Elle jeta un regard autour d’elle, et rit de nouveau :
— J’espère que personne, ici, n’a un poids sur la conscience ?
Aucune de ses collègues ne goûta la plaisanterie, mais miss Springer n’est pas femme à l’avoir remarqué.
*
* *
Miss Bulstrode venait de recevoir miss Johnson, et l’entretien avait failli la faire sourire : la surveillante générale n’avait-elle pas découvert que Shaila portait une sorte de corset apparemment destiné à hausser une gorge, par ailleurs menue ? « À quinze ans ! » s’était indignée miss Johnson.
Convoquée, la « coupable » répondit prestement qu’à son âge, elle entendait se montrer telle qu’elle était, en réalité, c’est-à-dire une femme. Un coup d’œil permit à miss Bulstrode de constater que sa pensionnaire était, en effet, sortie de l’adolescence. « Les Orientales sont précoces », pensa-t-elle. Toutefois, elle interdit à Shaila le port de l’objet incriminé.
Après son départ, miss Johnson s’exclama :
— Que ne suit-elle l’exemple de Julia Upjohn, si réservée !
— Si toutes les pensionnaires imitaient Julia, la pension serait bien monotone ! répliqua miss Bulstrode, à la stupéfaction de son interlocutrice.
« Monotone… » se répéta miss Bulstrode, restée seule. De toute évidence, ce qualificatif ne pouvait s’appliquer à Meadowbank. On avait dû faire face à tant de difficultés, de crises inattendues ! Mais, chaque fois, le doigté et l’autorité de la directrice s’étaient affirmés à plein. Quelle vie excitante ! Même maintenant, et bien qu’elle y soit résignée, miss Bulstrode ne désirait vraiment pas prendre sa retraite.
N’était-elle pas en excellente santé, presque aussi alerte qu’à l’époque où, avec Chaddy – miss Chadwick – elle ouvrit Meadowbank, avec quelques élèves seulement ?
Ayant l’audace voulue, miss Bulstrode n’hésita jamais à innover, et le résultat dépassa toutes espérances.
Résultat sur le plan matériel : les deux amies étaient déjà assurées d’un solide revenu pour leurs vieux jours. Cependant, miss Bulstrode se demandait si son associée pensait également à prendre sa retraite. Probablement que non : l’école était son foyer, en quelque sorte, et elle servirait le successeur, de toutes ses forces.
Mais ce successeur, il fallait le trouver. D’abord, une collaboratrice qui serait mise au courant, puis resterait seule. Savoir choisir le moment du départ était capital : partir avant que les capacités s’amenuisent, que l’autorité se relâche, ou qu’une certaine répugnance à poursuivre la tâche se fasse sentir…
Miss Bulstrode soupira, puis appela miss Shapland pour lui dicter le courrier. Cela fait, elle interpella sa secrétaire :
— Écrire des lettres aux parents, voilà qui équivaut à nourrir des chiots : lancer des platitudes apaisantes dans leurs bouches en attente.
Ann Shapland sourit, miss Bulstrode la regarda avec intérêt :
— Au fait, pour quelle raison avez-vous choisi le secrétariat ?
— Je ne saurais le dire exactement. Aucun goût particulier pour une quelconque profession, et le secrétariat n’est-il pas l’emploi vers lequel on glisse presque inévitablement ?
— Vous ne le trouvez pas monotone ?
— Je suppose que la chance m’a favorisée. J’ai déjà eu un certain nombre de postes intéressants. Même auprès d’une actrice connue.
Elle sourit de nouveau, à ce souvenir.
— Toujours changer de place ! Au jour le jour semble être votre devise, à vous, les jeunes, remarqua miss Bulstrode sur un ton légèrement réprobateur.
— La vérité est qu’il m’est impossible de rester longtemps au même endroit. Ma mère est invalide et, de temps à autre, je dois la rejoindre pour l’aider.
— Je comprends.
— Toutefois, je crains, que, de toute façon, il me faudrait varier ; l’esprit de continuité me fait défaut, et changer de cadre atténue la monotonie.
— La monotonie…, murmura miss Bulstrode, frappée par ce mot qui lui avait déjà traversé l’esprit.
La secrétaire la regarda avec surprise.
— Ignorez ce réflexe, reprit miss Bulstrode. Il semble, parfois, qu’un mot particulier vous vienne toujours à l’esprit… Et… désireriez-vous être une institutrice ?
— Je crois que cela ne me plairait nullement.
— Pourquoi ?
Anna paraissait atterrée.
— Enseigner n’est nullement ennuyeux, répondit miss Bulstrode avec vivacité. Même, c’est peut-être la profession la plus captivante au monde. Pour ma part, je la regretterai terriblement, quand je me retirerai.
— Comment ?… Pensez-vous vraiment à prendre votre retraite ?
— Oui, j’y suis décidée. Oh ! pas avant un an ou deux.
— Mais… pour quelle raison ?
— Parce que j’ai donné le meilleur de moi-même à l’école, que cela m’a valu les plus grandes joies, et que j’entends rester sur cette impression. Celle du summum.
— L’école continuera ?…
— Certainement. J’aurai un parfait successeur.
— Miss Vansittart, je suppose ?
— Ainsi, vous l’avez désignée d’autorité ?
La directrice lança un regard inquisiteur, avant d’ajouter :
— Voilà qui est intéressant.
— Oh ! j’ai simplement entendu les propos du personnel à ce sujet. Mon impression est qu’elle remplira ses fonctions au mieux. Exactement dans votre tradition. Elle a une personnalité, de la prestance, sans oublier une certaine élégance. J’imagine que c’est important. Et elle saura sauvegarder l’œuvre accomplie, conclut la secrétaire, qui prit congé.
« Est-ce bien ce que je désire ? se dit miss Bulstrode, une fois seule. Maintenir ce qui a été fait ? Peut-être Eleanor s’en contentera-t-elle, alors qu’il me faut quelqu’un qui insuffle le progrès à Meadowbank. Une personne remplie de dynamisme… telle qu’Eileen Rich, par exemple… Mais Eileen n’est pas assez âgée, et pèche par l’expérience… »
À ce moment, miss Chadwick entra.
— Oh ! Chaddy ! s’écria miss Bulstrode, je suis heureuse de vous voir !
L’interpellée parut quelque peu surprise :
— Pourquoi ? Se passe-t-il quelque chose ?
— Tout simplement que je ne puis mettre de l’ordre dans mes pensées.
— Voilà qui ne vous ressemble pas du tout, Honoria.
— En effet. Mais comment se présente le trimestre ?
— Tout à fait bien, je pense.
Miss Chadwick ne paraissait pas très convaincue. Aussi la directrice fronça-t-elle les sourcils :
— Trêve de détours, Chaddy ! Que se passe-t-il ?
— À vrai dire, absolument rien. Cependant…
Son front se plissa, évoquant un boxer perplexe :
— … Oh ! une vague appréhension ! Les nouvelles élèves semblent bien disposées… en revanche, je n’apprécie pas Mlle Blanche. Un tantinet sournoise.
Miss Bulstrode n’attribua guère d’importance à cette remarque. Chaddy accusait toujours les professeurs de français du même défaut.
— Elle est très capable, répondit-elle. Ses certificats sont excellents.
— En revanche, reprit miss Chadwick, miss Springer me paraît trop parfaite. Elle s’agite vraiment un peu trop.
— Mais elle remplit bien ses fonctions.
— Oh ! certainement.
— Les nouvelles collaboratrices nous surprennent parfois. On n’est pas encore habitué à leurs caractères.
— Vous avez raison, répondit miss Chadwick avec empressement. À propos, le nouveau jardinier est très jeune et de plus, beau garçon, ce qui est regrettable dans notre cas.
— Il nous faudra ouvrir les yeux !
Elles se comprirent. Personne, mieux qu’elles, ne savait les dégâts que pouvait faire un homme au physique agréable dans les cœurs de jeunes adolescentes.
*
* *
— Pas mal, mon garçon, dit le vieux Briggs, presque à contrecœur.
Il donnait son opinion sur le travail que son aide venait d’effectuer : bêcher un parterre.
— Toutefois, ajouta-t-il, inutile de faire du zèle. Allez-y posément. C’est le meilleur moyen !
Le « jeune homme » comprit que sa cadence éclipsait celle de son chef. Déjà, celui-ci avait repris la parole :
— Ici, nous planterons des reines marguerites. Je sais qu’elle ne les aime pas, mais je n’y fais pas attention. Les femmes ont leurs caprices, et si vous les ignorez, il y a neuf chances sur dix pour qu’elles les oublient.
« Adam » savait déjà que le mot « elle », si souvent employé par Briggs, désignait miss Bulstrode.
— Mais, dit soudain Briggs, qui était la jeune personne que j’ai aperçue auprès de vous ?
— Oh ! Tout simplement, l’une de ces jeunes demoiselles.
— De ces saintes nitouches, voulez-vous dire ! Ne vous frottez pas à elles ; je sais ce qu’elles valent. Au cours de la Première Guerre mondiale, j’en ai connu… et si j’avais eu l’expérience acquise plus tard, la prudence m’aurait porté à les éviter. Compris ?
— Celle-là n’avait aucune mauvaise intention, répondit Adam, plutôt évasif. Elle me demandait le nom d’une fleur.
— Soit, mais il ne vous appartient pas de parler avec les pensionnaires. Elle serait mécontente. Attention, je la vois venir ! Encore un travail difficile à me demander, sans doute.
Miss Bulstrode s’approcha rapidement :
— Bonjour, Briggs ; bonjour…
Elle regardait l’aide-jardinier.
— Adam, pour vous servir, miss.
— Ah ! oui, Adam. Au fait, Briggs, le filet du tennis s’est détendu. Occupez-vous-en.
— Certainement, madame.
— Que planterez-vous là ?
— J’ai pensé que…
— Pas de reines marguerites, surtout ! Des dahlias.
Elle s’éloigna aussitôt. Briggs haussa les épaules :
— Elle donne des ordres en coup de vent. Mais elle a l’œil. N’oubliez pas, jeune homme, ce que je vous ai dit à propos des saintes nitouches ! Sinon gare à elle.
— Si je ne lui plais pas, répliqua Adam, je saurai quoi décider. Les offres d’emplois ne manquent pas, Dieu merci !
— Voilà bien la jeunesse actuelle : ne rien écouter !
Adam reprit son travail, tandis que miss Bulstrode se dirigeait vers l’école. Soudain, elle fronça les sourcils ; miss Vansittart venait à elle :
— Quelle chaleur ! dit miss Vansittart.
— Étouffante ! répondit miss Bulstrode. Avez-vous remarqué le jeune jardinier ?
— Pas particulièrement.
— Il m’a paru… comment dirais-je ? En bref, il ne ressemble guère au type habituel de ce genre de travailleurs.
— Peut-être a-t-il terminé ses études, et cherche-t-il à gagner un peu d’argent.
— Soit, mais c’est un beau garçon, et les élèves l’ont remarqué.
— Alors, la tactique classique ?