais. Mais cette fois, il ne s’agira pas d’écrire des phrases creuses. Il vous faudra cracher dans vos mains et manier la bêche, pour les ensemencements… et tout le reste. Le pourrez-vous ?

— N’ai-je pas fait tout cela dans le jardin de ma mère ?

— Parfait. Car on a besoin d’un aide-jardinier à Meadowbank. Je vais vous fournir des certificats élogieux et l’on vous engagera certainement. À propos, si des jeunesses s’avisent de rôder autour de vous… oui, des élèves trop curieuses ou inspirées par vos attraits, gardez-vous de les encourager. Je n’entends pas qu’on vous flanque à la porte, trop tôt s’entend.

Ronnie esquissait déjà un sourire, mais Pikeaway reprit :

— Et quel nom allons-nous vous donner ?

— Eden[3], dans ce cas particulier.

— Votre humour n’est pas de mise. Vous serez Adam Goodman[4] ; voilà qui convient ! Et filez maintenant ; je ne veux pas faire attendre Robinson. Il doit être arrivé.

Ronnie s’étonna :

— Robinson ? Est-il dans l’affaire, lui aussi ?

— Je ne me répète jamais.

Une sonnerie discrète se fit entendre.

— Ah ! on l’annonce, murmura le colonel. Toujours exact, Robinson !

— Qui est-il, exactement ? demanda Ronnie, intrigué. J’entends quel est son vrai nom ?

— Robinson, ai-je dit. C’est tout ce que je sais, et personne ne peut en dire davantage.

*

* *

L’homme qui fut introduit ne donnait nullement l’impression de s’appeler Robinson. Son nom eût pu être Demetrios, Isaactein ou Perenna, rien ne permettant de discerner qu’il fût grec, israélite ou espagnol. Mais on ne pouvait pas le supposer britannique, bien qu’il n’y eût aucun accent dans son anglais.

Il offrait une certaine corpulence, un visage tirant sur le jaune, avec de grands yeux noirs et tristes, un front large, une bouche assez grande, aux dents éblouissantes. Il était habillé avec recherche et ses mains fines parfaitement soignées.

Les politesses qu’il échangea avec Pikeaway faisaient penser à la rencontre de deux monarques. Puis M. Robinson ayant accepté un cigare, le colonel en vint à un sujet plus précis :

— Très aimable à vous de bien vouloir nous aider.

Lentement, M. Robinson huma la fumée de son cigare avant de répondre :

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