Chapitre 2Le diamant bleu
Le soir du 27 mars, au 134 de l’avenue Henri-Martin, dans lepetit hôtel que lui avait légué son frère six mois auparavant, levieux général Baron d’Hautrec, ambassadeur à Berlin sous le secondEmpire, dormait au fond d’un confortable fauteuil, tandis que sademoiselle de compagnie lui faisait la lecture, et que la sœurAuguste bassinait son lit et préparait la veilleuse.
À onze heures la religieuse qui, par exception, devait rentrerce soir-là au couvent de sa communauté et passer la nuit près de lasœur supérieure, la religieuse prévint la demoiselle decompagnie.
– Mademoiselle Antoinette, mon ouvrage est fini, je m’envais.
– Bien, ma sœur.
– Et surtout n’oubliez pas que la cuisinière a congé et que vousêtes seule dans l’hôtel, avec le domestique.
– Soyez sans crainte pour M. le Baron, je couche dans la chambrevoisine comme c’est entendu, et je laisse ma porte ouverte.
La religieuse s’en alla. Au bout d’un instant ce fut Charles, ledomestique, qui vint prendre les ordres. Le Baron s’était réveillé.Il répondit lui-même.
– Toujours les mêmes ordres, Charles : vérifier si la sonnerieélectrique fonctionne bien dans votre chambre, et au premier appeldescendre et courir chez le médecin.
– Mon général s’inquiète toujours.
– Ça ne va pas… ça ne va pas fort. Allons, MademoiselleAntoinette, où en étions-nous de notre lecture ?
– Monsieur le Baron ne se met donc pas au lit ?
– Mais non, mais non, je me couche très tard, et d’ailleurs jen’ai besoin de personne.
Vingt minutes après, le vieillard sommeillait de nouveau, etAntoinette s’éloignait sur la pointe des pieds.
À ce moment Charles fermait soigneusement, comme à l’ordinaire,tous les volets du rez-de-chaussée.
Dans la cuisine, il poussa le verrou de la porte qui donnait surle jardin, et dans le vestibule il accrocha en outre, d’un battantà l’autre, la chaîne de sûreté. Puis il regagna sa mansarde, autroisième étage, se coucha et s’endormit.
Une heure peut-être s’était écoulée quand, soudain, il sautad’un bond hors de son lit : la sonnerie retentissait. Elle retentitlongtemps, sept ou huit secondes peut-être, et de façon posée,ininterrompue…
« Bon, se dit Charles, recouvrant ses esprits, une nouvellelubie du Baron. »
Il enfila ses vêtements, descendit rapidement l’escalier,s’arrêta devant la porte, et, par habitude, frappa. Aucune réponse.Il entra.
« Tiens, murmura-t-il, pas de lumière… pourquoi diable ont-ilséteint ? »
Et à voix basse, il appela :
– Mademoiselle ?
Aucune réponse.
– Vous êtes là, Mademoiselle ?… Qu’y a-t-il donc ?Monsieur le Baron est malade ?
Le même silence autour de lui, un silence lourd qui finit parl’impressionner. Il fit deux pas en avant : son pied heurta unechaise, et, l’ayant touchée, il s’aperçut qu’elle était renversée.Et tout de suite sa main rencontra par terre d’autres objets, unguéridon, un paravent. Inquiet, il revint vers la muraille, et, àtâtons chercha le bouton électrique. Il l’atteignit, le tourna.
Au milieu de la pièce, entre la table et l’armoire à glace,gisait le corps de son maître, le Baron d’Hautrec.
– Quoi ! … Est-ce possible ?… bégaya-t-il.
Il ne savait que faire, et sans bouger, les yeux écarquillés, ilcontemplait le bouleversement des choses, les chaises tombées, ungrand flambeau de cristal cassé en mille morceaux, la pendule quigisait sur le marbre du foyer, toutes ces traces qui révélaient lalutte affreuse et sauvage. Le manche d’un stylet d’acierétincelait, non loin du cadavre. La lame en dégouttait de sang. Lelong du matelas, pendait un mouchoir souillé de marques rouges.
Charles hurla de terreur : le corps s’était tendu en un suprêmeeffort, puis s’était recroquevillé sur lui-même… deux ou troissecousses, et ce fut tout.
Il se pencha. Par une fine blessure au cou, du sang giclait, quimouchetait le tapis de taches noires. Le visage conservait uneexpression d’épouvante folle.
– On l’a tué, balbutia-t-il, on l’a tué.
Et il frissonna à l’idée d’un autre crime probable : lademoiselle de compagnie ne couchait-elle pas dans la chambrevoisine ? Et le meurtrier du Baron ne l’avait-il pas tuée elleaussi ?
Il poussa la porte : la pièce était vide. Il conclutqu’Antoinette avait été enlevée, ou bien qu’elle était partie avantle crime.
Il regagna la chambre du Baron et, ses yeux ayant rencontré lesecrétaire, il remarqua que ce meuble n’avait pas été fracturé.
Bien plus, il vit sur la table, près du trousseau de clefs et duportefeuille que le Baron y déposait chaque soir, une poignée delouis d’or. Charles saisit le portefeuille et en déplia les poches.L’une d’elles contenait des billets de banque. Il les compta : il yavait treize billets de cent francs.
Alors ce fut plus fort que lui : instinctivement, mécaniquement,sans même que sa pensée participât au geste de la main, il prit lestreize billets, les cacha dans son veston, dégringola l’escalier,tira le verrou, décrocha la chaîne, referma la porte et s’enfuitpar le jardin.
Charles était un honnête homme. Il n’avait pas repoussé lagrille que, frappé par le grand air, le visage rafraîchi par lapluie, il s’arrêta. L’acte commis lui apparaissait sous sonvéritable jour, et il en avait une horreur subite.
Un fiacre passait. Il héla le cocher.
– Camarade, file au poste de police et ramène le commissaire… augalop ! Il y a mort d’homme.
Le cocher fouetta son cheval. Mais quand Charles voulut rentrer,il ne le put pas : lui-même avait fermé la grille, et la grille nes’ouvrait pas du dehors.
D’autre part, il était inutile de sonner puisqu’il n’y avaitpersonne dans l’hôtel.
Il se promena donc le long de ces jardins qui font à l’avenue,du côté de la Muette, une riante bordure d’arbustes verts et bientaillés. Et ce fut seulement après une heure d’attente qu’il putenfin raconter au commissaire les détails du crime et lui remettreentre les mains les treize billets de banque.
Pendant ce temps, on réquisitionnait un serrurier, lequel, avecbeaucoup de peine, réussit à forcer la grille du jardin et la portedu vestibule. Le commissaire monta, et tout de suite, du premiercoup d’œil, il dit au domestique :
– Tiens, vous m’aviez annoncé que la chambre était dans le plusgrand désordre.
Il se retourna. Charles semblait cloué au seuil, hypnotisé :tous les meubles avaient repris leur place habituelle ! Leguéridon se dressait entre les deux fenêtres, les chaises étaientdebout et la pendule au milieu de la cheminée. Les débris ducandélabre avaient disparu.
Il articula, béant de stupeur :
– Le cadavre… M. le Baron…
– Au fait, s’écria le commissaire, où se trouve lavictime ?
Il s’avança vers le lit. Sous un grand drap qu’il écarta,reposait le général Baron d’Hautrec, ancien ambassadeur de France àBerlin. Sa houppelande de général le recouvrait, ornée de la croixd’honneur.
Le visage était calme. Les yeux étaient clos.
Le domestique balbutia :
– Quelqu’un est venu.
– Par où ?
– Je ne sais pas, mais quelqu’un est venu pendant mon absence…tenez, il y avait là, par terre, un poignard très mince, en acier…et puis, sur la table, un mouchoir avec du sang… il n’y a plusrien… on a tout enlevé… on a tout rangé…
– Mais qui ?
– L’assassin !
– Nous avons trouvé toutes les portes fermées.
– C’est qu’il était resté dans l’hôtel.
– Il y serait encore puisque vous n’avez pas quitté letrottoir.
Le domestique réfléchit, et prononça lentement :
– En effet… en effet… et je ne me suis pas éloigné de la grille…cependant…
– Voyons, quelle est la dernière personne que vous ayez vue prèsdu Baron ?
– Mlle Antoinette, la demoiselle de compagnie.
– Qu’est-elle devenue ?
– Selon moi, son lit n’étant même pas défait, elle a dû profiterde l’absence de la sœur Auguste pour sortir elle aussi. Cela nem’étonne qu’à moitié, elle est jolie… jeune…
– Mais comment serait-elle sortie ?
– Par la porte.
– Vous aviez mis le verrou et accroché la chaîne !
– Bien plus tard. À ce moment elle avait dû quitter l’hôtel.
– Et le crime aurait eu lieu après son départ ?
– Naturellement.
On chercha du haut en bas de la maison, dans les greniers commedans les caves ; mais l’assassin avait pris la fuite.Comment ? À quel instant ? Était-ce lui ou un complicequi avait jugé à propos de retourner sur la scène du crime et defaire disparaître tout ce qui eût pu le compromettre ? Tellesétaient les questions qui se posaient à la justice.
À sept heures survint le médecin légiste, à huit heures le chefde la Sûreté. Puis ce fut le tour du procureur de la République etdu juge d’instruction. Et il y avait aussi, encombrant l’hôtel, desagents, des inspecteurs, des journalistes, le neveu du Barond’Hautrec et d’autres membres de la famille.
On fouilla, on étudia la position du cadavre d’après lessouvenirs de Charles, on interrogea, dès son arrivée, la sœurAuguste. On ne fit aucune découverte. Tout au plus la sœur Augustes’étonnait-elle de la disparition d’Antoinette Bréhat. Elle avaitengagé la jeune fille douze jours auparavant, sur la foid’excellents certificats, et se refusait à croire qu’elle eût puabandonner le malade qui lui était confié, pour courir, seule, lanuit.
– D’autant plus qu’en ce cas, appuya le juge d’instruction, elleserait déjà rentrée. Nous en revenons donc au même point :qu’est-elle devenue ?
– Pour moi, dit Charles, elle a été enlevée par l’assassin.
L’hypothèse était plausible et concordait avec certainesapparences. Le chef de la Sûreté prononça :
– Enlevée ? Ma foi, cela n’est point invraisemblable.
– Non seulement invraisemblable, dit une voix, mais enopposition absolue avec les faits, avec les résultats de l’enquête,bref avec l’évidence même.
La voix était rude, l’accent brusque, et personne ne fut surprisquand on eut reconnu Ganimard. À lui seul d’ailleurs on pouvaitpardonner cette façon un peu cavalière de s’exprimer.
– Tiens, c’est vous, Ganimard ? s’écria M. Dudouis, je nevous avais pas vu.
– Je suis là depuis deux heures.
– Vous prenez donc quelque intérêt à ce qui n’est pas le billet514 – série 23, l’affaire de la rue Clapeyron, la Dame blonde etArsène Lupin ?
– Eh ! Eh ! ricana le vieil inspecteur, jen’affirmerais pas que Lupin n’est pour rien dans l’affaire qui nousoccupe… mais laissons de côté, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire dubillet de loterie, et voyons de quoi il s’agit.
Ganimard n’est pas un de ces policiers de grande envergure dontles procédés font école et dont le nom restera dans les annalesjudiciaires. Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent lesDupin, les Lecoq et les Sherlock Holmes. Mais il a d’excellentesqualités moyennes, de l’observation, de la sagacité, de lapersévérance, et même de l’intuition. Son mérite est de travailleravec l’indépendance la plus absolue. Rien, si ce n’est peut-êtrel’espèce de fascination qu’Arsène Lupin exerce sur lui, rien ne letrouble ni ne l’influence.
Quoi qu’il en soit, son rôle, en cette matinée, ne manqua pasd’éclat et sa collaboration fut de celles qu’un juge peutapprécier.
– Tout d’abord, commença-t-il, je demanderai au sieur Charles debien préciser ce point : tous les objets qu’il a vus, la premièrefois, renversés ou dérangés, étaient-ils, à son second passage,exactement à leur place habituelle ?
– Exactement.
– Il est donc évident qu’ils n’ont pu être remis à leur placeque par une personne pour qui la place de chacun de ces objetsétait familière.
La remarque frappa les assistants. Ganimard reprit :
– Une autre question, Monsieur Charles… vous avez été réveillépar une sonnerie… selon vous, qui vous appelait ?
– M. le Baron, parbleu.
– Soit, mais à quel moment aurait-il sonné ?
– Après la lutte… au moment de mourir.
– Impossible, puisque vous l’avez trouvé gisant, inanimé, à unendroit distant de plus de quatre mètres du bouton d’appel.
– Alors, il a sonné pendant la lutte.
– Impossible, puisque la sonnerie, avez-vous dit, fut régulière,ininterrompue, et dura sept ou huit secondes. Croyez-vous que sonagresseur lui eût donné le loisir de sonner ainsi ?
– Alors, c’était avant, au moment d’être attaqué.
– Impossible, vous nous avez dit qu’entre le signal de lasonnerie et l’instant où vous avez pénétré dans la chambre, ils’est écoulé tout au plus trois minutes. Si donc le Baron avaitsonné avant, il aurait fallu que la lutte, l’assassinat, l’agonieet la fuite, se soient déroulés en ce court espace de troisminutes. Je le répète, c’est impossible.
– Pourtant, dit le juge d’instruction, quelqu’un a sonné. Si cen’est pas le Baron, qui est-ce ?
– Le meurtrier.
– Dans quel but ?
– J’ignore son but. Mais tout au moins le fait qu’il a sonnénous prouve-t-il qu’il devait savoir que la sonnerie communiquaitavec la chambre d’un domestique. Or, qui pouvait connaître cedétail, sinon une personne de la maison même ?
Le cercle des suppositions se restreignait. En quelques phrasesrapides, nettes, logiques, Ganimard plaçait la question sur sonvéritable terrain, et la pensée du vieil inspecteur apparaissantclairement, il sembla tout naturel que le juge d’instructionconclût :
– Bref, en deux mots, vous soupçonnez Antoinette Bréhat.
– Je ne la soupçonne pas, je l’accuse.
– Vous l’accusez d’être la complice ?
– Je l’accuse d’avoir tué le général Baron d’Hautrec.
– Allons donc ! Et quelle preuve ?…
– Cette poignée de cheveux que j’ai découverte dans la maindroite de la victime, dans sa chair même où la pointe de ses onglesl’avait enfoncée.
Il les montra, ces cheveux ; ils étaient d’un blondéclatant, lumineux comme des fils d’or, et Charles murmura :
– Ce sont bien les cheveux de Mlle Antoinette. Pas moyen de s’ytromper.
Et il ajouta :
– Et puis… il y a autre chose… je crois bien que le couteau…celui que je n’ai pas revu la seconde fois… lui appartenait… elles’en servait pour couper les pages des livres.
Le silence fut long et pénible, comme si le crime prenait plusd’horreur d’avoir été commis par une femme. Le juge d’instructiondiscuta.
– Admettons jusqu’à plus ample informé que le Baron ait été tuépar Antoinette Bréhat. Il faudrait encore expliquer quel cheminelle a pu suivre pour sortir après le crime, pour rentrer après ledépart du sieur Charles, et pour sortir de nouveau avant l’arrivéedu commissaire. Vous avez une opinion là-dessus, MonsieurGanimard ?
– Aucune.
– Alors ?
Ganimard eut l’air embarrassé. Enfin il prononça, non sans uneffort visible :
– Tout ce que je puis dire, c’est que je retrouve ici le mêmeprocédé que dans l’affaire du billet 514 – 23, le même phénomèneque l’on pourrait appeler la faculté de disparition. AntoinetteBréhat apparaît et disparaît dans cet hôtel, aussi mystérieusementqu’Arsène Lupin pénétra chez Maître Detinan et s’en échappa encompagnie de la Dame blonde.
– Ce qui signifie ?
– Ce qui signifie que je ne peux m’empêcher de penser à ces deuxcoïncidences, tout au moins bizarres : Antoinette Bréhat futengagée par la sœur Auguste, il y a douze jours, c’est-à-dire lelendemain du jour où la Dame blonde me filait entre les doigts. Ensecond lieu, les cheveux de la Dame blonde ont précisément cettecouleur violente, cet éclat métallique à reflets d’or, que nousretrouvons dans ceux-ci.
– De sorte que, suivant vous, Antoinette Bréhat…
– N’est autre que la Dame blonde.
– Et que Lupin, par conséquent, a machiné les deuxaffaires ?
– Je le crois.
Il y eut un éclat de rire. C’était le chef de la Sûreté qui sedivertissait.
– Lupin ! Toujours Lupin ! Lupin est dans tout, Lupinest partout !
– Il est où il est, scanda Ganimard, vexé.
– Encore faut-il qu’il ait des raisons pour être quelque part,observa M. Dudouis, et, en l’espèce, les raisons me semblentobscures. Le secrétaire n’a pas été fracturé, ni le portefeuillevolé. Il reste même de l’or sur la table.
– Oui, s’écria Ganimard, mais le fameux diamant ?
– Quel diamant ?
– Le diamant bleu ! Le célèbre diamant qui faisait partiede la couronne royale de France et qui fut donné par le Duc d’A… àLéonide L…, et, à la mort de Léonide L…, racheté par le Barond’Hautrec en mémoire de la brillante comédienne qu’il avaitpassionnément aimée. C’est un de ces souvenirs qu’un vieux Parisiencomme moi n’oublie point.
– Il est évident, dit le juge d’instruction, que, si le diamantbleu ne se retrouve pas, tout s’explique… mais oùchercher ?
– Au doigt même de M. le Baron, répondit Charles. Le diamantbleu ne quittait pas sa main gauche.
– J’ai vu cette main, affirma Ganimard en s’approchant de lavictime, et comme vous pouvez vous en assurer, il n’y a qu’unsimple anneau d’or.
– Regardez du côté de la paume, reprit le domestique.
Ganimard déplia les doigts crispés. Le chaton était retourné àl’intérieur, et au cœur de ce chaton resplendissait le diamantbleu.
– Fichtre, murmura Ganimard, absolument interdit, je n’ycomprends plus rien.
– Et vous renoncez, je l’espère, à suspecter ce malheureuxLupin ? ricana M. Dudouis.
Ganimard prit un temps, réfléchit, et riposta d’un tonsentencieux :
– C’est justement quand je ne comprends plus que je suspecteArsène Lupin.
Telles furent les premières constatations effectuées par lajustice au lendemain de ce crime étrange. Constatations vagues,incohérentes et auxquelles la suite de l’instruction n’apporta nicohérence ni certitude. Les allées et venues d’Antoinette Bréhatdemeurèrent absolument inexplicables, comme celles de la Dameblonde, et pas davantage on ne sut quelle était cette mystérieusecréature aux cheveux d’or, qui avait tué le Baron d’Hautrec etn’avait pas pris à son doigt le fabuleux diamant de la couronneroyale de France.
Et, plus que tout, la curiosité qu’elle inspirait donnait aucrime un relief de grand forfait dont s’exaspérait l’opinionpublique.
Les héritiers du Baron d’Hautrec ne pouvaient que bénéficierd’une pareille réclame. Ils organisèrent avenue Henri-Martin, dansl’hôtel même, une exposition des meubles et objets qui devaient sevendre à la salle Drouot. Meubles modernes et de goût médiocre,objets sans valeur artistique… mais au centre de la pièce, sur unsocle tendu de velours grenat, protégée par un globe de verre, etgardée par deux agents, étincelait la bague au diamant bleu.
Diamant magnifique, énorme, d’une pureté incomparable, et de cebleu indéfini que l’eau claire prend au ciel qu’il reflète, de cebleu que l’on devine dans la blancheur du linge. On admirait, ons’extasiait… et l’on regardait avec effroi la chambre de lavictime, l’endroit où gisait le cadavre, le parquet démuni de sontapis ensanglanté, et les murs surtout, les murs infranchissablesau travers desquels avait passé la criminelle. On s’assurait que lemarbre de la cheminée ne basculait pas, que telle moulure de laglace ne cachait pas un ressort destiné à la faire pivoter. Onimaginait des trous béants, des orifices de tunnel, descommunications avec les égouts, avec les catacombes…
La vente du diamant bleu eut lieu à l’hôtel Drouot. La foules’étouffait et la fièvre des enchères s’exaspéra jusqu’à lafolie.
Il y avait là le Tout-Paris des grandes occasions, tous ceux quiachètent et tous ceux qui veulent faire croire qu’ils peuventacheter, des boursiers, des artistes, des dames de tous les mondes,deux ministres, un ténor italien, un roi en exil qui, pourconsolider son crédit, se donna le luxe de pousser, avec beaucoupd’aplomb et une voix vibrante, jusqu’à cent mille francs. Centmille francs ! Il pouvait les offrir sans se compromettre. Leténor italien en risqua cent cinquante, une sociétaire des Françaiscent soixante-quinze.
À deux cent mille francs néanmoins, les amateurs sedécouragèrent. À deux cent cinquante mille, il n’en resta plus quedeux : Herschmann, le célèbre financier, le roi des mines d’or, etla comtesse de Crozon, la richissime Américaine dont la collectionde diamants et de pierres précieuses est réputée.
– Deux cent soixante mille… deux cent soixante-dix mille…soixante-quinze.., quatre-vingt… proférait le commissaire,interrogeant successivement du regard les deux compétiteurs… deuxcent quatre-vingt mille pour madame… personne ne ditmot ?…
– Trois cent mille, murmura Herschmann.
Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout,souriante, mais d’une pâleur qui dénonçait son trouble, elles’appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité,elle le savait et tous les assistants le savaient aussi, l’issue duduel n’était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait seterminer à l’avantage du financier, dont les caprices étaientservis par une fortune de plus d’un demi-milliard. Pourtant, elleprononça :
– Trois cent cinq mille.
Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dansl’attente de l’inévitable surenchère. Il était certain qu’elleallait se produire, forte, brutale, définitive.
Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, lesyeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite,tandis que l’autre gardait les morceaux d’une enveloppedéchirée.
– Trois cent cinq mille, répétait le commissaire. Unefois ?… Deux fois ?… Il est encore temps… personne ne ditmot ?… Je répète : une fois ?… deux fois ?…
Herschmann ne broncha pas. Un dernier silence. Le marteautomba.
– Quatre cent mille, clama Herschmann, sursautant, comme si lebruit du marteau l’arrachait de sa torpeur.
Trop tard. L’adjudication était irrévocable.
On s’empressa autour de lui. Que s’était-il passé ?Pourquoi n’avait-il pas parlé plus tôt ?
Il se mit à rire.
– Que s’est-il passé ? Ma foi, je n’en sais rien. J’ai euune minute de distraction.
– Est-ce possible ?
– Mais oui, une lettre qu’on m’a remise.
– Et cette lettre a suffi…
– Pour me troubler, oui, sur le moment.
Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Ils’approcha d’un des garçons de service.
– C’est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M.Herschmann ?
– Oui.
– De la part de qui ?
– De la part d’une dame.
– Où est-elle ?
– Où est-elle ?… Tenez, Monsieur, là-bas… cette dame qui aune voilette épaisse.
– Et qui s’en va ?
– Oui.
Ganimard se précipita vers la porte et aperçut la dame quidescendait l’escalier. Il courut. Un flot de monde l’arrêta près del’entrée. Dehors, il ne la retrouva pas.
Il revint dans la salle, aborda Herschmann, se fit connaître etl’interrogea sur la lettre. Herschmann la lui donna. Ellecontenait, écrits au crayon, à la hâte, et d’une écriture que lefinancier ignorait, ces simples mots :
« Le diamant bleu porte malheur. Souvenez-vous du Barond’Hautrec. »
Les tribulations du diamant bleu n’étaient pas achevées, et,déjà connu par l’assassinat du Baron d’Hautrec et par les incidentsde l’hôtel Drouot, il devait, six mois plus part, atteindre à lagrande célébrité. L’été suivant, en effet, on volait à la comtessede Crozon le précieux joyau qu’elle avait eu tant de peine àconquérir.
Résumons cette curieuse affaire dont les émouvantes etdramatiques péripéties nous ont tous passionnés et sur laquelle ilm’est enfin permis de jeter quelque lumière.
Le soir du 10 août, les hôtes de M. et Mme de Crozon étaientréunis dans le salon du magnifique château qui domine la baie de laSomme. On fit de la musique. La comtesse se mit au piano et posasur un petit meuble, près de l’instrument, ses bijoux, parmilesquels se trouvait la bague du Baron d’Hautrec.
Au bout d’une heure le comte se retira, ainsi que ses deuxcousins, les d’Andelle, et Mme de Réal, une amie intime de lacomtesse de Crozon. Celle-ci resta seule avec M. Bleichen, consulautrichien, et sa femme.
Ils causèrent, puis la comtesse éteignit une grande lampe situéesur la table du salon. Au même moment, M. Bleichen éteignait lesdeux lampes du piano. Il y eut un instant d’obscurité, un peud’effarement, puis le consul alluma une bougie, et tous troisgagnèrent leurs appartements. Mais, à peine chez elle, la comtessese souvint de ses bijoux et enjoignit à sa femme de chambre d’allerles chercher. Celle-ci revint et les déposa sur la cheminée sansque sa maîtresse les examinât. Le lendemain, Mme de Crozonconstatait qu’il manquait une bague, la bague au diamant bleu.
Elle avertit son mari. Leur conclusion fut immédiate : la femmede chambre étant au-dessus de tout soupçon, le coupable ne pouvaitêtre que M. Bleichen.
Le comte prévint le commissaire central d’Amiens, qui ouvrit uneenquête et, discrètement, organisa la surveillance la plus activepour que le consul autrichien ne pût ni vendre ni expédier labague.
Jour et nuit des agents entourèrent le château.
Deux semaines s’écoulent sans le moindre incident. M. Bleichenannonce son départ. Ce jour-là une plainte est déposée contre lui.Le commissaire intervient officiellement et ordonne la visite desbagages. Dans un petit sac dont la clé ne quitte jamais le consul,on trouve un flacon de poudre de savon ; dans ce flacon, labague !
Mme Bleichen s’évanouit. Son mari est mis en étatd’arrestation.
On se rappelle le système de défense adopté par l’inculpé. Il nepeut s’expliquer, disait-il, la présence de la bague que par unevengeance de M. de Crozon. « Le comte est brutal et rend sa femmemalheureuse. J’ai eu un long entretien avec celle-ci et l’aivivement engagée au divorce. Mis au courant, le comte s’est vengéen prenant la bague, et, lors de mon départ, en la glissant dans lenécessaire de toilette ». Le comte et la comtesse maintinrenténergiquement leur plainte. Entre l’explication qu’ils donnaient etcelle du consul, toutes deux également possibles, égalementprobables, le public n’avait qu’à choisir. Aucun fait nouveau nefit pencher l’un des plateaux de la balance. Un mois de bavardages,de conjectures et d’investigations n’amena pas un seul élément decertitude.
Ennuyés par tout ce bruit, impuissants à produire la preuveévidente de culpabilité qui eût justifié leur accusation, M. et Mmede Crozon demandèrent qu’on leur envoyât de Paris un agent de laSûreté capable de débrouiller les fils de l’écheveau. On envoyaGanimard.
Durant quatre jours le vieil inspecteur principal fureta,potina, se promena dans le parc, eut de longues conférences avec labonne, avec le chauffeur, les jardiniers, les employés des bureauxde poste voisins, visita les appartements qu’occupaient le ménageBleichen, les cousins d’Andelle et Mme de Réal. Puis, un matin, ildisparut sans prendre congé de ses hôtes.
Mais une semaine plus tard, ils recevaient ce télégramme :
« Vous prie venir demain vendredi, cinq heures soir, au Théjaponais, rue Boissy-d’Anglas. Ganimard ».
À cinq heures exactement, ce vendredi, leur automobiles’arrêtait devant le numéro 9 de la rue Boissy-d’Anglas. Sans unmot d’explication, le vieil inspecteur qui les attendait sur letrottoir les conduisit au premier étage du Thé japonais.
Ils trouvèrent dans l’une des salles deux personnes que Ganimardleur présenta :
– M. Gerbois, professeur au lycée de Versailles, à qui, vousvous en souvenez, Arsène Lupin vola un demi-million – M. Léonced’Hautrec, neveu et légataire universel du Baron d’Hautrec.
Les quatre personnes s’assirent. Quelques minutes après il envint une cinquième. C’était le chef de la Sûreté.
M. Dudouis paraissait d’assez méchante humeur. Il salua et dit:
– Qu’y a-t-il donc, Ganimard ? On m’a remis, à laPréfecture, votre avis téléphonique. Est-ce sérieux ?
– Très sérieux, chef. Avant une heure, les dernières aventuresauxquelles j’ai donné mon concours auront leur dénouement ici. Ilm’a semblé que votre présence était indispensable.
– Et la présence également de Dieuzy et de Folenfant, que j’aiaperçus en bas, aux environs de la porte ?
– Oui, chef.
– Et en quoi ? S’agit-il d’une arrestation ? Quellemise en scène ! Allons, Ganimard, on vous écoute.
Ganimard hésita quelques instants, puis prononça avecl’intention visible de frapper ses auditeurs :
– Tout d’abord j’affirme que M. Bleichen n’est pour rien dans levol de la bague.
– Oh ! Oh ! fit M. Dudouis, c’est une simpleaffirmation… et fort grave.
Et le comte demanda :
– Est-ce à cette… découverte que se bornent vosefforts ?
– Non, Monsieur. Le surlendemain du vol, les hasards d’uneexcursion en automobile ont mené trois de vos invités jusqu’aubourg de Crécy. Tandis que deux de ces personnes allaient visiterle fameux champ de bataille, la troisième se rendait en hâte aubureau de poste et expédiait une petite boîte ficelée, cachetéesuivant les règlements, et déclarée pour une valeur de centfrancs.
M. de Crozon objecta :
– Il n’y a rien là que de naturel.
– Peut-être vous semblera-t-il moins naturel que cette personne,au lieu de donner son nom véritable, ait fait l’expédition sous lenom de Rousseau, et que le destinataire, un M. Beloux, demeurant àParis, ait déménagé le soir même du jour où il recevait la boîte,c’est-à-dire la bague.
– Il s’agit peut-être, interrogea le comte, d’un de mes cousinsd’Andelle ?
– Il ne s’agit pas de ces messieurs.
– Donc de Mme de Réal ?
– Oui.
La comtesse s’écria, stupéfaite :
– Vous accusez mon amie Mme de Réal ?
– Une simple question, madame, répondit Ganimard. Mme de Réalassistait-elle à la vente du diamant bleu ?
– Oui, mais de son côté. Nous n’étions pas ensemble.
– Vous avait-elle engagée à acheter la bague ?
La comtesse rassembla ses souvenirs.
– Oui… en effet… je crois même que c’est elle qui m’en a parléla première.
– Je note votre réponse, madame. Il est bien établi que c’estMme de Réal qui vous a parlé la première de cette bague, et quivous a engagée à l’acheter.
– Cependant… mon amie est incapable…
– Pardon, pardon, Mme de Réal n’est que votre amieoccasionnelle, et non votre amie intime, comme les journaux l’ontimprimé, ce qui a écarté d’elle les soupçons. Vous ne la connaissezque depuis cet hiver. Or, je me fais fort de vous démontrer quetout ce qu’elle vous a raconté sur elle, sur son passé, sur sesrelations, est absolument faux, que Mme Blanche de Réal n’existaitpas avant de vous avoir rencontrée, et qu’elle n’existe plus àl’heure actuelle.
– Et après ?
– Après ? fit Ganimard.
– Oui, toute cette histoire est très curieuse, mais en quois’applique-t-elle à notre cas ? Si tant est que Mme de Réalait pris la bague, ce qui n’est nullement prouvé, pourquoil’a-t-elle cachée dans la poudre dentifrice de M. Bleichen ?Que diable ! Quand on se donne la peine de dérober le diamantbleu, on le garde. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
– Moi, rien, mais Mme de Réal y répondra.
– Elle existe donc ?
– Elle existe… sans exister. En quelques mots, voici. Il y atrois jours, en lisant le journal que je lis chaque jour, j’ai vuen tête de la liste des étrangers, à Trouville, « Hôtel Beaurivage: Mme de Réal, etc. » Vous comprendrez que le soir même j’étais àTrouville, et que j’interrogeais le directeur de Beaurivage.D’après le signalement et d’après certains indices que jerecueillis, cette Mme de Réal était bien la personne que jecherchais, mais elle avait quitté l’hôtel, laissant son adresse àParis, 3, rue du Colisée. Avant-hier je me suis présenté à cetteadresse, et j’appris qu’il n’y avait point de Mme de Réal, maistout simplement une dame Réal, qui habitait le deuxième étage, quiexerçait le métier de courtière en diamants, et qui s’absentaitsouvent. La veille encore, elle arrivait de voyage. Hier j’ai sonnéà sa porte, et j’ai offert à Mme Réal, sous un faux nom, messervices comme intermédiaire auprès de personnes en situationd’acheter des pierres de valeur. Aujourd’hui nous avons rendez-vousici pour une première affaire.
– Comment ! Vous l’attendez ?
– À cinq heures et demie.
– Et vous êtes sûr ?…
– Que c’est la Mme de Réal du château de Crozon ? J’ai despreuves irréfutables. Mais… écoutez… le signal de Folenfant…
Un coup de sifflet avait retenti, Ganimard se leva vivement.
– Il n’y a pas de temps à perdre. Monsieur et madame de Crozon,veuillez passer dans la pièce voisine. Vous aussi, Monsieurd’Hautrec… et vous aussi Monsieur Gerbois… la porte restera ouverteet, au premier signal, je vous demanderai d’intervenir. Restez,chef, je vous en prie.
– Et s’il arrive d’autres personnes ? observa M.Dudouis.
– Non. Cet établissement est nouveau, et le patron qui est un demes amis ne laissera monter âme qui vive… sauf la Dame blonde.
– La Dame blonde ! Que dites-vous ?
– La Dame blonde elle-même, chef, la complice et l’amie d’ArsèneLupin, la mystérieuse Dame blonde, contre qui j’ai des preuvescertaines, mais contre qui je veux en outre, et devant vous, réunirles témoignages de tous ceux qu’elle a dépouillés.
Il se pencha par la fenêtre.
– Elle approche… elle entre… plus moyen qu’elle s’échappe :Folenfant et Dieuzy gardent la porte… la Dame blonde est à nous,chef !
Presque aussitôt, une femme s’arrêtait sur le seuil, grande,mince, le visage très pâle et les cheveux d’un or violent.
Une telle émotion suffoqua Ganimard qu’il demeura muet,incapable d’articuler le moindre mot. Elle était là, en face delui, à sa disposition !
Quelle victoire sur Arsène Lupin ! Et quellerevanche ! Et en même temps cette victoire lui semblaitremportée avec une telle aisance qu’il se demandait si la Dameblonde n’allait pas lui glisser entre les mains grâce àquelques-uns de ces miracles dont Lupin était coutumier.
Elle attendait cependant, surprise de ce silence, et regardaitautour d’elle sans dissimuler son inquiétude.
– Elle va partir ! Elle va disparaître ! pensaGanimard effaré.
Brusquement il s’interposa entre elle et la porte. Elle seretourna et voulut sortir.
– Non, non, fit-il, pourquoi vous éloigner ?
– Mais enfin, Monsieur, je ne comprends rien à ces manières.Laissez-moi…
– Il n’y a aucune raison pour que vous vous en alliez, madame,et beaucoup au contraire pour que vous restiez.
– Cependant…
– Inutile. Vous ne sortirez pas.
Toute pâle, elle s’affaissa sur une chaise et balbutia :
– Que voulez-vous ?…
Ganimard était vainqueur. Il tenait la Dame blonde. Maître delui, il articula :
– Je vous présente cet ami, dont je vous ai parlé, et qui seraitdésireux d’acheter des bijoux… et surtout des diamants. Vousêtes-vous procuré celui que vous m’aviez promis ?
– Non… non… je ne sais pas… je ne me rappelle pas.
– Mais si… cherchez bien… une personne de votre connaissancedevait vous remettre un diamant teinté… « Quelque chose comme lediamant bleu », ai-je dit en riant, et vous m’avez répondu : «Précisément, j’aurai peut-être votre affaire. » Voussouvenez-vous ?
Elle se taisait. Un petit réticule qu’elle tenait à la maintomba. Elle le ramassa vivement et le serra contre elle. Ses doigtstremblaient un peu.
– Allons, dit Ganimard, je vois que vous n’avez pas confiance ennous, madame de Réal, je vais vous donner le bon exemple, et vousmontrer ce que je possède, moi.
Il tira de son portefeuille un papier qu’il déplia, et tenditune mèche de cheveux.
– Voici d’abord quelques cheveux d’Antoinette Bréhat, arrachéspar le Baron et recueillis dans la main du mort. J’ai vu MlleGerbois : elle a reconnu positivement la couleur des cheveux de laDame blonde… la même couleur que les vôtres d’ailleurs… exactementla même couleur.
Mme Réal l’observait d’un air stupide, et comme si vraiment ellene saisissait pas le sens de ses paroles. Il continua :
– Et maintenant voici deux flacons d’odeur, sans étiquette, ilest vrai, et vides, mais encore assez imprégnés de leur odeur, pourque Mlle Gerbois ait pu, ce matin même, y distinguer le parfum decette Dame blonde qui fut sa compagne de voyage durant deuxsemaines. Or l’un de ces flacons provient de la chambre que Mme deRéal occupait au château de Crozon, et l’autre de la chambre quevous occupiez à l’hôtel Beaurivage.
– Que dites-vous !… La Dame blonde… le château deCrozon…
Sans répondre, l’inspecteur aligna sur la table quatrefeuilles.
– Enfin ! dit-il, voici, sur ces quatre feuilles, unspécimen de l’écriture d’Antoinette Bréhat, un autre de la dame quiécrivit au Baron Herschmann lors de la vente du diamant bleu, unautre de Mme de Réal, lors de son séjour à Crozon, et le quatrième…de vous-même, madame, … c’est votre nom et votre adresse, donnéspar vous, au portier de l’hôtel Beaurivage à Trouville. Or,comparez les quatre écritures. Elles sont identiques.
– Mais vous êtes fou, Monsieur ! Vous êtes fou ! Quesignifie tout cela ?
– Cela signifie, madame, s’écria Ganimard dans un grandmouvement, que la Dame blonde, l’amie et la complice d’ArsèneLupin, n’est autre que vous.
Il poussa la porte du salon voisin, se rua sur M. Gerbois, lebouscula par les épaules, et l’attirant devant Mme Réal :
– Monsieur Gerbois, reconnaissez-vous la personne qui enlevavotre fille, et que vous avez vue chez Maître Detinan ?
– Non.
Il y eut comme une commotion dont chacun reçut le choc. Ganimardchancela.
– Non ?… Est-ce possible… voyons, réfléchissez…
– C’est tout réfléchi… madame est blonde comme la Dame blonde…pâle comme elle… mais elle ne lui ressemble pas du tout.
– Je ne puis croire… une pareille erreur est inadmissible…Monsieur d’Hautrec, vous reconnaissez bien AntoinetteBréhat ?
– J’ai vu Antoinette Bréhat chez mon oncle… ce n’est paselle.
– Et madame n’est pas non plus Mme de Réal, affirma le comte deCrozon.
C’était le coup de grâce. Ganimard en fut étourdi et ne bronchaplus, la tête basse, les yeux fuyants. De toutes ses combinaisonsil ne restait rien. L’édifice s’écroulait.
M. Dudouis se leva.
– Vous nous excuserez, madame, il y a là une confusionregrettable que je vous prie d’oublier. Mais ce que je ne saisispas bien c’est votre trouble… votre attitude bizarre depuis quevous êtes ici.
– Mon Dieu, Monsieur, j’avais peur… il y a plus de cent millefrancs de bijoux dans mon sac, et les manières de votre amin’étaient guère rassurantes.
– Mais vos absences continuelles ?…
– N’est-ce pas mon métier qui l’exige ?
M. Dudouis n’avait rien à répondre. Il se tourna vers sonsubordonné.
– Vous avez pris vos informations avec une légèreté déplorable,Ganimard, et tout à l’heure vous vous êtes conduit envers madame dela façon la plus maladroite. Vous viendrez vous en expliquer dansmon cabinet.
L’entrevue était terminée, et le chef de la Sûreté se disposaità partir, quand il se passa un fait vraiment déconcertant. Mme Réals’approcha de l’inspecteur et lui dit :
– J’entends que vous vous appelez Monsieur Ganimard… je ne metrompe pas ?
– Non.
– En ce cas, cette lettre doit être pour vous, je l’ai reçue cematin, avec l’adresse que vous pouvez lire : « M. Justin Ganimard,aux bons soins de Mme Réal. » J’ai pensé que c’était uneplaisanterie, puisque je ne vous connaissais pas sous ce nom, maissans doute ce correspondant inconnu savait-il notrerendez-vous.
Par une intuition singulière, Justin Ganimard fut près de saisirla lettre et de l’anéantir. Il n’osa, devant son supérieur, etdéchira l’enveloppe. La lettre contenait ces mots qu’il articulad’une voix à peine intelligible :
« Il y avait une fois une Dame blonde, un Lupin et un Ganimard.Or le mauvais Ganimard voulait faire du mal à la jolie Dame blonde,et le bon Lupin ne le voulait pas. Aussi le bon Lupin, désireux quela Dame blonde entrât dans l’intimité de la comtesse de Crozon, luifit-il prendre le nom de Mme de Réal qui est celui – ou à peu près– d’une honnête commerçante dont les cheveux sont dorés et lafigure pâle. Et le bon Lupin se disait : « Si jamais le mauvaisGanimard est sur la piste de la Dame blonde, combien il pourram’être utile de le faire dévier sur la piste de l’honnêtecommerçante ! » Sage précaution et qui porte ses fruits. Unepetite note envoyée au journal du mauvais Ganimard, un flacond’odeur oublié volontairement par la vraie Dame blonde à l’hôtelBeaurivage, le nom et l’adresse de Mme Réal écrits par cette vraieDame blonde sur les registres de l’hôtel, et le tour est joué.Qu’en dites-vous, Ganimard ? J’ai voulu vous conter l’aventurepar le menu, sachant qu’avec votre esprit vous seriez le premier àen rire. De fait elle est piquante, et j’avoue que, pour ma part,je m’en suis follement diverti.
« À vous donc merci, cher ami, et mes bons souvenirs à cetexcellent M. Dudouis.
« Arsène Lupin. »
– Mais il sait tout ! gémit Ganimard, qui ne songeaitnullement à rire, il sait des choses que je n’ai dites à personne.Comment pouvait-il savoir que je vous demanderais de venir,chef ? Comment pouvait-il savoir ma découverte du premierflacon ?… Comment pouvait-il savoir ?…
Il trépignait, s’arrachait les cheveux, en proie au plustragique désespoir.
M. Dudouis eut pitié de lui.
– Allons, Ganimard, consolez-vous, on tâchera de mieux faire uneautre fois.
Et le chef de la Sûreté s’éloigna, accompagné de Mme Réal.
Dix minutes s’écoulèrent. Ganimard lisait et relisait la lettrede Lupin. Dans un coin, M. et Mme de Crozon, M. d’Hautrec et M.Gerbois s’entretenaient avec animation. Enfin le comte s’avançavers l’inspecteur et lui dit :
– De tout cela il résulte, cher Monsieur, que nous ne sommes pasplus avancés qu’avant.
– Pardon. Mon enquête a établi que la Dame blonde est l’héroïneindiscutable de ces aventures et que Lupin la dirige. C’est un pasénorme.
– Et qui ne sert à rien. Le problème est peut-être même plusobscur. La Dame blonde tue pour voler le diamant bleu et elle ne levole pas. Elle le vole, et c’est pour s’en débarrasser au profitd’un autre.
– Je n’y peux rien.
– Certes, mais quelqu’un pourrait peut-être…
– Que voulez vous dire ?
Le comte hésitait, mais la comtesse prit la parole et nettement:
– Il est un homme, un seul après vous, selon moi, qui seraitcapable de combattre Lupin et de le réduire à merci. MonsieurGanimard, vous serait-il désagréable que nous sollicitions l’aided’Herlock Sholmès ?
Il fut décontenancé.
– Mais non… seulement… je ne comprends pas bien…
– Voilà. Tous ces mystères m’agacent. Je veux voir clair. M.Gerbois et M. d’Hautrec ont la même volonté, et nous nous sommesmis d’accord pour nous adresser au célèbre détective anglais.
– Vous avez raison, Madame, prononça l’inspecteur avec uneloyauté qui n’était pas sans quelque mérite, vous avezraison ; le vieux Ganimard n’est pas de force à lutter contreArsène Lupin. Herlock Sholmès y réussira-t-il ? Je lesouhaite, car j’ai pour lui la plus grande admiration… cependant…il est peu probable…
– Il est peu probable qu’il aboutisse ?
– C’est mon avis. Je considère qu’un duel entre Herlock Sholmèset Arsène Lupin est une chose réglée d’avance. L’Anglais serabattu.
– En tout cas, peut-il compter sur vous ?
– Entièrement, Madame. Mon concours lui est assuré sansréserves.
– Vous connaissez son adresse ?
– Oui, Parker street, 219.
Le soir même, M. et Mme de Crozon se désistaient de leur plaintecontre le consul Bleichen, et une lettre collective était adresséeà Herlock Sholmès.