Béatrix

– Qu’avez-vous, mon enfant&|160;? lui dit Claude, qui se coulasilencieusement auprès de Calyste et lui prit la main. Vous aimez,vous vous croyez dédaigné&|160;; mais il n’en est rien. Dansquelques jours vous aurez le champ libre ici, vous y régnerez, vousserez aimé par plus d’une personne&|160;; enfin, si vous savez vousbien conduire, vous y serez comme un sultan.

– Que me dites-vous&|160;? s’écria Calyste en se levant etentraînant par un geste Claude dans la bibliothèque. Qui m’aimeici&|160;?

– Camille, répondit Claude.

– Camille m’aimerait, demanda Calyste. Eh&|160;! bien,vous&|160;?

– Moi, reprit Claude, moi… Il ne continua pas. Il s’assit ets’appuya la tête avec une profonde mélancolie sur un coussin. – Jesuis ennuyé de la vie et n’ai pas le courage de la quitter, dit-ilaprès un moment de silence. Je voudrais m’être trompé dans ce queje viens de vous dire&|160;; mais depuis quelques jours plus d’uneclarté vive a lui. Je ne me suis pas promené dans les roches duCroisic pour mon plaisir. L’amertume de mes paroles à mon retour,quand je vous ai trouvé causant avec Camille, prenait sa source aufond de mon amour-propre blessé. Je m’expliquerai tantôt avecCamille. Deux esprits aussi clairvoyants que le sien et le mien nesauraient se tromper. Entre deux duellistes de profession, lecombat n’est pas de longue durée. Aussi puis-je d’avance vousannoncer mon départ. Oui, je quitterai les Touches, demainpeut-être, avec Conti. Certes il s’y passera, quand nous n’y seronsplus, d’étranges, de terribles choses peut-être, et j’aurai leregret de ne pas assister à ces débats de passion si rares enFrance et si dramatiques. Vous êtes bien jeune pour une lutte sidangereuse : vous m’intéressez. Sans le profond dégoût quem’inspirent les femmes, je resterais pour vous aider à jouer cettepartie : elle est difficile, vous pouvez la perdre, vous avezaffaire à deux femmes extraordinaires, et vous êtes déjà tropamoureux de l’une pour vous servir de l’autre. Béatrix doit avoirde l’obstination dans le caractère et Camille a de la grandeur.Peut-être, comme une chose frêle et délicate, serez-vous briséentre ces deux écueils, entraîné par les torrents de la passion.Prenez garde.

La stupéfaction de Calyste en entendant ces paroles permit àClaude Vignon de les dire et de quitter le jeune Breton, quidemeura comme un voyageur à qui, dans les Alpes, un guide adémontré la profondeur d’un abîme en y jetant une pierre. Apprendrede la bouche même de Claude que lui, Calyste, était aimé de Camilleau moment où il se sentait amoureux de Béatrix pour toute savie&|160;! il y avait dans cette situation un poids trop fort pourune jeune âme si naïve. Pressé par un regret immense quil’accablait dans le passé, tué dans le présent par la difficulté desa position entre Béatrix qu’il aimait, entre Camille qu’iln’aimait plus et par laquelle Claude le disait aimé, le pauvreenfant se désespérait, il demeurait indécis, perdu dans sespensées. Il cherchait inutilement les raisons qu’avait euesFélicité de rejeter son amour et de courir à Paris y chercherClaude Vignon. Par moments la voix de Béatrix arrivait pure etfraîche à ses oreilles et lui causait ces émotions violentes qu’ilavait évitées en quittant le petit salon. A plusieurs reprises ilne s’était plus senti maître de réprimer une féroce envie de lasaisir et de l’emporter. Qu’allait-il devenir&|160;? Reviendrait-ilaux Touches&|160;? En se sachant aimé de Camille, commentpourrait-il y adorer Béatrix&|160;? Il ne trouvait aucune solutionà ces difficultés. Insensiblement le silence régna dans la maison.Il entendit sans y faire attention le bruit de plusieurs portes quise fermaient. Puis tout à coup il compta les douze coups de minuità la pendule de la chambre voisine, où la voix de Camille et cellede Claude le réveillèrent de l’engourdissante contemplation de sonavenir et où brillait une lumière au milieu des ténèbres. Avantqu’il se montrât, il put écouter de terribles paroles prononcéespar Vignon.

– Vous êtes arrivée à Paris éperdument amoureuse de Calyste,disait-il à Félicité&|160;; mais vous étiez épouvantée des suitesd’une semblable passion à votre âge : elle vous menait dans unabîme, dans un enfer, au suicide peut-être&|160;! L’amour nesubsiste qu’en se croyant éternel, et vous aperceviez à quelquespas dans votre vie une séparation horrible : le dégoût et lavieillesse terminant bientôt un poème sublime. Vous vous êtessouvenue d’Adolphe, épouvantable dénouement des amours de madame deStaël et de Benjamin Constant, qui cependant étaient bien plus enrapport d’âge que vous ne l’êtes avec Calyste. Vous m’avez alorspris comme ou prend des fascines pour élever des retranchementsentre les ennemis et soi. Mais, si vous vouliez me faire aimer lesTouches, n’était-ce pas pour y passer vos jours dans l’adorationsecrète de votre Dieu&|160;? pour accomplir votre plan, à la foisignoble et sublime, vous deviez chercher un homme vulgaire ou unhomme si préoccupé par de hautes pensées qu’il pût être facilementtrompé. Vous m’avez cru simple, facile à abuser comme un homme degénie. Il paraît que je suis seulement un homme d’esprit : je vousai devinée. Quand hier je vous ai fait l’éloge des femmes de votreâge en vous expliquant pourquoi Calyste vous aimait, croyez-vousque j’aie pris pour moi vos regards ravis, brillants,enchantés&|160;? N’avais-je pas déjà lu dans votre âme&|160;? Lesyeux étaient bien tournés sur moi, mais le cœur battait pourCalyste. Vous n’avez jamais été aimée, ma pauvre Maupin, et vous nele serez jamais après vous être refusé le beau fruit que le hasardvous a offert aux portes de l’enfer des femmes, et qui tournent surleurs gonds poussées par le chiffre 50&|160;!

– Pourquoi l’amour m’a-t-il donc fuie, dit-elle d’une voixaltérée, dites-le moi, vous qui savez tout&|160;?…

– Mais vous n’êtes pas aimable, reprit-il, vous ne vous pliezpas à l’amour, il doit se plier à vous. Vous pourrez peut-être vousadonner aux malices et à l’entrain des gamins&|160;; mais vousn’avez pas d’enfance au cœur, il y a trop de profondeur dans votreesprit, vous n’avez jamais été naïve, et vous ne commencerez pas àl’être aujourd’hui. Votre grâce vient du mystère, elle estabstraite et non active. Enfin votre force éloigne les genstrès-forts qui prévoient une lutte. Votre puissance peut plaire àde jeunes âmes qui, semblables à celle de Calyste, aiment à êtreprotégées&|160;; mais, à la longue, elle fatigue. Vous êtes grandeet sublime : subissez les inconvénients de ces deux qualités, ellesennuient.

– Quel arrêt&|160;! s’écria Camille. Ne puis-je être femme,suis-je une monstruosité&|160;?

– Peut-être, dit Claude.

– Nous verrons, s’écria la femme piquée au vif.

– Adieu, ma chère, demain je pars. Je ne vous en veux pas,Camille : je vous trouve la plus grande des femmes&|160;; mais sije continuais à vous servir de paravent ou d’écran, dit Claude avecdeux savantes inflexions de voix, vous me mépriseriezsingulièrement. Nous pouvons nous quitter sans chagrin ni remords :nous n’avons ni bonheur à regretter ni espérances déjouées. Pourvous, comme pour quelques hommes de génie infiniment rares, l’amourn’est pas ce que la nature l’a fait : un besoin impérieux à lasatisfaction duquel elle attache de vifs mais de passagersplaisirs, et qui meurt&|160;; vous le voyez, tel que l’a créé lechristianisme : un royaume idéal, plein de sentiments nobles, degrandes petitesses, de poésies, de sensations spirituelles, dedévouements, de fleurs morales, d’harmonies enchanteresses, etsitué bien au-dessus des grossièretés vulgaires, mais où vont deuxcréatures réunies en un ange, enlevées par les ailes du plaisir.Voilà ce que j’espérais, je croyais saisir une des clefs qui nousouvrent la porte fermée pour tant de gens et par laquelle ons’élance dans l’infini. Vous y étiez déjà, vous&|160;! Ainsi vousm’avez trompé. Je retourne à la misère, dans ma vaste prison deParis. Il m’aurait suffi de cette tromperie au commencement de macarrière pour me faire fuir les femmes&|160;; aujourd’hui, elle metdans mon âme un désenchantement qui me plonge à jamais dans unesolitude épouvantable, je m’y trouverai sans la loi qui aidait lespères à la peupler d’images sacrées. Voilà, ma chère Camille, oùnous mène la supériorité de l’esprit : nous pouvons chanter tousdeux l’hymne horrible qu’Alfred de Vigny met dans la bouche deMoïse parlant à Dieu :

Seigneur, vous m’avez fait puissant et solitaire&|160;!

En ce moment Calyste parut.

– Je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis là,dit-il.

Mademoiselle des Touches exprima la plus vive crainte, unerougeur subite colora son visage impassible d’un ton de feu.Pendant toute cette scène, elle demeura plus belle qu’en aucunmoment de sa vie.

– Nous vous avions cru parti, Calyste, dit Claude&|160;; maiscette indiscrétion involontaire de part et d’autre est sans danger: peut-être serez-vous plus à votre aise aux Touches en connaissantFélicité tout entière. Son silence annonce que je ne me suis pointtrompé sur le rôle qu’elle me destinait. Elle vous aime, comme jevous le disais, mais elle vous aime pour vous et non pour elle,sentiment que peu de femmes sont capables de concevoir etd’embrasser : peu d’entre elles connaissent la volupté des douleursentretenues par le désir, c’est une des magnifiques passionsréservées à l’homme&|160;; mais elle est un peu homme&|160;! dit-ilen raillant. Votre passion pour Béatrix la fera souffrir et larendra heureuse tout à la fois.

Des larmes vinrent aux yeux de mademoiselle des Touches, quin’osait regarder ni le terrible Claude Vignon ni l’ingénu Calyste.Elle était effrayée d’avoir été comprise, elle ne croyait pas qu’ilfût possible à un homme, quelle que fût sa portée, de deviner unedélicatesse si cruelle, un héroïsme aussi élevé que l’était lesien. En la trouvant si humiliée de voir ses grandeurs dévoilées,Calyste partagea l’émotion de cette femme qu’il avait mise si haut,et qu’il contemplait abattue. Calyste se jeta, par un mouvementirrésistible, aux pieds de Camille, et lui baisa les mains en ycachant son visage couvert de pleurs.

– Claude, dit-elle, ne m’abandonnez pas, quedeviendrais-je&|160;?

– Qu’avez-vous à craindre&|160;? répondit le critique. Calysteaime déjà la marquise comme un fou. Certes, vous ne sauriez trouverune barrière plus forte entre vous et lui que cet amour excité parvous-même. Cette passion me vaut bien. Hier, il y avait du dangerpour vous et pour lui&|160;; mais aujourd’hui tout vous serabonheur maternel, dit-il en lui lançant un regard railleur. Vousserez fière de ses triomphes.

Mademoiselle des Touches regarda Calyste, qui, sur ce mot, avaitrelevé la tête par un mouvement brusque. Claude Vignon, pour toutevengeance, prenait plaisir à voir la confusion de Calyste et deFélicité.

– Vous l’avez poussé vers madame de Rochegude, reprit ClaudeVignon, il est maintenant sous le charme. Vous avez creusévous-même votre tombe. Si vous vous étiez confiée à moi, vouseussiez évité les malheurs qui vous attendent.

– Des malheurs, s’écria Camille Maupin en prenant la tête deCalyste et l’élevant jusqu’à elle et la baisant dans les cheveux ety versant d’abondantes larmes. Non, Calyste, vous oublierez tout ceque vous venez d’entendre, vous ne me compterez pourrien&|160;!

Elle se leva, se dressa devant ces deux hommes et les terrassapar les éclairs que lancèrent ses yeux où brilla toute son âme.

– Pendant que Claude parlait, reprit-elle, j’ai conçu la beauté,la grandeur d’un amour sans espoir, n’est-ce pas le seul sentimentqui nous rapproche de Dieu&|160;? Ne m’aime pas, Calyste, moi jet’aimerai comme aucune femme n’aimera&|160;!

Ce fut le cri le plus sauvage que jamais un aigle blessé aitpoussé dans son aire. Claude fléchit le genou, prit la main deFélicité et la lui baisa.

– Quittez-nous, mon ami, dit mademoiselle des Touches au jeunehomme, votre mère pourrait être inquiète.

Calyste revint à Guérande à pas lents en se retournant pour voirla lumière qui brillait aux croisées de l’appartement de Béatrix.Il fut surpris lui-même de ressentir peu de compassion pourCamille, il lui en voulait presque d’avoir été privé de quinze moisde bonheur. Puis parfois il éprouvait en lui-même lestressaillements que Camille venait de lui causer, il sentait dansses cheveux les larmes qu’elle y avait laissées, il souffrait de sasouffrance, il croyait entendre les gémissements que poussait sansdoute cette grande femme, tant désirée quelques jours auparavant.En ouvrant la porte du logis paternel où régnait un profondsilence, il aperçut par la croisée, à la lueur de cette lampe d’unesi naïve construction, sa mère qui travaillait en l’attendant. Deslarmes mouillèrent les yeux de Calyste à cet aspect.

– Que t’est-il donc encore arrivé, demanda Fanny dont le visageexprimait une horrible inquiétude.

Pour toute réponse, Calyste prit sa mère dans ses bras et labaisa sur les joues, au front, dans les cheveux, avec une de ceseffusions passionnées qui ravissent les mères et les pénètrent dessubtiles flammes de la vie qu’elles ont donnée.

– C’est toi que j’aime, dit Calyste à sa mère presque honteuseet rougissant, toi qui ne vis que pour moi, toi que je voudraisrendre heureuse.

– Mais tu n’es pas dans ton assiette ordinaire, mon enfant, ditla baronne en contemplant son fils. Que t’est-il arrivé&|160;?

– Camille m’aime, et je ne l’aime plus, dit-il.

La baronne attira Calyste à elle, le baisa sur le front, etCalyste entendit dans le profond silence de cette vieille sallebrune et tapissée, les coups d’une vive palpitation au cœur de samère. L’Irlandaise était jalouse de Camille, et pressentait lavérité. Cette mère avait, en attendant son fils toutes les nuits,creusé la passion de cette femme&|160;; elle avait, conduite parles lueurs d’une méditation obstinée, pénétré dans le cœur deCamille, et, sans pouvoir se l’expliquer, elle avait imaginé chezcette fille une fantaisie de maternité. Le récit de Calysteépouvanta cette mère simple et naïve.

– Hé&|160;! bien, dit-elle après une pause, aime madame deRochegude, elle ne me causera pas de chagrin.

Béatrix n’était pas libre, elle ne dérangeait aucun des projetsformés pour le bonheur de Calyste, du moins Fanny le croyait, ellevoyait une espèce de belle-fille à aimer, et non une autre mère àcombattre.

– Mais Béatrix ne m’aimera pas, s’écria Calyste.

– Peut-être, répondit la baronne d’un air fin. Ne m’as-tu pasdit qu’elle allait être seule demain.

– Oui.

– Eh&|160;! bien, mon enfant, ajouta la mère en rougissant. Lajalousie est au fond de tous nos cœurs, et je ne savais pas latrouver un jour au fond du mien, car je ne croyais pas qu’on dût medisputer l’affection de mon Calyste&|160;! Elle soupira. Jecroyais, dit-elle, que le mariage serait pour toi ce qu’il a étépour moi. Quelles lueurs tu as jetées dans mon âme depuis deuxmois&|160;! de quels reflets se colore ton amour si naturel, pauvreange&|160;! Eh&|160;! bien, aie l’air de toujours aimer tamademoiselle des Touches, la marquise en sera jalouse et tul’auras.

– Oh&|160;! ma bonne mère, Camille ne m’aurait pas dit cela,s’écria Calyste en tenant sa mère par la taille et la baisant surle cou.

– Tu me rends bien perverse, mauvais enfant, dit-elle toutheureuse du visage radieux que l’espérance faisait à son fils quimonta gaiement l’escalier de la tourelle.

Le lendemain matin, Calyste dit à Gasselin d’aller se mettre ensentinelle sur le chemin de Guérande à Saint-Nazaire, de guetter aupassage la voiture de mademoiselle des Touches et de compter lespersonnes qui s’y trouveraient. Gasselin revint au moment où toutela famille était réunie et déjeunait.

– Qu’arrive-t-il&|160;? dit mademoiselle du Guénic, Gasselincourt comme s’il y avait le feu dans Guérande.

– Il aurait pris le mulot, dit Mariotte qui apportait le café,le lait et les rôties.

– Il vient de la ville et non du jardin, répondit mademoiselledu Guénic.

– Mais le mulot a son trou derrière le mur, du côté de la place,dit Mariotte.

– Monsieur le chevalier, ils étaient cinq, quatre dedans et lecocher.

– Deux dames au fond&|160;? dit Calyste.

– Et deux messieurs devant, reprit Gasselin.

– Selle le cheval de mon père, cours après, arrive àSaint-Nazaire au moment où le bateau part pour Paimbœuf, et si lesdeux hommes s’embarquent, accours me le dire à bride abattue.

Gasselin sortit.

– Mon neveu, vous avez le diable au corps, dit la vieilleZéphirine.

– Laissez-le donc s’amuser, ma sœur, s’écria le baron, il étaittriste comme un hibou, le voilà gai comme un pinson.

– Vous lui avez peut-être dit que notre chère Charlotte arrive,s’écria la vieille fille en se tournant vers sa belle-sœur.

– Non, répondit la baronne.

– Je croyais qu’il voulait aller au-devant d’elle, ditmalicieusement mademoiselle du Guénic.

– Si Charlotte reste trois mois chez sa tante, il a bien letemps de la voir, répondit la baronne.

– Oh&|160;! ma sœur, que s’est-il donc passé depuis hier,demanda la vieille fille. Vous étiez si heureuse de savoir quemademoiselle de Pen-Hoël allait ce matin nous chercher sanièce.

– Jacqueline veut me faire épouser Charlotte pour m’arracher àla perdition, ma tante, dit Calyste en riant et lançant à sa mèreun coup d’oeil d’intelligence. J’étais sur le mail quandmademoiselle de Pen-Hoël parlait à monsieur du Halga, mais elle n’apas pensé que ce serait une bien plus grande perdition pour moi deme marier à mon âge.

– Il est écrit là haut, s’écria la vieille fille en interrompantCalyste, que je ne mourrai ni tranquille ni heureuse. J’auraisvoulu voir notre famille continuée, et quelques-unes de nos terresrachetées, il n’en sera rien. Peux-tu, mou beau neveu, mettrequelque chose en balance avec de tels devoirs&|160;?

– Mais, dit le baron, est-ce que mademoiselle des Touchesempêchera Calyste de se marier quand il le faudra&|160;? Je doisl’aller voir.

– Je puis vous assurer, mon père, que Félicité ne sera jamais unobstacle à mon mariage.

– Je n’y vois plus clair, dit la vieille aveugle qui ne savaitrien de la subite passion de son neveu pour la marquise deRochegude.

La mère garda le secret à son fils&|160;; en cette matière lesilence est instinctif chez toutes les femmes. La vieille filletomba dans une profonde méditation, écoutant de toutes ses forces,épiant les voix et le bruit pour pouvoir deviner le mystère qu’onlui cachait. Gasselin arriva bientôt, et dit à son jeune maîtrequ’il n’avait pas eu besoin d’aller à Saint-Nazaire pour savoir quemademoiselle des Touches et son amie reviendraient seules, ill’avait appris en ville chez Bernus, le messager qui s’était chargédes paquets des deux messieurs.

– Elles seront seules au retour, s’écria Calyste. Selle moncheval.

Au ton de son jeune maître, Gasselin crut qu’il y avait quelquechose de grave&|160;; il alla seller les deux chevaux, chargea lespistolets sans rien dire à personne, et s’habilla pour suivreCalyste. Calyste était si content de savoir Claude et Gennaropartis, qu’il ne songeait pas à la rencontre qu’il allait faire àSaint-Nazaire, il ne pensait qu’au plaisir d’accompagner lamarquise, il prenait les mains de son vieux père et les lui serraittendrement, il embrassait sa mère, il serrait sa vieille tante parla taille.

– Enfin, je l’aime mieux ainsi que triste, dit la vieilleZéphirine.

– Où vas-tu, chevalier&|160;? lui dit son père.

– A Saint-Nazaire.

– Peste&|160;! Et à quand le mariage&|160;? dit le baron quicrut son fils empressé de revoir Charlotte de Kergarouët. Il metarde d’être grand-père, il est temps.

Quand Gasselin se montra dans l’intention assez évidented’accompagner Calyste, le jeune homme pensa qu’il pourrait revenirdans la voiture de Camille avec Béatrix en laissant son cheval àGasselin, et il lui frappa sur l’épaule en disant : – Tu as eu del’esprit.

– Je le crois bien, répondit Gasselin.

– Mon garçon, dit le père en venant avec Fanny jusqu’à latribune du perron, ménage les chevaux, ils auront douze lieues àfaire.

Calyste partit après avoir échangé le plus pénétrant regard avecsa mère.

– Cher trésor, dit-elle en lui voyant courber la tête sous lecintre de la porte d’entrée.

– Que Dieu le protège&|160;! répondit le baron, car nous ne lereferions pas.

Ce mot assez dans le ton grivois des gentilshommes de provincefit frissonner la baronne.

– Mon neveu n’aime pas assez Charlotte pour aller au-devantd’elle, dit la vieille fille à Mariotte qui ôtait le couvert.

– Il est arrivé une grande dame, une marquise aux Touches, et ilcourt après&|160;! Bah&|160;! c’est de son âge, dit Mariotte.

– Elles nous le tueront, dit mademoiselle du Guénic.

– Ca ne le tuera pas, mademoiselle&|160;; an contraire, réponditMariotte qui paraissait heureuse du bonheur de Calyste.

Calyste allait d’un train à crever son cheval, lorsque Gasselindemanda fort heureusement à son maître s’il voulait arriver avantle départ du bateau, ce qui n’était nullement son dessein&|160;; ilne désirait se faire voir ni à Conti ni à Claude. Le jeune hommeralentit alors le pas de son cheval, et se mit à regardercomplaisamment les doubles raies tracées par les roues de lacalèche sur les parties sablonneuses de la route. Il était d’unegaieté folle à cette seule pensée : elle a passé par là, ellereviendra par là, ses regards se sont arrêtés sur ces bois, sur cesarbres&|160;! – Le charmant chemin, dit-il à Gasselin.

– Ah&|160;! monsieur, la Bretagne est le plus beau pays dumonde, répondit le domestique. Y a-t-il autre part des fleurs dansles haies et des chemins frais qui tournent commecelui-là&|160;?

– Dans aucun pays, Gasselin.

– Voilà la voiture à Bernus, dit Gasselin.

– Mademoiselle de Pen-Hoël et sa nièce y seront : cachons-nous,dit Calyste.

Ici, monsieur. Etes-vous fou&|160;? Nous sommes dans les sables.La voiture, qui montait en effet une côte assez sablonneuseau-dessus de Saint-Nazaire, apparut aux regards de Calyste dans lanaïve simplicité de sa construction bretonne. Au grand étonnementde Calyste, la voiture était pleine.

– Nous avons laissé mademoiselle de Pen-Hoël, sa sœur et sanièce, qui se tourmentent&|160;; toutes les places étaient prisespar la douane, dit le conducteur à Gasselin.

– Je suis perdu, s’écria Calyste.

En effet la voiture était remplie d’employés qui sans douteallaient relever ceux des marais salants. Quand Calyste arriva surla petite esplanade qui tourne autour de l’église de Saint-Nazaire,et d’où l’on découvre Paimbœuf et la majestueuse embouchure de laLoire luttant avec la mer, il y trouva Camille et la marquiseagitant leurs mouchoirs pour dire un dernier adieu aux deuxpassagers qu’emportait le bateau à vapeur. Béatrix était ravissanteainsi : le visage adouci par le reflet d’un chapeau de paille deriz sur lequel étaient jetés des coquelicots et noué par un rubancouleur ponceau, en robe de mousseline à fleurs, avançant son petitpied fluet chaussé d’une guêtre verte, s’appuyant sur sa frêleombrelle et montrant sa belle main bien gantée. Rien n’est plusgrandiose à l’oeil qu’une femme en haut d’un rocher comme unestatue sur son piédestal. Conti put alors voir Calyste abordantCamille.

– J’ai pensé, dit le jeune homme à mademoiselle des Touches, quevous reviendriez seules.

– Vous avez bien fait, Calyste, répondit-elle en lui serrant lamain.

Béatrix se retourna, regarda son jeune amant et lui lança leplus impérieux coup d’oeil de son répertoire. Un sourire que lamarquise surprit sur les éloquentes lèvres de Camille lui fitcomprendre la vulgarité de ce moyen, digne d’une bourgeoise. Madamede Rochegude dit alors à Calyste en souriant : – N’est-ce pas unelégère impertinence de croire que je pouvais ennuyer Camille enroute&|160;?

– Ma chère, un homme pour deux veuves n’est pas de trop, ditmademoiselle des Touches en prenant le bras de Calyste et laissantBéatrix occupée à regarder le bateau.

En ce moment Calyste entendit dans la rue en pente qui descend àce qu’il faut appeler le port de Saint-Nazaire la voix demademoiselle de Pen-Hoël, de Charlotte et de Gasselin, babillanttous trois comme des pies. La vieille fille questionnait Gasselinet voulait savoir pourquoi son maître et lui se trouvaient àSaint-Nazaire, où la voiture de mademoiselle des Touches faisaitesclandre. Avant que le jeune homme eût pu se retirer, il avait étévu de Charlotte.

– Voilà Calyste, s’écria la petite Bretonne.

– Allez leur proposer ma voiture, leur femme de chambre semettra près de mon cocher, dit Camille, qui savait que madame deKergarouët, sa fille et mademoiselle de Pen-Hoël n’avaient pas eude places.

Calyste, qui ne pouvait s’empêcher d’obéir à Camille, vints’acquitter de son message. Dès qu’elle sut qu’elle voyagerait avecla marquise de Rochegude et la célèbre Camille Maupin, madame deKergarouët ne voulut pas comprendre les réticences de sa sœuraînée, qui se défendit de profiter de ce qu’elle nommait lacarriole du diable. A Nantes on était sous une latitude un peu pluscivilisée qu’à Guérande : on y admirait Camille, elle était làcomme la muse de la Bretagne et l’honneur du pays&|160;; elle yexcitait autant de curiosité que de jalousie. L’absolution donnée àParis par le grand monde, par la mode, était consacrée par lagrande fortune de mademoiselle des Touches, et peut-être par sesanciens succès à Nantes qui se flattait d’avoir été le berceau deCamille Maupin. Aussi la vicomtesse, folle de curiosité,entraîna-t-elle sa vieille sœur sans prêter l’oreille à sesjérémiades.

– Bonjour, Calyste, dit la petite Kergarouët.

– Bonjour, Charlotte, répondit Calyste sans lui offrir lebras.

Tous deux interdits, l’une de tant de froideur, lui de sacruauté, remontèrent le ravin creux qu’on appelle une rue àSaint-Nazaire et suivirent en silence les deux sœurs. En un momentla petite fille de seize ans vit s’écrouler le château en Espagnebâti, meublé par ses romanesques espérances. Elle et Calysteavaient si souvent joué ensemble pendant leur enfance, elle étaitsi liée avec lui qu’elle croyait son avenir inattaquable. Elleaccourait emportée par un bonheur étourdi, comme un oiseau fond surun champ de blé&|160;; elle fut arrêtée dans son vol sans pouvoirimaginer l’obstacle.

– Qu’as-tu, Calyste, lui demanda-t-elle en lui prenant lamain.

– Rien, répondit le jeune homme qui dégagea sa main avec unhorrible empressement en pensant aux projets de sa tante et demademoiselle de Pen-Hoël.

Des larmes mouillèrent les yeux de Charlotte. Elle regarda sanshaine le beau Calyste&|160;; mais elle allait éprouver son premiermouvement de jalousie et sentir les effroyables rages de larivalité à l’aspect des deux belles Parisiennes et en soupçonnantla cause des froideurs de Calyste.

D’une taille ordinaire, Charlotte Kergarouët avait une vulgairefraîcheur, une petite figure ronde éveillée par deux yeux noirs quijouaient l’esprit, des cheveux bruns abondants, une taille ronde,un dos plat, des bras maigres, le parler bref et décidé des fillesde province qui ne veulent pas avoir l’air de petites niaises. Elleétait l’enfant gâté de la famille à cause de la prédilection de satante pour elle. Elle gardait en ce moment sur elle le manteau demérinos écossais à grands carreaux, doublé de soie verte, qu’elleavait sur le bateau à vapeur. Sa robe de voyage, en stoff assezcommun, à corsage fait chastement en guimpe, ornée d’une colleretteà mille plis, allait lui paraître horrible à l’aspect des fraîchestoilettes de Béatrix et de Camille. Elle devait souffrir d’avoirdes bas blancs salis dans les roches, dans les barques où elleavait sauté, et de méchants souliers en peau, choisis exprès pourne rien gâter de beau en voyage, selon les us et coutumes des gensde province. Quant à la vicomtesse de Kergarouët, elle était letype de la provinciale. Grande, sèche, flétrie, pleine deprétentions cachées qui ne se montraient qu’après avoir étéblessées, parlant beaucoup et attrapant à force de parler quelquesidées, comme on carambole au billard, et qui lui donnaient uneréputation d’esprit, essayant d’humilier les Parisiens par laprétendue bonhomie de la sagesse départementale et par un fauxbonheur incessamment mis en avant, s’abaissant pour se fairerelever, et furieuse d’être laissée à genoux&|160;; pêchant, selonune expression anglaise, les compliments à la ligne et n’en prenantpas toujours&|160;; ayant une toilette à la fois exagérée et peusoignée&|160;; prenant le manque d’affabilité pour del’impertinence, et croyant embarrasser beaucoup les gens en ne leuraccordant aucune attention&|160;; refusant ce qu’elle désirait pourse le faire offrir deux fois et avoir l’air d’être priée au delàdes bornes&|160;; occupée de ce dont on ne parle plus, et fortétonnée de ne pas être au courant de la mode&|160;; enfin se tenantdifficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les tigres deNantes, et les affaires de la haute société de Nantes, et seplaignant de Nantes, et critiquant Nantes, et prenant pour despersonnalités les phrases arrachées par la complaisance à ceux qui,distraits, abondaient dans son sens. Ses manières, son langage, sesidées avaient plus ou moins déteint sur ses quatre filles.Connaître Camille Maupin et madame de Rochegude, il y avait pourelle un avenir et le fond de cent conversations&|160;!… aussimarchait-elle vers l’église comme si elle eût voulu l’emporterd’assaut, agitant son mouchoir, qu’elle déplia pour en montrer lescoins lourds de broderies domestiques et garnis d’une dentelleinvalide. Elle avait une démarche passablement cavalière, qui, pourune femme de quarante-sept ans, était sans conséquence.

– Monsieur le chevalier, dit-elle à Camille et à Béatrix enmontrant Calyste qui venait piteusement avec Charlotte, nous a faitpart de votre aimable proposition, mais nous craignons, ma sœur, mafille et moi, de vous gêner.

– Ce ne sera pas moi, ma sœur, qui gênerai ces dames, dit lavieille fille avec aigreur, car je trouverai bien dansSaint-Nazaire un cheval pour revenir.

Camille et Béatrix échangèrent un regard oblique surpris parCalyste, et ce regard suffit pour anéantir tous ses souvenirsd’enfance, ses croyances aux Kergarouët-Pen-Hoël, et pour briser àjamais les projets conçus par les deux familles.

– Nous pouvons très-bien tenir cinq dans la voiture, réponditmademoiselle des Touches, à qui Jacqueline tourna le dos. Quandnous serions horriblement gênées, ce qui n’est pas possible à causede la finesse de vos tailles, je serais bien dédommagée par leplaisir de rendre service aux amis de Calyste. Votre femme dechambre, madame, trouvera place&|160;; et vos paquets, si vous enavez, peuvent tenir derrière la calèche, je n’ai pas amené dedomestique.

La vicomtesse se confondit en remerciements et gronda sa sœurJacqueline d’avoir voulu si promptement sa nièce qu’elle ne luiavait pas permis de venir dans sa voiture par le chemin deterre&|160;; mais il est vrai que la route de poste étaitnon-seulement longue, mais coûteuse&|160;; elle devait revenirpromptement à Nantes où elle laissait trois autres petites chattesqui l’attendaient avec impatience, dit-elle en caressant le cou desa fille. Charlotte eut alors un petit air de victime, en levantles yeux vers sa mère, qui fit supposer que la vicomtesse ennuyaitprodigieusement ses quatre filles en les mettant aussi souvent enjeu que le caporal Trim son bonnet.

– Vous êtes une heureuse mère, et vous devez… . dit Camille quis’arrêta en pensant que la marquise avait dû se priver de son filsen suivant Conti.

– Oh&|160;! reprit la vicomtesse, si j’ai le malheur de passerma vie à la campagne et à Nantes, j’ai la consolation d’être adoréepar mes enfants. Avez-vous des enfants, demanda-t-elle àCamille.

– Je me nomme mademoiselle des Touches, répondit Camille. Madameest la marquise de Rochegude.

– Il faut vous plaindre alors de ne pas connaître le plus grandbonheur qu’il y ait pour nous autres pauvres simples femmes,n’est-ce pas, madame&|160;? dit la vicomtesse à la marquise pourréparer sa faute. Mais vous avez tant de dédommagements&|160;!

Il vint une larme chaude dans les yeux de Béatrix qui se tournabrusquement, et alla jusqu’au grossier parapet du rocher où Calystela suivit.

– Madame, dit Camille à l’oreille de la vicomtesse, ignorez-vousque la marquise est séparée de son mari, qu’elle n’a pas vu sonfils depuis dix-huit mois, et qu’elle ne sait pas quand elle leverra&|160;?

– Bah&|160;! dit madame de Kergarouët, cette pauvre dame&|160;!Est-ce judiciairement&|160;?

– Non, par goût, dit Camille.

– Hé&|160;! bien, je comprends cela, répondit intrépidement lavicomtesse.

La vieille Pen-Hoël, au désespoir d’être dans le camp ennemi,s’était retranchée à quatre pas avec sa chère Charlotte. Calysteaprès avoir examiné si personne ne pouvait les voir, saisit la mainde la marquise et la baisa en y laissant une larme. Béatrix seretourna, les yeux séchés par la colère, elle allait lancer quelquemot terrible, et ne put rien dire en retrouvant ses pleurs sur labelle figure de cet ange aussi douloureusement atteintqu’elle-même.

– Mon Dieu, Calyste, lui dit Camille à l’oreille en le voyantrevenir avec madame de Rochegude, vous auriez cela pour belle-mère,et cette petite bécasse pour femme&|160;!

– Parce que sa tante est riche, dit ironiquement Calyste.

Le groupe entier se mit en marche vers l’auberge, et lavicomtesse se crut obligée de faire à Camille une satire sur lessauvages de Saint-Nazaire.

– J’aime la Bretagne, madame répondit gravement Félicité, jesuis née à Guérande.

Calyste ne pouvait s’empêcher d’admirer mademoiselle desTouches, qui, par le son de sa voix, la tranquillité de ses regardset le calme de ses manières, le mettait à l’aise, malgré lesterribles déclarations de la scène qui avait eu lieu pendant lanuit. Elle paraissait néanmoins un peu fatiguée : ses traitsannonçaient une insomnie, ils étaient comme grossis, mais le frontdominait l’orage intérieur par une placidité cruelle.

– Quelles reines&|160;! dit-il à Charlotte en lui montrant lamarquise et Camille et donnant le bras à la jeune fille au grandcontentement de mademoiselle de Pen-Hoël.

– Quelle idée a eue ta mère, dit la vieille fille en donnantaussi son bras sec à sa nièce, de se mettre dans la compagnie decette réprouvée.

– Oh&|160;! ma tante, une femme qui est la gloire de laBretagne&|160;!

– La honte, petite. Ne vas-tu pas la cajoler aussi&|160;?

– Mademoiselle Charlotte a raison, vous n’êtes pas juste, ditCalyste.

– Oh&|160;! vous, répondit mademoiselle de Pen-Hoël, elle vous aensorcelé.

– Je lui porte, dit Calyste, la même amitié qu’à vous.

– Depuis quand les du Guénic mentent-ils&|160;? dit la vieillefille.

– Depuis que les Pen-Hoël sont sourdes, répliqua Calyste.

– Tu n’es pas amoureux d’elle, demanda la vieille filleenchantée.

– Je l’ai été, je ne le suis plus, répondit-il.

– Méchant enfant&|160;! pourquoi nous as-tu donné tant desouci&|160;? Je savais bien que l’amour est une sottise, il n’y ade solide que le mariage, lui dit-elle en regardant Charlotte.

Charlotte, un peu rassurée, espéra pouvoir reconquérir sesavantages en s’appuyant sur tous les souvenirs de l’enfance, etserra le bras de Calyste, qui se promit alors de s’expliquernettement avec la petite héritière.

– Ah&|160;! les belles parties de mouche que nous ferons,Calyste, dit-elle, et comme nous rirons&|160;!

Les chevaux étaient mis, Camille fit passer au fond de lavoiture la vicomtesse et Charlotte, car Jacqueline avait disparu,puis elle se plaça sur le devant avec la marquise. Calyste, obligéde renoncer au plaisir qu’il se promettait, accompagna la voiture àcheval, et les chevaux fatigués allèrent assez lentement pour qu’ilpût regarder Béatrix. L’histoire a perdu les conversations étrangesdes quatre personnes que le hasard avait si singulièrement réuniesdans cette voiture, car il est impossible d’admettre les cent etquelques versions qui courent à Nantes sur les récits, lesrépliques, les mots que la vicomtesse tient de la célèbre CamilleMaupin lui-même . Elle s’est bien gardée de répéter ni decomprendre les réponses de mademoiselle des Touches à toutes lesdemandes saugrenues que les auteurs entendent si souvent, et parlesquelles on leur fait cruellement expier leurs raresplaisirs.

– Comment avez-vous fait vos livres&|160;? demanda lavicomtesse.

– Mais comme vous faites vos ouvrages de femme, du filet ou dela tapisserie, répondit Camille.

– Et où avez-vous pris ces observations si profondes et cestableaux si séduisants&|160;?

– Où vous prenez les choses spirituelles que vous dites, madame.Il n’y a rien de si facile que d’écrire, et si vous vouliez…

– Ah&|160;! le tout est de vouloir, je ne l’aurais pascru&|160;! Quelle est celle de vos compositions que vouspréférez&|160;?

– Il est bien difficile d’avoir des prédilections pour cespetites chattes.

– Vous êtes blasée sur les compliments, et l’on ne sait que vousdire de nouveau.

– Croyez, madame, que je suis sensible à la forme que vousdonnez aux vôtres.

La vicomtesse ne voulut pas avoir l’air de négliger la marquiseet dit en la regardant d’un air fin : – Je n’oublierai jamais cevoyage fait entre l’Esprit et la Beauté.

– Vous me flattez, madame, dit la marquise en riant&|160;; iln’est pas naturel de remarquer l’esprit auprès du génie, et je n’aipas encore dit grand’chose.

Charlotte, qui sentait vivement les ridicules de sa mère, laregarda comme pour l’arrêter, mais la vicomtesse continua bravementà lutter avec les deux rieuses Parisiennes.

Le jeune homme, qui trottait d’un trot lent et abandonné le longde la calèche, ne pouvait voir que les deux femmes assises sur ledevant, et son regard les embrassait tour à tour en trahissant despensées assez douloureuses. Forcée de se laisser voir, Béatrixévita constamment de jeter les yeux sur le jeune homme par unemanœuvre désespérante pour les gens qui aiment, elle tenait sonchâle croisé sous ses mains croisées, et paraissait en proie à uneméditation profonde. A un endroit où la route est ombragée, humideet verte comme un délicieux sentier de forêt, où le bruit de lacalèche s’entendait à peine, où les feuilles effleuraient lescapotes, où le vent apportait des odeurs balsamiques, Camille fitremarquer ce lieu plein d’harmonies, et appuya sa main sur le genoude Béatrix en lui montrant Calyste : – Comme il monte bien àcheval&|160;! lui dit-elle.

– Calyste&|160;? reprit la vicomtesse, c’est un charmantcavalier.

– Oh&|160;! Calyste est bien gentil, dit Charlotte.

– Il y a tant d’Anglais qui lui ressemblent&|160;! réponditindolemment la marquise sans achever sa phrase.

– Sa mère est Irlandaise, une O’Brien, repartit Charlotte qui secrut attaquée personnellement.

Camille et la marquise entrèrent dans Guérande avec lavicomtesse de Kergarouët et sa fille, au grand étonnement de toutela ville ébahie&|160;; elles laissèrent leurs compagnes de voyage àl’entrée de la ruelle du Guénic, où peu s’en fallut qu’il ne seformât un attroupement. Calyste avait pressé le pas de son chevalpour aller prévenir sa tante et sa mère de l’arrivée de cettecompagnie attendue à dîner. Le repas avait été retardéconventionnellement jusqu’à quatre heures. Le chevalier revint pourdonner le bras aux deux dames&|160;; puis il baisa la main deCamille en espérant pouvoir prendre celle de la marquise, qui tintrésolument ses bras croisés, et à laquelle il jeta les plus vivesprières dans un regard inutilement mouillé.

– Petit niais, lui dit Camille en lui effleurant l’oreille parun modeste baiser plein d’amitié.

– C’est vrai, se dit en lui-même Calyste pendant que la calèchetournait, j’oublie les recommandations de ma mère&|160;; mais jeles oublierai, je crois, toujours.

Mademoiselle de Pen-Hoël intrépidement arrivée sur un cheval delouage, la vicomtesse de Kergarouët et Charlotte trouvèrent latable mise et furent traitées avec cordialité, sinon avec luxe, parles du Guénic. La vieille Zéphirine avait indiqué dans lesprofondeurs de la cave des vins fins, et Mariotte s’était surpasséeen ses plats bretons. La vicomtesse, enchantée d’avoir fait levoyage avec l’illustre Camille Maupin, essaya d’expliquer lalittérature moderne et la place qu’y tenait Camille&|160;; mais ilen fut du monde littéraire comme du whist : ni les du Guénic, ni lecuré qui survint, ni le chevalier du Halga n’y comprirent rien.L’abbé Grimont et le vieux marin prirent part aux liqueurs dudessert. Dès que Mariotte, aidée par Gasselin et par la femme dechambre de la vicomtesse, eut ôté le couvert, il y eut un crid’enthousiasme pour se livrer à la mouche. La joie régnait dans lamaison. Tous croyaient Calyste libre et le voyaient marié dans peude temps à la petite Charlotte. Calyste restait silencieux. Pour lapremière fois de sa vie, il établissait des comparaisons entre lesKergarouët et les deux femmes élégantes, spirituelles, pleines degoût, qui pendant ce moment devaient bien se moquer des deuxprovinciales, à s’en rapporter au premier regard qu’elles avaientéchangé. Fanny, qui connaissait le secret de Calyste, observait latristesse de son fils, sur qui les coquetteries de Charlotte ou lesattaques de la vicomtesse avaient peu de prise. Evidemment son cherenfant s’ennuyait, le corps était dans cette salle où jadis il seserait amusé des plaisanteries de la mouche, mais l’esprit sepromenait aux Touches. Comment l’envoyer chez Camille&|160;? sedemandait la mère qui sympathisait avec son fils, qui aimait ets’ennuyait avec lui. Sa tendresse émue lui donna de l’esprit.

– Tu meurs d’envie d’aller aux Touches la voir, dit Fanny àl’oreille de Calyste. L’enfant répondit par un sourire et par unerougeur qui firent tressaillir cette adorable mère jusque dans lesderniers replis de son cœur. – Madame, dit elle à la vicomtesse,vous serez bien mal demain dans la voiture du messager, et surtoutforcée de partir de bonne heure&|160;; ne vaudrait-il pas mieux quevous prissiez la voiture de mademoiselle des Touches&|160;? Va,Calyste, dit-elle en regardant son fils, arranger cette affaire auxTouches, mais reviens-nous promptement.

– Il ne me faut pas dix minutes, s’écria Calyste qui embrassafollement sa mère sur le perron où elle le suivit.

Calyste courut avec la légèreté d’un faon, et se trouva dans lepéristyle des Touches quand Camille et Béatrix sortaient du grandsalon après leur dîner. Il eut l’esprit d’offrir le bras àFélicité.

– Vous avez abandonné pour nous la vicomtesse et sa fille,dit-elle en lui pressant le bras, nous sommes à même de connaîtrel’étendue de ce sacrifice.

– Ces Kergarouët sont-ils parents des Portenduère et du vieilamiral de Kergarouët, dont la veuve a épousé Charles deVandenesse&|160;? demanda madame de Rochegude à Camille.

Sa petite-nièce, répondit Camille.

– C’est une charmante jeune personne, dit Béatrix en se posantdans un fauteuil gothique, ce sera bien l’affaire de monsieur duGuénic.

– Ce mariage ne se fera jamais, dit vivement Camille.

Abattu par l’air froid et calme de la marquise, qui montrait lapetite Bretonne comme la seule créature qui pût s’appareiller aveclui, Calyste resta sans voix ni esprit.

– Et pourquoi, Camille&|160;? dit madame de Rochegude.

– Ma chère, reprit Camille en voyant le désespoir de Calyste, jen’ai pas conseillé à Conti de se marier, et je crois avoir étécharmante pour lui : vous n’êtes pas généreuse.

Béatrix regarda son amie avec une surprise mêlée de soupçonsindéfinissables. Calyste comprit à peu près le dévouement deCamille en voyant se mêler à ses joues cette faible rougeur quichez elle annonce ses émotions les plus violentes&|160;; il vintassez gauchement auprès d’elle, lui prit la main et la baisa.Camille se mit négligemment au piano, comme une femme sûre de sonamie et de l’adorateur qu’elle s’attribuait, en leur tournant ledos et les laissant presque seuls. Elle improvisa des variationssur quelques thèmes choisis à son insu par son esprit, car ilsfurent d’une mélancolie excessive. La marquise paraissait écouter,mais elle observait Calyste, qui, trop jeune et trop naïf pourjouer le rôle que lui donnait Camille, était en extase devant savéritable idole. Après une heure, pendant laquelle mademoiselle desTouches se laissa naturellement aller à sa jalousie, Béatrix serelira chez elle. Camille fit aussitôt passer Calyste dans sachambre, afin de ne pas être écoutée, car les femmes ont unadmirable instinct de défiance.

– Mon enfant, lui dit-elle, ayez l’air de m’aimer, ou vous êtesperdu. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez rien aux femmes,vous ne savez qu’aimer. Aimer et se faire aimer sont deux chosesbien différentes. Vous allez tomber en d’horribles souffrances, etje vous veux heureux. Si vous contrariez non pas l’orgueil, maisl’entêtement de Béatrix, elle est capable de s’envoler à quelqueslieues de Paris, auprès de Conti. Que deviendrez-vousalors&|160;?

– Je l’aimerai, répondit Calyste.

– Vous ne la verrez plus.

– Oh&|160;! si, dit-il.

– Et comment&|160;?

– Je la suivrai.

– Mais tu es aussi pauvre que Job, mon enfant.

– Mou père, Gasselin et moi, nous sommes restés pendant troismois en Vendée avec cent cinquante francs, marchant jour etnuit.

– Calyste, dit mademoiselle des Touches, écoulez-moi bien. Jevois que vous avez trop de candeur pour feindre, je ne veux pascorrompre un aussi beau naturel que le vôtre, je prendrai tout surmoi. Vous serez aimé de Béatrix.

– Est-ce possible&|160;? dit-il en joignant les mains.

– Oui, répondit Camille, mais il faut vaincre chez elle lesengagements qu’elle a pris avec elle-même. Je mentirai donc pourvous. Seulement ne dérangez rien dans l’œuvre assez ardue que jevais entreprendre. La marquise possède une finesse aristocratique,elle est spirituellement défiante&|160;; jamais chasseur nerencontra de proie plus difficile à prendre : ici donc, mon pauvregarçon, le chasseur doit écouter son chien. Me promettez-vous uneobéissance aveugle&|160;? Je serai votre Fox, dit-elle en sedonnant le nom du meilleur lévrier de Calyste.

– Que dois-je faire&|160;? répondit le jeune homme.

– Très-peu de chose, reprit Camille. Vous viendrez ici tous lesjours à midi. Comme une maîtresse impatiente, je serai à celle descroisées du corridor d’où l’on aperçoit le chemin de Guérande pourvous voir arriver. Je me sauverai dans ma chambre afin de n’êtrepas vue et de ne pas vous donner la mesure d’une passion qui vousest à charge&|160;; mais vous m’apercevrez quelquefois et me ferezun signe avec votre mouchoir. Vous aurez dans la cour et en montantl’escalier un petit air assez ennuyé. Ca ne te coûtera pas dedissimulation, mon enfant, dit-elle en se jetant la tête sur sonsein, n’est-ce pas&|160;? Tu n’iras pas vite, tu regarderas par lafenêtre de l’escalier qui donne sur le jardin en y cherchantBéatrix. Quand elle y sera, (elle s’y promènera, soistranquille&|160;!) si elle t’aperçoit, tu te précipiterastrès-lentement dans le petit salon et de là dans ma chambre. Si tume vois à la croisée espionnant tes trahisons, tu te rejetterasvivement en arrière pour que je ne te surprenne pas mendiant unregard de Béatrix. Une fois dans ma chambre, tu seras monprisonnier. Ah&|160;! nous y resterons ensemble jusqu’à quatreheures. Vous emploierez ce temps à lire et moi à fumer&|160;; vousvous ennuierez bien de ne pas la voir, mais je vous trouverai deslivres attachants. Vous n’avez rien lu de George Sand, j’enverraicette nuit un de mes gens acheter ses œuvres à Nantes et celles dequelques autres auteurs que vous ne connaissez pas. Je sortirai lapremière et vous ne quitterez votre livre, vous ne viendrez dansmon petit salon qu’au moment où vous y entendrez Béatrix causantavec moi. Toutes les fois que vous verrez un livre de musiqueouvert sur le piano, vous me demanderez à rester. Je vous permetsd’être avec moi grossier si vous le pouvez, tout ira bien.

– Je sais, Camille, que vous avez pour moi la plus rare desaffections et qui me fait regretter d’avoir vu Béatrix, dit-il avecune charmante bonne foi&|160;; mais qu’espérez-vous&|160;?

– En huit jours Béatrix sera folle de vous.

– Mon Dieu&|160;! serait-ce possible&|160;? dit-il en tombant àgenoux et joignant les mains devant Camille attendrie, heureuse delui donner une joie à ses propres dépens.

– Ecoutez-moi bien, dit-elle. Si vous avez avec la marquise, nonune conversation suivie, mais si vous échangez seulement quelquesmots, enfin si vous la laissez vous interroger, si vous manquez aurôle muet que je vous donne, et qui certes est facile à jouer,sachez-le bien, dit-elle d’un ton grave, vous la perdriez àjamais.

– Je ne comprends rien à ce que vous me dites, Camille, s’écriaCalyste en la regardant avec une adorable naïveté.

– Si tu comprenais, tu ne serais plus l’enfant sublime, le nobleet beau Calyste, répondit-elle en lui prenant la main et en la luibaisant.

Calyste fit alors ce qu’il n’avait jamais fait, il prit Camillepar la taille et la baisa au cou, mignonnement, sans amour, maisavec tendresse et comme il embrassait sa mère. Mademoiselle desTouches ne put retenir un torrent de larmes.

– Allez-vous en, mon enfant, et dites à votre vicomtesse que mavoiture est à ses ordres.

Calyste voulut rester, mais il fut contraint d’obéir au gesteimpératif et impérieux de Camille&|160;; il revint tout joyeux, ilétait sûr d’être aimé sous huit jours par la belle Rochegude. Lesjoueurs de mouche retrouvèrent en lui le Calyste perdu depuis deuxmois. Charlotte s’attribua le mérite de ce changement. Mademoisellede Pen-Hoël fut charmante d’agaceries avec Calyste. L’abbé Grimontcherchait à lire dans les yeux de la baronne la raison du calmequ’il y voyait. Le chevalier du Halga se frottait les mains. Lesdeux vieilles filles avaient la vivacité de deux lézards. Lavicomtesse devait cent sous de mouches accumulées. La cupidité deZéphirine était si vivement intéressée qu’elle regretta de ne pasvoir les cartes, et décocha quelques paroles vives à sa belle-sœur,à qui le bonheur de Calyste causait des distractions, et qui parmoments l’interrogeait sans pouvoir rien comprendre à ses réponses.La partie dura jusqu’à onze heures. Il y eut deux défections : lebaron et le chevalier s’endormirent dans leurs fauteuilsrespectifs. Mariotte avait fait des galettes de blé noir, labaronne alla chercher sa boîte à thé. L’illustre maison du Guénicservit, avant le départ des Kergarouët et de mademoiselle dePen-Hoël, une collation composée de beurre frais, de fruits, decrème, et pour laquelle on sortit du bahut la théière d’argent etles porcelaines d’Angleterre envoyées à la baronne par une de sestantes. Cette apparence de splendeur moderne dans cette vieillesalle, la grâce exquise de la baronne, élevée en bonne irlandaise àfaire et à servir le thé, cette grande affaire des anglaises,eurent je ne sais quoi de charmant. Le luxe le plus effrénén’aurait pas obtenu l’effet simple, modeste et noble que produisaitce sentiment d’hospitalité joyeuse. Quand il n’y eut plus danscette salle que la baronne et son fils, elle regarda Calyste d’unair curieux.

– Que t’est-il arrivé ce soir aux Touches&|160;? luidit-elle.

Calyste raconta l’espoir que Camille lui avait mis au cœur etses bizarres instructions.

– La pauvre femme&|160;! s’écria l’irlandaise eu joignant lesmains et plaignant pour la première fois mademoiselle desTouches.

Quelques moments après le départ de Calyste, Béatrix, quil’avait entendu partir des Touches, revint chez son amie qu’elletrouva les yeux humides, à demi renversée sur un sofa.

– Qu’as-tu, Félicité&|160;? lui demanda la marquise.

– J’ai quarante ans et j’aime, ma chère&|160;! dit avec unhorrible accent de rage mademoiselle des Touches dont les yeuxdevinrent secs et brillants. Si tu savais, Béatrix, combien delarmes je verse sur les jours perdus de ma jeunesse&|160;! Etreaimée par pitié, savoir qu’on ne doit son bonheur qu’à des travauxpénibles, à des finesses de chatte, à des piéges tendus àl’innocence et aux vertus d’un enfant, n’est-ce pas infâme&|160;?Heureusement on trouve alors une espèce d’absolution dans l’infinide la passion, dans l’énergie du bonheur, dans la certitude d’êtreà jamais au-dessus de toutes les femmes en gravant son souvenirdans un jeune cœur par des plaisirs ineffaçables, par un dévouementinsensé. Oui, s’il me le demandait, je me jetterais dans la mer àun seul de ses signes. Par moments, je me surprends à souhaiterqu’il le veuille, ce serait une offrande et non un suicide…Ah&|160;! Béatrix, tu m’as donné une rude tâche en venant ici. Jesais qu’il est difficile de l’emporter sur toi&|160;; mais tu aimesConti, tu es noble et généreuse, et tu ne me tromperas pas&|160;;tu m’aideras au contraire à conserver mon Calyste. Je m’attendais àl’impression que tu fais sur lui, mais je n’ai pas commis la fautede paraître jalouse, ce serait attiser le mal. Au contraire, jet’ai annoncée en te peignant avec de si vives couleurs que tu nepusses jamais réaliser le portrait, et par malheur tu esembellie.

Cette violente élégie, où le vrai se mêlait à la tromperie,abusa complètement madame de Rochegude. Claude Vignon avait dit àConti les motifs de son départ, Béatrix en fut naturellementinstruite, elle déployait donc de la générosité en marquant de lafroideur à Calyste&|160;; mais en ce moment il s’éleva dans son âmece mouvement de joie qui frétille au fond du cœur de toutes lesfemmes quand elles se savent aimées. L’amour qu’elles inspirent àun homme comporte des éloges sans hypocrisie, et qu’il estdifficile de ne pas savourer&|160;; mais quand cet homme appartientà une amie, ses hommages causent plus que de la joie, c’est decélestes délices. Béatrix s’assit auprès de son amie et lui fit depetites cajoleries.

– Tu n’as pas un cheveu blanc, lui dit-elle, tu n’as pas uneride, tes tempes sont encore fraîches, tandis que je connais plusd’une femme de trente ans obligée de cacher les siennes. Tiens, machère, dit-elle en soulevant ses boucles, vois ce que m’a coûté monvoyage&|160;?

La marquise montra l’imperceptible flétrissure qui fatiguait làle grain de sa peau si tendre&|160;; elle releva ses manchettes etfit voir une pareille flétrissure à ses poignets, où latransparence du tissu déjà froissé laissait voir le réseau de sesvaisseaux grossis, où trois lignes profondes lui faisaient unbracelet de rides.

– N’est-ce pas, comme l’a dit un écrivain à la piste de nosmisères, les deux endroits qui ne mentent point chez nous&|160;?dit-elle. Il faut avoir bien souffert pour reconnaître la vérité desa cruelle observation&|160;; mais, heureusement pour nous, laplupart des hommes n’y connaissent rien, et ne lisent pas cetinfâme auteur.

– Ta lettre m’a tout dit, répondit Camille, le bonheur ignore lafatuité, tu t’y vantais trop d’être heureuse. En amour, la véritén’est-elle pas sourde, muette et aveugle&|160;? Aussi, te sachantbien des raisons d’abandonner Conti, redouté-je ton séjour ici. Machère, Calyste est un ange, il est aussi bon qu’il est beau, lepauvre innocent ne résisterait pas à un seul de tes regards, ilt’admire trop pour ne pas t’aimer à un seul encouragement&|160;;ton dédain me le conservera. Je te l’avoue avec la lâcheté de lapassion vraie : me l’arracher, ce serait me tuer. Adolphe , cetépouvantable livre de Benjamin Constant, ne nous a dit que lesdouleurs d’Adolphe, mais celles de la femme&|160;? hein&|160;! ilne les a pas assez observées pour nous les peindre. Et quelle femmeoserait les révéler, elles déshonoreraient notre sexe, elles enhumilieraient les vertus, elles en étendraient les vices. Ah&|160;!si je les mesure par mes craintes, ces souffrances ressemblent àcelles de l’enfer. Mais en cas d’abandon, mon thème est fait.

– Et qu’as-tu décidé demanda Béatrix avec une vivacité qui fittressaillir Camille.

Là les deux amies se regardèrent avec l’attention de deuxinquisiteurs d’Etat vénitiens, par un coup d’oeil rapide où leursâmes se heurtèrent et firent feu comme deux cailloux. La marquisebaissa les yeux.

Après l’homme, il n’y a plus que Dieu, répondit gravement lafemme célèbre. Dieu, c’est l’inconnu. Je m’y jetterai comme dans unabîme. Calyste vient de me jurer qu’il ne t’admirait que comme onadmire un tableau&|160;; mais tu es à vingt-huit ans dans toute lamagnificence de la beauté. La lutte vient donc de commencer entrelui et moi par un mensonge. Je sais heureusement comment m’yprendre pour triompher.

– Comment feras-tu&|160;?

– Ceci est mon secret, ma chère. Laisse-moi les bénéfices de monâge. Si Claude Vignon m’a brutalement jetée dans l’abîme, moi, quim’étais élevée jusque dans un lieu que je croyais inaccessible, jecueillerai du moins toutes les fleurs pâles, étiolées, maisdélicieuses qui croissent au fond des précipices.

La marquise fut pétrie comme une cire par mademoiselle desTouches qui goûtait un sauvage plaisir à l’envelopper de ses ruses.Camille renvoya son amie piquée de curiosité, flottant entre lajalousie et sa générosité, mais certainement occupée du beauCalyste.

– Elle sera ravie de me tromper, se dit Camille en lui donnantle baiser du bonsoir.

Puis, quand elle fut seule, l’auteur fit place à la femme&|160;;elle fondit en larmes, elle chargea de tabac lessivé dans l’opiumla cheminée de son houka, et passa la plus grande partie de la nuità fumer, engourdissant ainsi les douleurs de son amour, et voyant àtravers les nuages de fumée la délicieuse tête de Calyste.

– Quel beau livre à écrire que celui dans lequel je raconteraismes douleurs&|160;! se dit-elle, mais il est fait : Sapho vivaitavant moi, Sapho était jeune. Belle et touchante héroïne, vraiment,qu’une femme de quarante ans&|160;? Fume ton houka, ma pauvreCamille, tu n’as pas même la ressource de faire une poésie de tonmalheur, il est au comble&|160;!

Elle ne se coucha qu’au jour, en entremêlant ainsi de larmes,d’accents de rage et de résolutions sublimes la longue méditationoù parfois elle étudia les mystères de la religion catholique, ce àquoi, dans sa vie d’artiste insoucieuse et d’écrivain incrédule,elle n’avait jamais songé.

Le lendemain, Calyste, à qui sa mère avait dit de suivreexactement les conseils de Camille, vint à midi, montamystérieusement dans la chambre de mademoiselle des Touches, où iltrouva des livres. Félicité resta dans un fauteuil à une fenêtre,occupée à fumer, en contemplant tour à tour le sauvage pays desmarais, la mer et Calyste, avec qui elle échangea quelques parolessur Béatrix. Il y eut un moment où voyant la marquise se promenantdans le jardin, elle alla détacher, en se faisant voir de son amie,les rideaux et les étala pour intercepter le jour, en laissantpasser néanmoins une bande de lumière qui rayonnait sur le livre deCalyste.

– Aujourd’hui, mon enfant, je te prierai de rester à dîner,dit-elle en lui mettant ses cheveux en désordre, et tu me refuserasen regardant la marquise, tu n’auras pas de peine à lui fairecomprendre combien tu regrettes de ne pas rester.

Vers quatre heures, Camille sortit et alla jouer l’atrocecomédie de son faux bonheur auprès de la marquise qu’elle amenadans son salon. Calyste sortit de la chambre, il comprit en cemoment la honte de sa position. Le regard qu’il jeta sur Béatrix etattendu par Félicité fut encore plus expressif qu’elle ne lecroyait. Béatrix avait fait une charmante toilette.

Comme vous vous êtes coquettement mise, ma mignonne&|160;? ditCamille quand Calyste fut parti.

Ce manége dura six jours&|160;; il fut accompagné, sans queCalyste le sût, des conversations les plus habiles de Camille avecson amie Il y eut entre ces deux femmes un duel sans trêve où ellesfirent assaut de ruses, de feintes, de fausses générosités, d’aveuxmensongers, de confidences astucieuses, où l’une cachait, oùl’autre mettait à nu son amour, et où cependant le fer aigu, rougides traîtresses paroles de Camille, atteignait au fond du cœur deson amie et y piquait quelques-uns de ces mauvais sentiments queles femmes honnêtes répriment avec tant de peine. Béatrix avaitfini par s’offenser des défiances que manifestait Camille, elle lestrouvait peu honorables et pour l’une et pour l’autre, elle étaitenchantée de savoir à ce grand écrivain les petitesses de son sexe,elle voulut avoir le plaisir de lui montrer où cessait sasupériorité et comment elle pouvait être humiliée.

– Ma chère, que vas-tu lui dire aujourd’hui, demanda-t-elle enregardant méchamment son amie au moment où l’amant prétendudemandait à rester. Lundi nous avions à causer ensemble, mardi ledîner ne valait rien, mercredi tu ne voulais pas t’attirer lacolère de la baronne, jeudi tu t’allais promener avec moi, hier tului as dit adieu quand il ouvrait la bouche, eh&|160;! bien, jeveux qu’il reste aujourd’hui, ce pauvre garçon.

– Déjà, ma petite&|160;! dit avec une mordante ironie Camille àBéatrix. La marquise rougit. – Restez, monsieur du Guénic, ditmademoiselle des Touches à Calyste en prenant des airs de reine etde femme piquée.

Béatrix devint froide et dure, elle fut cassante,épigrammatique, et maltraita Calyste, que sa prétendue maîtresseenvoya jouer la mouche avec mademoiselle de Kergarouët.

– Elle n’est pas dangereuse, celle-là, dit en souriantBéatrix.

Les jeunes gens amoureux sont comme les affamés, les préparatifsdu cuisinier ne les rassasient pas, ils pensent trop au dénoûmentpour comprendre les moyens. En revenant des Touches à Guérande,Calyste avait l’âme pleine de Béatrix, il ignorait la profondehabileté féminine que déployait Félicité pour, en termes consacrés,avancer ses affaires. Pendant cette semaine la marquise n’avaitécrit qu’une lettre à Conti, et ce symptôme d’indifférence n’avaitpas échappé à Camille. Toute la vie de Calyste était concentréedans l’instant si court pendant lequel il voyait la marquise. Cettegoutte d’eau, loin d’étancher sa soif, ne faisait que la redoubler.Ce mot magique : Tu seras aimé&|160;! dit par Camille et approuvépar sa mère, était le talisman à l’aide duquel il contenait lafougue de sa passion. Il dévorait le temps, il ne dormait plus, iltrompait l’insomnie en lisant, et il apportait chaque soir descharretées de livres, selon l’expression de Mariotte. Sa tantemaudissait mademoiselle des Touches&|160;; mais la baronne, quiplusieurs fois était montée chez son fils en y apercevant de lalumière, avait le secret de ces veillées. Quoiqu’elle en fût restéeaux timidités de la jeune fille ignorante et que pour elle l’amoureût tenu ses livres fermés, Fanny s’élevait par sa tendressematernelle jusqu’à certaines idées&|160;; mais la plupart desabîmes de ce sentiment étaient obscurs et couverts de nuages, elles’effrayait donc beaucoup de l’état dans lequel elle voyait sonfils, elle s’épouvantait du désir unique, incompris qui ledévorait. Calyste n’avait plus qu’une pensée, il semblait toujoursvoir Béatrix devant lui. Le soir, pendant la partie, sesdistractions ressemblaient au sommeil de son père. En le trouvantsi différent de ce qu’il était quand il croyait aimer Camille, labaronne reconnaissait avec une sorte de terreur les symptômes quisignalent le véritable amour, sentiment tout à fait inconnu dans cevieux manoir. Une irritabilité fébrile, une absorption constanterendaient Calyste hébété. Souvent il restait des heures entières àregarder une figure de la tapisserie. Elle lui avait conseillé lematin de ne plus aller aux Touches et de laisser ces deuxfemmes.

– Ne plus aller aux Touches&|160;! s’était écrié Calyste.

– Vas-y, ne te fâche pas, mon bien-aimé, répondit-elle enl’embrassant sur ces yeux qui lui avaient lancé des flammes.

Dans ces circonstances, Calyste faillit perdre le fruit dessavantes manœuvres de Camille par la furie bretonne de son amour,dont il ne fut plus le maître. Il se jura, malgré ses promesses àFélicité, de voir Béatrix et de lui parler. Il voulait lire dansses yeux, y noyer son regard, examiner les légers détails de satoilette, en aspirer les parfums, écouter la musique de sa voix,suivre l’élégante composition de ses mouvements, embrasser par uncoup d’oeil cette taille, enfin la contempler, comme un grandgénéral étudie le champ où se livrera quelque batailledécisive&|160;; il le voulait comme veulent les amants&|160;; ilétait en proie à un désir qui lui fermait les oreilles, qui luiobscurcissait l’intelligence, qui le jetait dans un état maladif oùil ne reconnaissait plus ni obstacles ni distances, où il nesentait même plus son corps. Il imagina alors d’aller aux Touchesavant l’heure convenue, espérant y rencontrer Béatrix dans lejardin. Il avait su qu’elle s’y promenait le matin en attendant ledéjeuner. Mademoiselle des Touches et la marquise étaient alléesvoir pendant la matinée les marais salants et le bassin bordé desable fin où la mer pénètre, et qui ressemble à un lac au milieudes dunes, elles étaient revenues au logis et devisaient entournant dans les petites allées jaunes du boulingrin.

– Si ce paysage vous intéresse, lui dit Camille, il faut alleravec Calyste faire le tour du Croisic. Il y a là des rochesadmirables, des cascades de granit, de petites baies ornées decuves naturelles, des choses surprenantes de caprices, et puis lamer avec ses milliers de fragments de marbre, un monded’amusements. Vous verrez des femmes faisant du bois, c’est-à-direcollant des bouses de vache le long des murs pour les dessécher etles entasser comme les mottes à Paris : puis, l’hiver, on sechauffe de ce bois-là.

– Vous risquez donc Calyste, dit en riant la marquise et d’unton qui prouvait que la veille Camille en boudant Béatrix l’avaitcontrainte à s’occuper de Calyste.

– Ah&|160;! ma chère, quand vous combattrez l’âme angélique d’unpareil enfant, vous me comprendrez. Chez lui, la beauté n’est rien,il faut pénétrer dans ce cœur pur, dans cette naïveté surprise àchaque pas fait dans le royaume de l’amour. Quelle foi&|160;!quelle candeur&|160;! quelle grâce&|160;! Les anciens avaientraison dans le culte qu’ils rendaient à la sainte beauté. Je nesais quel voyageur nous a dit que les chevaux en liberté prennentle plus beau d’entre eux pour chef. La beauté, ma chère, est legénie des choses&|160;; elle est l’enseigne que la nature a mise àses créations les plus parfaites, elle est le plus vrai dessymboles, comme elle est le plus grand des hasards. A-t-on jamaisfiguré les anges difformes&|160;? ne réunissent-ils pas la grâce àla force&|160;? Qui nous a fait rester des heures entières devantcertains tableaux en Italie, où le génie a cherché pendant desannées à réaliser un de ces hasards de la nature&|160;? Allons, lamain sur la conscience, n’était-ce pas l’idéal de la beauté quenous unissions aux grandeurs morales&|160;? Eh&|160;! bien, Calysteest un de ces rêves réalisés, il a le courage du lion qui demeuretranquille sans soupçonner sa royauté. Quand il se sent à l’aise,il est spirituel, et j’aime sa timidité de jeune fille. Mon âme serepose dans son cœur de toutes les corruptions, de toutes les idéesde la science, de la littérature, du monde, de la politique, detous ces inutiles accessoires sous lesquels nous étouffons lebonheur. Je suis ce que je n’ai jamais été, je suis enfant&|160;!Je suis sûre de lui, mais j’aime à faire la jalouse, il en estheureux. D’ailleurs cela fait partie de mon secret.

Béatrix marchait pensive et silencieuse, Camille endurait unmartyre inexprimable et lançait sur elle des regards obliques quiressemblaient à des flammes.

– Ah&|160;! ma chère, tu es heureuse, toi&|160;! dit Béatrix enappuyant sa main sur le bras de Camille en femme fatiguée dequelque résistance secrète.

– Oui, bien heureuse&|160;! répondit avec une sauvage amertumela pauvre Félicité.

Les deux femmes tombèrent sur un banc, épuisées toutes deux.Jamais aucune créature de son sexe ne fut soumise à de plusvéritables séductions et à un plus pénétrant machiavélisme que nel’était la marquise depuis une semaine.

– Mais moi&|160;! moi, voir les infidélités de Conti, lesdévorer…

– Et pourquoi ne le quittes-tu pas&|160;? dit Camille enapercevant l’heure favorable où elle pouvait frapper un coupdécisif.

– Le puis-je&|160;?

– Oh&|160;! pauvre enfant.

Toutes deux regardèrent un groupe d’arbres d’un air hébété.

– Je vais aller hâter le déjeuner, dit Camille, cette course m’adonné de l’appétit.

– Notre conversation m’a ôté le mien, dit Béatrix.

Béatrix en toilette du matin se dessinait comme une formeblanche sur les masses vertes du feuillage. Calyste, qui s’étaitcoulé par le salon dans le jardin, prit une allée où il cheminalentement, pour y rencontrer la marquise comme par hasard&|160;; etBéatrix ne put retenir un léger tressaillement en l’apercevant.

– En quoi, madame, vous ai-je déplu hier&|160;? dit Calysteaprès quelques phrases banales échangées.

– Mais vous ne me plaisez ni ne me déplaisez, dit-elle d’un tondoux.

Le ton, l’air, la grâce admirable de la marquise encourageaientCalyste.

– Je vous suis indifférent, dit-il avec une voix troublée parles larmes qui lui vinrent aux yeux.

– Ne devons-nous pas être indifférents l’un à l’autre&|160;?répondit la marquise. Nous avons l’un et l’autre un attachementvrai…

– Hé&|160;! dit vivement Calyste, j’aimais Camille, mais je nel’aime plus.

– Et que faites-vous donc tous les jours pendant toute lamatinée&|160;? dit-elle avec un sourire assez perfide. Je nesuppose pas que, malgré sa passion pour le tabac, Camille vouspréfère un cigare&|160;; et que, malgré votre admiration pour lesfemmes auteurs, vous passiez quatre heures à lire des romansfemelles.

– Vous savez donc… dit ingénument le naïf Breton dont la figureétait illuminée par le bonheur de voir son idole.

– Calyste&|160;! cria violemment Camille en apparaissant,l’interrompant, le prenant par le bras et l’entraînant à quelquespas, Calyste, est-ce là ce que vous m’aviez promis&|160;?

La marquise put entendre ce reproche de mademoiselle des Touchesqui disparut en grondant et emmenant Calyste, elle demeurastupéfaite de l’aveu de Calyste, sans y rien comprendre. Madame deRochegude n’était pas aussi forte que Claude Vignon. La vérité durôle horrible et sublime joué par Camille est une de ces infâmesgrandeurs que les femmes n’admettent qu’à la dernière extrémité. Làse brisent leurs cœurs, là cessent leurs sentiments de femmes, làcommence pour elles une abnégation qui les plonge dans l’enfer, ouqui les mène au ciel.

Pendant le déjeuner, auquel Calyste fut convié, la marquise,dont les sentiments étaient nobles et fiers, avait déjà fait unretour sur elle-même, en étouffant les germes d’amour quicroissaient dans son cœur. Elle fut, non pas froide et dure pourCalyste, mais d’une douceur indifférente qui le navra. Félicité mitsur le tapis la proposition d’aller le surlendemain faire uneexcursion dans le paysage original compris entre les Touches, leCroisic et le bourg de Batz. Elle pria Calyste d’employer lajournée du lendemain à se procurer une barque et des matelots encas de promenade sur mer. Elle se chargeait des vivres, des chevauxet de tout ce qu’il fallait avoir à sa disposition pour ôter toutefatigue à cette partie de plaisir. Béatrix brisa net en disantqu’elle ne s’exposerait pas à courir ainsi le pays. La figure deCalyste qui peignait une vive joie se couvrit soudain d’unvoile.

– Et que craignez-vous, ma chère&|160;? dit Camille.

– Ma position est trop délicate pour que je compromette, non pasma réputation, mais mon bonheur, dit-elle avec emphase en regardantle jeune Breton. Vous connaissez la jalousie de Conti, s’ilsavait…

– Et qui le lui dira&|160;?

– Ne reviendra-t-il pas me chercher&|160;?

Ce mot fit pâlir Calyste. Malgré les instances de Félicité,malgré celles du jeune Breton, madame de Rochegude fut inflexible,et montra ce que Camille appelait son entêtement. Calyste, malgréles espérances que lui donna Félicité, quitta les Touches en proieà un de ces chagrins d’amoureux dont la violence arrive à la folie.Revenu à l’hôtel du Guénic, il ne sortit de sa chambre que pourdîner, et y remonta quelque temps après. A dix heures, sa mèreinquiète vint le voir, et le trouva griffonnant au milieu d’unegrande quantité de papiers biffés et déchirés&|160;; il écrivait àBéatrix, car il se défiait de Camille&|160;; l’air qu’avait eu lamarquise pendant leur entrevue du jardin l’avait singulièrementencouragé. Jamais première lettre d’amour n’a été, comme onpourrait le croire, un jet brûlant de l’âme. Chez tous les jeunesgens que n’a pas atteints la corruption, une pareille lettre estaccompagnée de bouillonnements trop abondants, trop multipliés,pour ne pas être l’élixir de plusieurs lettres essayées, rejetées,recomposées. Voici celle à laquelle s’arrêta Calyste, et qu’il lutà sa pauvre mère étonnée. Pour elle, cette vieille maison étaitcomme en feu, l’amour de son fils y flambait comme la lumière d’unincendie.

Calyste à Béatrix.

 » Madame, je vous aimais quand vous n’étiez pour moi qu’un rêve,jugez quelle force a prise mon amour en vous apercevant. Le rêve aété surpassé par la réalité. Mon chagrin est de n’avoir rien à vousdire que vous ne sachiez en vous disant combien vous êtesbelle&|160;; mais peut-être vos beautés n’ont-elles jamais éveilléchez personne autant de sentiments qu’elles en excitent en moi.Vous êtes belle de plus d’une façon, et je vous ai tant étudiée enpensant à vous jour et nuit, que j’ai pénétré les mystères de votrepersonne, les secrets de votre cœur et vos délicatesses méconnues.Avez-vous jamais été comprise, adorée comme vous méritez del’être&|160;? Sachez-le donc, il n’y a pas un de vos traits qui nesoit interprété dans mon cœur : votre fierté répond à la mienne, lanoblesse de vos regards, la grâce de votre maintien, la distinctionde vos mouvements, tout en vous est en harmonie avec des pensées,avec des vœux cachés au fond de votre âme, et c’est en les devinantque je me suis cru digne de vous. Si je n’étais pas devenu depuisquelques jours un autre vous-même, vous parlerais-je de moi&|160;?Me lire, ce sera de l’égoïsme : il s’agit ici bien plus de vous quede Calyste. Pour vous écrire, Béatrix, j’ai faire taire mes vingtans, j’ai entrepris sur moi, j’ai vieilli ma pensée, ou peut-êtrel’avez-vous vieillie par une semaine des plus horriblessouffrances, d’ailleurs innocemment causées par vous. Ne me croyezpas un de ces amants vulgaires desquels vous vous êtes moquée avectant de raison. Le beau mérite d’aimer une jeune, une belle, unespirituelle, une noble femme&|160;! Hélas&|160;! je ne pense mêmepas à vous mériter. Que suis-je pour vous&|160;? un enfant attirépar l’éclat de la beauté, par les grandeurs morales comme uninsecte est attiré par la lumière. Vous ne pouvez pas faireautrement que de marcher sur les fleurs de mon âme, mais tout monbonheur sera de vous les voir fouler aux pieds. Un dévouementabsolu, la foi sans bornes, un amour insensé, toutes ces richessesd’un cœur aimant et vrai, ne sont rien&|160;; elles servent à aimeret ne font pas qu’on soit aimé. Par moments je ne comprends pasqu’un fanatisme si ardent n’échauffe pas l’idole&|160;; et quand jerencontre votre oeil sévère et froid, je me sens glacé. C’est votredédain qui agit et non mon adoration. Pourquoi&|160;? Vous nesauriez me haïr autant que je vous aime, le sentiment le plusfaible doit-il donc l’emporter sur le plus fort&|160;? J’aimaisFélicité de toutes les puissances de mon cœur&|160;; je l’aioubliée en un jour, en un moment, en vous voyant. Elle étaitl’erreur, vous êtes la vérité. Vous avez, sans le savoir, détruitmon bonheur, et vous ne me devez rien en échange. J’aimais Camillesans espoir et vous ne me donnez aucune espérance : rien n’estchangé que la divinité. J’étais idolâtre, je suis chrétien, voilàtout. Seulement vous m’avez appris qu’aimer est le premier de tousles bonheurs, être aimé ne vient qu’après. Selon Camille, ce n’estpas aimer que d’aimer pour quelques jours : l’amour qui nes’accroît pas de jour en jour est une passion misérable&|160;; pours’accroître, il doit ne pas voir sa fin, et elle apercevait lecoucher de notre soleil. A votre aspect, j’ai compris ces discoursque je combattais de toute ma jeunesse, de toute la fougue de mesdésirs, avec l’austérité despotique de mes vingt ans. Cette grandeet sublime Camille mêlait alors ses larmes aux miennes. Je puisdonc vous aimer sur la terre et dans les cieux, comme on aime Dieu.Si vous m’aimiez, vous n’auriez pas à m’opposer les raisons parlesquelles Camille terrassait mes efforts. Nous sommes jeunes tousdeux, nous pouvons voler des mêmes ailes, sous le même ciel, sanscraindre l’orage que redoutait cet aigle. Mais que vous dis-jelà&|160;? Je suis emporté bien loin au delà de la modestie de mesvœux&|160;! Vous ne croirez plus à la soumission, à la patience, àla muette adoration que je viens vous prier de ne pas blesserinutilement. Je sais, Béatrix, que vous ne pouvez m’aimer sansperdre de votre propre estime. Aussi ne vous demandé-je aucunretour. Camille disait naguère qu’il y avait une fatalité innéedans les noms, à propos du sien. Cette fatalité, je l’ai pressentiepour moi dans le vôtre, quand, sur la jetée de Guérande, il afrappé mes yeux au bord de l’Océan. Vous passerez dans ma vie commeBéatrix a passé dans la vie de Dante. Mon cœur servira de piédestalà une statue blanche, vindicative, jalouse et oppressive. Il vousest défendu de m’aimer&|160;; vous souffririez mille morts, vousseriez trahie, humiliée, malheureuse : il est en vous un orgueil dedémon qui vous lie à la colonne que vous avez embrassée&|160;; vousy périrez en secouant le temple comme fit Samson. Ces choses, je neles ai pas devinées, mon amour est trop aveugle&|160;; mais Camilleme les a dites. Ici, ce n’est point mon esprit qui vous parle,c’est le sien&|160;; moi je n’ai plus d’esprit dès qu’il s’agit devous, il s’élève de mon cœur des bouillons de sang quiobscurcissent de leurs vagues mon intelligence, qui m’ôtent mesforces, qui paralysent ma langue, qui brisent mes genoux et lesfont plier. Je ne puis que vous adorer, quoi que vous fassiez.Camille appelle votre résolution de l’entêtement&|160;; moi, jevous défends, et je la crois dictée par la vertu. Vous n’en êtesque plus belle à mes yeux. Je connais ma destinée : l’orgueil de laBretagne est à la hauteur de la femme qui s’est fait une vertu dusien. Ainsi, chère Béatrix, soyez bonne et consolante pour moi.Quand les victimes étaient désignées, on les couronnait defleurs&|160;; vous me devez les bouquets de la pitié, les musiquesdu sacrifice. Ne suis-je pas la preuve de votre grandeur, et nevous élèverez-vous pas de la hauteur de mon amour dédaigné, malgrésa sincérité, malgré son ardeur immortelle&|160;? Demandez àCamille comment je me suis conduit depuis le jour où elle m’a ditqu’elle aimait Claude Vignon. Je suis resté muet, j’ai souffert ensilence. Eh&|160;! bien, pour vous, je trouverai plus de forceencore si vous ne me désespérez pas, si vous appréciez monhéroïsme. Une seule louange de vous me ferait supporter lesdouleurs du martyre. Si vous persistez dans ce froid silence, dansce mortel dédain, vous donneriez à penser que je suis à craindre.Ah&|160;! soyez avec moi tout ce que vous êtes, charmante, gaie,spirituelle, aimante. Parlez-moi de Gennaro, comme Camille meparlait de Claude. Je n’ai pas d’autre génie que celui de l’amour,je n’ai rien qui me rende redoutable, et je serai devant vous commesi je ne vous aimais pas. Rejetterez-vous la prière d’un amour sihumble, d’un pauvre enfant qui demande pour toute grâce à salumière de l’éclairer, à son soleil de le réchauffer&|160;? Celuique vous aimez vous verra toujours&|160;; le pauvre Calyste a peude jours pour lui, vous en serez bientôt quitte. Ainsi, jereviendrai demain aux Touches, n’est-ce pas&|160;? vous nerefuserez pas mon bras pour aller visiter les bords du Croisic etle bourg de Batz&|160;? Si vous ne veniez pas, ce serait uneréponse, et Calyste l’entendrait.  »

Il y avait encore quatre autres pages d’une écriture fine etserrée où Calyste expliquait la terrible menace que ce dernier motcontenait en racontant sa jeunesse et sa vie&|160;; mais il yprocédait par phrases exclamatives&|160;; il y avait beaucoup deces points prodigués par la littérature moderne dans les passagesdangereux, comme des planches offertes à l’imagination du lecteurpour lui faire franchir les abîmes. Cette peinture naïve serait unerépétition dans le récit&|160;; si elle ne toucha pas madame deRochegude, elle intéresserait médiocrement les amateurs d’émotionsfortes&|160;; elle fit pleurer la mère, qui dit à son fils : – Tun’as donc pas été heureux&|160;?

Ce terrible poème de sentiments tombés comme un orage dans lecœur de Calyste, et qui devait aller en tourbillonnant dans uneautre âme, effraya la baronne : elle lisait une lettre d’amour pourla première fois de sa vie. Calyste était debout dans un terribleembarras, il ne savait comment remettre sa lettre. Le chevalier duHalga trouvait encore dans la salle où se jouaient les dernièresremises d’une mouche animée. Charlotte de Kergarouët, au désespoirde l’indifférence de Calyste, essayait de plaire aux grands parentspour assurer par eux son mariage. Calyste suivit sa mère et reparutdans la salle en gardant dans sa poche sa lettre qui lui brûlait lecœur : il s’agitait, il allait et venait comme un papillon entrépar mégarde dans une chambre. Enfin la mère et le fils attirèrentle chevalier du Halga dans la grande salle, d’où ils renvoyèrent lepetit domestique de mademoiselle de Pen-Hoël et Mariotte.

– Qu’ont-ils à demander au chevalier&|160;? dit la vieilleZéphirine à la vieille Pen-Hoël.

– Calyste me fait l’effet d’être fou, répondit-elle. Il n’a pasplus d’égards pour Charlotte que si c’était une paludière.

La baronne avait très-bien imaginé que, vers l’an 1780, lechevalier du Halga devait avoir navigué dans les parages de lagalanterie, et elle avait dit à Calyste de le consulter.

– Quel est le meilleur moyen de faire parvenir secrètement unelettre à sa maîtresse&|160;? dit Calyste à l’oreille duchevalier.

– On met la lettre dans la main de sa femme de chambre enl’accompagnant de quelques louis, car tôt ou tard une femme dechambre est dans le secret, et il vaut mieux l’y mettre toutd’abord, répondit le chevalier dont la figure laissa échapper unsourire&|160;; mais il vaut mieux la remettre soi-même.

– Des louis&|160;! s’écria la baronne.

Calyste rentra, prit son chapeau&|160;; puis il courut auxTouches, et y produisit comme une apparition dans le petit salon oùil entendait les voix de Béatrix et de Camille. Toutes les deuxétaient sur le divan et paraissaient être en parfaite intelligence.Calyste, avec cette soudaineté d’esprit que donne l’amour, se jetatrès-étourdiment sur le divan à côté de la marquise en lui prenantla main et y mettant sa lettre, sans que Félicité, quelqueattentive qu’elle fût, pût s’en apercevoir. Le cœur de Calyste futchatouillé par une émotion aiguë et douce tout à la fois en sesentant presser la main par celle de Béatrix, qui, sans interrompresa phrase ni paraître décontenancée, glissait la lettre dans songant.

– Vous vous jetez sur les femmes comme sur des divans, dit-elleen riant.

– Il n’en est cependant pas à la doctrine des Turcs, répliquaFélicité, qui ne put se refuser cette épigramme.

Calyste se leva, prit la main de Camille et la lui baisa&|160;;puis il alla au piano, en fit résonner toutes les notes d’un coupen passant le doigt dessus. Cette vivacité de joie occupa Camille,qui lui dit de venir lui parler.

– Qu’avez-vous&|160;? lui demanda-t-elle à l’oreille.

– Rien, répondit-il.

– Il y a quelque chose entre eux, se dit mademoiselle desTouches.

La marquise fut impénétrable. Camille essaya de faire causerCalyste en espérant qu’il se trahirait&|160;; mais l’enfantprétexta l’inquiétude où serait sa mère, et quitta les Touches àonze heures, non sans avoir essuyé le feu d’un regard perçant deCamille, à qui cette phrase était dite pour la première fois.

Après les agitations d’une nuit pleine de Béatrix, après êtreallé pendant la matinée vingt fois dans Guérande au-devant de laréponse qui ne venait pas, la femme de chambre de la marquise entradans l’hôtel du Guénic, et remit à Calyste cette réponse, qu’ilalla lire au fond du jardin sous la tonnelle.

Béatrix à Calyste.

 » Vous êtes un noble enfant, mais vous êtes un enfant. Vous vousdevez à Camille, qui vous adore. Vous ne trouveriez en moi ni lesperfections qui la distinguent ni le bonheur qu’elle vous prodigue.Quoi que vous puissiez penser, elle est jeune et je suis vieille,elle a le cœur plein de trésors et le mien est vide, elle a pourvous un dévouement que vous n’appréciez pas assez, elle est sanségoïsme, elle ne vit qu’en vous&|160;; et moi je serais remplie dedoutes, je vous entraînerais dans une vie ennuyée, sans noblesse,dans une vie gâtée par ma faute. Camille est libre, elle va etvient comme elle veut&|160;; moi je suis esclave. Enfin vousoubliez que j’aime et que je suis aimée. La situation où je suisdevrait me défendre de tout hommage. M’aimer ou me dire qu’onm’aime est, chez un homme, une insulte. Une nouvelle faute ne memettrait-elle pas au niveau des plus mauvaises créatures de monsexe&|160;? Vous qui êtes jeune et plein de délicatesses, commentm’obligez-vous à vous dire ces choses, qui ne sortent du cœur qu’enle déchirant&|160;? J’ai préféré l’éclat d’un malheur irréparable àla honte d’une constante tromperie, ma propre perte à celle de laprobité&|160;; mais aux yeux de beaucoup de personnes à l’estimedesquelles je tiens, je suis encore grande : en changeant, jetomberais de quelques degrés de plus. Le monde est encore indulgentpour celles dont la constance couvre de son manteau l’irrégularitédu bonheur&|160;; mais il est impitoyable pour les habitudesvicieuses. Je n’ai ni dédain ni colère, je vous réponds avecfranchise et simplicité. Vous êtes jeune, vous ignorez le monde,vous êtes emporté par la fantaisie, et vous êtes incapable, commetous les gens dont la vie est pure, de faire les réflexions quesuggère le malheur. J’irai plus loin. Je serais la femme du mondela plus humiliée, je cacherais d’épouvantables misères, je seraistrahie, enfin je serais abandonnée, et, Dieu merci, rien de toutcela n’est possible&|160;; mais, par une vengeance du ciel, il enserait ainsi, personne au monde ne me verrait plus. Oui, je mesentirais alors le courage de tuer un homme qui me parleraitd’amour, si, dans la situation où je serais, un homme pouvaitencore arriver à moi. Vous avez là le fond de ma pensée. Aussipeut-être ai-je à vous remercier de m’avoir écrit. Après votrelettre, et surtout après ma réponse, je puis être à mon aise auprèsde vous aux Touches, être au gré de mon caractère et comme vous ledemandez. Je ne vous parle pas du ridicule amer qui me poursuivraitdans le cas où mes yeux cesseraient d’exprimer les sentiments dontvous vous plaignez. Un second vol fait à Camille serait une preuved’impuissance auquel une femme ne se résout pas deux fois. Vousaimé-je follement, fussé-je aveugle, oublié-je tout, je verraistoujours Camille&|160;! Son amour pour vous est une de cesbarrières trop hautes pour être franchies par aucune puissance,même par les ailes d’un ange : il n’y a qu’un démon qui ne reculepas devant ces infâmes trahisons. Il se trouve ici, mon enfant, unmonde de raisons que les femmes nobles et délicates se réservent etauxquelles vous n’entendez rien, vous autres hommes, même quand ilssont aussi semblables à nous que vous l’êtes en ce moment. Enfinvous avez une mère qui vous a montré ce que doit être une femmedans la vie&|160;; elle est pure et sans tache, elle a rempli sadestinée noblement&|160;; ce que je sais d’elle a mouillé mes yeuxde larmes, et du fond de mon cœur il s’est élevé des mouvementsd’envie. J’aurais pu être ainsi&|160;! Calyste, ainsi doit êtrevotre femme, et telle doit être sa vie. Je ne vous renverrai plusméchamment, comme j’ai fait, à cette petite Charlotte, qui vousennuierait promptement&|160;; mais à quelque divine jeune filledigne de vous. Si j’étais à vous, je vous ferais manquer votre vie.Il y aurait chez vous manque de foi, de constance, ou vous auriezalors l’intention de me vouer toute votre existence : je suisfranche, je la prendrais, je vous emmènerais je ne sais où, loin dumonde&|160;; je vous rendrais fort malheureux, je suis jalouse, jevois des monstres dans une goutte d’eau, je suis au désespoir demisères dont beaucoup de femmes s’arrangent&|160;; il est même despensées inexorables qui viendraient de moi, non de vous, et qui meblesseraient à mort. Quand un homme n’est pas à la dixième année debonheur aussi respectueux et aussi délicat qu’à la veille du jouroù il mendiait une faveur, il me semble un infâme et m’avilit à mespropres yeux&|160;! un pareil amant ne croit plus aux Amadis et auxCyrus de mes rêves. Aujourd’hui, l’amour pur est une fable, et jene vois en vous que la fatuité d’un désir à qui sa fin estinconnue. Je n’ai pas quarante ans, je ne sais pas encore faireplier ma fierté sous l’autorité de l’expérience, Je n’ai pas cetamour qui rend humble, enfin je suis une femme dont le caractèreest encore trop jeune pour ne pas être détestable. Je ne puisrépondre de mon humeur, et chez moi la grâce est tout extérieure.Peut-être n’ai-je pas assez souffert encore pour avoir lesindulgentes manières et la tendresse absolue que nous devons à decruelles tromperies. Le bonheur a son impertinence, et je suistrès-impertinente. Camille sera toujours pour vous une esclavedévouée, et je serais un tyran déraisonnable. D’ailleurs, Camillen’a-t-elle pas été mise auprès de vous par votre bon ange pour vouspermettre d’atteindre au moment où vous commencerez la vie que vousêtes destiné à mener, et à laquelle vous ne devez pasfaillir&|160;? Je la connais, Félicité&|160;! sa tendresse estinépuisable&|160;; elle ignore peut-être les grâces de notre sexe,mais elle déploie cette force féconde, ce génie de la constance etcette noble intrépidité qui fait tout accepter. Elle vous mariera,tout en souffrant d’horribles douleurs&|160;; elle saura vouschoisir une Béatrix libre, si c’est Béatrix qui répond à vos idéessur la femme et à vos rêves&|160;; elle vous aplanira toutes lesdifficultés de votre avenir. La vente d’un arpent de terre qu’ellepossède à Paris dégagera vos propriétés en Bretagne, elle vousinstituera son héritier, n’a-t-elle pas déjà fait de vous un filsd’adoption&|160;? Hélas&|160;! que puis-je pour votrebonheur&|160;? rien. Ne trahissez donc pas un amour infini qui serésout aux devoirs de la maternité. Je la trouve bien heureuse,cette Camille&|160;!… L’admiration que vous inspire la pauvreBéatrix est une de ces peccadilles pour lesquelles les femmes del’âge de Camille sont pleines d’indulgence. Quand elles sont sûresd’être aimées, elles pardonnent à la constance une infidélité,c’est même chez elles un de leurs plus vifs plaisirs que detriompher de la jeunesse de leurs rivales. Camille est au-dessusdes autres femmes&|160;; ceci ne s’adresse point à elle, je ne ledis que pour rassurer votre conscience. Je l’ai bien étudiée,Camille, elle est à mes yeux une des plus grandes figures de notretemps. Elle est spirituelle et bonne, deux qualités presqueinconciliables chez les femmes&|160;; elle est généreuse et simple,deux autres grandeurs qui se trouvent rarement ensemble. J’ai vudans le fond de son cœur de sûrs trésors, il semble que Dante aitfait pour elle dans son Paradis la belle strophe sur le bonheuréternel qu’elle vous expliquait l’autre soir et qui finit par Senzabrama sicura richezza . Elle me parlait de sa destinée, elle meracontait sa vie en me prouvant que l’amour, cet objet de nos vœuxet de nos rêves, l’avait toujours fuie, et je lui répondais qu’elleme paraissait démontrer la difficulté d’appareiller les chosessublimes et qui explique bien des malheurs.

Vous êtes une de ces âmes angéliques dont la sœur paraîtimpossible à rencontrer. Ce malheur, mon cher enfant, Camille vousl’évitera&|160;; elle vous trouvera, dût-elle en mourir, unecréature avec laquelle vous puissiez être heureux en ménage.

Je vous tends une main amie et compte, non pas sur votre cœur,mais sur votre esprit, pour nous trouver maintenant ensemble commeun frère et une sœur, et terminer là notre correspondance, qui, desTouches à Guérande, est chose au moins bizarre.

Béatrix de Casteran.  »

Emue au dernier point par les détails et par la marche desamours de son fils avec la belle Rochegude, la baronne ne putrester dans la salle où elle faisait sa tapisserie en regardantCalyste à chaque point, elle quitta son fauteuil et vint auprès delui d’une manière à la fois humble et hardie. La mère eut en cemoment la grâce d’une courtisane qui veut obtenir uneconcession.

– Eh&|160;! bien, dit-elle en tremblant, mais sans positivementdemander la lettre.

Calyste lui montra le papier et le lui lut. Ces deux bellesâmes, si simples, si naïves, ne virent dans cette astucieuse etperfide réponse aucune des malices et des piéges qu’y avait mis lamarquise.

– C’est une noble et grande femme&|160;! dit la baronne dont lesyeux étaient humides. Je prierai Dieu pour elle. Je ne croyais pasqu’une mère put abandonner son mari, son enfant, et conserver tantde vertus&|160;! Elle est digne de pardon.

– N’ai-je pas raison de l’adorer&|160;? dit Calyste.

– Mais où cet amour te mènera-t-il&|160;? s’écria la baronne.Ah&|160;! mon enfant, combien les femmes à sentiments nobles sontdangereuses&|160;! Les mauvaises sont moins à craindre. EpouseCharlotte de Kergarouët, dégage les deux tiers des terres de tafamille. En vendant quelques fermes, mademoiselle de Pen-Hoëlobtiendra ce grand résultat, et cette bonne fille s’occupera defaire valoir tes biens. Tu peux laisser à tes enfants un beau nom,une belle fortune…

– Oublier Béatrix&|160;?… dit Calyste d’une voix sourde et lesyeux fixés en terre.

Il laissa la baronne et remonta chez lui pour répondre à lamarquise. Madame du Guénic avait la lettre de madame de Rochegudegravée dans le cœur : elle voulut savoir à quoi s’en tenir sur lesespérances de Calyste. Vers cette heure le chevalier du Halgapromenait sa chienne sur le mail&|160;; la baronne, sûre de l’ytrouver, mit un chapeau, son châle, et sortit. Voir la baronne duGuénic dans Guérande ailleurs qu’à l’église, ou dans les deux jolischemins affectionnés pour la promenade les jours de fête, quandelle y accompagnait son mari et mademoiselle de Pen-Hoël, était unévénement si remarquable que, dans toute la ville, deux heuresaprès, chacun s’abordait en se disant : – Madame du Guénic estsortie aujourd’hui, l’avez-vous vue&|160;?

Aussi bientôt cette nouvelle arriva-t-elle aux oreilles demademoiselle de Pen-Hoël, qui dit à sa nièce : – Il se passequelque chose de bien extraordinaire chez les du Guénic.

– Calyste est amoureux fou de la belle marquise de Rochegude,dit Charlotte, je devrais quitter Guérande et retourner àNantes.

En ce moment le chevalier du Halga, surpris d’être cherché parla baronne, avait détaché la laisse de Thisbé, reconnaissantl’impossibilité de se partager.

– Chevalier, vous avez pratiqué la galanterie&|160;? dit labaronne.

Le capitaine du Halga se redressa par un mouvement passablementfat. Madame du Guénic, sans rien dire de son fils ni de lamarquise, expliqua la lettre d’amour en demandant quel pouvait êtrele sens d’une pareille réponse. Le chevalier tenait le nez au ventet se caressait le mouton&|160;; il écoutait, il faisait de petitesgrimaces&|160;; enfin il regarda fixement la baronne d’un airfin.

– Quand les chevaux de race doivent franchir les barrières, ilsviennent les reconnaître et les flairer, dit-il. Calyste sera leplus heureux coquin du monde.

– Chut&|160;! dit la baronne.

– Je suis muet. Autrefois je n’avais que cela pour moi, dit levieux chevalier. Le temps est beau, reprit-il après une pause, levent est nord-est. Tudieu&|160;! comme la Belle-Poule vous pinçaitce vent-là le jour où… . Mais, dit-il en s’interrompant, mesoreilles sonnent, et je sens des douleurs dans les fausses-côtes,le temps changera. Vous savez que le combat de la Belle-Poule a étési célèbre que les femmes ont porté des bonnets à la Belle-Poule .Madame de Kergarouët est venue la première à l’opéra avec cettecoiffure.  » Vous êtes coiffée en conquête,  » lui ai-je dit. Ce motfut répété dans toutes les loges.

La baronne écouta complaisamment le vieillard, qui, fidèle auxlois de la galanterie, reconduisit la baronne jusqu’à sa ruelle ennégligeant Thisbé. Le secret de la naissance de Thisbé échappa auchevalier. Thisbé était petite-fille de la délicieuse Thisbé,chienne de madame l’amirale de Kergarouët, première femme du comtede Kergarouët. Cette dernière Thisbé avait dix-huit ans. La baronnemonta lestement chez Calyste, légère de joie comme si elle aimaitpour son compte. Calyste n’était pas chez lui&|160;; mais Fannyaperçut une lettre pliée sur la table, adressée à madame deRochegude, et non cachetée. Une invincible curiosité poussa cettemère inquiète à lire la réponse de son fils. Cette indiscrétion futcruellement punie. Elle ressentit une horrible douleur enentrevoyant le précipice où l’amour faisait tomber Calyste.

Calyste à Béatrix.

 » Et que m’importe la race des du Guénic par le temps où nousvivons, chère Béatrix&|160;! Mon nom est Béatrix, le bonheur deBéatrix est mon bonheur, sa vie ma vie, et toute ma fortune estdans son cœur. Nos terres sont engagées depuis deux siècles, ellespeuvent rester ainsi pendant deux autres siècles&|160;; nosfermiers les gardent, personne ne peut les prendre. Vous voir, vousaimer, voilà ma religion. Me marier&|160;! cette idée m’abouleversé le cœur. Y a-t-il deux Béatrix&|160;? Je ne me marieraiqu’avec vous, j’attendrai vingt ans s’il le faut&|160;; je suisjeune, et vous serez toujours belle. Ma mère est une sainte, je nedois pas la juger. Elle n’a pas aimé&|160;! Je sais maintenantcombien elle a perdu, et quels sacrifices elle a faits. Vous m’avezappris, Béatrix, à mieux aimer ma mère, elle est avec vous dans moncœur, il n’y aura jamais qu’elle, voilà votre seule rivale,n’est-ce pas vous dire que vous y régnez sans partage&|160;? Ainsivos raisons n’ont aucune force sur mon esprit. Quant à Camille,vous n’avez qu’un signe à me faire, je la prierai de vous direelle-même que je ne l’aime pas&|160;; elle est la mère de monintelligence, rien de moins, rien de plus. Dès que je vous ai vue,elle est devenue ma sœur, mon amie ou mon ami, tout ce qu’il vousplaira&|160;; mais nous n’avons pas d’autres droits que celui del’amitié l’un sur l’autre. Je l’ai prise pour une femme jusqu’aumoment où je vous ai vue. Mais vous m’avez démontré que Camille estun garçon : elle nage, elle chasse, elle monte à cheval, elle fume,elle boit, elle écrit, elle analyse un cœur et un livre, elle n’apas la moindre faiblesse, elle marche dans sa force&|160;; elle n’ani vos mouvements déliés, ni votre pas qui ressemble au vol d’unoiseau, ni votre voix d’amour, ni vos regards fins, ni votre alluregracieuse&|160;; elle est Camille Maupin, et pas autre chose&|160;;elle n’a rien de la femme, et vous en avez toutes les choses quej’en aime&|160;; il m’a semblé, dès le premier jour où je vous aivue, que vous étiez à moi. Vous rirez de ce sentiment, mais il n’afait que s’accroître, il me semblerait monstrueux que nous fussionsséparés : vous êtes mon âme, ma vie, et je ne saurais vivre où vousne seriez pas. Laissez-vous aimer&|160;! nous fuirons, nous nous enirons bien loin du monde, dans un pays où vous ne rencontrerezpersonne, et où vous pourrez n’avoir que moi et Dieu dans le cœur.Ma mère, qui vous aime, viendra quelque jour vivre auprès de nous.L’Irlande a des châteaux, et la famille de ma mère m’en prêterabien un. Mon Dieu, partons&|160;! Une barque, des matelots, et nousy serions cependant avant que personne pût savoir où nous aurionsfui ce monde que vous craignez tant&|160;! Vous n’avez pas étéaimée&|160;; je le sens en relisant votre lettre, et j’y croisdeviner que, s’il n’existait aucune des raisons dont vous parlez,vous vous laisseriez aimer par moi. Béatrix, un saint amour effacele passé. Peut-on penser à autre chose qu’à vous, en vousvoyant&|160;? Ah&|160;! je vous aime tant que je vous voudraismille fois infâme afin de vous montrer la puissance de mon amour envous adorant comme la plus sainte des créatures. Vous appelez monamour une injure pour vous. Oh&|160;! Béatrix, tu ne le croispas&|160;! l’amour d’un noble enfant, ne m’appelez-vous pasainsi&|160;? honorerait une reine. Ainsi demain nous irons enamants le long des roches et de la mer, et vous marcherez sur lessables de la vieille Bretagne pour les consacrer de nouveau pourmoi&|160;! Donnez-moi ce jour de bonheur&|160;; et cette aumônepassagère, et peut-être, hélas&|160;! sans souvenir pour vous, serapour Calyste une éternelle richesse… .  »

La baronne laissa tomber la lettre sans l’achever, elles’agenouilla sur une chaise et fit à Dieu une oraison mentale enlui demandant le conserver à son fils l’entendement, d’écarter delui toute folie, toute erreur, et de le retirer de la voie où ellele voyait.

– Que fais-tu là, ma mère&|160;? dit Calyste.

– Je prie Dieu pour toi, dit-elle en lui montrant ses yeuxpleins de larmes. Je viens de commettre la faute de lire cettelettre. Mon Calyste est fou&|160;!

– De la plus douce des folies, dit le jeune homme en embrassantsa mère.

– Je voudrais voir cette femme, mon enfant.

– Hé&|160;! bien, maman, dit Calyste, nous nous embarqueronsdemain pour aller au Croisic, sois sur la jetée.

Il cacheta sa lettre et partit pour les Touches. Ce qui,par-dessus toute chose, épouvantait la baronne, était de voir lesentiment arriver par la force de son instinct à la seconde vued’une expérience consommée. Calyste venait d’écrire à Béatrix commesi le chevalier du Halga l’avait conseillé.

Peut-être une des plus grandes jouissances que puissent éprouverles petits esprits ou les êtres intérieurs est-elle de jouer lesgrandes âmes et de les prendre à quelque piége. Béatrix savait êtrebien au-dessous de Camille Maupin. Cette infériorité n’existait passeulement dans cet ensemble de choses morales appelé talent , maisencore dans les choses du cœur nommées passion . Au moment oùCalyste arrivait aux Touches avec l’impétuosité d’un premier amourporté sur les ailes de l’espérance, la marquise éprouvait une joievive de se savoir aimée par cet adorable jeune homme. Elle n’allaitpas jusqu’à vouloir être complice de ce sentiment, elle mettait sonhéroïsme à comprimer ce capriccio , disent les Italiens, et croyaitalors égaler son amie&|160;; elle était heureuse d’avoir à luifaire un sacrifice. Enfin les vanités particulières à la femmefrançaise et qui constituent cette célèbre coquetterie d’où elletire sa supériorité, se trouvaient caressées et pleinementsatisfaites chez elle : livrée à d’immenses séductions, elle yrésistait, et ses vertus lui chantaient à l’oreille un doux concertde louanges. Ces deux femmes, en apparence indolentes, étaient àdemi couchées sur le divan de ce petit salon plein d’harmonies, aumilieu d’un monde de fleurs et la fenêtre ouverte, car le vent dunord avait cessé. Une dissolvante brise du sud pailletait le lacd’eau salée que leurs yeux pouvaient voir, et le soleil enflammaitles sables d’or. Leurs âmes étaient aussi profondément agitées quela nature était calme, et non moins ardentes. Broyée dans lesrouages de la machine qu’elle mettait en mouvement, Camille étaitforcée de veiller sur elle-même, à cause de la prodigieuse finessede l’amicale ennemie qu’elle avait mise dans sa cage&|160;; maispour ne pas donner son secret, elle se livrait à des contemplationsintimes de la nature, elle trompait ses souffrances en cherchant unsens au mouvement des mondes, et trouvait Dieu dans le sublimedésert du ciel. Une fois Dieu reconnu par l’incrédule, il se jettedans le catholicisme absolu, qui, vu comme système, est complet. Lematin Camille avait montré à la marquise un front encore baigné parles lueurs de ses recherches pendant une nuit passée à gémir.Calyste était toujours debout devant elle, comme une image céleste.Ce beau jeune homme à qui elle se dévouait, elle le regardait commeun ange gardien. N’était-ce pas lui qui la guidait vers les hautesrégions où cessent les souffrances, sous le poids d’uneincompréhensible immensité&|160;? Cependant l’air triomphant deBéatrix inquiétait Camille. Une femme ne gagne pas sur une autre unpareil avantage sans le laisser deviner, tout en se défendant del’avoir pris. Rien n’était plus bizarre que le combat moral etsourd de ces deux amies, se cachant l’une à l’autre un secret, etse croyant réciproquement créancières de sacrifices inconnus.Calyste arriva tenant sa lettre entre sa main et son gant, prêt àla glisser dans la main de Béatrix. Camille, à qui le changementdes manières de son amie n’avait pas échappé, parut ne pasl’examiner et l’examina dans une glace au moment où Calyste allaitfaire son entrée. Là se trouve un écueil pour toutes les femmes.Les plus spirituelles comme les plus sottes, les plus franchescomme les plus astucieuses, ne sont plus maîtresses de leursecret&|160;; en ce moment il éclate aux yeux d’une autre femme.Trop de réserve ou trop d’abandon, un regard libre et lumineux,l’abaissement mystérieux des paupières, tout trahit alors lesentiment le plus difficile à cacher, car l’indifférence a quelquechose de si complètement froid qu’elle ne peut jamais être simulée.Les femmes ont le génie des nuances, elles en usent trop pour nepas les connaître toutes&|160;; et dans ces occasions leurs yeuxembrassent une rivale des pieds à la tête&|160;; elles devinent leplus léger mouvement d’un pied sous la robe, la plus imperceptibleconvulsion dans la taille, et savent la signification de ce quipour un homme paraît insignifiant. Deux femmes en observationjouent une des plus admirables scènes de comédie qui se puissentvoir.

– Calyste a commis quelque sottise, pensa Camille remarquantchez l’un et l’autre l’air indéfinissable des gens quis’entendent.

Il n’y avait plus ni roideur ni fausse indifférence chez lamarquise, elle regardait Calyste comme une chose à elle. Calystefut alors explicite, il rougit en vrai coupable, en homme heureux.Il venait arrêter les arrangements à prendre pour le lendemain.

– Vous venez donc décidément ma chère&|160;? dit Camille.

– Oui, dit Béatrix.

– Comment le savez-vous, demanda mademoiselle des Touches àCalyste.

– Je venais le savoir, répondit-il à un regard que lui lançamadame de Rochegude qui ne voulait pas que son amie eût la moindrelumière sur la correspondance.

– Ils s’entendent déjà, dit Camille qui vit ce regard par lapuissance circulaire de son oeil. Tout est fini, je n’ai plus qu’àdisparaître.

Sous le poids de cette pensée, il se fit dans son visage uneespèce de décomposition qui fit frémir Béatrix.

– Qu’as-tu, ma chère&|160;? dit-elle.

– Rien. Ainsi, Calyste, vous enverrez mes chevaux et les vôtrespour que nous puissions les trouver au delà du Croisic, afin derevenir à cheval par le bourg de Batz. Nous déjeunerons au Croisicet dînerons aux Touches. Vous vous chargez des bateliers. Nouspartirons à huit heures et demie du matin. Quels beauxspectacles&|160;! dit-elle à Béatrix. Vous verrez Cambremer, unhomme qui fait pénitence sur un roc pour avoir tué volontairementson fils. Oh&|160;! vous êtes dans un pays primitif où les hommesn’éprouvent pas des sentiments ordinaires. Calyste vous dira cettehistoire.

Elle alla dans sa chambre, elle étouffait. Calyste donna salettre et suivit Camille.

– Calyste, vous êtes aimé, je le crois, mais vous me cachez uneescapade, et vous avez certainement enfreint mes ordres&|160;?

– Aimé&|160;! dit-il en tombant sur un fauteuil.

Camille mit la tête à la porte, Béatrix avait disparu. Ce faitétait bizarre. Une femme ne quitte pas une chambre où se trouvecelui qu’elle aime en ayant la certitude de le revoir, sans avoir àfaire mieux. Mademoiselle des Touches se dit : – Aurait-elle unelettre de Calyste&|160;? Mais elle crut l’innocent Breton incapablede cette hardiesse.

– Si tu m’as désobéi, tout sera perdu par ta faute, lui dit-elled’un air grave. Va-t’en préparer tes joies de demain.

Elle fit un geste auquel Calyste ne résista pas : il y a desdouleurs muettes d’une éloquence despotique. En allant au Croisicvoir les bateliers, en traversant les sables et les marais, Calysteeut des craintes. La phrase de Camille était empreinte de quelquechose de fatal qui trahissait la seconde vue de la maternité. Quandil revint quatre heures après, fatigué, comptant dîner aux Touches,il trouva la femme de chambre de Camille en sentinelle sur laporte, l’attendant pour lui dire que sa maîtresse et la marquise nepourraient le recevoir ce soir. Quand Calyste, surpris, voulutquestionner la femme de chambre, elle ferma la porte et se sauva.Six heures sonnaient au clocher de Guérande. Calyste rentra chezlui, se fit faire à dîner et joua la mouche en proie à une sombreméditation. Ces alternatives de bonheur et de malheur,l’anéantissement de ses espérances succédant à la presque certituded’être aimé, brisaient cette jeune âme qui s’envolait à pleinesailes vers le ciel et arrivait si haut que la chute devait êtrehorrible.

– Qu’as-tu, mon Calyste&|160;? lui dit sa mère à l’oreille.

– Rien, répondit-il en montrant des yeux d’où la lumière del’âme et le feu de l’amour s’étaient retirés.

Ce n’est pas l’espérance, mais le désespoir qui donne la mesurede nos ambitions. On se livre en secret aux beaux poèmes del’espérance, tandis que la douleur se montre sans voile.

– Calyste, vous n’êtes pas gentil, dit Charlotte après avoiressayé vainement sur lui ces petites agaceries de provinciale quidégénèrent toujours en taquinages.

– Je suis fatigué, dit-il en se levant et souhaitant le bonsoirà la compagnie.

– Calyste est bien changé, dit mademoiselle de Pen-Hoël.

– Nous n’avons pas de belles robes garnies de dentelles, nousn’agitons pas nos manches comme ça, nous ne nous posons pas ainsi,nous ne savons pas regarder de côté, tourner la tête, dit Charlotteen imitant et chargeant les airs, la pose et les regards de lamarquise. Nous n’avons pas une voix qui part de la tête, ni cettepetite toux intéressante, heu&|160;! heu&|160;! qui semble être lesoupir d’une ombre&|160;; nous avons le malheur d’avoir une santérobuste et d’aimer nos amis sans coquetterie&|160;; quand nous lesregardons nous n’avons pas l’air de les piquer d’un dard ou de lesexaminer par un coup d’oeil hypocrite. Nous ne savons pas pencherla tête en saule pleureur et paraître aimables en la relevantainsi&|160;!

Mademoiselle de Pen-Hoël ne put s’empêcher de rire en voyant lesgestes de sa nièce&|160;; mais ni le chevalier ni le baron necomprirent cette satire de la province contre Paris.

– La marquise de Rochegude est cependant bien belle, dit lavieille fille.

– Mon ami, dit la baronne à son mari, je sais qu’elle va demainau Croisic, nous irons nous y promener, je voudrais bien larencontrer.

Pendant que Calyste se creusait la tête afin de deviner ce quipouvait lui avoir fait fermer la porte des Touches, il se passaitentre les deux amies une scène qui devait influer sur lesévénements du lendemain. La lettre de Calyste avait apporté dans lecœur de madame de Rochegude des émotions inconnues. Les femmes nesont pas toujours l’objet d’un amour aussi jeune, aussi naïf, aussisincère et absolu que l’était celui de cet enfant. Béatrix avaitplus aimé qu’elle n’avait été aimée. Après avoir été l’esclave,elle éprouvait un désir inexplicable d’être à son tour le tyran. Aumilieu de sa joie, en lisant et relisant la lettre de Calyste, ellefut traversée par la pointe d’une idée cruelle. Que faisaient doncensemble Calyste et Camille depuis le départ de ClaudeVignon&|160;? Si Calyste n’aimait pas Camille et si Camille lesavait, à quoi donc employaient-ils leurs matinées&|160;? Lamémoire de l’esprit rapprocha malicieusement de cette remarque lesdiscours de Camille. Il semblait qu’un diable souriant fîtapparaître dans un miroir magique le portrait de cette héroïquefille avec certains gestes et certains regards qui achevèrentd’éclairer Béatrix. Au lieu de lui être égale, elle était écraséepar Félicité&|160;; loin de la jouer, elle était jouée parelle&|160;; elle n’était qu’un plaisir que Camille voulait donner àson enfant aimé d’un amour extraordinaire et sans vulgarité. Pourune femme comme Béatrix, cette découverte fut un coup de foudre.Elle repassa minutieusement l’histoire de cette semaine. En unmoment, le rôle de Camille et le sien se déroulèrent dans touteleur étendue : elle se trouva singulièrement ravalée. Dans sonaccès de haine jalouse, elle crut apercevoir chez Camille uneintention de vengeance contre Conti. Tout le passé de ces deux ansagissait peut-être sur ces deux semaines. Une fois sur la pente desdéfiances, des suppositions et de la colère, Béatrix ne s’arrêtapoint : elle se promenait dans son appartement poussée pard’impétueux mouvements d’âme et s’asseyait tour à tour en essayantde prendre un parti&|160;; mais elle resta jusqu’à l’heure du dîneren proie à l’indécision et ne descendit que pour se mettre à tablesans être habillée. En voyant entrer sa rivale, Camille devinatout. Béatrix, sans toilette, avait un air froid et une taciturnitéde physionomie qui, pour une observatrice de la force de Maupin,dénotait l’hostilité d’un cœur aigri. Camille sortit et donnasur-le-champ l’ordre qui devait si fort étonner Calyste&|160;; ellepensa que si le naïf Breton arrivait avec son amour insensé aumilieu de la querelle, il ne reverrait peut-être jamais Béatrix encompromettant l’avenir de sa passion par quelque sotte franchise,elle voulut être sans témoin pour ce duel de tromperies. Béatrix,sans auxiliaire, devait être à elle. Camille connaissait lasécheresse de cette âme, les petitesses de ce grand orgueil auquelelle avait si justement appliqué le mot d’entêtement. Le dîner futsombre. Chacune de ces deux femmes avait trop d’esprit et de bongoût pour s’expliquer devant les domestiques ou se faire écouteraux portes par eux. Camille fut douce et bonne, elle se sentait sisupérieure&|160;! La marquise fut dure et mordante, elle se savaitjouée comme un enfant. Il y eut pendant le dîner un combat deregards, de gestes, de demi-mots auxquels les gens ne devaient riencomprendre et qui annonçait un violent orage. Quand il fallutremonter, Camille offrit malicieusement son bras à Béatrix, quifeignit de ne pas voir le mouvement de son amie et s’élança seuledans l’escalier. Lorsque le café fut servi, mademoiselle desTouches dit à son valet de chambre un : Laissez-nous&|160;! qui futle signal du combat.

– Les romans que vous faites, ma chère, sont un peu plusdangereux que ceux que vous écrivez, dit la marquise.

– Ils ont cependant un grand avantage, dit Camille en prenantune cigarette.

– Lequel&|160;? demanda Béatrix.

– Ils sont inédits, mon ange.

– Celui dans lequel vous me mettez fera-t-il un livre&|160;?

– Je n’ai pas de vocation pour le métier d’Œdipe&|160;; vousavez l’esprit et la beauté des sphinx, je le sais&|160;; mais ne meproposez pas d’énigmes, parlez clairement, ma chère Béatrix.

– Quand pour rendre les hommes heureux, les amuser, leur plaireet dissiper leurs ennuis, nous demandons au diable de nousaider…

– Les hommes nous reprochent plus tard nos efforts et nostentatives, en les croyant dictés par le génie de la dépravation,dit Camille en quittant sa cigarette et interrompant son amie.

– Ils oublient l’amour qui nous emportait et qui justifiait nosexcès, car où n’allons-nous pas&|160;!… Mais ils font alors leurmétier d’hommes, ils sont ingrats et injustes, reprit Béatrix. Lesfemmes entre elles se connaissent, elles savent combien leurattitude en toute circonstance est fière, noble et, disons-le,vertueuse. Mais, Camille, je viens de reconnaître la vérité descritiques dont vous vous êtes plainte quelquefois. Oui, ma chère,vous avez quelque chose des hommes, vous vous conduisez comme eux,rien ne vous arrête, et si vous n’avez pas tous leurs avantages,vous avez dans l’esprit leurs allures, et vous partagez leur méprisenvers nous. Je n’ai pas lieu, ma chère, d’être contente de vous,et je suis trop franche pour le cacher. Personne ne me ferapeut-être au cœur une blessure aussi profonde que celle dont jesouffre. Si vous n’êtes pas toujours femme en amour, vous laredevenez en vengeance. Il fallait une femme de génie pour trouverl’endroit le plus sensible de nos délicatesses&|160;; je veuxparler de Calyste et des roueries, ma chère (voilà le vrai mot),que vous avez employées contre moi. Jusqu’où, vous, Camille Maupin,êtes-vous descendue, et dans quelle intention&|160;?

– Toujours de plus en plus sphinx&|160;! dit Camille ensouriant.

– Vous avez voulu que je me jetasse à la tête de Calyste&|160;;je suis encore trop jeune pour avoir de telles façons. Pour moil’amour est l’amour avec ses atroces jalousies et ses volontésabsolues. Je ne suis pas auteur : il m’est impossible de voir desidées dans des sentiments… .

– Vous vous croirez capable d’aimer sottement&|160;? ditCamille. Rassurez-vous, vous avez encore beaucoup d’esprit. Vousvous calomniez, ma chère, vous êtes assez froide pour toujoursrendre votre tête juge des hauts faits de votre cœur.

Cette épigramme fit rougir la marquise&|160;; elle lança surCamille un regard plein de haine, un regard venimeux, et trouva,sans les chercher, les flèches les plus acérées de son carquois.Camille écouta froidement et en fumant des cigarettes cette tiradefurieuse qui pétilla d’injures si mordantes qu’il est impossible dela rapporter. Béatrix, irritée par le calme de son adversaire,chercha d’horribles personnalités dans l’âge auquel atteignaitmademoiselle des Touches.

– Est-ce tout&|160;? dit Camille en poussant un nuage de fumée.Aimez-vous Calyste&|160;?

– Non, certes.

– Tant mieux répondit Camille. Moi je l’aime, et beaucoup troppour mon repos. Peut-être a-t-il pour vous un caprice, vous êtes laplus délicieuse blonde du monde, et moi je suis noire comme unetaupe&|160;; vous êtes svelte, élancée et moi j’ai trop de dignitédans la taille&|160;; enfin vous êtes jeune&|160;! voilà le grandmot et vous ne me l’avez pas épargné. Vous avez abusé de vosavantages de femme contre moi ni plus ni moins qu’un petit journalabuse de la plaisanterie. J’ai tout fait pour empêcher ce quiarrive, dit-elle en levant les yeux au plafond. Quelque peu femmeque je sois, je le suis encore assez ma chère pour qu’une rivaleait besoin de moi-même pour l’emporter sur moi… (La marquise futatteinte au cœur par ce mot cruel dit de la façon la plusinnocente.) Vous me prenez pour une femme bien niaise en croyant demoi ce que Calyste veut vous en faire croire. Je ne suis ni sigrande ni si petite, je suis femme et très-femme. Quittez vosgrands airs et donnez-moi la main dit Camille en s’emparant de lamain de Béatrix. Vous n’aimez pas Calyste, voilà la vérité,n’est-ce pas&|160;? Ne vous emportez donc point&|160;! Soyez durefroide et sévère avec lui demain, il finira par se soumettre aprèsla querelle que je vais lui faire et surtout après leraccommodement, car je n’ai pas épuisé les ressources de notrearsenal, et, après tout, le Plaisir a toujours raison du Désir.Mais Calyste est Breton. S’il persiste à vous faire la cour,dites-le-moi franchement, et vous irez dans une petite maison decampagne que je possède à six lieues de Paris, où vous trouvereztoutes les aises de la vie, et où Conti pourra venir. Que Calysteme calomnie, eh&|160;! mon Dieu&|160;! l’amour le plus pur ment sixfois par jour, ses impostures accusent sa force.

Il y eut dans la physionomie de Camille un air de superbefroideur qui rendit la marquise inquiète et craintive. Elle nesavait que répondre. Camille lui porta le dernier coup.

– Je suis plus confiante et moins aigre que vous, repritCamille, je ne vous suppose pas l’intention de couvrir par unerécrimination une attaque qui compromettrait ma vie : vous meconnaissez, je ne survivrai pas à la perte de Calyste et je dois leperdre tôt ou tard. Calyste m’aime d’ailleurs je le sais.

– Voilà ce qu’il répondait à une lettre où je ne lui parlais quede vous, dit Béatrix en tendant la lettre de Calyste.

Camille la prit et la lut&|160;; mais, en la lisant, ses yeuxs’emplirent de larmes&|160;; elle pleura comme pleurent toutes lesfemmes dans leurs vives douleurs.

– Mon Dieu&|160;! dit-elle, il l’aime. Je mourrai donc sansavoir été ni comprise ni aimée&|160;!

Elle resta quelques moments la tête appuyée sur l’épaule deBéatrix : sa douleur était véritable, elle éprouvait dans sesentrailles le coup terrible qu’y avait reçu la baronne du Guénic àla lecture de cette lettre.

– L’aimes-tu&|160;? dit-elle en se dressant et regardantBéatrix. As-tu pour lui cette adoration infinie qui triomphe detoutes les douleurs et qui survit au mépris, à la trahison, à lacertitude de n’être plus jamais aimée&|160;? L’aimes-tu pourlui-même et pour le plaisir même de l’aimer&|160;?

– Chère amie, dit la marquise attendrie&|160;; eh&|160;! biensois tranquille, je partirai demain.

– Ne pars pas, il t’aime, je le vois&|160;! Et je l’aime tantque je serais au désespoir de le voir souffrant, malheureux.J’avais formé bien des projets pour lui&|160;; mais s’il t’aime,tout est fini.

– Je l’aime, Camille, dit alors la marquise avec une adorablenaïveté, mais en rougissant.

– Tu l’aimes, et tu peux lui résister, s’écria Camille.Ah&|160;! tu ne l’aimes pas.

– Je ne sais quelles vertus nouvelles il a réveillées en moi,mais certes il m’a rendue honteuse de moi-même, dit Béatrix. Jevoudrais être vertueuse et libre pour lui sacrifier autre chose queles restes de mon cœur et des chaînes infâmes. Je ne veux d’unedestinée incomplète ni pour lui ni pour moi.

– Tète froide : aimer et calculer&|160;! dit Camille avec unesorte d’horreur.

– Tout ce que vous voudrez, mais je ne veux pas flétrir sa vie,être à son cou comme une pierre, et devenir un regret éternel. Sije ne puis être sa femme, je ne serai pas sa maîtresse. Il m’a… ..Vous ne vous moquerez pas de moi&|160;? non. Eh&|160;! bien, sonadorable amour m’a purifiée.

Camille jeta sur Béatrix le plus fauve, le plus farouche regardque jamais femme jalouse ait jeté sur sa rivale.

– Sur ce terrain, dit-elle, je croyais être seule. Béatrix, cemot nous sépare à jamais, nous ne sommes plus amies. Nouscommençons un combat horrible. Maintenant je te le dis : tusuccomberas ou tu fuiras… .Félicité se précipita dans sa chambreaprès avoir montré le visage d’une lionne en fureur à Béatrixstupéfaite.

– Viendrez-vous au Croisic demain&|160;? dit Camille ensoulevant la portière.

– Certes, répondit orgueilleusement la marquise. Je ne fuiraipas et je ne succomberai pas.

– Je joue cartes sur table : j’écrirai à Conti, réponditCamille.

Béatrix devint aussi blanche que la gaze de son écharpe.

– Chacune de nous joue sa vie, répondit Béatrix qui ne savaitplus que résoudre.

Les violentes passions que cette scène avait soulevées entre cesdeux femmes se calmèrent pendant la nuit. Toutes deux seraisonnèrent et revinrent au sentiment des perfides temporisationsqui séduisent la plupart des femmes&|160;; système excellent entreelles et les hommes, mauvais entre les femmes. Ce fut au milieu decette dernière tempête que mademoiselle des Touches entendit lagrande voix qui triomphe des plus intrépides. Béatrix écouta lesconseils de la jurisprudence mondaine, elle eut peur du mépris dela société. La dernière tromperie de Félicité, mêlée des accents dela plus atroce jalousie, eut donc un plein succès. La faute deCalyste fut réparée, mais une nouvelle indiscrétion pouvait àjamais ruiner ses espérances.

On arrivait à la fin du mois d’août, le ciel était d’une puretémagnifique. A l’horizon, l’Océan avait, comme dans les mersméridionales, une teinte d’argent en fusion, et près du rivagepapillotaient de petites vagues. Une espèce de fumée brillanteproduite par les rayons du soleil qui tombaient d’aplomb sur lessables, y produisait une atmosphère au moins égale à celle destropiques. Aussi le sel fleurissait-il en petits oeillets blancs àla surface des mares. Les courageux paludiers, vêtus de blancprécisément pour résister à l’action du soleil, étaient dès lematin à leur poste, armés de leurs longs râteaux, les uns appuyéssur les petits murs de boue qui séparent chaque propriété,regardant le travail de cette chimie naturelle, à eux connue dèsl’enfance&|160;; les autres jouant avec leurs petits gars et leursfemmes. Ces dragons verts, appelés douaniers, fumaient leurs pipestranquillement. Il y avait je ne sais quoi d’oriental dans cetableau, car, certes, un Parisien subitement transporté là ne seserait pas cru en France. Le baron et la baronne, qui avaient prisle prétexte de venir voir comment allait la récolte de sel, étaientsur la jetée admirant ce silencieux paysage où la mer faisait seuleentendre le mugissement de ses vagues en temps égaux, où desbarques sillonnaient la mer, et où la ceinture verte de la terrecultivée produisait un effet d’autant plus gracieux qu’il estexcessivement rare sur les bords toujours désolés de l’océan.

– Hé&|160;! bien, mes amis, j’aurai vu les marais de Guérandeencore une fois avant de mourir, dit le baron à des paludiers quise groupèrent à l’entrée des marais pour le saluer.

– Est-ce que les du Guénic meurent&|160;! dit un paludier.

En ce moment, la caravane partie des Touches arriva dans lepetit chemin. La marquise allait seule en avant, Calyste et Camillela suivaient en se donnant le bras. A vingt pas en arrière venaitGasselin.

– Voilà ma mère et mon père, dit le jeune homme à Camille.

La marquise s’arrêta. Madame du Guénic éprouva la plus violenterépulsion en voyant Béatrix, qui cependant était mise à sonavantage : un chapeau d’Italie orné de bluets et à grands bords,ses cheveux crêpés dessous, une robe d’une étoffe écrue de couleurgrisâtre, une ceinture bleue à longs bouts flottants, enfin un airde princesse déguisée en bergère.

– Elle n’a pas de cœur, se dit la baronne.

– Mademoiselle, dit Calyste à Camille, voici madame du Guénic etmon père. Puis il dit au baron et à la baronne : – Mademoiselle desTouches et madame la marquise de Rochegude, née de Casteran, monpère.

Le baron salua mademoiselle des Touches, qui fit un salut humbleet plein de reconnaissance à la baronne.

– Celle-là, pensa Fanny, aime vraiment mon fils, elle semble meremercier d’avoir mis Calyste au monde.

– Vous venez voir, comme je le fais, si la récolte serabonne&|160;; mais vous avez de meilleures raisons que moi d’êtrecurieuse, dit le baron à Camille, car vous avez là du bien,mademoiselle.

– Mademoiselle est la plus riche de tous les propriétaires, ditun de ces paludiers, et que Dieu la conserve, elle est bonne dame.

Les deux compagnies se saluèrent et se quittèrent.

– On ne donnerait pas plus de trente ans à mademoiselle desTouches, dit le bonhomme à sa femme. Elle est bien belle. EtCalyste préfère cette haridelle de marquise parisienne à cetteexcellente fille de la Bretagne&|160;?

– Hélas&|160;! oui, dit la baronne.

Une barque attendait au pied de la jetée où l’embarquement sefit sans gaieté. La marquise était froide et digne. Camille avaitgrondé Calyste sur son manque d’obéissance, en lui expliquantl’état dans lequel étaient ses affaires de cœur. Calyste, en proieà un désespoir morne, jetait sur Béatrix des regards où l’amour etla haine se combattaient. Il ne fut pas dit une parole pendant lecourt trajet de la jetée de Guérande à l’extrémité du port duCroisic, endroit où se charge le sel que des femmes apportent dansde grandes terrines placées sur leurs têtes, et qu’elles tiennentde façon à ressembler à des cariatides. Ces femmes vont pieds nuset n’ont qu’une jupe assez courte. Beaucoup d’entre elles laissentinsoucieusement voltiger les mouchoirs qui couvrent leurs bustes,plusieurs n’ont que leurs chemises et sont les plus fières, carmoins les femmes ont de vêtements, plus elles déploient de pudiquesnoblesses. Le petit navire danois achevait sa cargaison. Ledébarquement de ces deux belles personnes excita donc la curiositédes porteuses de sel&|160;; et pour y échapper autant que pourservir Calyste, Camille s’élança vivement vers les rochers, en lelaissant à Béatrix. Gasselin mit entre son maître et lui unedistance d’au moins deux cents pas. Du côté de la mer, lapresqu’île du Croisic est bordée de roches granitiques dont lesformes sont si singulièrement capricieuses, qu’elles ne peuventêtre appréciées que par les voyageurs qui ont été mis à mêmed’établir des comparaisons entre ces grands spectacles de la naturesauvage. Peut-être les roches du Croisic ont-elles sur les chosesde ce genre la supériorité accordée au chemin de la grandeChartreuse sur les autres vallées étroites. Ni les côtes de laCorse où le granit offre des rescifs bien bizarres, ni celles de laSardaigne, où la nature s’est livrée à des effets grandioses etterribles, ni les roches basaltiques des mers du Nord n’ont uncaractère si complet. La fantaisie s’est amusée à composer làd’interminables arabesques où les figures les plus fantastiquess’enroulent et se déroulent. Toutes les formes y sont.L’imagination est peut-être fatiguée de cette immense galerie demonstruosités où par les temps de fureur la mer se glisse et a finipar polir toutes les aspérités. Vous rencontrez sous une voûtenaturelle et d’une hardiesse imitée de loin par Brunelleschi, carles plus grands efforts de l’art sont toujours une timidecontrefaçon des effets de la nature, une cuve polie comme unebaignoire de marbre et sablée par un sable uni, fin, blanc, où l’onpeut se baigner sans crainte dans quatre pieds d’eau tiède. Vousallez admirant de petites anses fraîches, abritées par desportiques grossièrement taillés, mais majestueux, à la manière dupalais Pitti, cette autre imitation des caprices de la nature. Lesaccidents sont innombrables, rien n’y manque de ce quel’imagination la plus dévergondée pourrait inventer ou désirer. Ilexiste même, chose si rare sur les bords de l’océan que peut-êtreest-ce la seule exception, un gros buisson de la plante qui a faitcréer ce mot. Ce buis, la plus grande curiosité du Croisic, où lesarbres ne peuvent pas venir, se trouve à une lieue environ du port,à la pointe la plus avancée de la côte. Sur un des promontoiresformés par le granit, et qui s’élèvent au-dessus de la mer à unehauteur où les vagues n’arrivent jamais, même dans les temps lesplus furieux, à l’exposition du midi, les caprices diluviens ontpratiqué une marge creuse d’environ quatre pieds de saillie. Danscette fente, le hasard, ou peut-être l’homme, a mis assez de terrevégétale pour qu’un buis ras et fourni, semé par les oiseaux, y aitpoussé. La forme des racines indique au moins trois cents ansd’existence. Au-dessous la roche est cassée net. La commotion, dontles traces sont écrites en caractères ineffaçables sur cette côte,a emporté les morceaux de granit je ne sais où. La mer arrive sansrencontrer de rescifs au pied de cette lame, où elle a plus de cinqcents pieds de profondeur&|160;; à l’entour, quelques roches àfleur d’eau, que les bouillonnements de l’écume indiquent,décrivent comme un grand cirque. Il faut un peu de courage et derésolution pour aller jusqu’à la cime de ce petit Gibraltar, dontla tête est presque ronde et d’où quelque coup de vent peutprécipiter les curieux dans la mer ou, ce qui serait plusdangereux, sur les roches. Cette sentinelle gigantesque ressemble àces lanternes de vieux châteaux d’où l’on pouvait prévoir lesattaques en embrassant tout le pays&|160;; de là se voient leclocher et les arides cultures du Croisic, les sables et les dunesqui menacent la terre cultivée et qui ont envahi le territoire dubourg de Batz. Quelques vieillards prétendent que, dans des tempsfort reculés, il se trouvait un château fort en cet endroit. Lespêcheurs de sardines ont donné un nom à ce rocher, qui se voit deloin en mer&|160;; mais il faut pardonner l’oubli de ce mot breton,aussi difficile à prononcer qu’à retenir.

Calyste menait Béatrix vers ce point, d’où le coup d’oeil estsuperbe et où les décorations du granit surpassent tous lesétonnements qu’il a pu causer le long de la route sablonneuse quicôtoie la mer. Il est inutile d’expliquer pourquoi Camille s’étaitsauvée en avant. Comme une bête sauvage blessée, elle aimait lasolitude&|160;; elle se perdait dans les grottes, reparaissait surles pics, chassait les crabes de leurs trous ou surprenait enflagrant délit leurs mœurs originales. Pour ne pas être gênée parses habits de femme, elle avait mis des pantalons à manchettesbrodées, une blouse courte, un chapeau de castor, et pour bâton devoyage elle avait une cravache, car elle a toujours eu la fatuitéde sa force et de son agilité&|160;; elle était ainsi cent foisplus belle que Béatrix : elle avait un petit châle de soie rouge deChine croisé sur son buste comme on le met aux enfants. Pendantquelque temps, Béatrix et Calyste la virent voltigeant sur lescimes ou sur les abîmes comme un feu follet, essayant de donner lechange à ses souffrances en affrontant le péril. Elle arriva lapremière à la roche au buis et s’assit dans une des anfractuositésà l’ombre, occupée à méditer. Que pouvait faire une femme commeelle de sa vieillesse, après avoir bu la coupe de la gloire quetous les grands talents, trop avides pour détailler les stupidesjouissances de l’amour-propre, vident d’une gorgée&|160;? Elle adepuis avoué que là l’une de ces réflexions suggérées par un rien,par un de ces accidents qui sont une niaiserie peut-être pour desgens vulgaires, et qui présentent un abîme de réflexions auxgrandes âmes, l’avait décidée à l’acte singulier par lequel elledevait en finir avec la vie sociale. Elle tira de sa poche unepetite boîte où elle avait mis, en cas de soif, des pastilles à lafraise&|160;; elle en prit plusieurs&|160;; mais, tout en lessavourant, elle ne put s’empêcher de remarquer que les fraises, quin’existaient plus, revivaient cependant dans leurs qualités. Elleconclut de là qu’il en pouvait être ainsi de nous. La mer luioffrait alors une image de l’infini. Nul grand esprit ne peut setirer de l’infini, en admettant l’immortalité de l’âme, sansconclure à quelque avenir religieux. Cette idée la poursuivitencore quand elle respira son flacon d’eau de Portugal. Son manégepour faire tomber Béatrix en partage à Calyste lui parut alors bienmesquin : elle sentit mourir la femme en elle, et se dégager lanoble et angélique créature voilée jusqu’alors par la chair. Sonimmense esprit, son savoir, ses connaissances, ses fausses amoursl’avaient conduite face à face, avec quoi&|160;? qui le lui eûtdit&|160;? avec la mère féconde, la consolatrice des affligés,l’Eglise Romaine, si douce aux repentirs, si poétique avec lespoètes, si naïve avec les enfants, si profonde et si mystérieusepour les esprits inquiets et sauvages qu’ils y peuvent toujourscreuser en satisfaisant toujours leurs insatiables curiosités, sanscesse excitées. Elle jeta les yeux sur les détours que Calyste luiavait fait faire, et les comparait aux chemins tortueux de cesrochers. Calyste était toujours à ses yeux le beau messager duciel, un divin conducteur. Elle étouffa l’amour terrestre parl’amour divin.

Après avoir marché pendant quelque temps en silence, Calyste neput s’empêcher, sur une exclamation de Béatrix relative à la beautéde l’océan qui diffère beaucoup de la Méditerranée, de comparer,comme pureté, comme étendue, comme agitation, comme profondeur,comme éternité, cette mer à son amour.

– Elle est bordée par un rocher, dit en riant Béatrix.

– Quand vous me parlez ainsi, répondit-il en lui lançant unregard divin, je vous vois, je vous entends, et puis avoir lapatience des anges&|160;; mais quand je suis seul, vous auriezpitié de moi si vous pouviez me voir. Ma mère pleure alors de monchagrin.

– Ecoutez, Calyste, il faut en finir, dit la marquise enregagnant le chemin sablé. Peut-être avons-nous atteint le seullieu propice à dire ces choses, car jamais de ma vie je n’ai vu lanature plus en harmonie avec mes pensées. J’ai vu l’Italie, où toutparle d’amour&|160;; j’ai vu la Suisse, où tout est frais etexprime un vrai bonheur, un bonheur laborieux&|160;; où la verdure,les eaux tranquilles, les lignes les plus riantes sont oppriméespar les Alpes couronnées de neige&|160;; mais je n’ai rien vu quipeigne mieux l’ardente aridité de ma vie que cette petite plainedesséchée par les vents de mer, corrodée par les vapeurs marines,où lutte une triste agriculture en face de l’immense Océan, en facedes bouquets de la Bretagne d’où s’élèvent les tours de votreGuérande. Eh&|160;! bien, Calyste, voilà Béatrix. Ne vous yattachez donc point. Je vous aime, mais je ne serai jamais à vousd’aucune manière, car j’ai la conscience de ma désolationintérieure. Ah&|160;! vous ne savez pas à quel point je suis durepour moi-même en vous parlant ainsi. Non, vous ne verrez pas votreidole, si je suis une idole, amoindrie, elle ne tombera pas de lahauteur où vous la mettez. J’ai maintenant en horreur une passionque désavouent le monde et la religion, je ne veux plus êtrehumiliée ni cacher mon bonheur&|160;; je reste attachée où je suis,je serai le désert sablonneux et sans végétation, sans fleurs niverdure que voici.

– Et si vous étiez abandonnée&|160;? dit Calyste.

– Eh&|160;! bien, j’irai mendier ma grâce, je m’humilieraidevant l’homme que j’ai offensé, mais je ne courrai jamais lerisque de me jeter dans un bonheur que je sais devoir finir.

– Finir, s’écria Calyste.

La marquise interrompit le dithyrambe auquel allait se livrerson amant eu répétant : Finir&|160;! d’un ton qui lui imposasilence.

Cette contradiction émut chez le jeune homme une de ces muettesfureurs internes que connaissent seuls ceux qui ont aimé sansespoir. Béatrix et lui firent environ trois cents pas dans unprofond silence, ne regardant plus ni la mer, ni les roches, ni leschamps du Croisic.

– Je vous rendrais si heureuse&|160;! dit Calyste.

– Tous les hommes commencent par nous promettre le bonheur, etils nous lèguent l’infamie, l’abandon, le dégoût. Je n’ai rien àreprocher à celui à qui je dois être fidèle&|160;; il ne m’a rienpromis, je suis allée à lui&|160;; mais le seul moyen qui me restepour amoindrir ma faute est de la rendre éternelle.

– Dites, madame, que vous ne m’aimez pas&|160;! Moi qui vousaime, je sais par moi-même que l’amour ne discute pas, il ne voitque lui-même, il n’est pas un sacrifice que je ne fasse. Ordonnez,je tenterai l’impossible. Celui qui jadis a méprisé sa maîtressepour avoir jeté son gant entre les lions en lui commandant d’allerle reprendre, il n’aimait pas&|160;! il méconnaissait votre droitde nous éprouver pour être sûres de notre amour et ne rendre lesarmes qu’à des grandeurs surhumaines. Je vous sacrifierais mafamille, mon nom, mon avenir.

– Quelle insulte dans ce mot de sacrifices&|160;! dit-elle d’unton de reproche qui fit sentir à Calyste la sottise de sonexpression.

Il n’y a que les femmes qui aiment absolument ou les coquettespour savoir prendre un point d’appui dans un mot et s’élancer à unehauteur prodigieuse : l’esprit et le sentiment procèdent là de lamême manière&|160;; mais la femme aimante s’afflige, et la coquetteméprise.

– Vous avez raison, dit Calyste en laissant tomber deux larmes,ce mot ne peut se dire que des efforts que vous me demandez.

– Taisez-vous, dit Béatrix saisie d’une réponse où pour lapremière fois Calyste peignait bien son amour, j’ai fait assez defautes, ne me tentez pas.

Ils étaient en ce moment au pied de la roche au buis. Calysteéprouva les plus enivrantes félicités à soutenir la marquise engravissant ce rocher où elle voulut aller jusqu’à la cime. Ce futpour ce pauvre enfant la dernière faveur que de serrer cettetaille, de sentir cette femme un peu tremblante : elle avait besoinde lui&|160;! Ce plaisir inespéré lui tourna la tête, il ne vitplus rien, il saisit Béatrix par la ceinture.

– Eh&|160;! bien&|160;? dit-elle d’un air imposant.

– Ne serez-vous jamais à moi, lui demanda-t-il d’une voixétouffée par un orage de sang.

– Jamais, mon ami, répondit-elle. Je ne puis être pour vous queBéatrix, un rêve. N’est-ce pas une douce chose&|160;? nous n’auronsni amertume, ni chagrin, ni repentir.

– Et vous retournerez à Conti&|160;?

– Il le faut bien.

– Tu ne seras donc jamais à personne, dit Calyste en poussant lamarquise avec une violence frénétique.

Il voulut écouter sa chute avant de se précipiter après elle,mais il n’entendit qu’une clameur sourde, la stridente déchirured’une étoffe et le bruit grave d’un corps tombant sur la terre. Aulieu d’aller la tête en bas, Béatrix avait chaviré, elle étaitrenversée dans le buis, mais elle aurait roulé néanmoins au fond dela mer si sa robe ne s’était accrochée à une pointe et n’avait ense déchirant amorti le poids du corps sur le buisson. Mademoiselledes Touches, qui vit cette scène, ne put crier, car sonsaisissement fut tel qu’elle ne put que faire signe à Gasselind’accourir. Calyste se pencha par une sorte de curiosité féroce, ilvit la situation de Béatrix et frémit : elle paraissait prier, ellecroyait mourir, elle sentait le buis près de céder. Avec l’habiletésoudaine que donne l’amour, avec l’agilité surnaturelle que lajeunesse trouve dans le danger, il se laissa couler de neuf piedsde hauteur, en se tenant à quelques aspérités, jusqu’à la marge durocher, et put relever à temps la marquise en la prenant dans sesbras, au risque de tomber tous les deux à la mer. Quand il tintBéatrix, elle était sans connaissance&|160;; mais il la pouvaitcroire toute à lui dans ce lit aérien où ils allaient resterlong-temps seuls, et son premier mouvement fut un mouvement deplaisir. – Ouvrez les yeux, pardonnez – moi, disait Calyste, ounous mourrons ensemble.

– Mourir&|160;? dit-elle en ouvrant les yeux et dénouant seslèvres pâles.

Calyste salua ce mot par un baiser, et sentit alors chez lamarquise un frémissement convulsif qui le ravit. En ce moment, lessouliers ferrés de Gasselin se firent entendre au-dessus. Le Bretonétait suivi de Camille, avec laquelle il examinait les moyens desauver les deux amants.

– Il n’en est qu’un seul, mademoiselle, dit Gasselin : je vaism’y couler, ils remonteront sur mes épaules, et vous leur donnerezla main.

Et toi&|160;? dit Camille.

Le domestique parut surpris d’être compté pour quelque chose aumilieu du danger que courait son jeune maître.

– Il vaut mieux aller chercher une échelle au Croisic, ditCamille.

– Elle est malicieuse tout de même, se dit Gasselin endescendant.

Béatrix demanda d’une voix faible à être couchée, elle sesentait défaillir. Calyste la coucha entre le granit et le buis surle terreau frais.

– Je vous ai vu, Calyste, dit Camille. Que Béatrix meure ou soitsauvée, ceci ne doit être jamais qu’un accident.

– Elle me haïra, dit-il les yeux mouillés.

– Elle t’adorera, répondit Camille. Nous voilà revenus de notrepromenade, il faut la transporter aux Touches. Que serais-tu doncdevenu si elle était morte&|160;? lui dit-elle.

– Je l’aurais suivie.

– Et ta mère&|160;?… Puis, après une pause : Et moi&|160;?dit-elle faiblement.

Calyste resta pâle, le dos appuyé au granit, immobile,silencieux. Gasselin revint promptement d’une des petites fermeséparses dans les champs en courant avec une échelle qu’il y avaittrouvée. Béatrix avait repris quelques forces. Quand Gasselin eutplacé l’échelle, la marquise put, aidée par Gasselin qui priaCalyste de passer le châle rouge de Camille sous les bras deBéatrix et de lui en apporter le bout, arriver sur la plate – formeronde, où Gasselin la prit dans ses bras comme un enfant, et ladescendit sur la plage.

– Je n’aurais pas dit non à la mort&|160;; mais lessouffrances&|160;! dit-elle à mademoiselle des Touches d’une voixfaible.

La faiblesse et le brisement que ressentait Béatrix forcèrentCamille à la faire porter à la ferme où Gasselin avait empruntél’échelle. Calyste, Gasselin et Camille se dépouillèrent desvêtements qu’ils pouvaient quitter, firent un matelas surl’échelle, y placèrent Béatrix et la portèrent comme sur unecivière. Les fermiers offrirent leur lit. Gasselin courut àl’endroit où attendaient les chevaux, en prit un, et alla chercherle chirurgien du Croisic, après avoir recommandé aux bateliers devenir à l’anse la plus voisine de la ferme.

Calyste, assis sur une escabelle, répondait par des mouvementsde tête et par de rares monosyllabes à Camille, dont l’inquiétudeétait excitée et par l’état de Béatrix et par celui de Calyste.Après une saignée, la malade se trouva mieux&|160;; elle putparler, consentit à s’embarquer, et vers cinq heures du soir ellefut transportée de la jetée de Guérande aux Touches, où le médecinde la ville l’attendait. Le bruit de cet événement s’était répandudans ce pays solitaire et presque sans habitants visibles avec uneinexplicable rapidité.

Calyste passa la nuit aux Touches, au pied du lit de Béatrix, eten compagnie de Camille. Le médecin avait promis que le lendemainla marquise n’aurait plus qu’une courbature. A travers le désespoirde Calyste éclatait une joie profonde : il était au pied du lit deBéatrix, il la regardait sommeillant ou s’éveillant&|160;; ilpouvait étudier son visage pâle et ses moindres mouvements. Camillesouriait avec amertume en reconnaissant chez Calyste les symptômesd’une de ces passions qui teignent à jamais l’âme et les facultésd’un homme en se mêlant à sa vie, dans une époque où nulle pensée,nul soin ne contrarient ce cruel travail intérieur. Jamais Calystene devait voir la femme vraie qui était en Béatrix. Avec quellenaïveté le jeune Breton ne laissait-il pas lire ses plus secrètespensées&|160;?… Il s’imaginait que cette femme était sienne en setrouvant ainsi dans sa chambre, et en l’admirant dans le désordredu lit. Il épiait avec une attention extatique les plus légersmouvements de Béatrix&|160;; sa contenance annonçait une si joliecuriosité, son bonheur se révélait si naïvement qu’il y eut unmoment où les deux femmes se regardèrent en souriant. Quand Calystevit les beaux yeux vert de mer de la malade exprimant un mélange deconfusion, d’amour et de raillerie, il rougit et détourna latête.

– Ne vous ai-je pas dit, Calyste, que vous autres hommes vousnous promettiez le bonheur et finissiez par nous jeter dans unprécipice&|160;?

En entendant cette plaisanterie, dite d’un ton charmant, et quiannonçait quelque changement dans le cœur de Béatrix, Calyste semit à genoux, prit une des mains moites qu’elle laissa prendre etla baisa d’une façon très-soumise.

– Vous avez le droit de repousser à jamais mon amour, et moi jen’ai plus le droit de vous dire un seul mot.

– Ah&|160;! s’écria Camille en voyant l’expression peinte sur levisage de Béatrix et la comparant à celle qu’avaient obtenue lesefforts de sa diplomatie, l’amour aura toujours plus d’esprit à luiseul que tout le monde&|160;! Prenez votre calmant, ma chère amie,et dormez.

Cette nuit, passée par Calyste auprès de mademoiselle desTouches, qui lut des livres de théologie mystique pendant queCalyste lisait Indiana , le premier ouvrage de la célèbre rivale deCamille, et où se trouvait la captivante image d’un jeune hommeaimant avec idolâtrie et dévouement, avec une tranquillitémystérieuse et pour toute sa vie, une femme placée dans lasituation fausse où était Béatrix, livre qui fut d’un fatal exemplepour lui&|160;! cette nuit laissa des traces ineffaçables dans lecœur de ce pauvre jeune homme, à qui Félicité fit comprendre qu’àmoins d’être un monstre, une femme ne pouvait être qu’heureuse etflattée dans toutes ses vanités d’avoir été l’objet d’un crime.

– Vous ne m’auriez pas jetée à l’eau, moi&|160;! dit la pauvreCamille en essuyant une larme.

Vers le matin, Calyste, accablé, s’était endormi dans sonfauteuil. Ce fut au tour de la marquise à contempler ce charmantenfant, pâli par ses émotions et par sa première veilled’amour&|160;; elle l’entendit murmurant son nom dans sonsommeil.

– Il aime en dormant, dit-elle à Camille.

– Il faut l’envoyer se coucher chez lui, dit Félicité qui leréveilla.

Personne n’était inquiet à l’hôtel du Guénic, mademoiselle desTouches avait écrit un mot à la baronne. Calyste revint dîner auxTouches, il retrouva Béatrix levée, pâle, faible et lasse&|160;;mais il n’y avait plus la moindre dureté dans sa parole ni lamoindre dureté dans ses regards. Depuis cette soirée, remplie demusique par Camille qui se mit au piano pour laisser Calysteprendre et serrer les mains de Béatrix sans que ni l’un ni l’autrepussent parler, il n’y eut plus le moindre orage aux Touches.Félicité s’effaça complètement. Les femmes froides, frêles, dureset minces, comme est madame de Rochegude, ces femmes, dont le coloffre une apache osseuse qui leur donne une vague ressemblance avecla race féline, ont l’âme de la couleur pâle de leurs yeux clairs,gris ou verts&|160;; aussi, pour fondre, pour vitrifier cescailloux, faut-il des coups de foudre. Pour Béatrix, la raged’amour et l’attentat de Calyste avaient été ce coup de tonnerreauquel rien ne résiste et qui change les natures les plus rebelles.Béatrix se sentait intérieurement mortifiée, l’amour pur et vrailui baignait le cœur de ses molles et fluides ardeurs. Elle vivaitdans une douce et tiède atmosphère de sentiments inconnus où ellese trouvait agrandie, élevée&|160;; elle entrait dans les cieux oùla Bretagne a, de tout temps, mis la femme. Elle savourait lesadorations respectueuses de cet enfant dont le bonheur lui coûtaitpeu de chose, car un geste, un regard, une parole satisfaisaientCalyste. Ce haut prix donné par le cœur à ces riens la touchaitexcessivement. Son gant effleuré pouvait devenir pour cet ange plusque toute sa personne n’était pour celui par qui elle aurait dûêtre adorée. Quel contraste&|160;! Quelle femme aurait pu résisterà cette constante déification&|160;? Elle était sûre d’être obéieet comprise. Elle eût dit à Calyste de risquer sa vie pour lemoindre de ses caprices, il n’eût même pas réfléchi. Aussi Béatrixprit-elle je ne sais quoi de noble et d’imposant&|160;; elle vitl’amour du côté de ses grandeurs, elle y chercha comme un pointd’appui pour demeurer la plus magnifique de toutes les femmes auxyeux de Calyste, sur qui elle voulut avoir un empire éternel. Sescoquetteries furent alors d’autant plus tenaces qu’elle se sentitplus faible. Elle joua la malade pendant toute une semaine avec unecharmante hypocrisie. Combien de fois ne fit-elle pas le tour dutapis vert qui s’étendait devant la façade des Touches sur lejardin, appuyée sur le bras de Calyste, et rendant alors à Camilleles souffrances qu’elle lui avait données pendant la premièresemaine de son séjour.

– Ah&|160;! ma chère, tu lui fais faire le grand tour, ditmademoiselle des Touches à la marquise.

Avant la promenade au Croisic, un soir ces deux femmesdevisaient sur l’amour et riaient des différentes manières dont s’yprenaient les hommes pour faire leurs déclarations, en s’avouant àelles-mêmes que les plus habiles et naturellement les moins aimantsne s’amusaient pas à se promener dans le labyrinthe de lasensiblerie, et avaient raison, en sorte que les gens qui aiment lemieux étaient pendant un certain temps les plus maltraités. – Ilss’y prennent comme La Fontaine pour aller à l’Académie&|160;! ditalors Camille. Son mot rappelait cette conversation à la marquiseen lui reprochant son machiavélisme. Madame de Rochegude avait unepuissance absolue pour contenir Calyste dans les bornes où ellevoulait qu’il se tînt, elle lui rappelait d’un geste ou d’un regardson horrible violence au bord de la mer. Les yeux de ce pauvremartyr se remplissaient alors de larmes, il se taisait et dévoraitses raisonnements, ses vœux, ses souffrances, avec un héroïsme quicertes eût touché toute autre femme. Elle l’amena par son infernalecoquetterie à un si grand désespoir qu’il vint un jour se jeterdans les bras de Camille en lui demandant conseil. Béatrix, arméede la lettre de Calyste, en avait extrait le passage où il disaitqu’aimer était le premier bonheur, qu’être aimé venait après, et seservait de cet axiome pour restreindre sa passion à cette idolâtrierespectueuse qui lui plaisait. Elle aimait tant à se laissercaresser l’âme par ces doux concerts de louanges et d’adorationsque la nature suggère aux jeunes gens&|160;; il y a tant d’art sansrecherche, tant de séductions innocentes dans leurs cris, dansleurs prières, dans leurs exclamations, dans leurs appels àeux-mêmes, dans les hypothèques qu’ils offrent sur l’avenir, queBéatrix se gardait bien de répondre. Elle l’avait dit, elledoutait&|160;! Il ne s’agissait pas encore du bonheur, mais de lapermission d’aimer que demandait toujours cet enfant, quis’obstinait à vouloir prendre la place du côté le plus fort, lecôté moral. La femme la plus forte en paroles est souventtrès-faible en action. Après avoir vu le progrès qu’il avait faiten poussant Béatrix à la mer, il est étrange que Calyste necontinuât pas à demander son bonheur aux violences&|160;; maisl’amour chez les jeunes gens est tellement extatique et religieuxqu’il veut tout obtenir de la conviction morale&|160;; et de làvient sa sublimité.

Néanmoins un jour le Breton, poussé à bout par le désir, seplaignit vivement à Camille de la conduite de Béatrix.

– J’ai voulu te guérir en te la faisant promptement connaîtrerépondit mademoiselle des Touches, et tu as tout brisé dans tonimpatience. Il y a dix jours tu étais son maître&|160;; aujourd’huitu es l’esclave, mon pauvre garçon. Ainsi tu n’auras jamais laforce d’exécuter mes ordres.

– Que faut-il faire&|160;?

– Lui chercher querelle à propos de sa rigueur. Une femme esttoujours emportée par le discours, fais qu’elle te maltraite, et nereviens plus aux Touches qu’elle ne t’y rappelle.

Il est un moment, dans toutes les maladies violentes, où lepatient accepte les plus cruels remèdes et se soumet aux opérationsles plus horribles. Calyste en était arrivé là. Il écouta leconseil de Camille, il resta deux jours au logis&|160;; mais, letroisième, il grattait à la porte de Béatrix en l’avertissant queCamille et lui l’attendaient pour déjeuner.

– Encore un moyen de perdu, lui dit Camille en le voyant silâchement arrivé.

Béatrix s’était souvent arrêtée pendant ces deux jours à lafenêtre d’où se voyait le chemin de Guérande. Quand Camille l’ysurprenait, elle se disait occupée de l’effet produit par lesajoncs du chemin, dont les fleurs d’or étaient illuminées par lesoleil de septembre. Camille eut ainsi le secret de Béatrix, etn’avait plus qu’un mot à dire pour que Calyste fût heureux, maiselle ne le disait pas : elle était encore trop femme pour lepousser à cette action dont s’effraient les jeunes cœurs quisemblent avoir la conscience de tout ce que va perdre leur idéal.Béatrix fit attendre assez long-temps Camille et Calyste. Avec toutautre que lui, ce retard eût été significatif, car la toilette dela marquise accusait le désir de fasciner Calyste et d’empêcher unenouvelle absence. Après le déjeuner, elle alla se promener dans lejardin, et ravit de joie cet enfant qu’elle ravissait d’amour enlui exprimant le désir de revoir avec lui cette roche où elle avaitfailli périr.

– Allons-y seuls, demanda Calyste d’une voix troublée.

– En refusant, répondit-elle, je vous donnerais à penser quevous êtes dangereux. Hélas&|160;! je vous l’ai dit mille fois, jesuis à un autre et ne puis être qu’à lui&|160;; je l’ai choisi sansrien connaître à l’amour. La faute est double, double est lapunition.

Quand elle parlait ainsi, les yeux à demi mouillés par le peu delarmes que ces sortes de femmes répandent, Calyste éprouvait unecompassion qui adoucissait son ardente fureur&|160;; il l’adoraitalors comme une madone. Il ne faut pas plus demander aux différentscaractères de se ressembler dans l’expression des sentiments qu’ilne faut exiger les mêmes fruits d’arbres différents. Béatrix étaiten ce moment violemment combattue : elle hésitait entre elle-mêmeet Calyste, entre le monde où elle espérait rentrer un jour, et lebonheur complet&|160;; entre se perdre à jamais par une secondepassion impardonnable, et le pardon social. Elle commençait àécouter, sans aucune fâcherie même jouée, les discours d’un amouraveugle&|160;; elle se laissait caresser par les douces mains de laPitié. Déjà plusieurs fois elle avait été émue aux larmes enécoutant Calyste lui promettant de l’amour pour tout ce qu’elleperdrait aux yeux du monde, et la plaignant d’être attachée à unaussi mauvais génie, à un homme aussi faux que Conti. Plus d’unefois elle n’avait pas fermé la bouche à Calyste quand elle luicontait les misères et les souffrances qui l’avaient accablée enItalie en ne se voyant pas seule dans le cœur de Conti. Camilleavait, à ce sujet, fait plus d’une leçon à Calyste, et Calyste enprofitait.

– Moi, lui disait-il, je vous aimerai absolument&|160;; vous netrouverez pas chez moi les triomphes de l’art, les jouissances quedonne une foule émue par les merveilles du talent&|160;; mon seultalent sera de vous aimer, mes seules jouissances seront lesvôtres, l’admiration d’aucune femme ne me paraîtra mériter derécompense&|160;; vous n’aurez pas à redouter d’odieusesrivalités&|160;; vous êtes méconnue, et là où on vous accepte, moije voudrais me faire accepter tous les jours.

Elle écoutait ces paroles la tête baissée, en lui laissantbaiser ses mains, en avouant silencieusement mais de bonne grâcequ’elle était peut-être un ange méconnu.

– Je suis trop humiliée, répondait-elle, mon passé dépouillel’avenir de toute sécurité.

Ce fut une belle matinée pour Calyste que celle où, en venantaux Touches à sept heures du matin, il aperçut entre deux ajoncs, àune fenêtre, Béatrix coiffée du même chapeau de paille qu’elleportait le jour de leur excursion. Il eut comme un éblouissement.Ces petites choses de la passion agrandissent le monde. Peut-êtren’y a-t-il que les Françaises qui possèdent les secrets de cescoups de théâtre&|160;; elles les doivent aux grâces de leuresprit, elles savent en mettre dans le sentiment autant qu’il peuten accepter sans perdre de sa force. Ah&|160;! combien elle pesaitpeu sur le bras de Calyste. Tous deux, ils sortirent par la portedu jardin qui donne sur les dunes. Béatrix trouva les sablesjolis&|160;; elle aperçut alors ces petites plantes dures à fleursroses qui y croissent, elle en cueillit plusieurs auxquelles ellejoignit l’oeillet des Chartreux qui se trouve également dans cessables arides et les partagea d’une façon significative avecCalyste, pour qui ces fleurs et ce feuillage devaient être uneéternelle, une sinistre image.

– Nous y joindrons du buis, dit-elle en souriant. Elle restaquelque temps sur la jetée où Calyste, en attendant la barque, luiraconta son enfantillage le jour de son arrivée. – Votre escapade,que j’ai sue, fut la cause de ma sévérité le premier jour,dit-elle.

Pendant cette promenade, madame de Rochegude eut ce tonlégèrement plaisant de la femme qui aime, comme elle en eut latendresse et le laissez-aller Calyste pouvait se croire aimé. Maisquand, en allant le long des rochers sur le sable, ils descendirentdans une de ces charmantes criques où les vagues ont apporté lesplus extraordinaires mosaïques, composé des marbres les plusétranges, et qu’ils y eurent joué comme des enfants en cherchantles plus beaux échantillons&|160;; quand Calyste, au comble del’ivresse, lui proposa nettement de s’enfuir en Irlande, ellereprit un air digne, mystérieux, lui demanda son bras, et ilscontinuèrent leur chemin vers la roche qu’elle avait surnommée saroche Tarpéienne.

– Mon ami, lui dit-elle en gravissant à pas lents ce magnifiquebloc de granit dont elle devait se faire un piédestal, je n’ai pasle courage de vous cacher tout ce que vous êtes pour moi. Depuisdix ans je n’ai pas eu de bonheur comparable à celui que nousvenons de goûter en faisant la chasse aux coquillages dans cesroches à fleur d’eau, en échangeant ces cailloux avec lesquels jeme ferai faire un collier qui sera plus précieux pour moi que s’ilétait composé des plus beaux diamants. Je viens d’être petitefille, enfant, telle que j’étais à quatorze ou seize ans, et alorsdigne de vous. L’amour que j’ai eu le bonheur de vous inspirer m’arelevée à mes propres yeux. Entendez ce mot dans toute sa magie.Vous avez fait de moi la femme la plus orgueilleuse, la plusheureuse de son sexe, et vous vivrez peut-être plus long-temps dansmon souvenir que moi dans le vôtre.

En ce moment, elle était arrivée au faîte du rocher, d’où sevoyait l’immense Océan d’un côté, la Bretagne de l’autre avec sesîles d’or, ses tours féodales et ses bouquets d’ajoncs. Jamais unefemme ne fut sur un plus beau théâtre pour faire un si grandaveu.

– Mais, dit-elle, je ne m’appartiens pas, je suis plus liée parma volonté que je ne l’étais par la loi. Soyez donc puni de monmalheur, et contentez-vous de savoir que nous en souffrironsensemble. Dante n’a jamais revu Béatrix, Pétrarque n’a jamaispossédé sa Laure. Ces désastres n’atteignent que de grandes âmes.Ah&|160;! si je suis abandonnée, si je tombe de mille degrés deplus dans la honte et dans l’infamie, si ta Béatrix est cruellementméconnue par le monde qui lui sera horrible, si elle est ladernière des femmes&|160;!… alors, enfant adoré, dit-elle en luiprenant la main, tu sauras qu’elle est la première de toutes,qu’elle pourra s’élever jusqu’aux cieux appuyée sur toi&|160;; maisalors, ami, dit-elle en lui jetant un regard sublime, quand tuvoudras la précipiter, ne manque pas ton coup : après ton amour, lamort&|160;!

Calyste tenait Béatrix par la taille, il la serra sur son cœur.Pour confirmer ses douces paroles, madame de Rochegude déposa surle front de Calyste le plus chaste et le plus timide de tous lesbaisers. Puis ils redescendirent et revinrent lentement, causantcomme des gens qui se sont parfaitement entendus et compris, ellecroyant avoir la paix, lui ne doutant plus de son bonheur, et setrompant l’un et l’autre. Calyste, d’après les observations deCamille, espérait que Conti serait enchanté de cette occasion dequitter Béatrix. La marquise, elle, s’abandonnait au vague de saposition, attendant un hasard. Calyste était trop ingénu, tropaimant pour inventer le hasard. Ils arrivèrent tous deux dans lasituation d’âme la plus délicieuse, et rentrèrent aux Touches parla porte du jardin, Calyste en avait pris la clef. Il était environsix heures du soir. Les enivrantes senteurs, la tiède atmosphère,les couleurs jaunâtres des rayons du soir, tout s’accordait avecleurs dispositions et leurs discours attendris. Leur pas était égalet harmonieux comme est la démarche des amants, leur mouvementaccusait l’union de leur pensée. Il régnait aux Touches un si grandsilence que le bruit de la porte en s’ouvrant et se fermant yretentit et dut se faire entendre dans tout le jardin. CommeCalyste et Béatrix s’étaient tout dit et que leur promenade pleined’émotions les avait lassés, ils venaient doucement et sans riendire. Tout à coup, au tournant d’une allée, Béatrix éprouva le plushorrible saisissement, cet effroi communicatif que cause la vued’un reptile et qui glaça Calyste avant qu’il n’en vit la cause.Sur un banc, sous un frêne à rameaux pleureurs, Conti causait avecCamille Maupin. Le tremblement intérieur et convulsif de lamarquise fut plus franc qu’elle ne le voulait&|160;; Calyste appritalors combien il était cher à cette femme qui venait d’élever unebarrière entre elle et lui, sans doute pour se ménager encorequelques jours de coquetterie avant de la franchir. En un moment,un drame tragique se déroula dans toute son étendue au fond descœurs.

– Vous ne m’attendiez peut-être pas sitôt, dit l’artiste àBéatrix en lui offrant le bras.

La marquise ne put s’empêcher de quitter le bras de Calyste etde prendre celui de Conti. Cette ignoble transition impérieusementcommandée et qui déshonorait le nouvel amour, accabla Calyste quis’alla jeter sur le banc à côté de Camille après avoir échangé leplus froid salut avec son rival. Il éprouvait une foule desensations contraires : en apprenant combien il était aimé deBéatrix, il avait voulu par un mouvement se jeter sur l’artiste enlui disant que Béatrix était à lui&|160;; mais la convulsionintérieure de cette pauvre femme en trahissant tout ce qu’ellesouffrait, car elle avait payé là le prix de toutes ses fautes enun moment, l’avait si profondément ému qu’il en était restéstupide, frappé comme elle par une implacable nécessité, Ces deuxmouvements contraires produisirent en lui le plus violent desorages auxquels il eût été soumis depuis qu’il aimait Béatrix.Madame de Rochegude et Conti passaient devant le banc où gisaitCalyste auprès de Camille, la marquise regardait sa rivale et luijetait un de ces regards terribles par lesquels les femmes saventtout dire, elle évitait les yeux de Calyste et paraissait écouterConti qui semblait badiner.

– Que peuvent-ils se dire&|160;? demanda Calyste à Camille.

– Cher enfant&|160;! tu ne connais pas encore les épouvantablesdroits que laisse à un homme sur une femme un amour éteint. Béatrixn’a pas pu lui refuser sa main. Il la raille sans doute sur sesamours, il a dû les deviner à votre attitude et à la manière dontvous vous êtes présentés à ses regards.

– Il la raille&|160;?… dit l’impétueux jeune homme.

– Calme-toi, dit Camille, ou tu perdrais les chances favorablesqui te restent. S’il froisse un peu trop l’amour-propre de Béatrix,elle le foulera comme un ver à ses pieds. Mais il est astucieux, ilsaura s’y prendre avec esprit. Il ne supposera pas que la fièremadame de Rochegude ait pu le trahir. Il y aurait trop dedépravation à aimer un homme à cause de sa beauté&|160;! Il tepeindra sans doute à elle-même comme un enfant saisi par la vanitéd’avoir une marquise, et de se rendre l’arbitre des destinées dedeux femmes. Enfin, il fera tonner l’artillerie piquante dessuppositions les plus injurieuses. Béatrix alors sera forcéed’opposer de menteuses dénégations dont il va profiter pour resterle maître.

– Ah&|160;! dit Calyste, il ne l’aime pas. Moi, je la laisseraislibre : l’amour comporte un choix fait à tout moment, confirmé dejour en jour. Le lendemain approuve la veille et grossit le trésorde nos plaisirs. Quelques jours plus tard, il ne nous trouvaitplus. Qui donc l’a ramené&|160;?

– Une plaisanterie de journaliste, dit Camille. L’opéra sur lesuccès duquel il comptait est tombé, mais à plat. Ce mot :  » Il estdur de perdre à la fois sa réputation et sa maîtresse&|160;!  » ditau foyer par Claude Vignon, peut-être, l’a sans doute atteint danstoutes ses vanités. L’amour basé sur des sentiments petits estimpitoyable. Je l’ai questionné, mais qui peut connaître une naturesi fausse et si trompeuse&|160;? Il a paru fatigué de sa misère etde son amour, dégoûté de la vie. Il a regretté d’être lié sipubliquement avec la marquise, et m’a fait, en me parlant de sonancien bonheur, un poème de mélancolie un peu trop spirituel pourêtre vrai. Sans doute il espérait me surprendre le secret de votreamour au milieu de la joie que ses flatteries me causeraient.

– Hé&|160;! bien&|160;? dit Calyste en regardant Béatrix etConti qui venaient, et n’écoutant déjà plus.

Camille, par prudence, s’était tenue sur la défensive, ellen’avait trahi ni le secret de Calyste ni celui de Béatrix.L’artiste était homme à jouer tout le monde, et mademoiselle desTouches engagea Calyste à se défier de lui.

– Cher enfant, lui dit-elle, voici pour toi le moment le pluscritique&|160;; il faut une prudence, une habileté qui te manquent,et tu vas te laisser jouer par l’homme le plus rusé du monde, carmaintenant je ne puis rien pour toi.

La cloche annonça le dîner. Conti vint offrir son bras àCamille, Béatrix prit celui de Calyste. Camille laissa passer lamarquise la première, qui put regarder Calyste et lui recommanderune discrétion absolue en mettant un doigt sur ses lèvres. Contifut d’une excessive gaieté pendant le dîner. Peut-être était-ce unemanière de sonder madame de Rochegude, qui joua mal son rôle.Coquette, elle eût pu tromper Conti&|160;; mais aimante, elle futdevinée. Le rusé musicien, loin de la gêner, ne parut pass’apercevoir de son embarras. Il mit au dessert la conversation surles femmes, et vanta la noblesse de leurs sentiments. Telle femmeprès de nous abandonner dans la prospérité nous sacrifie tout dansle malheur, disait-il. Les femmes ont sur les hommes l’avantage dela constance&|160;; il faut les avoir bien blessées pour lesdétacher d’un premier amant, elles y tiennent comme à leurhonneur&|160;; un second amour est honteux, etc. Il fut d’unemoralité parfaite, il encensait l’autel où saignait un cœur percéde mille coups. Camille et Béatrix comprenaient seules l’âpreté desépigrammes acérées qu’il décochait d’éloge en éloge. Par momentstoutes deux rougissaient, mais elles étaient forcées de secontenir&|160;; elles se donnèrent le bras pour remonter chezCamille, et passèrent, d’un commun accord, par le grand salon où iln’y avait pas de lumière et où elles pouvaient être seules unmoment.

– Il m’est impossible de me laisser marcher sur le corps parConti, de lui donner raison sur moi, dit Béatrix à voix basse. Leforçat est toujours sous la domination de son compagnon de chaîne.Je suis perdue, il faudra retourner au bagne de l’amour. Et c’estvous qui m’y avez rejetée&|160;! Ah&|160;! vous l’avez fait venirun jour trop tard ou un jour trop tôt. Je reconnais là votreinfernal talent d’auteur : la vengeance est complète, et ledénoûment parfait.

– J’ai pu vous dire que j’écrirais à Conti, mais lefaire&|160;?… j’en suis incapable&|160;! s’écria Camille. Tusouffres, je te pardonne.

– Que deviendra Calyste&|160;? dit la marquise avec uneadmirable naïveté d’amour-propre.

– Conti vous emmène donc&|160;? demanda Camille.

– Ah&|160;! vous croyez triompher&|160;? s’écria Béatrix.

Ce fut avec rage et sa belle figure décomposée que la marquisedit ces affreuses paroles à Camille qui essaya de cacher sonbonheur par une fausse expression de tristesse&|160;; mais l’éclatde ses yeux démentait la contraction de son masque, et Béatrix seconnaissait en grimaces&|160;! Aussi quand elles se virent auxlumières en s’asseyant sur ce divan où, depuis trois semaines, ils’était joué tant de comédies, et où la tragédie intime de tant depassions contrariées avait commencé, ces deux femmess’observèrent-elles pour la dernière fois : elles se virent alorsséparées par une haine profonde.

– Calyste te reste, dit Béatrix en voyant les yeux de sonamie&|160;; mais je suis établie dans son cœur, et nulle femme nem’en chassera.

Camille répondit avec un imitable accent d’ironie, et quiatteignit la marquise au cœur par les célèbres paroles de la niècede Mazarin à Louis XIV : – Tu règnes, tu l’aimes, et tupars&|160;!

Ni l’une ni l’autre, durant cette scène, qui fut très-vive, nes’apercevait de l’absence de Calyste et de Conti. L’artiste étaitresté à table avec son rival en le sommant de lui tenir compagnieet d’achever une bouteille de vin de Champagne.

– Nous avons à causer, dit l’artiste pour prévenir tout refus dela part de Calyste.

Dans leur situation respective, le jeune Breton fut forcéd’obéir à cette sommation.

– Mon cher, dit le musicien d’une voix câline au moment où lepauvre enfant eut bu deux verres de vin, nous sommes deux bonsgarçons, nous pouvons parler à cœur ouvert. Je ne suis pas venu pardéfiance. Béatrix m’aime, dit-il en faisant un geste plein defatuité. Moi, je ne l’aime plus&|160;; je n’accours pas pourl’emmener, mais pour rompre avec elle et lui laisser les honneursde cette rupture. Vous êtes jeune, vous ne savez pas combien il estutile de paraître victime quand on se sent le bourreau. Les jeunesgens jettent feu et flamme, ils quittent une femme avec éclat, ilsla méprisent souvent et s’en font haïr&|160;; mais les hommes sagesse font renvoyer et prennent un petit air humilié qui laisse auxfemmes et des regrets et le doux sentiment de leur supériorité. Ladéfaveur de la divinité n’est pas irréparable, tandis qu’uneabjuration est sans remède. Vous ne savez pas encore, heureusementpour vous, combien nous sommes gênés dans notre existence par lespromesses insensées que les femmes ont la sottise d’accepter quandla galanterie nous oblige à en tresser les nœuds coulants pouroccuper l’oisiveté du bonheur. On se jure alors d’êtreéternellement l’un à l’autre. Si l’on a quelque aventure avec unefemme, on ne manque pas de lui dire poliment qu’on voudrait passersa vie avec elle, on a l’air d’attendre la mort d’un maritrès-impatiemment, en désirant qu’il jouisse de la plus parfaitesanté. Que le mari meure, il y a des provinciales ou des entêtéesassez niaises ou assez goguenardes pour accourir en vous disant :Me voici, je suis libre&|160;! Personne de nous n’est libre. Ceboulet mort se réveille et tombe au milieu du plus beau de nostriomphes ou de nos bonheurs les mieux préparés. J’ai vu que vousaimeriez Béatrix, je la laissais d’ailleurs dans une situation où,sans rien perdre de sa majesté sacrée, elle devait coqueter avecvous, ne fût-ce que pour taquiner cet ange de Camille Maupin.Eh&|160;! bien, mon très-cher, aimez-la, vous me rendrez service,je la voudrais atroce pour moi. J’ai peur de son orgueil et de savertu. Peut-être, malgré ma bonne volonté, nous faudra-t-il dutemps pour opérer ce chassez-croisez. Dans ces sortes d’occasions,c’est à qui ne commencera pas. Là, tout à l’heure, en tournantautour du gazon, j’ai voulu lui dire que je savais tout et laféliciter sur son bonheur. Ah&|160;! bien, elle s’est fâchée. Jesuis en ce moment amoureux fou de la plus belle, de la plus jeunede nos cantatrices, de mademoiselle Falcon de l’opéra, et je veuxl’épouser&|160;! Oui, j’en suis là&|160;; mais aussi, quand vousviendrez à Paris, verrez-vous que j’ai changé la marquise pour unereine&|160;!

Le bonheur répandait son auréole sur le visage du candideCalyste, qui avoua son amour, et c’était tout ce que Conti voulaitsavoir. Il n’est pas d’homme au monde, quelque blasé, quelquedépravé qu’il puisse être, dont l’amour ne se rallume au moment oùil le voit menacé par un rival. On veut bien quitter une femme,mais on ne veut pas être quitté par elle. Quand les amants enarrivent à cette extrémité, femmes et hommes s’efforcent deconserver la priorité, tant la blessure faite à l’amour-propre estprofonde. Peut-être s’agit-il de tout ce qu’a créé la société dansce sentiment qui tient bien moins à l’amour-propre qu’à la vieelle-même attaquée alors dans son avenir : il semble que l’on vaperdre le capital et non la rente. Questionné par l’artiste,Calyste raconta tout ce qui s’était passé pendant ces troissemaines aux Touches, et fut enchanté de Conti, qui dissimulait sarage sous une charmante bonhomie.

– Remontons, dit-il. Les femmes sont défiantes, elles nes’expliqueraient pas comment nous restons ensemble sans nousprendre aux cheveux, elles pourraient venir nous écouter. Je vousservirai sur les deux toits mon cher enfant. Je vais êtreinsupportable, grossier, jaloux avec la marquise, je lasoupçonnerai perpétuellement de me trahir, il n’y a rien de mieuxpour déterminer une femme à la trahison&|160;; vous serez heureuxet je serai libre. Jouez ce soir le rôle d’un amoureux contrarié,moi je ferai l’homme soupçonneux et jaloux. Plaignez cet anged’appartenir à un homme sans délicatesse, pleurez&|160;! Vouspouvez pleurer, vous êtes jeune. Hélas&|160;! moi, je ne puis pluspleurer, c’est un grand avantage de moins.

Calyste et Conti remontèrent. Le musicien, sollicité par sonjeune rival de chanter un morceau, chanta le plus grandchef-d’œuvre musical qui existe pour les exécutants, le fameux Priache spunti t’aurora , que Rubini lui-même n’entame jamais sanstrembler, et qui fut souvent le triomphe de Conti. Jamais il ne futplus extraordinaire qu’en ce moment où tant de sentimentsbouillonnaient dans sa poitrine. Calyste était en extase. Aupremier mot de cette cavatine, l’artiste lança sur la marquise unregard qui donnait aux paroles une signification cruelle et qui futentendue. Camille, qui accompagnait, devina ce commandement qui fitbaisser la tête à Béatrix&|160;; elle regarda Calyste et pensa quel’enfant était tombé dans quelque piége malgré ses avis. Elle eneut la certitude quand l’heureux Breton vint dire adieu à Béatrixen lui baisant la main et en la lui serrant avec un petit airconfiant et rusé. Quand Calyste atteignit Guérande, la femme dechambre et les gens chargeaient la voiture de voyage de Conti, qui,dès l’aurore, comme il l’avait dit, emmenait jusqu’à la posteBéatrix avec les chevaux de Camille. Les ténèbres permirent àmadame de Rochegude de regarder Guérande, dont les tours, blanchiespar le jour, brillaient au milieu du crépuscule, et de se livrer àsa profonde tristesse : elle laissait là l’une des plus bellesfleurs de la vie, un amour comme le rêvent les plus pures jeunesfilles. Le respect humain brisait le seul amour véritable que cettefemme pouvait et devait concevoir dans toute sa vie. La femme dumonde obéissait aux lois du monde, elle immolait l’amour auxconvenances, comme certaines femmes l’immolent à la Religion ou auDevoir. Souvent l’orgueil s’élève jusqu’à la Vertu. Vue ainsi,cette horrible histoire est celle de bien des femmes. Le lendemain,Calyste vint aux Touches vers midi. Quand il arriva dans l’endroitdu chemin d’où la veille il avait aperçu Béatrix à la fenêtre, il ydistingua Camille qui accourut à sa rencontre. Elle lui dit au basde l’escalier ce mot cruel : Partie&|160;!

– Béatrix&|160;? répondit Calyste foudroyé.

– Vous avez été la dupe de Conti, vous ne m’avez rien dit, jen’ai pu rien faire.

Elle emmena le pauvre enfant dans son petit salon&|160;; il sejeta sur le divan à la place où il avait si souvent vu la marquise,et y fondit en larmes. Félicité ne lui dit rien, elle fuma sonhouka, sachant qu’il n’y a rien à opposer aux premiers accès de cesdouleurs, toujours sourdes et muettes. Calyste, ne sachant prendreaucun parti, resta pendant toute la journée dans un engourdissementprofond. Un instant avant le dîner, Camille essaya de lui direquelques paroles après l’avoir prié de l’écouter.

– Mon ami, tu m’as causé de plus violentes souffrances, et jen’avais pas comme toi pour me guérir une belle vie devant moi. Pourmoi, la terre n’a plus de printemps, l’âme n’a plus d’amour. Aussi,pour trouver des consolations, dois-je aller plus haut. Ici, laveille du jour où vint Béatrix, je t’ai fait son portrait&|160;; jen’ai pas voulu te la flétrir, tu m’aurais crue jalouse. Ecouteaujourd’hui la vérité. Madame de Rochegude n’est rien moins quedigne de toi. L’éclat de sa chute n’était pas nécessaire, ellen’eût rien été sans ce tapage, elle l’a fait froidement pour sedonner un rôle, elle est de ces femmes qui préfèrent l’éclat d’unefaute à la tranquillité du bonheur, elles insultent la société pouren obtenir la fatale aumône d’une médisance, elles veulent faireparler d’elles à tout prix. Elle était rongée de vanité. Safortune, son esprit n’avaient pu lui donner la royauté fémininequ’elle cherchait à conquérir en trônant dans un salon&|160;; ellea cru pouvoir obtenir la célébrité de la duchesse de Langeais et dela vicomtesse de Beauséant&|160;; mais le monde est juste, iln’accorde les honneurs de son intérêt qu’aux sentiments vrais.Béatrix jouant la comédie est jugée comme une actrice de secondordre. Sa fuite n’était autorisée par aucune contrariété. L’épée deDamoclès ne brillait pas au milieu de ses fêtes, et d’ailleurs ilest très-facile à Paris d’être heureuse à l’écart quand ou aimebien et sincèrement. Enfin, aimante et tendre, elle n’eût pas cettenuit suivi Conti.

Camille parla long-temps et très-éloquemment, mais ce derniereffort fut inutile, elle se tut à un geste par lequel Calysteexprima son entière croyance en Béatrix&|160;; elle le força dedescendre et d’assister à son dîner, car il lui fut impossible demanger. Il n’y a que pendant l’extrême jeunesse que cescontractions ont lieu. Plus tard, les organes ont pris leurshabitudes et se sont comme endurcis. La réaction du moral sur lephysique n’est assez forte pour déterminer une maladie mortelle quesi le système a conservé sa primitive délicatesse. Un homme résisteà un chagrin violent qui tue un jeune homme, moins par la faiblessede l’affection que par la force des organes. Aussi mademoiselle desTouches fut-elle tout d’abord effrayée de l’attitude calme etrésignée que prit Calyste après sa première effusion de larmes.Avant de la quitter, il voulut revoir la chambre de Béatrix et allase plonger la tête sur l’oreiller où la sienne avait reposé.

– Je fais des folies, dit-il en donnant une poignée de main àCamille et la quittant avec une profonde mélancolie.

Il revint chez lui, trouva la compagnie ordinaire occupée àfaire la mouche, et resta pendant toute la soirée auprès de samère. Le curé, le chevalier du Halga, mademoiselle de Pen-Hoëlsavaient le départ de madame de Rochegude, et tous ils en étaientheureux, Calyste allait leur revenir&|160;; aussi tousl’observaient-ils presque sournoisement en le voyant un peutaciturne. Personne, dans ce vieux manoir, ne pouvait imaginer lafin de ce premier amour dans un cœur aussi naïf, aussi vrai quecelui de Calyste.

Pendant quelques jours, Calyste alla régulièrement auxTouches&|160;; il tournait autour du gazon où il s’étaitquelquefois promené donnant le bras à Béatrix. Souvent il poussaitjusqu’au Croisic, et gagnait la roche d’où il avait essayé de laprécipiter dans la mer : il restait quelques heures couché sur lebuis, car, en étudiant les points d’appui qui se trouvaient à cettecassure, il s’était appris à y descendre et à remonter. Ses coursessolitaires, son silence et sa sobriété finirent par inquiéter samère. Après une quinzaine de jours pendant lesquels dura ce manégeassez semblable à celui d’un animal dans une cage, la cage de cetamoureux au désespoir était, selon l’expression de La Fontaine, leslieux honorés par les pas, éclairés par les yeux de Béatrix,Calyste cessa de passer le petit bras de mer&|160;; il ne se sentitplus que la force de se traîner jusqu’au chemin de Guérande àl’endroit d’où il avait aperçu Béatrix à la croisée. La famille,heureuse du départ des Parisiens, pour employer le mot de laprovince, n’apercevait rien de funeste ni de maladif chez CalysteLes deux vieilles filles et le curé, poursuivant leur plan, avaientretenu Charlotte de Kergarouët, qui, le soir, faisait ses agaceriesà Calyste, et n’obtenait de lui que des conseils pour jouer à lamouche. Pendant toute la soirée, Calyste restait entre sa mère etsa fiancée bretonne, observé par le curé, par la tante de Charlottequi devisaient sur son plus ou moins d’abattement en retournantchez eux. Ils prenaient l’indifférence de ce malheureux enfant pourune soumission à leurs projets. Par une soirée où Calyste fatigués’était couché de bonne heure, chacun laissa ses cartes sur latable, et tous se regardèrent au moment où le jeune homme ferma laporte de sa chambre. On avait écouté le bruit de ses pas avecanxiété.

– Calyste a quelque chose, dit la baronne en s’essuyant lesyeux.

– Il n’a rien, répondit mademoiselle de Pen-Hoël, il faut lemarier promptement.

– Vous croyez que cela le divertira&|160;? dit le chevalier.

Charlotte regarda sévèrement monsieur du Halga, qu’elle trouvale soir de très-mauvais ton, immoral, dépravé, sans religion, etridicule avec sa chienne, malgré les observations de sa tante quidéfendit le vieux marin.

– Demain matin, je chapitrerai Calyste, dit le baron que l’oncroyait endormi&|160;; je ne voudrais pas m’en aller de ce mondesans avoir vu mon petit-fils, un du Guénic blanc et rose, coifféd’un béguin breton dans son berceau.

– Il ne dit pas un mot, dit la vieille Zéphirine, on ne sait cequ’il a&|160;; jamais il n’a moins mangé&|160;; de quoivit-il&|160;? s’il se nourrit aux Touches, la cuisine du diable nelui profite guère.

Il est amoureux, dit le chevalier en risquant cette opinion avecune excessive timidité.

– Allons&|160;! vieux roquentin, vous n’avez pas mis au panier,dit mademoiselle de Pen-Hoël. Quand vous pensez à votre jeunetemps, vous oubliez tout.

– Venez déjeuner avec nous demain matin, dit la vieilleZéphirine à Charlotte et à Jacqueline, mon frère raisonnera sonfils, et nous conviendrons de tout. Un clou chasse l’autre.

– Pas chez les Bretons, dit le chevalier.

Le lendemain Calyste vit venir Charlotte, mise dès le matin avecune recherche extraordinaire, au moment où le baron achevait dansla salle à manger un discours matrimonial auquel il ne savait querépondre : il connaissait l’ignorance de sa tante, de son père, desa mère et de leurs amis&|160;; il récoltait les fruits de l’arbrede science, il se trouvait dans l’isolement et ne parlait plus lalangue domestique. Aussi demanda-t-il seulement quelques jours àson père, qui se frotta les mains de joie et rendit la vie à labaronne en lui disant à l’oreille la bonne nouvelle. Le déjeunerfut gai. Charlotte, à qui le baron avait fait un signe, futsémillante. Dans toute la ville filtra par Gasselin la nouvelled’un accord entre les du Guénic et les Kergarouët. Après ledéjeuner, Calyste sortit par le perron de la grande salle et alladans le jardin, où le suivit Charlotte&|160;; il lui donna le braset l’emmena sous la tonnelle au fond. Les grands-parents étaient àla fenêtre et les regardaient avec une espèce d’attendrissement.Charlotte se retourna vers la jolie façade, assez inquiète dusilence de son promis, et profita de cette circonstance pourentamer la conversation en disant à Calyste : – Ils nousexaminent&|160;!

– Ils ne nous entendent pas, répondit-il.

– Oui, mais ils nous voient.

– Asseyons-nous, Charlotte&|160;? répliqua doucement Calyste enla prenant par la main.

– Est-il vrai qu’autrefois votre bannière flottait sur cettecolonne tordue&|160;? demanda Charlotte en contemplant la maisoncomme sienne. Elle y ferait bien&|160;! Comme on serait heureuxlà&|160;! Vous changerez quelque chose à l’intérieur de votremaison, n’est-ce pas, Calyste&|160;?

– Je n’en aurai pas le temps, ma chère Charlotte, dit le jeunehomme en lui prenant les mains et les lui baisant. Je vais vousconfier mon secret. J’aime trop une personne que vous avez vue etqui m’aime pour pouvoir faire le bonheur d’une autre femme, et jesais que, depuis notre enfance, on nous avait destinés l’un àl’autre.

– Mais elle est mariée, Calyste, dit Charlotte.

– J’attendrai, répondit le jeune homme.

– Et moi aussi, dit Charlotte les yeux pleins de larmes. Vous nesauriez aimer long-temps cette femme qui, dit-on, a suivi unchanteur…

– Mariez-vous, ma chère Charlotte, reprit Calyste. Avec lafortune que vous destine votre tante et qui est énorme en Bretagne,vous pourrez choisir mieux que moi… Vous trouverez un homme titré.Je ne vous ai pas prise à part pour vous apprendre ce que voussavez, mais pour vous conjurer, au nom de notre amitié d’enfance,de prendre sur vous la rupture et de me refuser. Dites que vous nevoulez point d’un homme dont le cœur n’est pas libre, et ma passionaura servi du moins à ne vous faire aucun tort. Vous ne savez pascombien la vie me pèse&|160;! Je ne puis supporter aucune lutte, jesuis affaibli comme un homme quitté par son âme, par le principemême de sa vie. Sans le chagrin que ma mort causerait à ma mère età ma tante, je me serais déjà jeté à la mer, et je ne suis plusretourné dans les roches du Croisic depuis le jour où la tentationdevenait irrésistible. Ne parlez pas de ceci. Adieu, Charlotte.

Il prit la jeune fille par le front, l’embrassa sur les cheveux,sortit par l’allée qui aboutissait au pignon, et se sauva chezCamille où il resta jusqu’au milieu de la nuit. En revenant à uneheure du matin, il trouva sa mère occupée à sa tapisserie etl’attendant. Il entra doucement, lui serra la main et lui dit : -Charlotte est-elle partie&|160;?

– Elle part demain avec sa tante, au désespoir toutes deux.Viens en Irlande, mon Calyste, dit-elle.

– Combien de fois ai-je pensé à m’y enfuir&|160;! dit-il.

– Ah&|160;! s’écria la baronne.

– Avec Béatrix, ajouta-t-il.

Quelques jours après le départ de Charlotte, Calysteaccompagnait le chevalier du Halga pendant sa promenade au mail, ils’y asseyait au soleil sur un banc d’où ses yeux embrassaient lepaysage depuis les girouettes des Touches jusqu’aux rescifs que luiindiquaient ces lames écumeuses qui se jouent au-dessus des écueilsà la marée. En ce moment Calyste était maigre et pâle, ses forcesdiminuaient, il commençait à ressentir quelques petits frissonsréguliers qui dénotaient la fièvre. Ses yeux cernés avaient cetéclat que communique une pensée fixe aux solitaires, ou l’ardeur ducombat aux hardis lutteurs de notre civilisation actuelle. Lechevalier était la seule personne avec laquelle il échangeâtquelques idées : il avait deviné dans ce vieillard un apôtre de sareligion, et reconnu chez lui les vestiges d’un éternel amour.

– Avez-vous aimé plusieurs femmes dans votre vie&|160;? luidemanda-t-il la seconde fois qu’ils firent, selon l’expression dumarin, voile de conserve au mail.

– Une seule, répondit le capitaine du Halga.

– Etait-elle libre&|160;?

– Non, fit le chevalier. Ah&|160;! j’ai bien souffert, car elleétait la femme de mon meilleur ami, de mon protecteur, de mon chef: mais nous nous aimions tant&|160;!

– Elle vous aimait&|160;? dit Calyste.

– Passionnément, répondit le chevalier avec une vivacité qui nelui était pas ordinaire.

– Vous avez été heureux&|160;?

– Jusqu’à sa mort, elle est morte à quarante-neuf ans, enémigration à Saint-Pétersbourg, le climat l’a tuée. Elle doit avoirbien froid dans son cercueil. J’ai bien souvent pensé à l’allerchercher pour la coucher dans notre chère Bretagne, près demoi&|160;! Mais elle gît dans mon cœur.

Le chevalier s’essuya les yeux, Calyste lui prit les mains etles lui serra.

– Je tiens plus à cette chienne, dit-il en montrant Thisbé, qu’àma vie. Cette petite est en tout point semblable à celle qu’ellecaressait de ses belles mains, et qu’elle prenait sur ses genoux.Je ne regarde jamais Thisbé sans voir les mains de madamel’amirale.

– Avez-vous vu madame de Rochegude&|160;? dit Calyste auchevalier.

– Non, répondit le chevalier. Il y a maintenant cinquante-huitans que je n’ai fait attention à aucune femme, excepté votre mèrequi a quelque chose dans le teint de madame l’amirale.

Trois jours après, le chevalier dit sur le mail à Calyste : -Mon enfant, j’ai pour tout bien cent quarante louis. Quand voussaurez où est madame de Rochegude, vous viendrez les prendre chezmoi pour aller la voir.

Calyste remercia le vieillard, dont l’existence lui faisaitenvie&|160;; mais, de jour en jour, il devint plus morose, ilparaissait n’aimer personne, il semblait que tout le monde leblessât, il ne restait doux et bon que pour sa mère. La baronnesuivait avec une inquiétude croissante les progrès de cette folie,elle seule obtenait à force de prières que Calyste prît quelquenourriture. Vers le commencement du mois d’octobre, le jeune maladecessa d’aller au mail en compagnie du chevalier, qui venaitinutilement le chercher pour la promenade en lui faisant desagaceries de vieillard.

– Nous parlerons de madame de Rochegude, disait-il. Je vousraconterai ma première aventure.

– Votre fils est bien malade, dit à la baronne le chevalier duHalga le jour où ses instances furent inutiles.

Calyste répondait à toutes les questions qu’il se portait àmerveille, et, comme tous les jeunes mélancoliques, il prenaitplaisir à savourer la mort&|160;; mais il ne sortait plus de lamaison, il demeurait dans le jardin, se chauffait au pâle et tièdesoleil de l’automne, sur le banc, seul avec sa pensée, et il fuyaittoute compagnie.

Depuis le jour où Calyste n’alla plus chez elle, Félicité priale curé de Guérande de la venir voir. L’assiduité de l’abbéGrimont, qui passait aux Touches presque toutes les matinées et quiparfois y dîna, devint une grande nouvelle : il en fut questiondans tout le pays, et même à Nantes. Néanmoins il ne manqua jamaisune soirée à l’hôtel du Guénic, où régnait la désolation. Maîtreset gens, tous étaient affligés de l’obstination de Calyste, sans lecroire en danger&|160;; il ne venait dans l’esprit d’aucune de cespersonnes que ce pauvre jeune homme pût mourir d’amour. Lechevalier n’avait aucun exemple d’une pareille mort dans sesvoyages ou dans ses souvenirs. Tous attribuaient la maigreur deCalyste au défaut de nourriture. Sa mère se mit à genoux en lesuppliant de manger. Calyste s’efforça de vaincre sa répugnancepour plaire à sa mère. La nourriture prise à contre-cœur accélérala petite fièvre lente qui dévorait ce beau jeune homme.

Dans les derniers jours d’octobre, l’enfant chéri ne remontaitplus se coucher au second, il avait son lit dans la salle basse, etil y restait la plupart du temps au milieu de sa famille, qui eutenfin recours au médecin de Guérande. Le docteur essaya de couperla fièvre avec du quinine, et la fièvre céda pour quelques jours.Le médecin avait ordonné de faire faire de l’exercice à Calyste etde le distraire. Le baron retrouva quelque force et sortit de sonapathie, il devint jeune quand son fils se faisait vieux. Il emmenaCalyste, Gasselin et ses deux beaux chiens de chasse. Calyste obéità son père, et pendant quelques jours tous trois chassèrent : ilsallèrent en forêt, ils visitèrent leurs amis dans les châteauxvoisins&|160;; mais Calyste n’avait aucune gaieté, personne nepouvait lui arracher un sourire, son masque livide et contractétrahissait un être entièrement passif. Le baron, vaincu par lafatigue, tomba dans une horrible lassitude et fut obligé de revenirau logis, ramenant Calyste dans le même état.

Quelques jours après leur retour, le père et le fils furent sidangereusement malades qu’on fut obligé d’envoyer chercher, sur lademande même du médecin de Guérande, les deux plus fameux docteursde Nantes. Le baron avait été comme foudroyé par le changementvisible de Calyste. Doué de cette effroyable lucidité que la naturedonne aux moribonds, il tremblait comme un enfant de voir sa races’éteindre : il ne disait mot&|160;; il joignait les mains, priaitDieu sur son fauteuil où le clouait sa faiblesse. Il était tournévers le lit occupé par Calyste et le regardait sans cesse. Aumoindre mouvement que faisait son enfant, il éprouvait une vivecommotion comme si le flambeau de sa vie en était agité. La baronnene quittait plus cette salle, où la vieille Zéphirine tricotait aucoin de la cheminée dans une inquiétude horrible : on lui demandaitdu bois, car le père et le fils avaient également froid&|160;; onattaquait ses provisions : aussi avait-elle pris le parti de livrerses clefs, n’étant plus assez agile pour suivre Mariotte&|160;;mais elle voulait tout savoir, elle questionnait à voix basseMariotte et sa belle-sœur à tout moment, elle les prenait à partafin de connaître l’état de son frère et de son neveu. Quand unsoir, pendant un assoupissement de Calyste et de son père, lavieille demoiselle de Pen-Hoël lui eut dit que sans doute ilfallait se résigner à voir mourir le baron, dont la figure étaitdevenue blanche et prenait des tons de cire, elle laissa tomber sontricot, fouilla dans sa poche, en sortit un vieux chapelet de boisnoir, et se mit à le dire avec une ferveur qui rendit à sa figureantique et desséchée une splendeur si vigoureuse que l’autrevieille fille imita son amie&|160;; puis tous, à un signe du curé,se joignirent à l’élévation mentale de mademoiselle du Guénic.

– J’ai prié Dieu la première, dit la baronne en se souvenant dela fatale lettre écrite par Calyste, il ne m’a pasexaucée&|160;!

– Peut-être ferions-nous bien, dit le curé Grimont, de priermademoiselle des Touches de venir voir Calyste.

– Elle&|160;! s’écria la vieille Zéphirine, l’auteur de tous nosmaux, elle qui l’a diverti de sa famille, qui nous l’a enlevé, quilui a fait lire des livres impies, qui lui a appris un langagehérétique&|160;! Qu’elle soit maudite, et puisse Dieu ne luipardonner jamais&|160;! Elle a brisé les du Guénic.

– Elle les relèvera peut-être, dit le curé d’une voix douce.C’est une sainte et une vertueuse personne&|160;; je suis songarant, elle n’a que de bonnes intentions pour lui. Puisse-t-elleêtre à même de les réaliser&|160;!

– Avertissez-moi le jour où elle mettra les pieds ici, j’ensortirai, s’écria la vieille. Elle a tué le père et le fils.Croyez-vous que je n’entende pas la voix faible de Calyste&|160;? àpeine a-t-il la force de parler.

Ce fut en ce moment que les trois médecins entrèrent&|160;; ilsfatiguèrent Calyste de questions&|160;; mais, quant au père,l’examen dura peu&|160;; leur conviction fut complète en un moment,ils étaient surpris qu’il vécut encore. Le médecin de Guérandeannonça tranquillement à la baronne que, relativement à Calyste, ilfallait probablement aller à Paris consulter les hommes les plusexpérimentés de la science, car il en coûterait plus de cent louispour leur déplacement.

– On meurt de quelque chose, mais l’amour, ce n’est rien, ditmademoiselle de Pen-Hoël.

– Hélas&|160;! quelle que soit la cause, Calyste meurt, dit labaronne, je reconnais en lui tous les symptômes de la consomption,la plus horrible des maladies de mon pays.

– Calyste meurt&|160;? dit le baron en ouvrant les yeux d’oùsortirent deux grosses larmes qui cheminèrent lentement, retardéespar les plis nombreux de son visage, et restèrent au bas de sesjoues, les deux seules larmes qu’il eût sans doute versées de toutesa vie. Il se dressa sur ses jambes, il fit quelques pas vers lelit de son fils, lui prit les mains, le regarda.

– Que voulez-vous, mon père&|160;? lui dit-il.

– Que tu vives, s’écria le baron.

– Je ne saurais vivre sans Béatrix, répondit Calyste auvieillard qui tomba sur son fauteuil.

– Où trouver cent louis pour faire venir les médecins deParis&|160;? il est encore temps, dit la baronne.

– Cent louis&|160;! s’écria Zéphirine. Lesauverait-on&|160;?

Sans attendre la réponse de sa belle-sœur, la vieille fillepassa ses mains par l’ouverture de ses poches et défit son jupon dedessous qui rendit un son lourd en tombant. Elle connaissait sibien les places où elle avait cousu ses louis, qu’elle les décousitavec une promptitude qui tenait de la magie. Les pièces d’ortombaient une à une sur sa jupe en sonnant. La vieille Pen-Hoël laregardait faire en manifestant un étonnement stupide.

– Mais ils vous voient&|160;! dit-elle à l’oreille de sonamie.

– Trente-sept, répondit Zéphirine en continuant son compte.

– Tout le monde saura votre compte.

– Quarante-deux.

– Des doubles louis, tous neufs, où les avez-vous eus, vous quin’y voyez pas clair&|160;?

– Je les tâtais. Voici cent quatre louis, cria Zéphirine.Sera-ce assez&|160;?

– Que vous arrive-t-il, demanda le chevalier du Halga quisurvint et ne put s’expliquer l’attitude de sa vieille amie tendantsa jupe pleine de louis.

En deux mots mademoiselle de Pen-Hoël expliqua l’affaire auchevalier.

– Je l’ai su, dit-il, et venais vous apporter cent quarantelouis que je tenais à la disposition de Calyste, il le saitbien.

Le chevalier tira de sa poche deux rouleaux et les montra.Mariotte, en voyant ces richesses, dit à Gasselin de fermer laporte.

– L’or ne lui rendra pas la santé, dit la baronne en pleurs.

– Mais il lui servira peut-être à courir après sa marquise,répondit le chevalier. Allons, Calyste&|160;!

Calyste se dressa sur son séant et s’écria joyeusement : Enroute&|160;!

– Il vivra donc, dit le baron d’une voix douloureuse, je puismourir. Allez chercher le curé.

Ce mot répandit l’épouvante. Calyste, en voyant pâlir son pèreatteint par les émotions cruelles de cette scène, ne put retenirses larmes. Le curé, qui savait l’arrêt porté par les médecins,était allé chercher mademoiselle des Touches, car autant il avaiteu de répugnance pour elle, autant il manifestait en ce momentd’admiration, et il la défendait comme un pasteur doit défendre unede ses ouailles préférées.

A la nouvelle de l’état désespéré dans lequel était le baron, ily eut une foule dans la ruelle : les paysans, les paludiers et lesgens de Guérande s’agenouillèrent dans la cour pendant que l’abbéGrimont administrait le vieux guerrier breton. Toute la ville étaitémue de savoir le père mourant auprès de son fils malade. Onregardait comme une calamité publique l’extinction de cette antiquerace bretonne. Cette cérémonie frappa Calyste. Sa douleur fit tairependant un moment son amour&|160;; il demeura, durant l’agonie del’héroïque défenseur de la monarchie, agenouillé, regardant lesprogrès de la mort et pleurant. Le vieillard expira dans sonfauteuil, en présence de toute la famille assemblée.

– Je meurs fidèle au roi et à la religion. Mon Dieu, pour prixde mes efforts, faites que Calyste vive&|160;! dit-il.

– Je vivrai, mon père, et je vous obéirai, répondit le jeunehomme.

– Si tu veux me rendre la mort aussi douce que Fanny m’a fait mavie, jure-moi de te marier.

– Je vous le promets, mon père.

Ce fut un touchant spectacle que de voir Calyste, ou plutôt sonapparence, appuyé sur le vieux chevalier du Halga, un spectreconduisant une ombre, suivant le cercueil du baron et menant ledeuil. L’église et la petite place qui se trouve devant le portailfurent pleines de gens accourus de plus de dix lieues à laronde.

La baronne et Zéphirine furent plongées dans une vive douleur envoyant que, malgré ses efforts pour obéir à son père, Calysterestait dans une stupeur de funeste augure. Le jour où la familleprit le deuil, la baronne avait conduit son fils sur le banc aufond du jardin, et le questionnait. Calyste répondait avec douceuret soumission, mais ses réponses étaient désespérantes.

– Ma mère, disait-il, il n’y a plus de vie en moi : ce que jemange ne me nourrit pas, l’air en entrant dans ma poitrine ne merafraîchit pas le sang&|160;; le soleil me semble froid, et quandil illumine pour toi la façade de notre maison, comme en ce moment,là où tu vois les sculptures inondées de lueurs, moi je vois desformes indistinctes enveloppées d’un brouillard. Si Béatrix étaitici, tout redeviendrait brillant. Il n’est qu’une seule chose aumonde qui ait sa couleur et sa forme, c’est cette fleur et cefeuillage, dit-il en tirant de son sein et montrant le bouquetflétri que lui avait laissé la marquise.

La baronne n’osa plus rien demander à son fils, ses réponsesaccusaient plus de folie que son silence n’annonçait de douleur.Cependant Calyste tressaillit en apercevant mademoiselle desTouches à travers les croisées qui se correspondaient : Félicitélui rappelait Béatrix. Ce fut donc à Camille que ces deux femmesdésolées durent le seul mouvement de joie qui brilla au milieu deleur deuil.

– Eh&|160;! bien, Calyste, dit mademoiselle des Touches enl’apercevant, la voiture est prête, nous allons chercher Béatrixensemble, venez&|160;?

La figure maigre et pâle de ce jeune homme en deuil fut aussitôtnuancée par une rougeur, et un sourire anima ses traits.

– Nous le sauverons, dit mademoiselle des Touches à la mère quilui serra la main et pleura de joie.

Mademoiselle des Touches, la baronne du Guénic et Calystepartirent pour Paris huit jours après la mort du baron, laissant lesoin des affaires à la vieille Zéphirine.

La tendresse de Félicité pour Calyste avait préparé le plus belavenir à ce pauvre enfant. Alliée à la famille de Grandlieu, où setrouvaient deux charmantes filles à marier, les deux plusravissantes fleurs du faubourg Saint-Germain, elle avait écrit à laduchesse de Grandlieu l’histoire de Calyste, en lui annonçantqu’elle vendait sa maison de la rue du Mont-Blanc, de laquellequelques spéculateurs offraient deux millions cinq cent millefrancs. Son homme d’affaires venait de lui remplacer cettehabitation par l’un des plus beaux hôtels de la rue de Grenelle,acheté sept cent mille francs. Sur le reste du prix de sa maison dela rue du Mont-Blanc, elle consacrait un million au rachat desterres de la maison du Guénic, et disposait de toute sa fortune enfaveur de celle des deux demoiselles de Grandlieu qui guériraitCalyste de sa passion pour madame de Rochegude.

Pendant le voyage, Félicité mit la baronne au fait de cesarrangements. On meublait alors l’hôtel de la rue de Grenelle,qu’elle destinait à Calyste au cas où ses projets réussiraient.Tous trois descendirent alors à l’hôtel de Grandlieu, où la baronnefut reçue avec toute la distinction que lui méritait son nom defemme et de fille. Mademoiselle des Touches conseilla naturellementà Calyste de voir Paris pendant qu’elle y chercherait à savoir oùse trouvait en ce moment Béatrix, et elle le livra aux séductionsde toute espèce qui l’y attendaient. La duchesse, ses deux filleset leurs amis firent à Calyste les honneurs de Paris au moment oùla saison des fêtes allait commencer. Le mouvement de Paris donnade violentes distractions au jeune Breton. Il trouva dans Sabine deGrandlieu, qui certes était alors la plus belle et la pluscharmante fille de la société parisienne, une vague ressemblanceavec madame de Rochegude, et il prêta dès lors à ses coquetteriesune attention que nulle autre femme n’aurait obtenue de lui. Sabinede Grandlieu joua d’autant mieux son rôle que Calyste lui plutinfiniment, et les choses furent si bien menées que pendant l’hiverde 1837, le jeune baron du Guénic, qui avait repris ses couleurs etsa fleur de jeunesse, entendit sans répugnance sa mère lui rappelerla promesse faite à son père mourant, et parler de son mariage avecSabine de Grandlieu. Mais, tout en obéissant à sa promesse, ilcachait une indifférence secrète que connaissait la baronne, etqu’elle espérait voir se dissiper par les plaisirs d’un heureuxménage.

Le jour où la famille de Grandlieu et la baronne accompagnée encette circonstance de ses parents venus d’Angleterre, siégeaientdans le grand salon à l’hôtel de Grandlieu, et que LéopoldHannequin, le notaire de la famille, expliquait le contrat avant dele lire, Calyste, sur le front de qui chacun pouvait voir quelquesnuages, refusa nettement d’accepter les avantages que lui faisaitmademoiselle des Touches, il comptait encore sur le dévouement deFélicité qu’il croyait à la recherche de Béatrix.

En ce moment, et au milieu de la stupéfaction des deux familles,Sabine entra, vêtue de manière à rappeler la marquise de Rochegude,et remit la lettre suivante à Calyste.

Camille à Calyste.

 » Calyste, avant d’entrer dans ma cellule de novice, il m’estpermis de jeter un regard sur le monde que je vais quitter pourm’élancer dans le monde de la prière. Ce regard est entièrement àvous, qui, dans ces derniers temps, avez été pour moi tout lemonde. Ma voix arrivera, si mes calculs ne m’ont point trompée, aumilieu d’une cérémonie à laquelle il m’était impossible d’assister.Le jour où vous serez devant un autel, donnant votre main à unejeune et charmante fille qui pourra vous aimer à la face du ciel etde la terre, moi je serai dans une maison religieuse à Nantes,devant un autel aussi, mais fiancée pour toujours à celui qui netrompe et ne trahit personne. Je ne viens pas vous attrister, maisvous prier de n’entraver par aucune fausse délicatesse le bien quej’ai voulu vous faire dès que je vous vis. Ne me contestez pas desdroits si chèrement conquis. Si l’amour est une souffrance,ah&|160;! je vous ai bien aimé, Calyste&|160;; mais n’ayez aucunremords : les seuls plaisirs que j’aie goûtés dans ma vie, je vousles dois, et les douleurs sont venues de moi-même. Récompensez-moidonc de toutes ces douleurs passées en me donnant une joieéternelle. Permettez au pauvre Camille, qui n’est plus, d’être pourun peu dans le bonheur matériel dont vous jouirez tous les jours.Laissez – moi, cher, être quelque chose comme un parfum dans lesfleurs de votre vie, m’y mêler à jamais sans vous être importune.Je vous devrai sans doute le bonheur de la vie éternelle, nevoulez-vous pas que je m’acquitte envers vous par le don dequelques biens fragiles et passagers&|160;? Manquerez-vous degénérosité&|160;? Ne voyez-vous pas en ceci le dernier mensonged’un amour dédaigné&|160;? Calyste, le monde sans vous n’était plusrien pour moi, vous m’en avez fait la plus affreuse des solitudes,et vous avez amené l’incrédule Camille Maupin, l’auteur de livreset de pièces que je vais solennellement désavouer, vous avez jetécette fille audacieuse et perverse, pieds et poings liés, devantDieu. Je suis aujourd’hui ce que j’aurais dû être, un enfant pleind’innocence. Oui, j’ai lavé ma robe dans les pleurs du repentir, etje puis arriver aux autels présentée par un ange, par mon bien aiméCalyste&|160;! Avec quelle douceur je vous donne ce nom que marésolution a sanctifié&|160;! Je vous aime sans aucun intérêtpropre, comme une mère aime son fils, comme l’Eglise aime unenfant. Je pourrai prier pour vous et pour les vôtres sans y mêleraucun autre désir que celui de votre bonheur. Si vous connaissiezla tranquillité sublime dans laquelle je vis, après m’être élevéepar la pensée au-dessus des petits intérêts mondains, et combienest douce la pensée d’avoir fait son devoir, selon votre nobledevise, vous entreriez d’un pas ferme et sans regarder en arrière,ni autour de vous, dans votre belle vie&|160;! Je vous écris doncsurtout pour vous prier d’être fidèle à vous-même et aux vôtres.Cher, la société dans laquelle vous devez vivre ne saurait existersans la religion du devoir, et vous la méconnaîtriez, comme je l’aiméconnue, en vous laissant aller à la passion, à la fantaisie,ainsi que je l’ai fait. La femme n’est égale à l’homme qu’enfaisant de sa vie une continuelle offrande, comme celle de l’hommeest une perpétuelle action. Or ma vie a été comme un long accèsd’égoïsme. Aussi, peut-être, Dieu vous a-t-il mis, vers le soir, àla porte de ma maison comme un messager chargé de ma punition et dema grâce. Ecoutez cet aveu d’une femme pour qui la gloire a étécomme un phare dont la lueur lui a montré le vrai chemin. Soyezgrand, immolez votre fantaisie à vos devoirs de chef, d’époux et depère&|160;! Relevez la bannière abattue des vieux du Guénic,montrez dans ce siècle sans religion ni principe le gentilhommedans toute sa gloire et dans toute sa splendeur. Cher enfant de monâme, laissez-moi jouer un peu le rôle d’une mère : l’adorable Fannyne sera plus jalouse d’une fille morte au monde, et de qui vousn’apercevrez plus que les mains toujours levées au ciel.Aujourd’hui la noblesse a plus que jamais besoin de lafortune&|160;; acceptez donc une partie de la mienne, Calyste, etfaites en un bel usage&|160;; car ce n’est pas un don, mais unfidéicommis. J’ai pensé plus à vos enfants et à votre vieillemaison bretonne qu’à vous-même en vous offrant les gains que letemps m’a procurés sur la valeur de ma maison à Paris.  »

– Signons, dit le jeune baron.

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