Béatrix

Dans la semaine suivante, après la messe de mariage qui, selonl’usage de quelques familles du faubourg Saint-Germain, futcélébrée à sept heures à Saint-Thomas-d’Aquin, Calyste et Sabinemontèrent dans une jolie voiture de voyage, au milieu desembrassements, des félicitations et des larmes de vingt personnesattroupées ou groupées sous la marquise de l’hôtel de Grandlieu.Les félicitations venaient des quatre témoins et des hommes, leslarmes se voyaient dans les yeux de la duchesse de Grandlieu, de safille Clotilde qui toutes deux tremblaient agitées par la mêmepensée.

– La voilà lancée dans la vie&|160;! Pauvre Sabine, elle est àla merci d’un homme qui ne s’est pas tout à fait marié de son pleingré.

Le mariage ne se compose pas seulement de plaisirs aussifugitifs dans cet état que dans tout autre, il implique desconvenances d’humeur, des sympathies physiques, des concordances decaractère qui font de cette nécessité sociale un éternel problème.Les filles à marier aussi bien que les mères connaissent les termeset les dangers de cette loterie, voilà pourquoi les femmes pleurentà un mariage, tandis que les hommes sourient. Les hommes croient nerien hasarder, les femmes savent bien tout ce qu’ellesrisquent.

Dans une autre voiture qui précédait celle des mariés, setrouvait la baronne du Guénic à qui la duchesse vint dire : – Vousêtes mère quoique vous n’ayez eu qu’un fils, tâchez de me remplacerprès de ma chère Sabine&|160;!

Sur le devant de cette voiture, on voyait un chasseur quiservait de courrier, et à l’arrière deux femmes de chambre à quiles cartons et les paquets mis par-dessus les vaches cachaient lepaysage. Les quatre postillons, vêtus de leurs plus beauxuniformes, car chaque voiture était attelée de quatre chevaux,portaient tous des bouquets à leur boutonnière et des rubans àleurs chapeaux que le duc de Grandlieu eut mille peines à leurfaire quitter, même en les payant, le postillon français estéminemment intelligent, mais il tient à ses plaisanteries, ceux-làprirent l’argent, et à la Barrière ils remirent leurs rubans.

– Allons, adieu, Sabine, dit la duchesse, souviens-toi de tapromesse, écris-moi souvent. Calyste, je ne vous dis plus rien,mais vous me comprenez&|160;!…

Clotilde, appuyée sur sa plus jeune sœur Athénaïs à qui souriaitle vicomte Juste de Grandlieu, jeta sur la mariée un regard fin àtravers ses larmes, et suivit des yeux la voiture qui disparut aumilieu des batteries réitérées de quatre fouets plus bruyants quedes pistolets de tir. En quelques secondes, le gai convoi atteignità l’esplanade des Invalides, gagna par le quai le pont d’Iéna, labarrière de Passy, la route de Versailles, enfin le grand chemin dela Bretagne.

N’est-il pas au moins singulier que les artisans de la Suisse etde l’Allemagne, que les grandes familles de France et d’Angleterreobéissent au même usage et se mettent en voyage après la cérémonienuptiale&|160;? Les grands se tassent dans une boîte qui roule. Lespetits s’en vont gaiement par les chemins, s’arrêtant dans lesbois, banquetant à toutes les auberges, tant que dure leur joie ouplutôt leur argent. Le moraliste serait fort embarrassé de décideroù se trouve la plus belle qualité de pudeur, dans celle qui secache au public en inaugurant le foyer et la couche domestiquescomme font les bons bourgeois, ou dans celle qui se cache à lafamille en se publiant au grand jour des chemins, à la face desinconnus&|160;? Les âmes délicates doivent désirer la solitude etfuir également le monde et la famille. Le rapide amour qui commenceun mariage est un diamant, une perle, un joyau ciselé par lepremier des arts, un trésor à enterrer au fond du cœur.

Qui peut raconter une lune de miel, si ce n’est là mariée&|160;?Et combien de femmes reconnaîtront ici que cette saisond’incertaine durée (il y en a d’une seule nuit&|160;!) est lapréface de la vie conjugale. Les trois premières lettres de Sabineà sa mère accuseront une situation qui, malheureusement, ne serapas neuve pour quelques jeunes mariées et pour beaucoup de vieillesfemmes. Toutes celles qui se sont trouvées pour ainsi diregardes-malades d’un cœur ne s’en sont pas, comme Sabine, aperçuesaussitôt. Mais les jeunes filles du faubourg Saint-Germain, quandelles sont spirituelles, sont déjà femmes par la tête. Avant lemariage, elles ont reçu du monde et de leur mère le baptême desbonnes manières. Les duchesses jalouses de léguer leurs traditions,ignorent souvent la portée de leurs leçons quand elles disent àleurs filles : – Tel mouvement ne se fait pas. – Ne riez pas dececi. – On ne se jette jamais sur un divan, l’on s’y pose. -Quittez ces détestables façons&|160;! – Mais cela ne se fait pas,ma chère&|160;! etc. Aussi de bourgeois critiques ont-ilsinjustement refusé de l’innocence et des vertus à des jeunes fillesqui sont uniquement, comme Sabine, des vierges perfectionnées parl’esprit, par l’habitude des grands airs, par le bon goût, et qui,dès l’âge de seize ans, savaient se servir de leurs jumelles.Sabine, pour s’être prêtée aux combinaisons inventées parmademoiselle des Touches pour la marier, devait être de l’école demademoiselle de Chaulieu. Cette finesse innée, ces dons de racerendront peut-être cette jeune femme aussi intéressante quel’héroïne des Mémoires de deux jeunes mariées , lorsqu’on verral’inutilité de ces avantages sociaux dans les grandes crises de lavie conjugale où souvent ils sont annulés sous le double poids dumalheur et de la passion.

I.

A MADAME LA DUCHESSE DE GRANDLIEU.

Guérande, avril 1838.

 » Chère mère, vous saurez bien comprendre pourquoi je n’ai puvous écrire en voyage, notre esprit est alors comme les roues.

Me voici, depuis deux jours, au fond de la Bretagne, à l’hôteldu Guénic, une maison brodée comme une boîte en coco. Malgré lesattentions affectueuses de la famille de Calyste, j’éprouve un vifbesoin de m’envoler vers vous, de vous dire une foule de ces chosesqui, je le sens, ne se confient qu’à une mère. Calyste s’est marié,chère maman, en conservant un grand chagrin dans le cœur, personnede nous ne l’ignorait, et vous ne m’avez pas caché les difficultésde ma conduite. Hélas&|160;! elles sont plus grandes que vous ne lesupposiez. Ah&|160;! chère maman, quelle expérience nous acquéronsen quelques jours, et pourquoi ne vous dirai-je pas en quelquesheures&|160;? Toutes vos recommandations sont devenues inutiles, etvous devinerez comment par cette seule phrase : J’aime Calystecomme s’il n’était pas mon mari. C’est-à-dire que si mariée à unautre, je voyageais avec Calyste, je l’aimerais et haïrais monmari. Observez donc un homme aimé si complétement,involontairement, absolument, sans compter tous les autres adverbesqu’il vous plaira d’ajouter. Aussi ma servitude s’est-elle établieen dépit de vos bons avis. Vous m’aviez recommandé de restergrande, noble, digne et fière pour obtenir de Calyste dessentiments qui ne seraient sujets à aucun changement dans la vie :l’estime, la considération qui doivent sanctifier une femme aumilieu de la famille. Vous vous étiez élevée avec raison sans doutecontre les jeunes femmes d’aujourd’hui qui, sous prétexte de bienvivre avec leurs maris, commencent par la facilité, par lacomplaisance, la bonhomie, la familiarité, par un abandon un peutrop fille , selon vous (un mot que je vous avoue n’avoir pasencore compris, mais nous verrons plus tard), et qui, s’il fautvous en croire, en font comme des relais pour arriver rapidement àl’indifférence et au mépris peut-être. –  » Souviens-toi que tu esune Grandlieu&|160;!  » m’avez-vous dit à l’oreille. Cesrecommandations, pleines de la maternelle éloquence de Dédalus, onteu le sort de toutes les choses mythologiques. Chère mère aimée,pouviez-vous supposer que je commencerais par cette catastrophe quitermine, selon vous, la lune de miel des jeunes femmesd’aujourd’hui.

 » Quand nous nous sommes vus seuls dans la voiture, Calyste etmoi nous nous sommes trouvés aussi sots l’un que l’autre encomprenant toute la valeur d’un premier mot, d’un premier regard,et chacun de nous, sanctifié par le sacrement, a regardé par saportière. C’était si ridicule, que, vers la barrière, monsieur m’adébité, d’une voix peu troublée, un discours, sans doute préparécomme toutes les improvisations, que j’écoutai le cœur palpitant,et que je prends la liberté de vous abréger.  » – Ma chère Sabine,je vous veux heureuse, et je veux surtout que vous soyez heureuse àvotre manière, a-t-il dit. Ainsi dans la situation où nous sommes,au lieu de nous tromper mutuellement sur nos caractères et sur nossentiments par de nobles complaisances, soyons tous deux ce quenous serions dans quelques années d’ici. Figurez-vous que vous avezun frère en moi, comme moi je veux voir une sœur en vous.  » Quoiquece fût plein de délicatesse, comme je ne trouvai rien dans cepremier speech de l’amour conjugal qui répondît à l’empressement demon âme, je demeurai pensive après avoir répondu que j’étais animéedes mêmes sentiments. Sur cette déclaration de nos droits à unemutuelle froideur, nous avons parlé pluie et beau temps, poussière,relais et paysage, le plus gracieusement du monde, moi riant d’unpetit rire forcé, lui très-rêveur.

 » Enfin, en sortant de Versailles, je demandai tout bonnement àCalyste, que j’appelais mon cher Calyste, comme il m’appelait machère Sabine, s’il pouvait me raconter les événements qui l’avaientmis à deux doigts de la mort, et auxquels je savais devoir lebonheur d’être sa femme. Il hésita pendant long-temps. Ce fut entrenous l’objet d’un petit débat qui dura pendant trois relais, moi,tâchant de me poser en fille volontaire et décidée à bouder, lui,se consultant sur la fatale question portée comme un défi par lesjournaux à Charles X : Le Roi cédera-t-il&|160;? Enfin, après lerelais de Verneuil et après avoir échangé des serments à contentertrois dynasties, de ne jamais lui reprocher cette folie, de ne pasle traiter froidement, etc., il me peignit son amour pour madame deRochefide. –  » Je ne veux pas, me dit-il en terminant, qu’il y aitde secrets entre nous&|160;!  » Le pauvre cher Calyste ignorait-ildonc que son amie, mademoiselle des Touches et vous, vous aviez étéobligées de me tout avouer, car on n’habille pas une jeunepersonne, comme je l’étais le jour du contrat, sans l’initier à sonrôle. On doit tout dire à une mère aussi tendre que vous. Eh&|160;!bien, je fus profondément atteinte en voyant qu’il avait obéibeaucoup moins à mon désir qu’à son envie de parler de cettepassion inconnue. Me blâmerez-vous, ma mère chérie, d’avoir voulureconnaître l’étendue de ce chagrin, de cette vive plaie du cœurque vous m’aviez signalée&|160;? Donc, huit heures après avoir étébénis par le curé de Saint-Thomas-d’Aquin votre Sabine se trouvaitdans la situation assez fausse d’une jeune épouse écoutant de labouche même de son mari la confidence d’un amour trompé, lesméfaits d’une rivale&|160;! Oui, j’étais dans le drame d’une jeunefemme apprenant officiellement qu’elle devait son mariage auxdédains d’une vieille blonde. A ce récit, j’ai gagné ce que jecherchais&|160;! Quoi&|160;?.. direz-vous. Ah&|160;! chère mère,j’ai bien vu assez d’amours s’entraînant les uns les autres sur despendules ou sur des devants de cheminée pour mettre cetenseignement en pratique&|160;! Calyste a terminé le poème de sessouvenirs par la plus chaleureuse protestation d’un entier oubli dece qu’il a nommé sa folie. Toute protestation a besoin designature. L’heureux infortuné m’a pris la main, l’a portée à seslèvres&|160;; puis il l’a gardée entre ses mains pendantlong-temps. Une déclaration s’en est suivie&|160;; celle-là m’asemblé plus conforme que la première à notre état civil quoique nosbouches n’aient pas dit une seule parole. J’ai dû ce bonheur à maverveuse indignation sur le mauvais goût d’une femme assez sottepour ne pas avoir aimé mon beau, mon ravissant Calyste…

 » On m’appelle pour jouer à un jeu de cartes que je n’ai pasencore compris. Je continuerai demain. Vous quitter dans ce momentpour faire la cinquième à la mouche , ceci n’est possible qu’aufond de la Bretagne&|160;!…

mai.

 » Je reprends le cours de mon Odyssée. La troisième journée, vosenfants n’employaient plus le vous cérémonieux mais le tu desamants. Ma belle-mère, enchantée de nous voir heureux a tâché de sesubstituer à vous, chère mère, et, comme il arrive à tous ceux quiprennent un rôle avec le désir d’effacer des souvenirs, elle a étési charmante, qu’elle a été presque vous pour moi. Sans doute ellea deviné l’héroïsme de ma conduite&|160;; car au début du voyage,elle cachait trop ses inquiétudes pour ne pas les rendre visiblespar l’excès des précautions.

Quand j’ai vu surgir les tours de Guérande, j’ai dit à l’oreillede votre gendre :  » – L’as-tu bien oubliée&|160;?  » Mon mari,devenu mon ange , ignorait sans doute les richesses d’une affectionnaïve et sincère, car ce petit mot l’a rendu presque fou de joie.Malheureusement le désir de faire oublier madame de Rochefide m’amenée trop loin. Que voulez-vous&|160;? J’aime, et je suis presqueportugaise, car je tiens plus de vous que de mon père. Calyste atout accepté de moi, comme acceptent les enfants gâtés, il est filsunique d’abord. Entre nous, je ne donnerai pas ma fille, si jamaisj’ai des filles, à un fils unique. C’est bien assez de se mettre àla tête d’un tyran, et j’en vois plusieurs dans un fils unique.Ainsi donc nous avons interverti les rôles, je me suis comportéecomme une femme dévouée. Il y a des dangers dans un dévouement donton profite, on y perd sa dignité. Je vous annonce donc le naufragede cette demi-vertu. La dignité n’est qu’un paravent placé parl’orgueil et derrière lequel nous enrageons à notre aise. Quevoulez-vous maman&|160;?… vous n’étiez pas là, je me voyais devantun abîme. Si j’étais restée dans ma dignité, j’aurais eu lesfroides douleurs d’une sorte de fraternité qui certes serait toutsimplement devenue de l’indifférence. Et quel avenir me serais jepréparé&|160;? Mon dévouement a eu pour résultat de me rendrel’esclave de Calyste. Reviendrai-je de cette situation&|160;? nousverrons&|160;; quant à présent, elle me plaît. J’aime Calyste, jel’aime absolument avec la folie d’une mère qui trouve bien tout ceque fait son fils même quand elle est un peu battue par lui.

15 mai.

 » Jusqu’à présent donc, chère maman, le mariage s’est présentépour moi sous une forme charmante. Je déploie toute ma tendressepour le plus beau des hommes qu’une sotte a dédaigné pour uncroque-note car cette femme est évidemment une sotte et une sottefroide, la pire espèce de sottes. Je suis charitable dans mapassion légitime, je guéris des blessures en m’en faisantd’éternelles. Oui, plus j’aime Calyste, plus je sens que jemourrais de chagrin si notre bonheur actuel cessait. Je suisd’ailleurs l’adoration de toute cette famille et de la société quise réunit à l’hôtel du Guénic, tous personnages nés dans destapisseries de haute lice, et qui s’en sont détachés pour prouverque l’impossible existe. Un jour, où je serai seule, je vouspeindrai ma tante Zéphirine, mademoiselle de Pen-Hoël, le chevalierdu Halga, les demoiselles Kergarouët, etc. Il n’y a pas jusqu’auxdeux domestiques qu’on me permettra, je l’espère, d’emmener àParis, Mariotte et Gasselin, qui ne me regardent comme un angedescendu de sa place dans le ciel, et qui tressaillent encore quandje leur parle, qui ne soient des figures à mettre sous verre.

 » Ma belle-mère nous a solennellement installés dans lesappartements précédemment occupés par elle et par feu son mari.Cette scène a été touchante. –  » J’ai vécu toute ma vie de femme,heureuse ici, nous a-t-elle dit, que ce vous soit un heureuxprésage, mes chers enfants.  » Et elle a pris la chambre de Calyste.Cette sainte femme semblait vouloir se dépouiller de ses souvenirset de sa noble vie conjugale pour nous en investir. La province deBretagne, cette ville, cette famille de mœurs antiques, tout,malgré des ridicules qui n’existent que pour nous autres rieusesParisiennes, a quelque chose d’inexplicable, de grandiose jusquedans ses minuties qu’on ne peut définir que par le mot sacré . Tousles tenanciers des vastes domaines de la maison du Guénic, rachetéscomme vous savez par mademoiselle des Touches que nous devons allervoir à son couvent, sont venus en corps nous saluer. Ces bravesgens, en habits de fête, exprimant tous une vive joie de savoirCalyste redevenu réellement leur maître, m’ont fait comprendre laBretagne, la féodalité, la vieille France. Ce fut une fête que jene veux pas vous peindre, je vous la raconterai. La base de tousles baux a été proposée par ces gars eux-mêmes, nous les signeronsaprès l’inspection que nous allons passer de nos terres engagéesdepuis cent cinquante ans&|160;!… Mademoiselle de Pen-Hoël nous adit que les gars avaient accusé les revenus avec une véracité peucroyable à Paris. Nous partirons dans trois jours, et nous irons àcheval. A mon retour, chère mère, je vous écrirai&|160;; mais quepourrai-je vous dire, si déjà mon bonheur est au comble&|160;? Jevous écrirai donc ce que vous savez déjà, c’est-à-dire combien jevous aime.

II.

DE LA MEME A LA MEME.

Nantes, juin.

 » Après avoir joué le rôle d’une châtelaine adorée de sesvassaux comme si la révolution de 1830 et celle de 1789 n’avaientjamais abattu de bannières, après des cavalcades dans les bois, deshaltes dans les fermes, des dîners sur de vieilles tables et sur dulinge centenaire pliant sous des platées homériques servies dans dela vaisselle antédiluvienne, après avoir bu des vins exquis dansdes gobelets comme en manient les faiseurs de tours, et des coupsde fusil au dessert&|160;! et des Vive les du Guénic, àétourdir&|160;! et des bals dont tout l’orchestre est un binioudans lequel un homme souffle pendant des dix heures de suite&|160;!et des bouquets&|160;! et des jeunes mariées qui se sont fait bénirpar nous&|160;! et de bonnes lassitudes dont le remède se trouve aulit en des sommeils que je ne connaissais pas, et des réveilsdélicieux où l’amour est radieux comme le soleil qui rayonne survous et scintille avec mille mouches qui bourdonnent enbas-breton&|160;!… enfin, après un grotesque séjour au château duGuénic où les fenêtres sont des portes cochères, et où les vachespourraient paître dans les prairies de la salle, mais que nousavons juré d’arranger, de réparer, pour y venir tous les ans auxacclamations des gars du clan de Guénic dont l’un portait notrebannière, je suis à Nantes&|160;!…

Ah&|160;! quelle journée que celle de notre arrivée auGuénic&|160;! Le recteur est venu, ma mère, avec son clergé, touscouronnés de fleurs, nous recevoir, nous bénir en exprimant unejoie… j’en ai les larmes aux yeux en t’écrivant. Et ce fierCalyste, qui jouait son rôle de seigneur comme un personnage deWalter-Scott. Monsieur recevait les hommages comme s’il se trouvaiten plein treizième siècle. J’ai entendu les filles, les femmes sedisant : – Quel joli seigneur nous avons&|160;! comme dans un chœurd’opéra-comique. Les Anciens discutaient entre eux la ressemblancede Calyste avec les du Guénic qu’ils avaient connus. Ah&|160;! lanoble et sublime Bretagne, quel pays de croyance et dereligion&|160;! Mais le progrès la guette, on y fait des ponts, desroutes&|160;; les idées viendront, et adieu le sublime. Les paysansne seront certes jamais ni si libres ni si fiers que je les ai vus,quand on leur aura prouvé qu’ils sont les égaux de Calyste, sitoutefois ils veulent le croire.

 » Après le poème de cette restauration pacifique et les contratssignés, nous avons quitté ce ravissant pays toujours fleuri, gai,sombre et désert tour à tour, et nous sommes venus agenouiller icinotre bonheur devant celle à qui nous le devons. Calyste et moinous éprouvions le besoin de remercier la postulante de laVisitation. En mémoire d’elle, il écartèlera son écu de celui desdes Touches qui est : parti coupé, tranché, taillé d’or et desinople . Il prendra l’un des aigles d’argent pour un de sessupports, et lui mettra dans le bec cette jolie devise de femme :Souviègne-vous&|160;! Nous sommes donc allés hier au couvent desdames de la Visitation où nous a menés l’abbé Grimont, un ami de lafamille du Guénic, qui nous a dit que votre chère Félicité, maman,était une sainte&|160;; elle ne peut pas être autre chose pour lui,puisque cette illustre conversion l’a fait nommer vicaire-généraldu diocèse.

 » Mademoiselle des Touches n’a pas voulu recevoir Calyste, etn’a vu que moi. Je l’ai trouvée un peu changée, pâlie et maigrie,elle m’a paru bien heureuse de ma visite. –  » Dis à Calyste,s’est-elle écriée tout bas, que c’est une affaire de conscience etd’obéissance si je ne le veux pas voir, car on me l’a permis&|160;;mais je préfère ne pas acheter ce bonheur de quelques minutes pardes mois de souffrance. Ah&|160;! si tu savais combien j’ai depeine à répondre quand on me demande : – A quoi pensez-vous&|160;?La maîtresse des novices ne peut pas comprendre l’étendue et lenombre des idées qui me passent par la tête comme des tourbillons.Par instants je revois l’Italie ou Paris avec tous leursspectacles, tout en pensant à Calyste qui, dit-elle avec cettefaçon poétique si admirable et que vous connaissez, est le soleilde ces souvenirs… J’étais trop vieille pour être acceptée auxCarmélites, et je me suis donnée à l’ordre de Saint-François deSales uniquement parce qu’il a dit :  » – Je vous déchausserai latête au lieu de vous déchausser les pieds&|160;!  » en se refusant àces austérités qui brisent le corps. C’est en effet la tête quipèche. Le saint évêque a donc bien fait de rendre sa règle austèrepour l’intelligence et terrible contre la volonté&|160;!… Voilà ceque je désirais, car ma tête est la vraie coupable, elle m’atrompée sur mon cœur jusqu’à cet âge fatal de quarante ans où sil’on est pendant quelques moments quarante fois plus heureuse queles jeunes femmes, on est plus tard cinquante fois plus malheureusequ’elles… Eh&|160;! bien, mon enfant, es-tu contente&|160;?m’a-t-elle demandé en cessant avec un visible plaisir de parlerd’elle. – Vous me voyez dans l’enchantement de l’amour et dubonheur&|160;! lui ai je répondu. – Calyste est aussi bon et naïfqu’il est noble et beau, m’a-t-elle dit gravement. Je t’aiinstituée mon héritière, tu possèdes, outre ma fortune, le doubleidéal que j’ai rêvé… Je m’applaudis de ce que j’ai fait, a-t-ellerepris après une pause. Maintenant, mon enfant, ne t’abuse pas.Vous avez facilement saisi le bonheur, vous n’aviez que la main àétendre, mais pense à le conserver. Quand tu ne serais venue icique pour en remporter les conseils de mon expérience, ton voyageserait bien payé. Calyste subit en ce moment une passioncommuniquée, tu ne l’as pas inspirée. Pour rendre ta félicitédurable, tâche, ma petite, d’unir ce principe au premier. Dansvotre intérêt à tous deux, essaie d’être capricieuse, soiscoquette, un peu dure, il le faut. Je ne te conseille pas d’odieuxcalculs, ni la tyrannie, mais la science. Entre l’usure et laprodigalité, ma petite, il y a l’économie. Sache prendrehonnêtement un peu d’empire sur Calyste. Voici les dernièresparoles mondaines que je prononcerai, je les tenais en réserve pourtoi, car j’ai tremblé dans ma conscience de t’avoir sacrifiée poursauver Calyste&|160;! attache-le bien à toi, qu’il ait des enfants,qu’il respecte en toi leur mère… Enfin, me dit-elle d’une voixémue, arrange-toi de manière à ce qu’il ne revoie jamaisBéatrix&|160;!…  » Ce nom nous a plongées toutes les deux dans unesorte de torpeur, et nous sommes restées les yeux dans les yeuxl’une de l’autre échangeant la même inquiétude vague.  » -Retournez-vous à Guérande&|160;? me demanda-t-elle. – Oui, luidis-je.

– Eh&|160;! bien, n’allez jamais aux Touches… J’ai eu tort devous donner ce bien. – Et pourquoi&|160;? – Enfant&|160;! lesTouches sont pour toi le cabinet de Barbe-Bleue, car il n’y a riende plus dangereux que de réveiller une passion qui dort.  »

 » Je vous donne en substance, chère mère, le sens de notreconversation. Si mademoiselle des Touches m’a fait beaucoup causer,elle m’a donné d’autant plus à penser que, dans l’enivrement de cevoyage et de mes séductions avec mons Calyste, j’avais oublié lagrave situation morale dont je vous parlais dans ma premièrelettre.

 » Après avoir bien admiré Nantes, une charmante et magnifiqueville, après être allés voir sur la place Bretagne l’endroit oùCharette est si noblement tombé, nous avons projeté de revenir parla Loire à Saint-Nazaire, puisque nous avions fait déjà par terrela route de Nantes à Guérande. Décidément, un bateau à vapeur nevaut pas une voiture. Le voyage en public est une invention dumonstre moderne, le Monopole. Trois jeunes dames de Nantes assezjolies se démenaient sur le pont atteintes de ce que j’ai appelé lekergarouëtisme, une plaisanterie que vous comprendrez quand je vousaurai peint les Kergarouët. Calyste s’est très-bien comporté. Envrai gentilhomme, il ne m’a pas affichée. Quoique satisfaite de sonbon goût, de même qu’un enfant à qui l’on a donné son premiertambour, j’ai pensé que j’avais une magnifique occasion d’essayerle système recommandé par Camille Maupin, car ce n’est certes pasla postulante qui m’avait parlé. J’ai pris un petit air boudeur, etCalyste s’en est très-gentiment alarmé. A cette demande : -Qu’as-tu&|160;?… jetée à mon oreille, j’ai répondu la vérité : – Jen’ai rien&|160;! Et j’ai bien reconnu là le peu de succèsqu’obtient d’abord la Vérité. Le mensonge est une arme décisivedans les cas où la célérité doit sauver les femmes et les empires.Calyste est devenu très-pressant, très-inquiet. Je l’ai mené àl’avant du bateau, dans un tas de cordages&|160;; et là, d’une voixpleine d’alarmes, sinon de larmes, je lui ai dit les malheurs, lescraintes d’une femme dont le mari se trouve être le plus beau deshommes&|160;!…  » – Ah&|160;! Calyste, me suis-je écriée, il y adans notre union un affreux malheur, vous ne m’avez pas aimée, vousne m’avez pas choisie&|160;! Vous n’êtes pas resté planté sur vospieds comme une statue en me voyant pour la première fois&|160;!C’est mon cœur, mon attachement, ma tendresse qui sollicitent votreaffection, et vous me punirez quelque jour de vous avoir apportémoi-même les trésors de mon pur, de mon involontaire amour de jeunefille&|160;!… Je devrais être mauvaise, coquette, et je ne me senspas de force contre vous… Si cette horrible femme, qui vous adédaigné, se trouvait à ma place ici, vous n’auriez pas aperçu cesdeux affreuses bretonnes, que l’octroi de Paris classerait parmi lebétail…  » Calyste, ma mère, a eu deux larmes dans les yeux, ils’est retourné pour me les cacher, il a vu la Basse-Indre, et acouru dire au capitaine de nous y débarquer.

 » On ne tient pas contre de telles réponses, surtout quand ellessont accompagnées d’un séjour de trois heures dans une chétiveauberge de la Basse-Indre, où nous avons déjeuné de poisson fraisdans une petite chambre comme en peignent les peintres de genre, etpar les fenêtres de laquelle on entendait mugir les forges d’Indretà travers la belle nappe de la Loire. En voyant comment tournaientles expériences de l’Expérience, je me suis écriée : – Ah&|160;!chère Félicité&|160;!… Calyste, incapable de soupçonner lesconseils de la religieuse et la duplicité de ma conduite, a fait undivin calembour&|160;; il m’a coupé la parole en me répondant : -Gardons-en le souvenir&|160;? nous enverrons un artiste pour copierce paysage. Non, j’ai ri, chère maman, à déconcerter Calyste et jel’ai vu bien près de se fâcher. – Mais, lui dis-je, il y a de cepaysage, de cette scène, un tableau dans mon cœur qui ne s’effacerajamais, et d’une couleur inimitable.

 » Ah&|160;! ma mère, il m’est impossible de mettre ainsi lesapparences de la guerre ou de l’inimitié dans mon amour. Calystefera de moi tout ce qu’il voudra. Cette larme est la première, jepense, qu’il m’ait donnée, ne vaut-elle pas mieux que la secondedéclaration de nos droits&|160;?… Une femme sans cœur seraitdevenue dame et maîtresse après la scène du bateau, moi, je me suisreperdue. D’après votre système, plus je deviens femme, plus je mefais fille , car je suis affreusement lâche avec le bonheur, je netiens pas contre un regard de mon seigneur. Non&|160;! je nem’abandonne pas à son amour, je m’y attache comme une mère presseson enfant contre son sein en craignant quelque malheur.

III.

DE LA MEME A LA MEME.

Juillet, Guérande.

 » Ah&|160;! chère maman, au bout de trois mois connaître lajalousie. Voilà mon cœur bien complet, j’y sens une haine profondeet un profond amour&|160;! Je suis plus que trahie, je ne suis pasaimée&|160;!… Suis-je heureuse d’avoir une mère, un cœur où jepuisse crier à mon aise&|160;!… Nous autres femmes, qui sommesencore un peu jeunes filles, il suffit qu’on nous dise :  » Voiciune clef tachée de sang, au milieu de toutes celles de votrepalais, entrez partout, jouissez de tout, mais gardez-vous d’alleraux Touches&|160;!  » pour que nous entrions là, les pieds chauds,les yeux allumés de la curiosité d’Eve. Quelle irritationmademoiselle des Touches avait mise dans mon amour&|160;! Maisaussi pourquoi m’interdire les Touches&|160;? Qu’est-ce qu’unbonheur comme le mien qui dépendrait d’une promenade, d’un séjourdans un bouge de Bretagne&|160;? Et qu’ai-je à craindre&|160;?Enfin, joignez aux raisons de madame Barbe-Bleue le désir qui mordtoutes les femmes de savoir si leur pouvoir est précaire ou solide,et vous comprendrez comment un jour j’ai demandé d’un petit airindifférent :  » – Qu’est-ce que les Touches&|160;? – Les Touchessont à vous, m’a dit ma divine belle-mère. – Si Calyste n’avaitjamais mis le pied aux Touches&|160;!… s’écria ma tante Zéphirineen hochant la tête. – Mais il ne serait pas mon mari, dis-je à matante. – Vous savez donc ce qui s’y est passé&|160;? m’a répliquéfinement ma belle-mère. – C’est un lieu de perdition, a ditmademoiselle de Pen-Hoël, mademoiselle des Touches y a fait biendes péchés dont elle demande maintenant pardon à Dieu. – Celan’a-t-il pas sauvé l’âme de cette noble fille, et fait la fortuned’un couvent&|160;? s’est écrié le chevalier du Halga, l’abbéGrimont m’a dit qu’elle avait donné cent mille francs aux dames dela Visitation. – Voulez-vous aller aux Touches&|160;? m’a demandéma belle-mère, ça vaut la peine d’être vu. – Non&|160;! non, « ai-je dit vivement. Cette petite scène ne vous semble-t-elle pasune page de quelque drame diabolique&|160;? elle est revenue sousvingt prétextes. Enfin, ma belle-mère m’a dit :. – Je comprendspourquoi vous n’allez pas aux Touches, vous avez raison. « Oh&|160;! vous avouerez, maman, que ce coup de poignardinvolontairement donné vous aurait décidée à savoir si votrebonheur reposait sur des bases si frêles, qu’il dût périr sous telou tel lambris. Il faut rendre justice à Calyste, il ne m’a jamaisproposé de visiter cette chartreuse devenue son bien. Nous sommesdes créatures dénuées de sens, dès que nous aimons&|160;; car cesilence, cette réserve m’ont piquée, et je lui ai dit un jour :  » -Que crains-tu donc de voir aux Touches que toi seul n’en parlespas&|160;?… – Allons-y,  » dit-il.

J’ai donc été prise comme toutes les femmes qui veulent selaisser prendre, et qui s’en remettent au hasard pour dénouer lenœud gordien de leur indécision. Et nous sommes allés aux Touches.C’est charmant, c’est d’un goût profondément artiste, et je meplais dans cet abîme où mademoiselle des Touches m’avait tantdéfendu d’aller. Toutes les fleurs vénéneuses sont charmantes,Satan les a semées, car il y a les fleurs du diable et les fleursde Dieu&|160;! nous n’avons qu’à rentrer en nous-mêmes pour voirqu’ils ont créé le monde de moitié. Quelles acres délices danscette situation où je jouais non pas avec le feu, mais avec lescendres&|160;!… J’étudiais Calyste, il s’agissait de savoir si toutétait bien éteint, et je veillais aux courants d’air,croyez-moi&|160;! J’épiais son visage en allant de pièce en pièce,de meuble en meuble, absolument comme les enfants qui cherchent unobjet caché. Calyste m’a paru pensif, mais j’ai cru d’abord avoirvaincu. Je me suis sentie assez forte pour parler de madame deRochefide que, depuis l’aventure du rocher au Croisic, j’appelleRocheperfide. Enfin nous sommes allés voir le fameux buis où s’estarrêtée Béatrix quand il l’a jetée à la mer pour qu’elle ne fût àpersonne. –  » Elle doit être bien légère pour être restée là, ai-jedit en riant. Calyste a gardé le silence. – Respectons les morts,ai-je dit en continuant. Calyste est resté silencieux. – T’ai-jedéplu&|160;? – Non, mais cesse de galvaniser cette passion, a-t-ilrépondu.  » Quel mot&|160;!… Calyste, qui m’en a vu triste, aredoublé de soins et de tendresse pour moi.

Août.

 » J’étais, hélas&|160;! au fond de l’abîme, et je m’amusais,comme les innocentes de tous les mélodrames, à y cueillir desfleurs. Tout à coup une pensée horrible a chevauché dans monbonheur, comme le cheval de la ballade allemande. J’ai cru devinerque l’amour de Calyste s’agrandissait de ses réminiscences, qu’ilreportait sur moi les orages que je ravivais, en lui rappelant lescoquetteries de cette affreuse Béatrix. Cette nature malsaine etfroide, persistante et molle, qui tient du mollusque et du corail,ose s’appeler Béatrix&|160;!… Déjà&|160;! ma chère mère, me voilàforcée d’avoir l’oeil à un soupçon quand mon cœur est tout àCalyste, et n’est-ce pas une grande catastrophe que l’oeil l’aitemporté sur le cœur, que le soupçon enfin se soit trouvéjustifié&|160;? Voici comment. –  » Ce lieu m’est cher, ai je dit àCalyste un matin, car je lui dois mon bonheur, aussi te pardonné-jede me prendre quelquefois pour une autre…  » Ce loyal Breton arougi, je lui ai sauté au cou, mais j’ai quitté les Touches, et jen’y reviendrai jamais.

 » A la force de la haine qui me fait souhaiter la mort de madamede Rochefide, oh&|160;! mon Dieu naturellement d’une fluxion depoitrine, d’un accident quelconque, j’ai reconnu l’étendue, lapuissance de mon amour pour Calyste. Cette femme est venue troublermon sommeil, je la vois en rêve, dois-je donc la rencontrer&|160;?…Ah&|160;! la postulante de la Visitation avait raison&|160;!… LesTouches sont un lieu fatal, Calyste y a retrouvé ses impressions,elles sont plus fortes que les délices de notre amour. Sachez, machère mère, si madame de Rochefide est à Paris, car alors jeresterai dans nos terres de Bretagne. Pauvre mademoiselle desTouches qui se repent maintenant de m’avoir fait habiller enBéatrix pour le jour du contrat, afin de faire réussir son plan, sielle apprenait jusqu’à quel point je viens d’être prise pour notreodieuse rivale&|160;?… que dirait-elle&|160;! Mais c’est uneprostitution&|160;! je ne suis plus moi, j’ai honte. Je suis enproie à une envie furieuse de fuir Guérande et les sables duCroisic.

25 août.

 » Décidément, je retourne aux ruines du Guénic. Calyste, assezinquiet de mon inquiétude, m’emmène. Ou il connaît peu le mondes’il ne devine rien, ou s’il sait la cause de ma fuite, il nem’aime pas. Je tremble tant de trouver une affreuse certitude si jela cherche, que je me mets, comme les enfants, les mains devant lesyeux pour ne pas entendre une détonation. Oh&|160;! ma mère, je nesuis pas aimée du même amour que je me sens au cœur. Calyste estcharmant, c’est vrai&|160;; mais quel homme, à moins d’être unmonstre, ne serait pas, comme Calyste, aimable et gracieux, enrecevant toutes les fleurs écloses dans l’âme d’une jeune fille devingt ans, élevée par vous, pure comme je le suis, aimante, et quebien des femmes vous ont dit être belle…

Au Guénic, 18 septembre.

 » L’a-t-il oubliée&|160;? Voilà l’unique pensée qui retentitcomme un remords dans mon âme&|160;! Ah&|160;! chère maman, toutesles femmes ont-elles eu comme moi des souvenirs à combattre&|160;?…On ne devrait marier que des jeunes gens innocents à des jeunesfilles pures&|160;! Mais c’est une décevante utopie, il vaut mieuxavoir sa rivale dans le passé que dans l’avenir. Ah&|160;!plaignez-moi, ma mère, quoiqu’en ce moment je sois heureuse,heureuse comme une femme qui a peur de perdre son bonheur et quis’y accroche&|160;!… Une manière de le tuer quelquefois, ditClotilde.

 » Je m’aperçois que depuis cinq mois je ne pense qu’à moi,c’est-à-dire à Calyste. Dites à ma sœur Clotilde que ses tristessagesses me reviennent parfois, elle est bien heureuse d’êtrefidèle à un mort, elle ne craint plus de rivale. J’embrasse machère Athénaïs, je vois que Juste en est fou, d’après ce que vousm’en dites dans votre dernière lettre, il a peur qu’on ne la luidonne pas. Cultivez cette crainte comme une fleur précieuse.Athénaïs sera la maîtresse, et moi qui tremblais de ne pas obtenirCalyste de lui-même, je serai servante. Mille tendresses, chèremaman. Ah&|160;! si mes terreurs n’étaient pas vaines, CamilleMaupin m’aurait vendu sa fortune bien cher. Mes affectueux respectsà mon père.  »

Ces lettres expliquent parfaitement la situation secrète de lafemme et du mari. Si pour Sabine son mariage était un mariaged’amour, Calyste y voyait un mariage de convenance, et les joies dela lune de miel n’avaient pas obéi tout à fait au système légal dela communauté. Pendant le séjour des deux mariés en Bretagne, lestravaux de restauration, les dispositions et l’ameublement del’hôtel du Guénic avaient été conduits par le célèbre architecteGrindot, sous la surveillance de Clotilde, de la duchesse et du ducde Grandlieu. Toutes les mesures avaient été prises pour qu’au moisde décembre 1838, le jeune ménage pût revenir à Paris. Sabines’installa donc rue de Bourbon avec plaisir, moins pour jouer à lamaîtresse de maison que pour savoir ce que sa famille penserait deson mariage. Calyste, en bel indifférent, se laissa guidervolontiers dans le monde par sa belle-sœur Clotilde, et par sabelle-mère, qui lui surent gré de cette obéissance. Il y obtint laplace due à son nom, à sa fortune et à son alliance. Le succès desa femme, comptée comme une des plus charmantes, les distractionsque donne la haute société, les devoirs à remplir, les amusementsde l’hiver à Paris, rendirent un peu de force au bonheur du ménageen y produisant à la fois des excitants et des intermèdes. Sabine,trouvée heureuse par sa mère et sa sœur qui virent dans la froideurde Calyste un effet de son éducation anglaise, abandonna ses idéesnoires&|160;; elle entendit envier son sort par tant de jeunesfemmes mal mariées, qu’elle renvoya ses terreurs au pays deschimères. Enfin la grossesse de Sabine compléta les garantiesoffertes par cette union du genre neutre, une de celles dontaugurent bien les femmes expérimentées. En octobre 1839, la jeunebaronne du Guénic eut un fils et fit la folie de le nourrir, selonle calcul de toutes les femmes en pareil cas. Comment ne pas êtreentièrement mère quand on a eu son enfant d’un mari vraimentidolâtré&|160;? Vers la fin de l’été suivant, en août 1840, Sabineétait donc encore nourrice. Pendant un séjour de deux ans à Paris,Calyste s’était tout à fait dépouillé de cette innocence dont lesprestiges avaient décoré ses débuts dans le monde de la passion.Calyste s’était lié naturellement avec le jeune duc Georges deMaufrigneuse marié comme lui nouvellement à une héritière, Berthede Cinq-Cygne&|160;; avec le vicomte Savinien de Portenduère, avecle duc et la duchesse de Rhétoré, le duc et la duchesse deLenoncourt-Chaulieu, avec tous les habitués du salon de sabelle-mère. La Richesse a des heures funestes, des oisivetés queParis sait, plus qu’aucune autre capitale, amuser, charmer,intéresser. Au contact de ces jeunes maris qui laissaient les plusnobles, les plus belles créatures pour les délices du cigare et duwhist, pour les sublimes conversations du club, ou pour lespréoccupations du turf , bien des vertus domestiques furentatteintes chez le jeune gentilhomme breton. Le maternel désir d’unefemme qui ne veut pas ennuyer son mari, vient toujours en aide auxdissipations des jeunes mariés. Une femme est si fière de voirrevenir à elle un homme à qui elle laisse toute saliberté&|160;!…

Un soir, en octobre de cette année, pour fuir les cris d’unenfant en sevrage, Calyste, à qui Sabine ne pouvait pas voir sansdouleur un pli au front, alla conseillé par elle aux Variétés oùl’on donnait une pièce nouvelle. Le valet de chambre chargé delouer une stalle à l’orchestre l’avait prise assez près de cettepartie de la salle appelée l’avant-scène. Au premier entr’acte, enregardant autour de lui, Calyste aperçut, dans une des deux logesd’avant-scène, au rez-de-chaussée, à quatre pas de lui, madame deRochefide.

Béatrix à Paris&|160;! Béatrix en public&|160;! ces deux idéestraversèrent le cœur de Calyste comme deux flèches. La revoir aprèstrois ans bientôt&|160;! Comment expliquer le bouleversement qui sefit dans l’âme d’un amant qui, loin d’oublier, avait quelquefois sibien épousé Béatrix dans sa femme, que sa femme s’en étaitaperçu&|160;! A qui peut-on expliquer que le poème d’un amourperdu, méconnu, mais toujours vivant dans le cœur du mari deSabine, y rendit obscures les suavités conjugales, la tendresseineffable de la jeune épouse. Béatrix devint la lumière, le jour,le mouvement, la vie et l’inconnu&|160;; tandis que Sabine fut ledevoir, les ténèbres, le prévu&|160;! L’une fut en un moment leplaisir, et l’autre l’ennui. Ce fut un coup de foudre. Dans saloyauté, le mari de Sabine eut la noble pensée de quitter la salle.A la sortie de l’orchestre, il vit la porte de la logeentr’ouverte, et ses pieds l’y menèrent en dépit de sa volonté. Lejeune Breton y trouva Béatrix entre deux hommes des plusdistingués, Canalis et Nathan, un homme politique et un hommelittéraire. Depuis bientôt trois ans que Calyste ne l’avait vue,madame de Rochefide avait étonnamment changé&|160;; mais, quoiquesa métamorphose eût atteint la femme, elle devait n’en être queplus poétique et plus attrayante pour Calyste. Jusqu’à l’âge detrente ans, les jolies femmes de Paris ne demandent qu’un vêtementà la toilette&|160;; mais en passant sous le porche fatal de latrentaine, elles cherchent des armes, des séductions, desembellissements dans les chiffons&|160;; elles se composent desgrâces, elles y trouvent des moyens, elles y prennent un caractère,elles s’y rajeunissent, elles étudient les plus légers accessoires,elles passent enfin de la nature à l’art. Madame de Rochefidevenait de subir les péripéties du drame qui, dans cette histoiredes mœurs françaises au XIXe siècle, s’appelle la Femme Abandonnée.Elle avait été quittée la première par Conti&|160;; naturellementelle était devenue une grande artiste en toilette, en coquetterieet en fleurs artificielles.

– Comment Conti n’est-il pas ici&|160;? demanda tout bas Calysteà Canalis après avoir fait les salutations banales par lesquellescommencent les entrevues les plus solennelles quand elles ont lieupubliquement.

L’ancien grand poète du Faubourg-Saint-Germain, deux foisministre et redevenu pour la quatrième fois un orateur aspirant àquelque nouveau ministère, se mit significativement un doigt surles lèvres. Ce geste expliqua tout.

– Je suis bien heureuse de vous voir, dit chattement Béatrix àCalyste. Je me disais en vous reconnaissant là, sans être aperçuetout d’abord, que vous ne me renieriez pas, vous&|160;! – Ah&|160;!mon Calyste, pourquoi vous êtes-vous marié&|160;? lui dit-elle àl’oreille, et avec une petite sotte encore&|160;!…

Dès qu’une femme parle à l’oreille d’un nouveau venu dans saloge en le faisant asseoir à côté d’elle, les gens du monde onttoujours un prétexte pour la laisser seule avec lui.

– Venez vous, Nathan&|160;? dit Canalis. Madame la marquise mepermettra d’aller dire un mot à d’Arthez, que je vois avec laprincesse de Cadignan, il s’agit d’une combinaison de tribune pourla séance de demain.

Cette sortie de bon goût permit à Calyste de se remettre du chocqu’il venait de subir&|160;; mais il acheva de perdre son esprit etsa force en aspirant la senteur, pour lui charmante et vénéneuse,de la poésie composée par Béatrix. Madame de Rochefide, devenueosseuse et filandreuse, dont le teint s’était presque décomposé,maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri sesruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses del’Article-Paris. Elle avait imaginé, comme toutes les femmesabandonnées, de se donner l’air vierge, en rappelant, par beaucoupd’étoffes blanches, les filles en a d’Ossian, si poétiquementpeintes par Girodet. Sa chevelure blonde enveloppait sa figureallongée par des flots de boucles où ruisselaient les clartés de larampe attirées par le luisant d’une huile parfumée. Son front pâleétincelait. Elle avait mis imperceptiblement du rouge dont l’éclattrompait l’oeil sur la blancheur fade de son teint refait à l’eaude son. Une écharpe d’une finesse à faire douter que des hommeseussent ainsi travaillé la soie, était tortillée à son cou demanière à en diminuer la longueur, à le cacher, à ne laisser voirqu’imparfaitement des trésors habilement sertis par le corset. Sataille était un chef-d’œuvre de composition. Quant à sa pose, unmot suffit, elle valait toute la peine qu’elle avait prise à lachercher. Ses bras maigris, durcis, paraissaient à peine sous lesbouffants à effets calculés de ses manches larges. Elle offrait cemélange de lueurs et de soieries brillantes, de gaze et de cheveuxcrêpés, de vivacité, de calme et de mouvement, qu’on a nommé le jene sais quoi . Tout le monde sait en quoi consiste le je ne saisquoi . C’est beaucoup d’esprit, de goût et d’envie de plaire.Béatrix était donc une pièce à décor, à changement etprodigieusement machinée. La représentation de ces féeries qui sontaussi très-habilement dialoguées rend fous les hommes doués defranchise, car ils éprouvent par la loi des contrastes un désireffréné de jouer avec les artifices. C’est faux et entraînant,c’est cherché, mais agréable, et certains hommes adorent ces femmesqui jouent à la séduction comme on joue aux cartes. Voici pourquoi.Le désir de l’homme est un syllogiste qui conclut de cette scienceextérieure aux secrets théorèmes de la volupté. L’esprit se ditsans parole : – Une femme qui sait se créer si belle doit avoir debien autres ressources dans la passion. Et c’est vrai. Les femmesabandonnées sont celles qui aiment, les conservatrices sont cellesqui savent aimer. Or si cette leçon d’Italien avait été cruellepour l’amour-propre de Béatrix, elle appartenait à une nature tropnaturellement artificieuse pour ne pas en profiter.

– Il ne s’agit pas de vous aimer, disait-elle quelques instantsavant que Calyste n’entrât, il faut vous tracasser quand nous voustenons, là est le secret de celles qui veulent vous conserver. Lesdragons gardiens des trésors sont armés de griffes etd’ailes&|160;!…

– On ferait un sonnet de votre pensée, avait répondu Canalis aumoment où Calyste se montra.

En un seul regard, Béatrix devina l’état de Calyste, elleretrouva fraîches et rouges les marques du collier qu’elle luiavait mis aux Touches. Calyste, blessé du mot dit sur sa femme,hésitait entre sa dignité de mari, la défense de Sabine, et uneparole dure à jeter dans un cœur d’où s’exhalaient pour lui tant desouvenirs, un cœur qu’il croyait saignant encore. Cette hésitation,la marquise l’observait, elle n’avait dit ce mot que pour savoirjusqu’où s’étendait son empire sur Calyste&|160;; en le voyant sifaible, elle vint à son secours pour le tirer d’embarras.

– Eh&|160;! bien, mon ami, vous me trouvez seule, dit-elle quandles deux courtisans furent partis, oui, seule au monde&|160;!…

– Vous n’avez donc pas pensé à moi&|160;?… dit Calyste.

– Vous&|160;! répondit elle, n’êtes-vous pas marié&|160;?… Cefut une de mes douleurs au milieu de celles que j’ai subies, depuisque nous ne nous sommes vus. Non-seulement, me suis-je dit, jeperds l’amour, mais encore une amitié que je croyais être bretonne.On s’accoutume à tout. Maintenant je souffre moins, mais je suisbrisée. Voici depuis long-temps le premier épanchement de mon cœur.Obligée d’être fière devant les indifférents, arrogante comme si jen’avais pas failli devant les gens qui me font la cour, ayant perduma chère Félicité, je n’avais pas une oreille où jeter ce mot : -Je souffre&|160;! Aussi maintenant puis-je vous dire quelle a étémon angoisse en vous voyant à quatre pas de moi sans être reconnuepar vous, et quelle est ma joie en vous voyant près de moi… Oui,dit-elle en répondant à un geste de Calyste, c’est presque de lafidélité&|160;! Voilà les malheureux&|160;? un rien, une visite esttout pour eux. Ah&|160;! vous m’avez aimée, vous, comme je méritaisde l’être par celui qui s’est plu à fouler aux pieds tous lestrésors que j’y versais&|160;! Et, pour mon malheur, je ne sais pasoublier, j’aime, et je veux être fidèle à ce passé qui ne reviendrajamais.

En disant cette tirade, improvisée déjà cent fois, elle jouaitde la prunelle de manière à doubler par le geste l’effet desparoles qui semblaient arrachées du fond de son âme par la violenced’un torrent long-temps contenu. Calyste, au lieu de parler, laissacouler les larmes qui lui roulaient dans les yeux, Béatrix lui pritla main, la lui serra, le fit pâlir.

– Merci, Calyste&|160;! merci, mon pauvre enfant, voilà commentun véritable ami répond à la douleur d’un ami&|160;!… Nous nousentendons. Tenez, n’ajoutez pas un mot&|160;!… allez-vous-en, l’onnous regarde, et vous pourriez faire du chagrin à votre femme, si,par hasard, on lui disait que nous nous sommes vus, quoique bieninnocemment, à la face de mille personnes… Adieu, je suis forte,voyez vous&|160;!…

Elle s’essuya les yeux en faisant ce que dans la rhétorique desfemmes on doit appeler une antithèse en action.

– Laissez-moi rire du rire des damnés avec les indifférents quim’amusent, reprit-elle. Je vois des artistes, des écrivains, lemonde que j’ai connu chez notre pauvre Camille Maupin, qui certes apeut être eu raison&|160;! Enrichir celui qu’on aime, etdisparaître en se disant :  » Je suis trop vieille pour lui, c’estfinir en martyre. Et c’est ce qu’il y a de mieux quand on ne peutpas finir en vierge.  »

Et elle se mit à rire, comme pour détruire l’impression tristequ’elle avait dû donner à son ancien adorateur.

– Mais, dit Calyste, où puis-je vous aller voir&|160;?

– Je me suis cachée rue de Chartres, devant le parc de Monceaux,dans un petit hôtel conforme à ma fortune, et je m’y bourre la têtede littérature, mais pour moi seule, pour me distraire. Dieu megarde de la manie de ces dames&|160;!… Allez, sortez, laissez-moi,je ne veux pas occuper de moi le monde, et que ne dirait-on pas ennous voyant&|160;? D’ailleurs, tenez, Calyste, si vous restiezencore un instant, je pleurerais tout à fait.

Calyste se retira, mais après avoir tendu la main à Béatrix, etavoir éprouvé pour la seconde fois la sensation profonde, étrange,d’une double pression pleine de chatouillements séducteurs.

– Mon Dieu&|160;? Sabine n’a jamais su me remuer le cœur ainsi,fut une pensée qui l’assaillit dans le corridor.

Pendant le reste de la soirée, la marquise de Rochefide ne jetapas trois regards directs à Calyste&|160;; mais il y eut desregards de côté qui furent autant de déchirements d’âme pour unhomme tout entier à son premier amour repoussé.

Quand le baron du Guénic se trouva chez lui, la splendeur de sesappartements le fit songer à l’espèce de médiocrité dont avaitparlé Béatrix, et il prit sa fortune en haine de ce qu’elle neprouvait appartenir à l’ange déchu. Quand il apprit que Sabineétait depuis long-temps couchée, il fut fort heureux de se trouverriche d’une nuit pour vivre avec ses émotions. Il maudit alors ladivination que l’amour donnait à Sabine. Lorsqu’un mari paraventure, est adoré de sa femme, elle lit sur ce visage comme dansun livre, elle connaît les moindres tressaillements des muscles,elle sait d’où vient le calme, elle se demande compte de la pluslégère tristesse, et recherche si c’est elle qui la cause&|160;;elle étudie les yeux, pour elle les yeux se teignent de la penséedominante, ils aiment ou ils n’aiment pas. Calyste se savaitl’objet d’un culte si profond, si naïf, si jaloux, qu’il douta depouvoir se composer une figure discrète sur le changement survenudans son moral.

– Comment ferai-je, demain matin&|160;?… se dit-il ens’endormant, et redoutant l’espèce d’inspection à laquelle selivrait Sabine.

En abordant Calyste, et même parfois dans la journée, Sabine luidemandait :  » – M’aimes-tu toujours&|160;?  » ou bien :  » – Je net’ennuie pas&|160;?  » Interrogations gracieuses, variées selon lecaractère ou l’esprit des femmes, et qui cachent leurs angoisses oufeintes ou réelles.

Il vient à la surface des cœurs les plus nobles et les plus pursdes boues soulevées par les ouragans. Ainsi, le lendemain matin,Calyste, qui certes aimait son enfant, tressaillit de joie enapprenant que Sabine guettait la cause de quelques convulsions encraignant le croup et qu’elle ne voulait pas quitter le petitCalyste. Le baron prétexta d’une affaire et sortit en évitant dedéjeuner à la maison. Il s’échappa comme s’échappent lesprisonniers, heureux d’aller à pied, de marcher par le pont LouisXVI et les Champs-Elysées, vers un café du boulevard où il se plutà déjeuner en garçon.

Qu’y a-t-il donc dans l’amour&|160;? La nature regimbe-t-ellesous le joug social&|160;? La nature veut-elle que l’élan de la viedonnée soit spontané, libre, que ce soit le cours d’un torrentfougueux, brisé par les rochers de la contradiction, de lacoquetterie, au lieu d’être une eau coulant tranquillement entreles deux rives de la Mairie, de l’Eglise&|160;? A-t-elle sesdesseins quand elle couve ces éruptions volcaniques auxquelles sontdus les grands hommes peut-être&|160;? Il eût été difficile detrouver un jeune homme élevé plus saintement que Calyste, de mœursplus pures, moins souillé d’irréligion, et il bondissait vers unefemme indigne de lui, quand un clément, un radieux hasard lui avaitprésenté dans la baronne du Guénic une jeune fille d’une beautévraiment aristocratique, d’un esprit fin et délicat, pieuse,aimante et attachée uniquement à lui, d’une douceur angéliqueencore attendrie par l’amour, par un amour passionné malgré lemariage, comme l’était le sien pour Béatrix. Peut-être les hommesles plus grands ont-ils gardé dans leur constitution un peud’argile, la fange leur plaît encore. L’être le moins imparfaitserait donc alors la femme, malgré ses fautes et ses déraisons.Néanmoins madame de Rochefide, au milieu du cortége de prétentionspoétiques qui l’entourait, et malgré sa chute, appartenait à laplus haute noblesse, elle offrait une nature plus éthérée quefangeuse, et cachait la courtisane qu’elle se proposait d’être sousles dehors les plus aristocratiques. Ainsi, cette explication nerendrait pas compte de l’étrange passion de Calyste. Peut-être entrouverait-on la raison dans une vanité si profondément enterréeque les moralistes n’ont pas encore découvert ce côté du vice. Ilest des hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux commeCalyste, riches et distingués, bien élevés, qui se fatiguent, àleur insu peut-être, d’un mariage avec une nature semblable à laleur, des êtres dont la noblesse ne s’étonne pas de la noblesse,que la grandeur et la délicatesse toujours consonnant à la leur,laissent dans le calme et qui vont chercher auprès des naturesinférieures ou tombées la sanction de leur supériorité, sitoutefois ils ne vont pas leur mendier des éloges. Le contraste dela décadence morale et du sublime divertit leurs regards. Le purbrille tant dans le voisinage de l’impur&|160;! Cette contradictionamuse. Calyste n’avait rien à protéger dans Sabine, elle étaitirréprochable, les forces perdues de son cœur allaient toutesvibrer chez Béatrix. Si des grands hommes ont joué sous nos yeux cerôle de Jésus relevant la femme adultère, pourquoi les gensordinaires seraient-il plus sages&|160;?

Calyste atteignit à l’heure de deux heures en vivant sur cettephrase : Je vais la revoir&|160;! un poème qui souvent a défrayédes voyages de sept cents lieues&|160;!… Il alla d’un pas lestejusqu’à la rue de Courcelles, il reconnut la maison quoiqu’il nel’eût jamais vue, et il resta, lui, le gendre du duc de Grandlieu,lui riche, lui noble comme les Bourbons, au bas de l’escalier,arrêté par la question d’un vieux valet.

– Le nom de monsieur&|160;?

Calyste comprit qu’il devait laisser à Béatrix son librearbitre, et il examina le jardin, les murs ondés par les liguesnoires et jaunes que produisent les pluies sur les plâtres deParis.

Madame de Rochefide, comme presque toutes les grandes dames quirompent leur chaîne, s’était enfuie en laissant à son mari safortune, elle n’avait pas voulu tendre la main à son tyran. Conti,mademoiselle des Touches avaient évité les ennuis de la viematérielle à Béatrix, à qui sa mère fit d’ailleurs à plusieursreprises passer quelques sommes. En se trouvant seule, elle futobligée à des économies assez rudes pour une femme habituée auluxe. Elle avait donc grimpé sur le sommet de la colline où s’étalele parc de Monceaux, et s’était réfugiée dans une ancienne petitemaison de grand seigneur située sur la rue, mais accompagnée d’uncharmant petit jardin, et dont le loyer ne dépassait pas dix-huitcents francs. Néanmoins, toujours servie par un vieux domestique,par une femme de chambre et par une cuisinière d’Alençon attachés àson infortune, sa misère aurait constitué l’opulence de bien desbourgeoises ambitieuses. Calyste monta par un escalier dont lesmarches en pierre avaient été poncées et dont les paliers étaientpleins de fleurs. Au premier étage le vieux valet ouvrit, pourintroduire le baron dans l’appartement, une double porte en veloursrouge, à losanges de soie ronge et à clous dorés. La soie, levelours tapissaient les pièces par lesquelles Calyste passa. Destapis de couleurs sérieuses, des draperies entrecroisées auxfenêtres, les portières, tout à l’intérieur contrastait avec lamesquinerie de l’extérieur mal entretenu par le propriétaire.Calyste attendit Béatrix dans un salon d’un style sobre, où le luxes’était fait simple. Cette pièce, tendue de velours couleur grenatrehaussé par des soieries d’un jaune mat, à tapis rouge foncé, dontles fenêtres ressemblaient à des serres, tant les fleurs abondaientdans les jardinières, était éclairée par un jour si faible qu’àpeine Calyste vit-il sur la cheminée deux vases en vieux céladonrouge, entre lesquels brillait une coupe d’argent attribuée àBenvenuto Cellini, rapportée d’Italie par Béatrix. Les meubles enbois doré garnis en velours, les magnifiques consoles sur unedesquelles était une pendule curieuse, la table à tapis de Perse,tout attestait une ancienne opulence dont les restes avaient étébien disposés. Sur un petit meuble, Calyste aperçut des bijoux, unlivre commencé dans lequel scintillait le manche orné de pierreriesd’un poignard qui servait de coupoir, symbole de la critique.Enfin, sur le mur, dix aquarelles richement encadrées, qui toutesreprésentaient les chambres à coucher des diverses habitations oùsa vie errante avait fait séjourner Béatrix, donnaient la mesured’une impertinence supérieure.

Le froufrou d’une robe de soie annonça l’infortunée qui semontra dans une toilette étudiée, et qui certes aurait dit à unroué qu’on l’attendait. La robe, taillée en robe de chambre pourlaisser entrevoir un coin de la blanche poitrine, était en moiregris-perle, à grandes manches ouvertes d’où les bras sortaientcouverts d’une double manche à bouffants divisés par des lisérés,et garnie de dentelles au bout. Les beaux cheveux que le peigneavait fait foisonner s’échappaient de dessous un bonnet de dentelleet de fleurs. – Déjà&|160;?… dit-elle en souriant. Un amantn’aurait pas un tel empressement. Vous avez des secrets à me dire,n’est-ce pas&|160;?

Et elle se posa sur une causeuse invitant par un geste Calyste àse mettre près d’elle. Par un hasard cherché peut-être (car lesfemmes ont deux mémoires, celle des anges et celle des démons),Béatrix exhalait le parfum dont elle se servait aux Touches lors desa rencontre avec Calyste. La première aspiration de cette odeur,le contact de cette robe, le regard de ces yeux qui, dans cedemi-jour attiraient la lumière pour la renvoyer, tout fit perdrela tête à Calyste. Le malheureux retrouva cette violence qui déjàfaillit tuer Béatrix&|160;; mais, cette fois, la marquise était aubord d’une causeuse, et non de l’Océan, elle se leva pour allersonner, en posant un doigt sur ses lèvres A ce signe, Calysterappelé à l’ordre se contint, il comprit que Béatrix n’avait aucuneintention belliqueuse.

– Antoine, je n’y suis pour personne, dit-elle au vieuxdomestique. Mettez du bois dans le feu. – Vous voyez, Calyste, queje vous traite en ami, reprit-elle avec dignité quand le vieillardfut sorti, ne me traitez pas en maîtresse. J’ai deux observations àvous faire. D’abord, je ne me disputerais pas sottement à un hommeaimé&|160;; puis je ne veux plus être à aucun homme au monde, carj’ai cru, Calyste, être aimée par une espèce de Rizzio qu’aucunengagement n’enchaînait, par un homme entièrement libre, et vousvoyez où cet entraînement fatal m’a conduite&|160;? Vous, vous êtessous l’empire du plus saint des devoirs, vous avez une femme jeune,aimable, délicieuse&|160;; enfin, vous êtes père. Je serais, commevous l’êtes, sans excuse et nous serions deux fous…

– Ma chère Béatrix, toutes ces raisons tombent devant un mot :je n’ai jamais aimé que vous au monde, et l’on m’a marié malgrémoi.

– Un tour que nous a joué mademoiselle des Touches, dit-elle ensouriant.

Trois heures se passèrent pendant lesquelles madame de Rochefidemaintint Calyste dans l’observation de la foi conjugale en luiposant l’horrible ultimatum d’une renonciation radicale à Sabine.Rien ne la rassurerait, disait-elle, dans la situation horrible oùla mettrait l’amour de Calyste. Elle regardait d’ailleurs lesacrifice de Sabine comme peu de chose, elle la connaissaitbien&|160;!

– C’est, mon cher enfant, une femme qui tient toutes lespromesses de la fille. Elle est bien Grandlieu, brune comme sa mèrela Portugaise, pour ne pas dire orange, et sèche comme son père.Pour dire la vérité, votre femme ne sera jamais perdue, c’est ungrand garçon qui peut aller tout seul. Pauvre Calyste, est-ce là lafemme qu’il vous fallait&|160;? Elle a de beaux yeux, mais cesyeux-là sont communs en Italie, en Espagne et en Portugal. Peut-onavoir de la tendresse avec des formes si maigres&|160;? Eve estblonde, les femmes brunes descendent d’Adam, les blondes tiennentde Dieu dont la main a laissé sur Eve sa dernière pensée, une foisla création accomplie.

Vers six heures Calyste, au désespoir, prit son chapeau pours’en aller.

– Oui, va-t’en, mon pauvre ami, ne lui donne pas le chagrin dedîner sans toi&|160;!…

Calyste resta. Si jeune, il était si facile à prendre par sescôtés mauvais.

– Vous oseriez dîner avec moi&|160;? dit Béatrix en jouant unétonnement provocateur, ma maigre chère ne vous effrayerait pas, etvous auriez assez d’indépendance pour me combler de joie par cettepetite preuve d’affection.

– Laissez-moi seulement, dit-il, écrire un petit mot à Sabine,car elle m’attendrait jusqu’à neuf heures.

– Tenez, voici la table où j’écris, dit Béatrix.

Elle alluma les bougies elle-même, et en apporta une sur latable afin de lire ce qu’écrirait Calyste.

 » Ma chère Sabine…

– Ma chère&|160;! Votre femme vous est encore chère&|160;? ditelle en le regardant d’un air froid à lui geler la moelle dans lesos. Allez&|160;! allez dîner avec elle&|160;!…

– Je dîne au cabaret avec des amis…

– Un mensonge. Fi&|160;! vous êtes indigne d’être aimé par elleou par moi&|160;!… Les hommes sont tous lâches avec nous&|160;!Allez, monsieur, allez dîner avec votre chère Sabine.

Calyste se renversa sur le fauteuil, et y devint pâle comme lamort. Les Bretons possèdent une nature de courage qui les porte às’entêter dans les difficultés. Le jeune baron se redressa, secampa le coude sur la table, le menton dans la main, et regardad’un oeil étincelant l’implacable Béatrix. Il fut si superbe,qu’une femme du nord ou du midi serait tombée à ses genoux en luidisant : – Prends-moi&|160;! Mais Béatrix, née sur la lisière de laNormandie et de la Bretagne, appartenait à la race des Casteran,l’abandon avait développé chez elle les férocités du Franc, laméchanceté du Normand, il lui fallait un éclat terrible pourvengeance, elle ne céda point à ce sublime mouvement.

– Dictez ce que je dois écrire, j’obéirai, dit le pauvre garçon.Mais alors…

– Eh&|160;! bien, oui, dit-elle, car tu m’aimeras encore commetu m’aimais à Guérande. Ecris : Je dîne en ville, ne m’attendezpas&|160;!

– Et… dit Calyste qui crut à quelque chose de plus.

– Rien, signez. Bien, dit-elle en sautant sur ce poulet avec unejoie contenue, je vais faire envoyer cela par uncommissionnaire.

– Maintenant… s’écria Calyste en se levant comme un hommeheureux.

– Ah&|160;! j’ai gardé, je crois, mon libre arbitre&|160;?…dit-elle en se retournant et s’arrêtant à mi-chemin de la table àla cheminée où elle alla sonner : – Tenez, Antoine, faites porterce mot à son adresse. Monsieur dine ici.

Calyste rentra vers deux heures du matin à son hôtel. Aprèsavoir attendu jusqu’à minuit et demi, Sabine s’était couchée,accablée de fatigue&|160;; elle dormait quoiqu’elle eut étévivement atteinte par le laconisme du billet de son mari&|160;;mais elle l’expliqua&|160;!… l’amour vrai commence chez la femmepar expliquer tout à l’avantage de l’homme aimé.

– Calyste était pressé, se dit-elle.

Le lendemain matin, l’enfant allait bien, les inquiétudes de lamère étaient calmées, Sabine vint en riant avec le petit Calystedans ses bras, le présenter au père quelques moments avant ledéjeuner en faisant de ces jolies folies, en disant ces parolesbêtes que font et que disent les jeunes mères. Cette petite scèneconjugale permit à Calyste d’avoir une contenance, il fut charmantavec sa femme, tout en pensant qu’il était un monstre. Il jouacomme un enfant avec monsieur le chevalier, il joua trop même, iloutra son rôle, mais Sabine n’en était pas arrivée à ce degré dedéfiance auquel une femme peut reconnaître une nuance sidélicate.

Enfin, au déjeuner, Sabine lui demanda : – Qu’as-tu donc faithier&|160;?

– Portenduère, répondit-il, m’a gardé à dîner et nous sommesallés au club jouer quelques parties de whist.

– C’est une sotte vie, mon Calyste, répliqua Sabine. Les jeunesgentilshommes de ce temps-ci devraient penser à reconquérir dansleur pays tout le terrain perdu par leurs pères. Ce n’est pas enfumant des cigares, faisant le whist, désœuvrant encore leuroisiveté, s’en tenant à dire des impertinences aux parvenus qui leschassent de toutes leurs positions, se séparant des massesauxquelles ils devraient servir d’âme, d’intelligence, en être laprovidence, que vous existerez. Au lieu d’être un parti, vous neserez plus qu’une opinion, comme a dit de Marsay. Ah&|160;! si tusavais combien mes pensées se sont élargies depuis que j’ai bercé,nourri ton enfant. Je voudrais voir devenir historique ce vieux nomde du Guénic&|160;! Tout à coup, plongeant son regard dans les yeuxde Calyste qui l’écoutait d’un air pensif, elle lui dit : – Avoueque le premier billet que tu m’auras écrit est un peu sec.

– Je n’ai pensé à te prévenir qu’au club..

– Tu m’as cependant écrit sur du papier de femme, il sentait uneodeur que je ne connais pas.

– Ils sont si drôles les directeurs de club&|160;!…

Le vicomte de Portenduère et sa femme, un charmant ménage,avaient fini par devenir intimes avec les du Guénic au point depayer leur loge aux Italiens par moitié. Les deux jeunes femmes,Ursule et Sabine, avaient été conviées à cette amitié par ledélicieux échange de conseils, de soins, de confidences à proposdes enfants. Pendant que Calyste, assez novice en mensonge, sedisait : – Je vais aller prévenir Savinien, Sabine se disait : – Ilme semble que le papier porte une couronne&|160;!… Cette réflexionpassa comme un éclair dans cette conscience, et Sabine se gourmandade l’avoir faite&|160;; mais elle se proposa de chercher le papierque, la veille, au milieu des terreurs auxquelles elle était enproie, elle avait jeté dans sa boîte aux lettres.

Après le déjeuner, Calyste sortit en disant à sa femme qu’ilallait rentrer, il monta dans une de ces petites voitures basses àun cheval par lesquelles on commençait à remplacer l’incommodecabriolet de nos ancêtres. Il courut en quelques minutes rue desSaints-Pères où demeurait le vicomte, qu’il pria de lui rendre lepetit service de mentir à charge de revanche, dans le cas où Sabinequestionnerait la vicomtesse. Une fois dehors, Calyste, ayantpréalablement demandé la plus grande vitesse, alla de la rue desSaints-Pères à la rue de Chartres en quelques minutes, il voulaitvoir comment Béatrix avait passé le reste de la nuit. Il trouval’heureuse infortunée sortie du bain, fraîche, embellie, etdéjeunant de fort bon appétit. Il admira la grâce avec laquelle cetange mangeait des œufs à la coque, et s’émerveilla du déjeuner enor, présent d’un lord mélomane à qui Conti fit quelques romancespour lesquelles le lord avait donné ses idées , et qui les avaitpubliées comme de lui. Il écouta quelques traits piquants dits parson idole dont la grande affaire était de l’amuser tout en sefâchant et pleurant au moment où il partait. Il crut n’être restéqu’une demi-heure, et il ne rentra chez lui qu’à trois heures. Sonbeau cheval anglais, un cadeau de la vicomtesse de Grandlieu,semblait sortir de l’eau tant il était trempé de sueur. Par unhasard que préparent toutes les femmes jalouses, Sabine stationnaità une fenêtre donnant sur la cour, impatiente de ne pas voirrentrer Calyste, inquiète sans savoir pourquoi. L’état du chevaldont la bouche écumait la frappa.

– D’où vient-il&|160;? Cette interrogation lui fut soufflée dansl’oreille par cette puissance qui n’est pas la conscience, quin’est pas le démon, qui n’est pas l’ange&|160;; mais qui voit, quipressent, qui nous montre l’inconnu, qui fait croire à des êtresmoraux, à des créatures nées dans notre cerveau, allant et venant,vivant dans la sphère invisible des idées.

– D’où viens-tu donc, cher ange&|160;? dit-elle à Calysteau-devant de qui elle descendit jusqu’au premier palier del’escalier. Abd-el-Kader est presque fourbu, tu ne devais êtrequ’un instant dehors, et je t’attends depuis trois heures…

– Allons, se dit Calyste qui faisait des progrès dans ladissimulation, je m’en tirerai par un cadeau. – Chère nourrice,répondit-il tout haut à sa femme en la prenant par la taille avecplus de câlinerie qu’il n’en eût déployé s’il n’eût pas étécoupable, je le vois, il est impossible d’avoir un secret, quelqueinnocent qu’il soit, pour une femme qui nous aime…

– On ne se dit pas de secrets dans un escalier, répondit-elle enriant. Viens.

Au milieu du salon qui précédait la chambre à coucher, elle vitdans une glace la figure de Calyste qui ne se sachant pas observélaissait paraître sa fatigue et ses vrais sentiments en ne souriantplus.

– Le secret&|160;!… dit-elle en se retournant.

– Tu as été d’un héroïsme de nourrice qui me rend plus cherencore l’héritier présomptif des du Guénic&|160;; j’ai voulu tefaire une surprise, absolument comme un bourgeois de la rueSaint-Denis. On finit en ce moment pour toi une toilette à laquelleont travaillé des artistes, ma mère et ma tante Zéphirine y mitcontribué…

Sabine enveloppa Calyste de ses bras, le tint serré sur soncœur, la tête dans sou cou, faiblissant sous le poids du bonheur,non pas à cause de la toilette, mais à cause du premier soupçondissipé. Ce fut un de ces élans magnifiques qui se comptent et quene peuvent pas prodiguer tous les amours, même excessifs, car lavie serait trop promptement brûlée. Les hommes devraient alorstomber aux pieds des femmes pour les adorer, car c’est un sublimeoù les forces du cœur et de l’intelligence se versent comme leseaux des nymphes architecturales jaillissent des urnes inclinées.Sabine fondit en larmes.

Tout à coup, comme mordue par une vipère, elle quitta Calyste,alla se jeter sur un divan, et s’y évanouit. La réaction subite dufroid sur ce cœur enflammé, de la certitude sur les fleurs ardentesde ce Cantique des cantiques faillit tuer l’épouse. En tenant ainsiCalyste, en plongeant le nez dans sa cravate, abandonnée qu’elleétait à sa joie, elle avait senti l’odeur du papier de lalettre&|160;!… Une autre tête de femme avait roulé là, dont lescheveux et la figure laissaient une odeur adultère. Elle venait debaiser la place où les baisers de sa rivale étaient encorechauds&|160;!…

– Qu’as-tu&|160;?… dit Calyste après avoir rappelé Sabine à lavie en lui passant sur le visage un linge mouillé, lui faisantrespirer des sels.

– Allez chercher mon médecin et mon accoucheur, tous deux&|160;!Oui, j’ai, je le sens, une révolution de lait… Ils ne viendront àl’instant que si vous les en priez vous-même…

Le vous frappa Calyste qui, tout effrayé, sortit précipitamment.Dès que Sabine entendit la porte-cochère se fermant, elle se levacomme une biche effrayée, elle tourna dans son salon comme unefolle en criant : – Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;!Ces deux mots tenaient lieu de toutes ses idées. La crise qu’elleavait annoncée comme prétexte eut lieu. Ses cheveux devinrent danssa tête autant d’aiguilles rougies au feu des névroses. Son sangbouillonnant lui parut à la fois se mêler à ses nerfs et vouloirsortir par ses pores&|160;! Elle fut aveugle pendant un moment.Elle cria : – Je meurs&|160;!

Quand à ce terrible cri de mère et de femme attaquée, sa femmede chambre entra&|160;; quand prise et portée au lit, elle eutrecouvré la vue et l’esprit, le premier éclair de son intelligencefut pour envoyer cette fille chez son amie, madame de Portenduère.Sabine sentit ses idées tourbillonnant dans sa tête comme des fétusemportés par une trombe. – J’en ai vu, disait-elle plus tard, desmyriades à la fois. Elle sonna le valet de chambre, et, dans letransport de la fièvre, elle eut la force d’écrire la lettresuivante, car elle était dominée par une rage, celle d’avoir unecertitude&|160;!…

A MADAME LA BARONNE DU GUENIC.

 » Chère maman, quand vous viendrez à Paris, comme vous nousl’avez fait espérer, je vous remercierai moi-même du beau présentpar lequel vous avez voulu, vous, ma tante Zéphirine et Calyste, meremercier d’avoir accompli mes devoirs. J’étais déjà bien payée parmon propre bonheur&|160;!… Je renonce à vous exprimer le plaisirque m’a fait cette charmante toilette, c’est quand vous serez prèsde moi que je vous le dirai. Croyez qu’en me parant devant cebijou, je penserai toujours, comme la dame romaine, que ma plusbelle parure est notre cher petit ange, etc.  »

Elle fit mettre à la poste pour Guérande cette lettre par safemme de chambre. Quand la vicomtesse de Portenduère entra, lefrisson d’une fièvre épouvantable succédait chez Sabine à cepremier paroxisme de folie.

– Ursule, il me semble que je vais mourir, lui dit-elle.

– Qu’avez-vous, ma chère&|160;?

– Qu’est-ce que Savinien et Calyste ont donc fait hier aprèsavoir dîné chez vous&|160;?

– Quel dîner&|160;? répartit Ursule à qui son mari n’avaitencore rien dit en ne croyant pas à une enquête immédiate. Savinienet moi, nous avons dîné hier ensemble et nous sommes allés auxItaliens, sans Calyste.

– Ursule, ma chère petite, au nom de votre amour pour Savinien,gardez-moi le secret sur ce que tu viens de me dire et sur ce queje te dirai de plus. Toi seule sauras de quoi je meurs. Je suistrahie, au bout de la troisième année, à vingt-deux ans etdemi&|160;!…

Ses dents claquaient, elle avait les yeux gelés, ternes, sonvisage prenait des teintes verdâtres et l’apparence d’une vieilleglace de Venise.

– Vous, si belle&|160;!… Et pour qui&|160;?… – Je ne saispas&|160;! Mais Calyste m’a fait deux mensonges… Pas un mot&|160;!Ne me plains pas, ne te courrouce pas, fais l’ignorante, tu sauraspeut-être qui par Savinien. Oh&|160;! la lettre d’hier&|160;!…

Et grelottant, et en chemise, elle s’élança vers un petit meubleet y prit la lettre…

– Une couronne de marquise&|160;! dit-elle en se remettant aulit. Sache si madame de Rochefide est à Paris&|160;?… J’aurai doncun cœur où pleurer, où gémir&|160;!… Oh&|160;! ma petite, voir sescroyances, sa poésie, son idole, sa vertu, son bonheur, tout, touten pièces, flétri, perdu&|160;!… Plus de Dieu dans le ciel&|160;!plus d’amour sur terre, plus de vie au cœur, plus rien… Je ne saiss’il fait jour, je doute du soleil… Enfin, j’ai tant de douleur aucœur que je ne sens presque pas les atroces souffrances qui melabourent le sein et la figure. Heureusement le petit est sevré,mon lait l’eût empoisonné&|160;!

A cette idée, un torrent de larmes jaillit des yeux de Sabinejusque-là secs.

La jolie madame de Portenduère, tenant à la main la lettrefatale que Sabine avait une dernière fois flairée, restait commehébétée devant cette vraie douleur, saisie par cette agonie del’amour, sans se l’expliquer, malgré les récits incohérents parlesquels Sabine essaya de tout raconter. Tout à coup Ursule futilluminée par une de ces idées qui ne viennent qu’aux amiessincères.

– Il faut la sauver&|160;! se dit-elle. – Attends-moi, Sabine,lui cria-t-elle, je vais savoir la vérité.

– Ah&|160;! dans ma tombe, je t’aimerai, toi&|160;!… criaSabine.

La vicomtesse alla chez la duchesse de Grandlieu, lui demanda leplus profond silence et la mit au courant de la situation deSabine.

– Madame, dit la vicomtesse en terminant, n’êtes-vous pas d’avisque pour éviter une affreuse maladie, et, peut-être, quesais-je&|160;? la folie&|160;!… nous devons tout confier aumédecin, et inventer au profit de cet affreux Calyste des fablesqui pour le moment le rendent innocent.

– Ma chère petite, dit la duchesse à qui cette confidence avaitdonné froid au cœur, l’amitié vous a prêté pour un momentl’expérience d’une femme de mon âge. Je sais comment Sabine aimeson mari, vous avez raison, elle peut devenir folle.

– Mais elle peut, ce qui serait pis, perdre sa beauté&|160;! ditla vicomtesse.

– Courons&|160;! cria la duchesse.

La vicomtesse et la duchesse gagnèrent fort heureusementquelques instants sur le fameux accoucheur Dommanget, le seul desdeux savants que Calyste eût rencontré.

– Ursule m’a tout confié, dit la duchesse à sa fille, et tu tetrompes… D’abord Béatrix n’est pas à Paris… Quant à ce que tonmari, mon ange, a fait hier, il a perdu beaucoup d’argent, et il nesait où en prendre pour payer ta toilette…

– Et cela&|160;?… dit-elle à sa mère en tendant la lettre.

– Cela&|160;! s’écria la duchesse en riant, c’est le papier duJockey-Club, tout le monde écrit sur du papier à couronne, bientôtnos épiciers seront titrés…

La prudente mère lança dans le feu le papier malencontreux.Quand Calyste et Dommanget arrivèrent, la duchesse qui venait dedonner des instructions aux gens, en fut avertie, elle laissaSahine aux soins de madame de Portenduère, et arrêta dans le salonl’accoucheur et Calyste.

– Il s’agit de la vie de Sabine, monsieur, dit-elle à Calyste,vous l’avez trahie pour madame de Rochefide…

Calyste rougit comme une jeune fille encore honnête prise enfaute.

– Et, dit la duchesse en continuant, comme vous ne savez pastromper, vous avez fait tant de gaucheries que Sabine a toutdeviné&|160;; mais j’ai tout réparé. Vous ne voulez pas la mort dema fille, n’est-ce pas&|160;?… Tout ceci, monsieur Dommanget, vousmet sur la voie de la vraie maladie et de sa cause… Quant à vous,Calyste, une vieille femme comme moi conçoit votre erreur, maissans la pardonner. De tels pardons s’achètent par toute une vie debonheur. Si vous voulez que je vous estime, sauvez d’abord mafille&|160;; puis oubliez madame de Rochefide, elle n’est bonne àavoir qu’une fois&|160;!… sachez mentir, ayez le courage ducriminel et son impudence. J’ai bien menti, moi, qui serai forcéede faire de rudes pénitences pour ce péché mortel&|160;!…

Et elle le mit au fait des mensonges qu’elle venait d’inventer.L’habile accoucheur, assis au chevet de la malade, étudiait déjàdans les symptômes les moyens de parer au mal. Pendant qu’ilordonnait des mesures dont le succès dépendait de la plus granderapidité dans l’exécution, Calyste assis au pied du lit tint sesyeux sur Sabine en essayant de donner une vive expression detendresse à son regard.

– C’est donc le jeu qui vous a cerné les yeux comme ça&|160;?…dit-elle d’une voix faible.

Cette phrase fit frémir le médecin, la mère et la vicomtesse quis’entre-regardèrent à la dérobée. Calyste devint rouge comme unecerise.

– Voilà ce que c’est que de nourrir, dit spirituellement etbrutalement Dommanget. Les maris s’ennuient d’être séparés de leursfemmes, ils vont au club, et ils y jouent… Mais ne regrettez pasles trente mille francs que monsieur le baron a perdus cettenuit-ci.

– Trente mille francs&|160;!… s’écria bien niaisementUrsule.

– Oui, je le sais, répliqua Dommanget. On m’a dit ce matin chezla jeune duchesse Berthe de Maufrigneuse que c’est monsieur deTrailles qui vous les a gagnés, dit-il à Calyste. Commentpouvez-vous jouer avec un pareil homme&|160;? Franchement, monsieurle baron, je conçois votre honte.

En voyant sa belle-mère, une pieuse duchesse, la jeunevicomtesse, une femme heureuse, et un vieil accoucheur, un égoïste,mentant comme des marchands de curiosités, le bon et noble Calystecomprit la grandeur du péril, et il lui coula deux grosses larmesqui trompèrent Sabine.

– Monsieur, dit-elle en se dressant sur son séant et regardantDommanget avec colère, monsieur du Guénic peut perdre trente,cinquante, cent mille francs s’il lui plaît, sans que personne aità le trouver mauvais et à lui donner de leçons. Il vaut mieux quemonsieur de Trailles lui ait gagné de l’argent que nous, nous enayons gagné à monsieur de Trailles.

Calyste se leva, prit sa femme par le cou, la baisa sur les deuxjoues, et lui dit à l’oreille : – Sabine, tu es un ange&|160;!…

Deux jours après, on regarda la jeune femme comme sauvée. Lelendemain Calyste était chez madame de Rochefide, et s’y faisait unmérite de son infamie.

– Béatrix, lui disait-il, vous me devez le bonheur. Je vous ailivré ma pauvre petite femme, elle a tout découvert. Ce fatalpapier sur lequel vous m’avez fait écrire, et qui portait votre nomet votre couronne que je n’ai pas vus&|160;!… Je ne voyais quevous&|160;!… Le chiffre heureusement, votre B. était effacé parhasard. Mais le parfum que vous avez laissé sur moi, mais lesmensonges dans lesquels je me suis entortillé comme un sot onttrahi mon bonheur. Sabine a failli mourir, le lait est monté à latête, elle a un érysipèle, peut-être en portera-t-elle les marquespendant toute sa vie…

En écoutant cette tirade, Béatrix eut une figure plein Nord àfaire prendre la Seine si elle l’avait regardée.

– Eh&|160;! bien, tant mieux, répondit-elle, ça vous lablanchira peut-être.

Et Béatrix, devenue sèche comme ses os, inégale comme son teint,aigre comme sa voix, continua sur ce ton par une kyrielled’épigrammes atroces. Il n’y a pas de plus grande maladresse pourun mari que de parler de sa femme quand elle est vertueuse à samaîtresse, si ce n’est de parler de sa maîtresse quand elle estbelle à sa femme. Mais Calyste n’avait pas encore reçu cette espèced’éducation parisienne qu’il faut nommer la politesse des passions.Il ne savait ni mentir à sa femme ni dire à sa maîtresse la vérité,deux apprentissages à faire pour pouvoir conduire les femmes. Aussifut-il obligé d’employer toute la puissance de la passion pourobtenir de Béatrix un pardon sollicité pendant deux heures, refusépar un ange courroucé qui levait les yeux au plafond pour ne pasvoir le coupable, et qui débitait les raisons particulières auxmarquises d’une voix parsemée de petites larmes très-ressemblantes,furtivement essuyées avec la dentelle du mouchoir.

– Me parler de votre femme presque le lendemain de mafaute&|160;!… Pourquoi ne me dites-vous pas qu’elle est une perlede vertu&|160;! Je le sais, elle vous trouve beau paradmiration&|160;! en voilà de la dépravation&|160;! Moi, j’aimevotre âme&|160;! car, sachez-le bien, mon cher, vous êtes affreux,comparé à certains pâtres de la Campagne de Rome&|160;! etc.

Cette phraséologie peut surprendre, mais elle constituait unsystème profondément médité par Béatrix. A sa troisièmeincarnation, car à chaque passion on devient tout autre, une femmes’avance d’autant dans la rouerie, seul mot qui rende bien l’effetde l’expérience que donnent de telles aventures. Or, la marquise deRochefide s’était jugée à son miroir. Les femmes d’esprit nes’abusent jamais sur elles-mêmes&|160;; elles comptent leurs rides,elles assistent à la naissance de la patte d’oie, elles voientpoindre leurs grains de millet, elles se savent par cœur, et ledisent même trop par la grandeur de leurs efforts à se conserver.Aussi, pour lutter avec une splendide jeune femme, pour remportersur elle six triomphes par semaine, Béatrix avait-elle demandé sesavantages à la science des courtisanes. Sans s’avouer la noirceurde ce plan, entraînée à l’emploi de ces moyens par une passionturque pour le beau Calyste, elle s’était promis de lui fairecroire qu’il était disgracieux, laid, mal fait, et de se conduirecomme si elle le haïssait.

Nul système n’est plus fécond avec les hommes d’une natureconquérante. Pour eux, trouver ce savant dédain à vaincre, n’est-cepas le triomphe du premier jour recommencé tous leslendemains&|160;? C’est mieux, c’est la flatterie cachée sous lalivrée de la haine, et lui devant la grâce, la vérité dont sontrevêtues toutes les métamorphoses par les sublimes poètes inconnusqui les ont inventées. Un homme ne se dit-il pas alors : – Je suisirrésistible&|160;! Ou – J’aime bien, car je dompte sarépugnance.

Si vous niez ce principe deviné par les coquettes et lescourtisanes de toutes les zones sociales, nions les pourchasseursde science, les chercheurs de secrets, repoussés pendant des annéesdans leur duel avec les causes secrètes.

Béatrix avait doublé l’emploi du mépris comme piston moral, dela comparaison perpétuelle d’un chez soi poétique, confortable,opposé par elle à l’hôtel du Guénic. Toute épouse délaissée quis’abandonne abandonne aussi son intérieur, tant elle estdécouragée. Dans cette prévision, madame de Rochefide commençait desourdes attaques sur le luxe du faubourg Saint-Germain, qualifié desot par elle. La scène de la réconciliation, où Béatrix fit rejurerhaine à l’épouse qui jouait, dit-elle, la comédie du lait répandu,se passa dans un vrai bocage où elle minaudait environnée de fleursravissantes, de jardinières d’un luxe effréné. La science desriens, des bagatelles à la mode, elle la poussa jusqu’à l’abus chezelle. Tombée en plein mépris par l’abandon de Conti, Béatrixvoulait du moins la gloire que donne la perversité. Le malheurd’une jeune épouse, d’une Grandlieu riche et belle, allait être unpiédestal pour elle.

Quand une femme revient de la nourriture de son premier enfant àla vie ordinaire, elle reparaît charmante, elle retourne au mondeembellie. Si cette phase de la maternité rajeunit les femmes d’uncertain âge, elle donne aux jeunes une splendeur pimpante, uneactivité gaie, un brio d’existence, s’il est permis d’appliquer aucorps le mot que l’Italie a trouvé pour l’esprit. En essayant dereprendre les charmantes coutumes de la lune de miel, Sabine neretrouva plus le même Calyste. Elle observa, la malheureuse, aulieu de se livrer au bonheur. Elle chercha le fatal parfum et lesentit. Enfin elle ne se confia plus ni à son amie ni à sa mère quil’avaient si charitablement trompée. Elle voulut une certitude, etla Certitude ne se fit pas attendre, la Certitude ne manque jamais,elle est comme le soleil, elle exige bientôt des stores. C’est enamour une répétition de la fable du bûcheron appelant la Mort, ondemande à la Certitude de nous aveugler.

Un matin, quinze jours après la première crise, Sabine reçutcette lettre terrible.

A MADAME LA BARONNE DU GUENIC.

Guérande.

 » Ma chère fille, ma belle-sœur Zéphirine et moi, nous noussommes perdues en conjectures sur la toilette dont parle votrelettre, j’en écris à Calyste et je vous prie de me pardonner notreignorance. Vous ne pouvez pas douter de nos cœurs. Nous vousamassons des trésors. Grâce aux conseils de mademoiselle dePen-Hoël sur la gestion de vos biens, vous vous trouverez dansquelques années un capital considérable sans que vos revenus enaient souffert.

Votre lettre, chère fille aussi aimée que si je vous avaisportée dans mon sein et nourrie de mon lait, m’a surprise par sonlaconisme et surtout par votre silence sur mon cher petitCalyste&|160;; vous n’aviez rien à me dire du grand, je le saisheureux&|160;; mais, etc.  »

Sabine mit sur cette lettre en travers : La noble Bretagne nepeut pas être tout entière à mentir&|160;!&|160;… Et elle posa lalettre sur le bureau de Calyste. Calyste trouva la lettre et lalut. Après avoir reconnu l’écriture et la ligne de Sabine, il jetala lettre au feu, bien résolu de ne l’avoir jamais reçue. Sabinepassa toute une semaine en des angoisses dans le secret desquellesseront les âmes angéliques ou solitaires que l’aile du mauvais angen’a jamais effleurées. Le silence de Calyste épouvantaitSabine.

– Moi qui devrais être tout douceur, tout plaisir pour lui, jelui ai déplu, je l’ai blessé&|160;!… Ma vertu s’est faite haineuse,j’ai sans doute humilié mon idole&|160;! se disait-elle.

Ces pensées lui creusèrent des sillons dans le cœur. Ellevoulait demander pardon de cette faute, mais la Certitude luidécocha de nouvelles preuves.

Hardie, Béatrix écrivit un jour à Calyste chez lui, madame duGuénic reçut la lettre, la remit à son mari sans l’avoirouverte&|160;; mais elle lui dit, la mort dans l’âme, et la voixaltérée :

– Mon ami, cette lettre vient du Jockey-club… Je reconnaisl’odeur et le papier…

Cette fois Calyste rougit et mit la lettre dans sa poche.

– Pourquoi ne la lis-tu pas&|160;?…

– Je sais ce qu’on me veut.

La jeune femme s’assit. Elle n’eut plus la fièvre, elle nepleura plus&|160;; mais elle eut une de ces rages qui, chez cesfaibles créatures, enfantent les miracles du crime, qui leurmettent l’arsenic à la main, ou pour elles ou pour leurs rivales.On amena le petit Calyste, elle le prit pour le dodiner. L’enfant,nouvellement sevré, chercha le sein à travers la robe.

– Il se souvient, lui&|160;!… dit-elle tout bas.

Calyste alla lire sa lettre chez lui. Quand il ne fut plus là,la pauvre jeune femme fondit en larmes, mais comme les femmespleurent quand elles sont seules.

La douleur, de même que le plaisir, a son initiation. Lapremière crise, comme celle à laquelle Sabine avait faillisuccomber, ne revient pas plus que ne reviennent les prémices entoute chose. C’est le premier coin de la question du cœur, lesautres sont attendus, le brisement des nerfs est connu, le capitalde nos forces a fait son versement pour une énergique résistance.Aussi Sabine, sûre de la trahison, passa-t-elle trois heures avecson fils dans les bras, au coin de son feu, de manière à s’étonnerquand Gasselin, devenu valet de chambre, vint dire : – Madame estservie.

– Avertissez monsieur.

– Monsieur ne dîne pas ici, madame la baronne.

Sait-on tout ce qu’il y a de tortures pour une jeune femme devingt-trois ans, dans le supplice de se trouver seule au milieu del’immense salle à manger d’un hôtel antique, servie par desilencieux domestiques, en de pareilles circonstances&|160;?

– Attelez, dit-elle tout à coup, je vais aux Italiens.

Elle fit une toilette splendide, elle voulut se montrer seule,et souriant comme une femme heureuse. Au milieu des remords causéspar l’apostille mise sur la lettre, elle avait résolu de vaincre,de ramener Calyste par une excessive douceur, par les vertus del’épouse, par une tendresse d’agneau pascal. Elle voulut mentir àtout Paris. Elle aimait, elle aimait comme aiment les courtisaneset les anges, avec orgueil, avec humilité. Mais on donnaitOtello&|160;! Quand Rubini chanta : Il mio cor si divide , elle sesauva. La musique est souvent plus puissante que le poète et quel’acteur, les plus formidables natures réunies. Savinien dePortenduère accompagna Sabine jusqu’au péristyle et la mit envoiture sans pouvoir s’expliquer cette fuite précipitée.

Madame du Guénic entra dès lors dans une période de souffrancesparticulière à l’aristocratie. Envieux, pauvres, souffrants, quandvous voyez aux bras des femmes ces serpents d’or à têtes dediamant, ces colliers, ces agrafes, dites-vous que ces vipèresmordent, que ces colliers ont des pointes venimeuses, que ces lienssi légers entrent au vif dans ces chairs délicates. Tout ce luxe sepaie. Dans la situation de Sabine les femmes maudissent lesplaisirs de la richesse, elles n’aperçoivent plus les dorures deleurs salons, la soie des divans est de l’étoupe, les fleursexotiques sont des orties, les parfums puent, les miracles de lacuisine grattent le gosier comme du pain d’orge et la vie prendl’amertume de la mer Morte.

Deux ou trois exemples peindront cette réaction d’un salon oud’une femme sur un bonheur, de manière à ce que toutes celles quil’ont subie y retrouvent leurs impressions de ménage.

Prévenue de cette affreuse rivalité, Sabine étudia son mariquand il sortait pour deviner l’avenir de la journée. Et avecquelle fureur contenue une femme ne se jette-t-elle pas sur lespointes rouges de ces supplices de Sauvage&|160;?… Quelle joiedélirante s’il n’allait pas rue de Chartres&|160;! Calysterentrait-il&|160;? l’observation du front, de la coiffure, desyeux, de la physionomie et du maintien prêtait un horrible intérêtà des riens, à des remarques poursuivies jusque dans lesprofondeurs de la toilette, et qui font alors perdre à une femme sanoblesse et sa dignité. Ces funestes investigations, gardées aufond du cœur, s’y aigrissaient et y corrompaient les racinesdélicates d’où s’épanouissent les fleurs bleues de la sainteconfiance, les étoiles d’or de l’amour unique.

Un jour, Calyste regarda tout chez lui de mauvaise humeur, il yrestait&|160;! Sabine se fit chatte et humble, gaie etspirituelle.

– Tu me boudes, Calyste je ne suis donc pas une bonnefemme&|160;?… Qu’y a-t-il ici qui te déplaise&|160;?demanda-t-elle.

– Tous ces appartements sont froids et nus, dit-il, vous ne vousentendez pas à ces choses-là.

– Que manque-t-il&|160;?

– Des fleurs.

– Bien, se dit en elle-même Sabine, il paraît que madame deRochefide aime les fleurs.

Deux jours après, les appartements avaient changé de face àl’hôtel du Guénic, personne à Paris ne pouvait se flatter d’avoirde plus belles fleurs que celles qui les ornaient.

Quelque temps après, Calyste, un soir après dîner, se plaignitdu froid. Il se tordait sur sa causeuse en regardant d’où venaitl’air en cherchant quelque chose autour de lui. Sabine fut pendantun certain temps à deviner ce que signifiait cette nouvellefantaisie, elle dont l’hôtel avait un calorifère qui chauffait lesescaliers, les antichambres et les couloirs. Enfin, après troisjours de méditations, elle trouva que sa rivale devait êtreentourée d’un paravent pour obtenir le demi-jour si favorable à ladécadence de son visage, et elle eut un paravent, mais en glaces etd’une richesse israélite.

– D’où soufflera l’orage maintenant&|160;? se disait-elle.

Elle n’était pas au bout des critiques indirectes de lamaîtresse. Calyste mangea chez lui d’une façon à rendre Sabinefolle, il rendait au domestique ses assiettes après y avoir chipotédeux ou trois bouchées.

– Ce n’est donc pas bon&|160;? demanda Sabine au désespoir devoir ainsi perdus tous les soins auxquels elle descendait enconférant avec son cuisinier.

– Je ne dis pas cela, mon ange, répondit Calyste sans se fâcher,je n’ai pas faim&|160;! voilà tout.

Une femme dévorée d’une passion légitime, et qui lutte ainsi, selivre à une sorte de rage pour l’emporter sur sa rivale et dépassesouvent le but, jusque dans les régions secrètes du mariage. Cecombat si cruel, ardent, incessant dans les choses apercevables etpour ainsi dire extérieures du ménage, se poursuivait tout aussiacharné dans les choses du cœur. Sabine étudiait ses poses, satoilette, elle se surveillait dans les infiniment petits del’amour.

L’affaire de la cuisine dura près d’un mois. Sabine secourue parMariotte et Gasselin inventa des ruses de vaudeville pour savoirquels étaient les plats que madame de Rochefide servait à Calyste.Gasselin remplaça le cocher de Calyste tombé malade par ordre,Gasselin put alors camarader avec la cuisinière de Béatrix, etSabine finit par donner à Calyste la même chère et meilleure, maiselle lui vit faire de nouvelles façons.

– Que manque-t-il donc&|160;?… demanda-t-elle.

– Rien, répondit-il en cherchant sur la table un objet qui nes’y trouvait pas.

– Ah&|160;! s’écria Sabine le lendemain en s’éveillant, Calystevoulait de ces hannetons pilés, de ces ingrédients anglais qui seservent dans des pharmacies en forme d’huiliers, madame deRochefide l’accoutume à toutes sortes de piments&|160;!

Elle acheta l’huilier anglais et ses flacons ardents&|160;; maiselle ne pouvait pas poursuivre de telles découvertes jusque danstoutes les préparations conjugales.

Cette période dura pendant quelques mois, l’on ne s’en étonnerapas si l’on songe aux attraits que présente une lutte. C’est lavie, elle est préférable avec ses blessures et ses douleurs auxnoires ténèbres du dégoût, au poison du mépris, au néant del’abdication, à cette mort du cœur qui s’appelle l’indifférence.Tout son courage abandonna néanmoins Sabine un soir qu’elle semontra dans une toilette comme en inspire aux femmes le désir del’emporter sur une autre, et que Calyste lui dit en riant : – Tuauras beau faire, Sabine, tu ne seras jamais qu’une belleAndalouse&|160;!

– Hélas&|160;! répondit-elle en tombant sur sa causeuse, je nepourrai jamais être blonde&|160;; mais je sais, si cela continue,que j’aurai bientôt trente-cinq ans.

Elle refusa d’aller aux Italiens, elle voulut rester chez ellependant toute la soirée. Seule, elle arracha les fleurs de sescheveux et trépigna dessus, elle se déshabilla, foula sa robe, sonécharpe, toute sa toilette aux pieds, absolument comme une chèvreprise dans le lacet de sa corde qui ne s’arrête en se débattant quequand elle sent la mort. Et elle se coucha. La femme de chambreentra, qu’on juge de son étonnement.

– Ce n’est rien, dit Sabine, c’est monsieur&|160;!

Les femmes malheureuses ont de ces sublimes fatuités, de cesmensonges où de deux hontes qui se combattent la plus féminine a ledessus.

A ce jeu terrible, Sabine maigrit, le chagrin la rongea&|160;;mais elle ne sortit jamais du rôle qu’elle s’était imposé. Soutenuepar une sorte de fièvre, ses lèvres refoulaient les mots amersjusque dans sa gorge quand la douleur lui en suggérait, elleréprimait les éclairs de ses magnifiques yeux noirs, et les rendaitdoux jusqu’à l’humilité. Enfin son dépérissement fut bientôtsensible. La duchesse, excellente mère, quoique sa dévotion fûtdevenue de plus en plus portugaise, aperçut une cause mortelle dansl’état véritablement maladif où se complaisait Sabine. Elle savaitl’intimité réglée existant entre Béatrix et Calyste. Elle eut soind’attirer sa fille chez elle pour essayer de panser les plaies dece cœur, et de l’arracher surtout à son martyre&|160;; mais Sabinegarda pendant quelque temps le plus profond silence sur sesmalheurs en craignant qu’on n’intervînt entre elle et Calyste. Ellese disait heureuse&|160;!… Au bout du malheur, elle retrouvait safierté, toutes ses vertus&|160;! Mais, après un mois pendant lequelSabine fut caressée par sa sœur Clotilde et par sa mère, elle avouases chagrins, confia ses douleurs, maudit la vie, et déclaraqu’elle voyait venir la mort avec une joie délirante. Elle priaClotilde, qui voulait rester fille, de se faire la mère du petitCalyste, le plus bel enfant que jamais race royale eût pu désirerpour héritier présomptif.

Un soir, en famille, entre sa jeune sœur Athénaïs dont lemariage avec le vicomte de Grandlieu devait se faire à la fin ducarême, entre Clotilde et la duchesse, Sabine jeta les crissuprêmes de l’agonie du cœur, excités par l’excès d’une dernièrehumiliation.

– Athénaïs, dit-elle en voyant partir vers les onze heures lejeune vicomte Juste de Grandlieu, tu vas te marier, que mon exemplete serve. Garde-toi comme d’un crime de déployer tes qualités,résiste au plaisir de t’en parer pour plaire à Juste. Sois calme,digne et froide, mesure le bonheur que tu donneras sur celui que turecevras&|160;! C’est infâme, mais c’est nécessaire. Vois&|160;?…je péris par mes qualités. Tout ce que je me sens de beau, desaint, de grand, toutes mes vertus sont des écueils sur lesquelss’est brisé mon bonheur. Je cesse de plaire parce que je n’ai pastrente-six ans&|160;! Aux yeux de certains hommes, c’est uneinfériorité que la jeunesse&|160;! Il n’y a rien à deviner sur unefigure naïve. Je ris franchement, et c’est un tort&|160;! quand,pour séduire, on doit savoir préparer ce demi-sourire mélancoliquedes anges tombés qui sont forcés de cacher des dents longues etjaunes. Un teint frais est monotone&|160;! l’on préfère un enduitde poupée fait avec du rouge, du blanc de baleine et du cold cream. J’ai de la droiture, et c’est la perversité qui plaît&|160;! Jesuis loyalement passionnée comme une honnête femme, et il faudraitêtre manégée, tricheuse et façonnière comme une comédienne deprovince. Je suis ivre du bonheur d’avoir pour mari l’un des pluscharmants hommes de France, je lui dis naïvement combien il estdistingué, combien ses mouvements sont gracieux, je le trouvebeau&|160;; pour lui plaire il faudrait détourner la tête avec unefeinte horreur, ne rien aimer de l’amour, et lui dire que sadistinction est tout bonnement un air maladif, une tournure depoitrinaire, lui vanter les épaules de l’Hercule Farnèse, le mettreen colère et me défendre, comme si j’avais besoin d’une lutte pourcacher des imperfections qui peuvent tuer l’amour. J’ai le malheurd’admirer les belles choses, sans songer à me rehausser par lacritique amère et envieuse de tout ce qui reluit de poésie et debeauté. Je n’ai pas besoin de me faire dire en vers et en prose,par Canalis et Nathan, que je suis une intelligencesupérieure&|160;! Je suis une pauvre enfant naïve, je ne connaisque Calyste. Ah&|160;! si j’avais couru le monde comme elle , sij’avais comme elle dit : – Je t’aime&|160;! dans toutes les languesde l’Europe, on me consolerait, on me plaindrait, on m’adorerait,et je servirais le régal macédonien d’un amour cosmopolite&|160;!On ne vous sait gré de vos tendresses que quand vous les avez misesen relief par des méchancetés. Enfin, moi, noble femme, il faut queje m’instruise de toutes les impuretés, de tous les calculs desfilles&|160;!… Et Calyste qui est la dupe de ces singeries&|160;!…Oh&|160;! ma mère&|160;! oh&|160;! ma chère Clotilde, je me sensblessée à mort. Ma fierté est une trompeuse égide, je suis sansdéfense contre la douleur, j’aime toujours mon mari comme unefolle, et pour le ramener à moi, je devrais emprunter àl’indifférence toutes ses clartés.

– Niaise, lui dit à l’oreille Clotilde, aie l’air de vouloir tevenger…

– Je veux mourir irréprochable, et sans l’apparence d’un tort,répondit Sabine. Notre vengeance doit être digne de notreamour.

– Mon enfant, dit la duchesse à sa fille, une mère doit voir lavie un peu plus froidement que toi. L’amour n’est pas le but, maisle moyen de la famille&|160;; ne va pas imiter cette pauvre petitebaronne de Macumer. La passion excessive est inféconde et mortelle.Enfin, Dieu nous envoie les afflictions en connaissance de cause…Voici le mariage d’Athénaïs arrangé, je vais pouvoir m’occuper detoi… J’ai déjà causé de la crise délicate où tu te trouves avec tonpère et le duc de Chaulieu, avec d’Ajuda, nous trouverons bien lesmoyens de te ramener Calyste…

– Avec la marquise de Rochefide, il y a de la ressource&|160;!dit Clotilde en souriant à sa sœur, elle ne garde pas long-tempsses adorateurs.

– D’Ajuda, mon ange, reprit la duchesse, a été le beau-frère demonsieur de Rochefide… Si notre cher directeur approuve les petitsmanèges auxquels il faut se livrer pour faire réussir le plan quej’ai soumis à ton père, je puis te garantir le retour de Calyste.Ma conscience répugne à se servir de pareils moyens, et je veux lessoumettre au jugement de l’abbé Brossette. Nous n’attendrons pas,mon enfant, que tu sois in extremis pour venir à ton secours. Aiebon espoir&|160;! ton chagrin est si grand ce soir que mon secretm’échappe&|160;; mais il m’est impossible de ne pas te donner unpeu d’espérance.

– Cela fera-t-il du chagrin à Calyste&|160;? demanda Sabine enregardant la duchesse avec inquiétude.

– Oh&|160;! mon Dieu&|160;! serai-je donc aussi bête quecela&|160;! s’écria naïvement Athénaïs.

– Ah&|160;! petite fille, tu ne connais pas les défilés danslesquels nous précipite la vertu, quand elle se laisse guider parl’amour, répondit Sabine en faisant une espèce de fin de couplettant elle était égarée par le chagrin.

Cette phrase fut dite avec une amertume si pénétrante que laduchesse éclairée par le ton, par l’accent, par le regard de madamedu Guénic, crut à quelque malheur caché.

– Mes enfants, il est minuit, allez… dit-elle à ses deux fillesdont les yeux s’animaient.

– Malgré mes trente-six ans, je suis donc de trop&|160;? demandarailleusement Clotilde. Et pendant qu’Athénaïs embrassait sa mère,elle se pencha sur Sabine et lui dit à l’oreille : – Tu me dirasquoi&|160;!… J’irai demain dîner avec toi. Si ma mère trouve saconscience compromise, moi, je te dégagerai Calyste des mains desinfidèles.

– Eh&|160;! bien, Sabine, dit la duchesse en emmenant sa filledans sa chambre à coucher, voyons, qu’y a-t-il de nouveau, monenfant&|160;?

– Eh&|160;! maman, je suis perdue&|160;!

– Et pourquoi&|160;?

– J’ai voulu l’emporter sur cette horrible femme, j’ai vaincu,je suis grosse, et Calyste l’aime tellement que je prévois unabandon complet. Lorsque l’infidélité qu’il a faite sera prouvée,elle deviendra furieuse&|160;! Ah&|160;! je subis de trop grandestortures pour pouvoir y résister. Je sais quand il y va, jel’apprends par sa joie&|160;; puis sa maussaderie me dit quand ilen revient. Enfin il ne se gêne plus, je lui suis insupportable.Elle a sur lui une influence aussi malsaine que le sont en elle lecorps et l’âme. Tu verras, elle exigera, pour prix de quelqueraccommodement, un délaissement public, une rupture dans le genrede la sienne, elle me l’emmènera peut-être en Suisse, en Italie. Ilcommence à trouver ridicule de ne pas connaître l’Europe, je devinece que veulent dire ces paroles jetées en avant. Si Calyste n’estpas guéri d’ici à trois mois, je ne sais pas ce qu’il adviendra… jele sais, je me tuerai&|160;!

– Malheureux enfant&|160;! et ton âme&|160;! Le suicide est unpéché mortel.

– Comprenez-vous, elle est capable de lui donner unenfant&|160;! Et si Calyste aimait plus celui de cette femme queles miens, oh&|160;! là est le terme de ma patience et de marésignation.

Elle tomba sur une chaise, elle avait livré les dernièrespensées de son cœur, elle se trouvait sans douleur cachée, et ladouleur est comme cette tige de fer que les sculpteurs mettent ausein de leur glaise, elle soutient, c’est une force&|160;!

– Allons, rentre chez toi, pauvre affligée. En présence de tantde malheurs, l’abbé me donnera sans doute l’absolution des péchésvéniels que les ruses du monde nous obligent à commettre.Laisse-moi, ma fille, dit-elle en allant à son prie-Dieu, je vaisimplorer Notre-Seigneur et la sainte Vierge pour toi, plusspécialement. Adieu, ma chère Sabine, n’oublie aucun de tes devoirsreligieux, surtout, si tu veux que nous réussissions…

– Nous aurons beau triompher, ma mère, nous ne sauverons que laFamille. Calyste a tué chez moi la sainte ferveur de l’amour en meblasant sur tout, même sur la douleur. Quelle lune de miel quecelle où j’ai trouvé dès le premier jour l’amertume d’un adultèrerétrospectif&|160;!

Le lendemain matin, vers une heure après-midi, l’un des curés dufaubourg Saint-Germain désigné pour un des évêchés vacants en 1840,siége trois fois refusé par lui, l’abbé Brossette, un des prêtresles plus distingués du clergé de Paris, traversait la cour del’hôtel de Grandlieu, de ce pas qu’il faudrait nommer un pasecclésiastique, tant il peint la prudence, le mystère, le calme, lagravité, la dignité même. C’était un homme petit et maigre,d’environ cinquante ans, à visage blanc comme celui d’une vieillefemme, froidi par les jeûnes du prêtre, creusé par toutes lessouffrances qu’il épousait. Deux yeux noirs, ardents de foi, maisadoucis par une expression plus mystérieuse que mystique, animaientcette face d’apôtre. Il souriait presque en montant les marches duperron, tant il se méfiait de l’énormité des cas qui le faisaientappeler par son ouaille&|160;; mais, comme la main de la duchesseétait trouée pour les aumônes, elle valait bien le temps quevolaient ses innocentes confessions aux sérieuses misères de laparoisse. En entendant annoncer le curé, la duchesse se leva, fitquelques pas vers lui dans le salon, distinction qu’ellen’accordait qu’aux cardinaux, aux évêques, aux simples prêtres, auxduchesses plus âgées qu’elle et aux personnes de sang royal.

– Mon cher abbé, dit-elle en lui désignant elle-même un fauteuilet parlant à voix basse, j’ai besoin de l’autorité de votreexpérience avant de me lancer dans une assez méchante intrigue,mais d’où doit résulter un grand bien, et je désire savoir de voussi je trouverai dans la voie du salut des épines à ce propos…

– Madame la duchesse, répondit l’abbé Brossette, ne mêlez pasles choses spirituelles et les choses mondaines, elles sont souventinconciliables. D’abord, de quoi s’agit-il&|160;?

– Vous savez, ma fille Sabine se meurt de chagrin, monsieur duGuénic la laisse pour madame de Rochefide.

– C’est bien affreux, c’est grave&|160;; mais vous savez ce quedit à ce sujet notre cher saint François de Sales. Enfin songez àmadame Guyon qui se plaignait du défaut de mysticisme des preuvesde l’amour conjugal, elle eût été très-heureuse de voir une madamede Rochefide à son mari.

– Sabine ne déploie que trop de douceur, elle n’est que tropbien l’épouse chrétienne&|160;; mais elle n’a pas le moindre goûtpour le mysticisme.

– Pauvre jeune femme&|160;! dit malicieusement le curé.Qu’avez-vous trouvé pour remédier à ce malheur&|160;?

– J’ai commis le péché, mon cher directeur, de penser à lâcher àmadame de Rochefide un joli petit monsieur, volontaire, plein demauvaises qualités, et qui certes ferait renvoyer mon gendre.

– Ma fille, nous ne sommes pas ici, dit-il en se caressant lementon, au tribunal de la pénitence, je n’ai pas à vous traiter enjuge. Au point de vue du monde, j’avoue que ce serait décisif…

– Ce moyen m’a paru vraiment odieux&|160;!… reprit-elle…

– Et pourquoi&|160;? Sans doute le rôle d’une chrétienne estbien plutôt de retirer une femme perdue de la mauvaise voie que del’y pousser plus avant&|160;; mais quand on s’y trouve aussi loinqu’y est madame de Rochefide, ce n’est plus le bras de l’homme,c’est celui de Dieu qui ramène ces pécheresses, il leur faut descoups de foudre particuliers.

– Mon père, reprit la duchesse, je vous remercie de votreindulgence&|160;; mais j’ai songé que mon gendre est brave etBreton, il a été héroïque lors de l’échauffourée de cette pauvreMADAME. Or, si monsieur de la Palférine, que je crois non moinsbrave, avait des démêlés avec Calyste, qu’il s’en suivît quelqueduel…

– Vous avez eu là, madame la duchesse, une sage pensée, et quiprouve que, dans ces voies tortueuses, on trouve toujours despierres d’achoppement.

– J’ai découvert un moyen, mon cher abbé, de faire un grandbien, de retirer madame de Rochefide de la voie fatale où elle est,de rendre Calyste à sa femme, et peut-être de sauver de l’enfer unepauvre créature égarée…

– Mais alors, à quoi bon me consulter&|160;? dit le curésouriant.

– Ah&|160;! reprit la duchesse, il faut se permettre des actionsassez laides…

– Vous ne voulez voler personne&|160;?

– Au contraire, je dépenserai vraisemblablement beaucoupd’argent.

– Vous ne calomniez pas&|160;? vous ne…

– Oh&|160;!

– Vous ne nuirez pas à votre prochain&|160;?

– Hé, hé&|160;! je ne sais pas trop.

– Voyons votre nouveau plan&|160;? dit l’abbé devenucurieux.

– Si, au lieu de faire chasser un clou par un autre, pensai-je àmon prie-Dieu après avoir imploré la sainte Vierge de m’éclairer,je faisais renvoyer Calyste par monsieur de Rochefide en luipersuadant de reprendre sa femme&|160;; au lieu de prêter les mainsau mal pour opérer le bien chez ma fille, j’opérerais un grand bienpar un autre bien non moins grand…

Le curé regarda la Portugaise et resta pensif.

– C’est évidemment une idée qui vous est venue de si loinque…

– Aussi, reprit la bonne et humble duchesse, ai-je remercié laVierge&|160;! Et j’ai fait vœu, sans compter une neuvaine, dedonner douze cents francs à une famille pauvre, si je réussissais.Mais quand j’ai communiqué ce plan à monsieur de Grandlieu, ils’est mis à rire et m’a dit : – A vos âges, ma parole d’honneur, jecrois que vous avez un diable pour vous toutes seules.

– Monsieur le duc a dit en mari la réponse que je vous faisaisquand vous m’avez interrompu, reprit l’abbé qui ne put s’empêcherde sourire.

– Ah&|160;! mon père, si vous approuvez l’idée, approuverez-vousles moyens d’exécution&|160;? Il s’agit de faire chez une certainemadame Schontz, une Béatrix du quartier Saint-Georges, ce que jevoulais faire chez madame de Rochefide pour que le marquis repritsa femme.

– Je suis certain que vous ne pouvez rien faire de mal, ditspirituellement le curé qui ne voulut savoir rien de plus entrouvant le résultat nécessaire. Vous me consulteriez d’ailleursdans le cas où votre conscience murmurerait, ajouta-t-il. Si, aulieu de donner à cette dame de la rue Saint-Georges une nouvelleoccasion de scandale, vous lui donniez un mari&|160;?…

– Ah&|160;! mon cher directeur, vous avez rectifié la seulechose mauvaise qui se trouvât dans mon plan. Vous êtes digne d’êtrearchevêque, et j’espère ne pas mourir sans vous dire VotreEminence.

– Je ne vois à tout ceci qu’un inconvénient, reprit le curé.

– Lequel&|160;?

– Si madame de Rochefide allait garder monsieur le baron tout enrevenant à son mari&|160;?

– Ceci me regarde, dit la duchesse. Quand on fait peud’intrigues, on les fait…

– Mal, très-mal, reprit l’abbé, l’habitude est nécessaire entout. Tâchez de raccoler un de ces mauvais sujets qui vivent dansl’intrigue, et employez-le, sans vous montrer.

– Ah&|160;! monsieur le curé, si nous nous servons de l’enfer,le ciel sera-t-il avec nous&|160;?…

– Vous n’êtes pas à confesse, répéta l’abbé, sauvez votreenfant&|160;!

La bonne duchesse, enchantée de son curé, le reconduisit jusqu’àla porte du salon.

Un orage grondait, comme on le voit, sur monsieur de Rochefidequi jouissait en ce moment de la plus grande somme de bonheur quepuisse désirer un Parisien, en se trouvant chez madame Schontz toutaussi mari que chez Béatrix&|160;; et, comme l’avait judicieusementdit le duc à sa femme, il paraissait impossible de déranger une sicharmante et si complète existence. Cette présomption oblige à delégers détails sur la vie que menait monsieur de Rochefide, depuisque sa femme en avait fait un Homme Abandonné . On comprendra bienalors l’énorme différence que nos lois et nos mœurs mettent, chezles deux sexes, entre la même situation. Tout ce qui tourne enmalheur pour une femme abandonnée se change en bonheur chez unhomme abandonné. Ce contraste frappant inspirera peut-être à plusd’une jeune femme la résolution de rester dans son ménage, et d’ylutter comme Sabine du Guénic en pratiquant à son choix les vertusles plus assassines ou les plus inoffensives.

Quelques jours après l’escapade de Béatrix, Arthur de Rochefide,devenu fils unique par suite de la mort de sa sœur, première femmedu marquis d’Ajuda-Pinto qui n’en eut pas d’enfants, se vit maîtred’abord de l’hôtel de Rochefide, rue d’Anjou-Saint-Honoré, puis dedeux cent mille francs de rente que lui laissa son père. Cetteopulente succession ajoutée à la fortune qu’Arthur possédait en semariant, porta ses revenus, y compris la fortune de sa femme, àmille francs par jour. Pour un gentilhomme doté du caractère quemademoiselle des Touches a peint en quelques mots à Calyste, cettefortune était déjà le bonheur. Pendant que sa femme était à lacharge de l’amour et de la maternité, Rochefide jouissait d’uneimmense fortune&|160;; mais il ne la dépensait pas plus qu’il nedépensait son esprit. Sa bonne grosse vanité, déjà satisfaite d’uneencolure de bel homme à laquelle il avait dû quelques succès dontil s’autorisa pour mépriser les femmes, se donnait également pleinecarrière dans le domaine de l’intelligence. Doué de cette sorted’esprit qu’il faut appeler réflecteur, il s’appropriait lessaillies d’autrui, celles des pièces de théâtre ou des petitsjournaux par la manière de les redire&|160;; il semblait s’enmoquer, il les répétait en charge , il les appliquait commeformules de critique&|160;; enfin sa gaieté militaire (il avaitservi dans la Garde Royale) en assaisonnait si à propos laconversation, que les femmes sans esprit le proclamaient hommespirituel, et les autres n’osaient pas les contredire. Ce système,Arthur le poursuivait en tout&|160;; il devait à la nature lecommode génie de l’imitation sans être singe, il imitait gravement.Ainsi, quoique sans goût, il savait toujours adopter et toujoursquitter les modes le premier. Accusé de passer un peu trop de tempsà sa toilette et de porter un corset, il offrait le modèle de cesgens qui ne déplaisent jamais à personne en épousant sans cesse lesidées et les sottises de tout le monde, et qui toujours à chevalsur la circonstance, ne vieillissent point. C’est les héros de lamédiocrité. Ce mari fut plaint, on trouva Béatrix inexcusabled’avoir quitté le meilleur enfant de la terre, et le ridiculen’atteignit que la femme. Membre de tous les clubs, souscripteur àtoutes les niaiseries qu’enfantent le patriotisme ou l’esprit departi mal entendus, complaisance qui le faisait mettre en premièreligne à propos de tout, ce loyal, ce brave et très-sot gentilhomme,à qui malheureusement tant de riches ressemblent, devaitnaturellement vouloir se distinguer par quelque manie à la mode. Ilse glorifiait donc principalement d’être le sultan d’un sérail àquatre pattes gouverné par un vieil écuyer anglais, et qui par moisabsorbait de quatre à cinq mille francs. Sa spécialité consistait àfaire courir , il protégeait la race chevaline, il soutenait unerevue consacrée à la question hippique&|160;; mais il seconnaissait médiocrement en chevaux, et depuis la bride jusqu’auxfers il s’en rapportait à son écuyer. C’est assez vous dire que cedemi-garçon n’avait rien en propre, ni son esprit, ni son goût, nisa situation, ni ses ridicules&|160;; enfin sa fortune lui venaitde ses pères&|160;! Après avoir dégusté tous les déplaisirs dumariage, il fut si content de se retrouver garçon, qu’il disaitentre amis : –  » Je suis né coiffé&|160;!  » Heureux surtout devivre sans les dépenses de représentation auxquelles les gensmariés sont astreints, son hôtel, où depuis la mort de son père iln’avait rien changé, ressemblait à ceux dont les maîtres sont envoyage, il y demeurait peu, il n’y mangeait pas, il y couchaitrarement. Voici la raison de cette indifférence.

Après bien des aventures amoureuses, ennuyé des femmes du mondequi sont véritablement ennuyeuses et qui plantent aussi par trop dehaies d’épines sèches autour du bonheur, il s’était marié, comme onva le voir, avec la célèbre madame Schontz, célèbre dans le mondedes Fanny-Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, desFlorentine, des Jenny Cadine, etc. Ce monde, de qui l’un de nosdessinateurs a dit spirituellement en en montrant le tourbillon aubal de l’Opéra : –  » Quand on pense que tout ça se loge, s’habilleet vit bien, voilà qui donne une crâne idée de l’homme&|160;!  » cemonde dangereux a déjà fait irruption dans cette histoire des mœurspar les figures typiques de Florine et de l’illustre Malaga d’ UneFille d’Eve et de La Fausse Maîtresse&|160;; mais, pour le peindreavec fidélité, l’historien doit proportionner le nombre de cespersonnages à la diversité des dénoûments de leurs singulièresexistences qui se terminent par l’indigence sous sa plus hideuseforme, par des morts prématurées, par l’aisance, par d’heureuxmariages, et quelquefois par l’opulence.

Madame Schontz, d’abord connue sous le nom de la Petite-Auréliepour la distinguer d’une de ses rivales beaucoup moins spirituellequ’elle, appartenait à la classe la plus élevée de ces femmes dontl’utilité sociale ne peut être révoquée en doute ni par le préfetde la Seine, ni par ceux qui s’intéressent à la prospérité de laville de Paris. Certes, le Rat taxé de démolir des fortunes souventhypothétiques, rivalise bien plutôt avec le castor. Sans lesAspasies du quartier Notre-Dame de Lorette, il ne se bâtirait pastant de maisons à Paris. Pionniers des plâtres neufs, elles vontremorquées par la Spéculation le long des collines de Montmartre,plantant les piquets de leurs tentes, soit dit sans jeu de mots,dans ces solitudes de moellons sculptés qui meublent les rueseuropéennes d’Amsterdam, de Milan, de Stockholm, de Londres, deMoscou, steppes architecturales où le vent fait mugird’innombrables écriteaux qui en accusent le vide par ces mots :Appartements à louer&|160;! La situation de ces dames se déterminepar celle qu’elles prennent dans ces quartiers apocryphes&|160;; sileur maison se rapproche de la ligne tracée par la rue de Provence,la femme a des rentes, son budget est prospère, mais cette femmes’élève-t-elle vers la ligne des boulevards extérieurs,remonte-t-elle vers la ville affreuse des Batignolles, elle estsans ressources. Or, quand monsieur de Rochefide rencontra madameSchontz, elle occupait le troisième étage de la seule maison quiexistât rue de Berlin, elle campait donc sur la lisière du malheuret sur celle de Paris. Cette femme-fille ne se nommait, vous devezle pressentir ni Schontz ni Aurélie&|160;! Elle cachait le nom deson père, un vieux soldat de l’empire, l’éternel colonel quifleurit à l’aurore de ces existences féminines soit comme père,soit comme séducteur. Madame Schontz avait joui de l’éducationgratuite de Saint-Denis, où l’on élève admirablement les jeunespersonnes, mais qui n’offre aux jeunes personnes ni maris nidébouchés au sortir de cette école, admirable création del’Empereur à laquelle il ne manque qu’une seule chose :l’Empereur&|160;! –  » Je serai là, pour pourvoir les filles de meslégionnaires,  » répondit-il à l’observation d’un de ses ministresqui prévoyait l’avenir. Napoléon avait dit aussi :  » – Je serailà&|160;!  » pour les membres de l’Institut à qui l’on devrait nedonner aucun appointement plutôt que de leur envoyerquatre-vingt-trois francs par mois, traitement inférieur à celui decertains garçons de bureau. Aurélie était bien réellement la fillede l’intrépide colonel Schiltz, un chef de ces audacieux partisansalsaciens qui faillirent sauver l’Empereur dans la campagne deFrance, et qui mourut à Metz, pillé, volé, ruiné. En 1814, Napoléonmit à Saint-Denis la petite Joséphine Schiltz, alors âgée de neufans orpheline de père et de mère, sans asile, sans ressources,cette pauvre enfant ne fut pas chassée de l’établissement au secondretour des Bourbons. Elle y fut sous-maîtresse jusqu’en 1827&|160;;mais alors la patience lui manqua, sa beauté la séduisit. A samajorité, Joséphine Schiltz, la filleule de l’impératrice, abordala vie aventureuse des courtisanes, conviée à ce douteux avenir parl’exemple fatal de quelques-unes de ses camarades, comme elle sansressources, et qui s’applaudissaient de leur résolution. Ellesubstitua un on à l’ il du nom paternel et se plaça sous lepatronage de sainte Aurélie. Vive, spirituelle, instruite, elle fitplus de fautes que celles de ses stupides compagnes dont les écartseurent toujours l’intérêt pour base. Après avoir connu desécrivains pauvres mais malhonnêtes, spirituels mais endettés&|160;;après avoir essayé de quelques gens riches aussi calculateurs queniais, après avoir sacrifié le solide à l’amour vrai, s’être permistoutes les écoles où s’acquiert l’expérience, en un jour d’extrêmemisère où chez Valentino, cette première étape de Musard, elledansait vêtue d’une robe, d’un chapeau, d’une mantille d’emprunt,elle attira l’attention d’Arthur, venu là pour voir le fameuxgalop&|160;! Elle fanatisa par son esprit ce gentilhomme qui nesavait plus à quelle passion se vouer&|160;; et, alors, deux ansaprès avoir été quitté par Béatrix dont l’esprit l’humiliait assezsouvent, le marquis ne fut blâmé par personne de se marier autreizième arrondissement de Paris avec une Béatrix d’occasion.

Esquissons ici les quatre saisons de ce bonheur. Il estnécessaire de montrer que la théorie du mariage au treizièmearrondissement en enveloppe également tous les administrés. Soyezmarquis et quadragénaire, ou sexagénaire et marchand retiré, sixfois millionnaire ou rentier (Voir Un Début dans la Vie ), grandseigneur ou bourgeois, la stratégie de la passion, sauf lesdifférences inhérentes aux zones sociales, ne varie pas. Le cœur etla caisse sont toujours en rapports exacts et définis. Enfin, vousestimerez les difficultés que la duchesse devait rencontrer dansl’exécution de son plan charitable.

on ne sait pas quelle est en France la puissance des mots surles gens ordinaires, ni quel mal font les gens d’esprit qui lesinventent. Ainsi, nul teneur de livres ne pourrait supputer lechiffre des sommes qui sont restées improductives, verrouillées aufond des cœurs généreux et des caisses par cette ignoble phrase : -Tirer une carotte&|160;!&|160;… Ce mot est devenu si populairequ’il faut bien lui permettre de salir cette page. D’ailleurs, enpénétrant dans le treizième arrondissement, il faut bien enaccepter le patois pittoresque. Monsieur de Rochefide, comme tousles petits esprits, avait toujours peur d’être carotté . Lesubstantif s’est fait verbe. Dès le début de sa passion pour madameSchontz, Arthur fut sur ses gardes, et fut alors très- rat , pouremployer un autre mot aux ateliers de bonheur et aux ateliers depeinture. Le mot rat , quand il s’applique à une jeune fille,signifie le convive, mais appliqué à l’homme, il signifie un avareamphitryon. Madame Schontz avait trop d’esprit et connaissait tropbien les hommes pour ne pas concevoir les plus grandes espérancesd’après un pareil commencement. Monsieur de Rochefide alloua cinqcents francs par mois à madame Schontz, lui meubla mesquinement unappartement de douze cents francs à un second étage rue Coquenard,et se mit à étudier le caractère d’Aurélie qui lui fournit aussitôtun caractère à étudier en s’apercevant de cet espionnage. AussiRochefide fut-il heureux de rencontrer une fille douée d’un si beaucaractère&|160;; mais il n’y vit rien d’étonnant : la mère étaitune Barnheim de Bade, une femme comme il faut&|160;! Aurélie avaitété d’ailleurs si bien élevée&|160;!… Parlant l’anglais, l’allemandet l’italien, elle possédait à fond les littératures étrangères.Elle pouvait lutter sans désavantage contre les pianistes du secondordre. Et, notez ce point&|160;! elle se comportait avec sestalents comme les personnes bien nées, elle n’en disait rien. Elleprenait la brosse chez un peintre, la maniait par raillerie, etfaisait une tête assez crânement pour produire un étonnementgénéral. Par désœuvrement, durant le temps où elle dépérissaitsous-maîtresse, elle avait poussé des pointes dans le domaine dessciences&|160;; mais sa vie de femme entretenue avait couvert cesbonnes semences d’un manteau de sel, et naturellement elle fithonneur à son Arthur de la floraison de ces germes précieux,recultivés pour lui. Aurélie commença donc par être d’undésintéressement égal à la volupté, qui permit à cette faiblecorvette d’attacher sûrement ses grappins sur ce vaisseau dehaut-bord. Néanmoins, vers la fin de la première année, ellefaisait des tapages ignobles dans l’antichambre avec ses socques ens’arrangeant pour rentrer au moment où le marquis l’attendait, etcachait, de manière à le bien montrer, un bas de sa robeoutrageusement crotté. Enfin, elle sut si parfaitement persuader àson gros papa que toute son ambition, après tant de hauts et bas,était de conquérir honnêtement une petite existence bourgeoise que,dix mois après leur rencontre, la seconde phase se déclara.

Madame Schontz obtint alors un bel appartement, rueNeuve-Saint-Georges. Arthur, ne pouvant plus dissimuler sa fortuneà madame Schontz, lui donna des meubles splendides, une argenteriecomplète, douze cents francs par mois, une petite voiture basse àun cheval, mais à location, et il accorda le tigre assezgracieusement. La Schontz ne sut aucun gré de cette munificence,elle découvrit les motifs de la conduite de son Arthur et yreconnut des calculs de rat. Excédé de la vie de restaurant où lachère est la plupart du temps exécrable, où le moindre dîner degourmet coûte soixante francs pour un, et deux cents francs quandon invite trois amis, Rochefide offrit à madame Schontz quarantefrancs par jour pour son dîner et celui d’un ami, tout compris.Aurélie accepta. Après avoir fait accepter toutes ses lettres dechange de morale, tirées à un an sur les habitudes de monsieur deRochefide, elle fut alors écoutée avec faveur quand elle réclamacinq cents francs de plus par mois pour sa toilette, afin de ne pascouvrir de honte son gros papa dont les amis appartenaient tous auJockey-Club.  » – Ce serait du joli, dit-elle, si Rastignac, Maximede Trailles, d’Esgrignon, La Roche-Hugon, Ronquerolles, Laginski,Lenoncourt, et autres vous trouvaient avec une madameEverard&|160;! D’ailleurs, ayez confiance en moi, mon gros père,vous y gagnerez&|160;!  » En effet, Aurélie s’arrangea pour déployerde nouvelles vertus dans cette nouvelle phase. Elle se dessina dansun rôle de ménagère dont elle tira le plus grand parti. Ellenouait, disait-elle, les deux bouts du mois sans dettes avec deuxmille cinq cents francs, ce qui ne s’était jamais vu dans lefaubourg Saint-Germain du treizième arrondissement, et elle servaitdes dîners supérieurs à ceux de Rothschild, on y buvait des vinsexquis à dix et douze francs la bouteille. Aussi, Rochefideémerveillé, très-heureux de pouvoir inviter souvent ses amis chezsa maîtresse en y trouvant de l’économie, disait-il en la serrantpar la taille : –  » Voilà un trésor&|160;!…  » Bientôt il loua pourelle un tiers de loge aux Italiens, puis il finit par la mener auxpremières représentations. Il commençait à consulter son Aurélie enreconnaissant l’excellence de ses conseils, elle lui laissaitprendre les mots spirituels qu’elle disait à tout propos et qui,n’étant pas connus, relevèrent sa réputation d’homme amusant. Enfinil acquit la certitude d’être aimé véritablement et pour lui-même.Aurélie refusa de faire le bonheur d’un prince russe à raison decinq mille francs par mois. –  » Vous êtes heureux, mon chermarquis, s’écria le vieux prince Galathionne en finissant au clubune partie de whist. Hier, quand vous nous avez laissés seuls,madame Schontz et moi, j’ai voulu vous la souffler&|160;; mais ellem’a dit :  » Mon prince, vous n’êtes pas plus beau, mais vous êtesplus âgé que Rochefide&|160;; vous me battriez, et il est comme unpère pour moi, trouvez-moi là le quart d’une bonne raison pourchanger&|160;?… Je n’ai pas pour Arthur la passion folle que j’aieue pour des petits drôles à bottes vernies, et de qui je payaisles dettes&|160;; mais je l’aime comme une femme aime son mariquand elle est honnête femme.  » Et elle m’a mis à la porte.  » Cediscours, qui ne sentait pas la charge , eut pour effet deprodigieusement aider à l’état d’abandon et de dégradation quidéshonorait l’hôtel de Rochefide. Bientôt, Arthur transporta sa vieet ses plaisirs chez madame Schontz, et il s’en trouva bien&|160;;car, au bout de trois ans, il eut quatre cent mille francs àplacer.

La troisième phase commença. Madame Schontz devint la plustendre des mères pour le fils d’Arthur, elle allait le chercher àson collége et l’y ramenait elle-même&|160;; elle accabla decadeaux, de friandises, d’argent cet enfant qui l’appelait sapetite maman , et de qui elle fut adorée. Elle entra dans lemaniement de la fortune de son Arthur, elle lui fit acheter desrentes en baisse avant le fameux traité de Londres qui renversa leministère du 1er mars. Arthur gagna deux cent mille francs, etAurélie ne demanda pas une obole. En gentilhomme qu’il était,Rochefide plaça ses six cent mille francs en actions de la Banque,et il en mit la moitié au nom de mademoiselle Joséphine Schiltz. Unpetit hôtel, loué rue de la Bruyère, fut remis à Grindot le célèbrearchitecte avec ordre d’en faire une voluptueuse bonbonnière.Rochefide ne compta plus dès lors avec madame Schontz, qui recevaitles revenus, et payait les mémoires. Devenue sa femme… deconfiance, elle justifia ce titre en rendant son gros papa plusheureux que jamais&|160;; elle en avait reconnu les caprices, elleles safisfaisait comme madame de Pompadour caressait les fantaisiesde Louis XV. Elle fut enfin maîtresse en titre, maîtresse absolue.Aussi se permit-elle alors de protéger des petits jeunes gensravissants, des artistes, des gens de lettres nouveau-nés à lagloire qui niaient les anciens et les modernes et tâchaient de sefaire une grande réputation en faisant peu de chose. La conduite demadame Schontz, chef-d’œuvre de tactique, doit vous en révélertoute la supériorité. D’abord, dix à douze jeunes gens amusaientArthur, lui fournissaient des traits d’esprit, des jugements finssur toutes choses, et ne mettaient pas en question la fidélité dela maîtresse de la maison&|160;; puis ils la tenaient pour unefemme éminemment spirituelle. Aussi ces annonces vivantes, cesarticles ambulants firent-ils passer madame Schontz pour la femmela plus agréable que l’on connût sur la lisière qui sépare letreizième arrondissement des douze autres. Ses rivales, SuzanneGaillard qui, depuis 1838, avait sur elle l’avantage d’être devenuefemme mariée en légitime mariage, pléonasme nécessaire pourexpliquer un mariage solide, Fanny-Beaupré, Mariette, Antoniarépandaient des calomnies plus que drolatiques sur la beauté de cesjeunes gens et sur la complaisance avec laquelle monsieur deRochefide les accueillait. Madame Schontz, qui distançait de troisblagues , disait-elle, tout l’esprit de ces dames, un jour à unsouper donné par Nathan chez Florine, après un bal de l’opéra, leurdit, après leur avoir expliqué sa fortune et son succès, un :  » -Faites-en autant&|160;?…  » dont on a gardé la mémoire. MadameSchontz fit vendre les chevaux de course pendant cette période, ense livrant à des considérations qu’elle devait sans doute àl’esprit critique de Claude Vignon, un de ses habitués. –  » Jeconcevrais, dit-elle un soir après avoir long-temps cravaché leschevaux de ses plaisanteries, que les princes et les gens richesprissent à cœur l’hippiatrique&|160;; mais pour faire le bien dupays, et non pour les satisfactions puériles d’un amour-propre dejoueur. Si vous aviez des haras dans vos terres, si vous y éleviezdes mille à douze cents chevaux, si chacun faisait courir lesmeilleurs-élèves de son haras, si tous les haras de France et deNavarre concouraient à chaque solennité, ce serait grand etbeau&|160;; mais vous achetez des sujets comme des directeurs despectacle font la traite des artistes, vous ravalez une institutionjusqu’à n’être plus qu’un jeu, vous avez la Bourse des jambes commevous avez la Bourse des rentes&|160;!… C’est indigne.Dépenseriez-vous par hasard soixante mille francs pour lire dansles journaux :  » LELIA, à monsieur de Rochefide, a battu d’unelongueur FLEUR-DE-GENET, à monsieur le duc de Rhétoré&|160;?&|160;… » vaudrait mieux alors donner cet argent à des poètes, ils vousferaient aller en vers et en prose à l’immortalité, comme feuMonthyon&|160;!  » A force d’être taonné, le marquis reconnut lecreux du turf , il réalisa cette économie de soixante mille francs,et l’année suivante madame Schontz lui dit : –  » Je ne te coûteplus rien, Arthur&|160;!  » Beaucoup de gens riches envièrent alorsmadame Schontz au marquis et tâchèrent de la lui enlever&|160;;mais, comme le prince russe, ils y perdirent leur vieillesse. – « Ecoute, mon cher, avait-elle dit quinze jours auparavant à Finotdevenu fort riche, je suis sûr que Rochefide me pardonnerait unepetite passion si je devenais folle de quelqu’un, et l’on ne quittejamais un marquis de cette bonne-enfance là pour un parvenu commetoi. Tu ne me maintiendrais pas dans la position où m’a miseArthur, il a fait de moi une demi-femme comme il faut, et toi tu nepourrais jamais y parvenir, même en m’épousant.  » Ceci fut ledernier clou rivé qui compléta le ferrement de cet heureux forçat.Le propos parvint aux oreilles absentes pour lesquelles il futtenu.

La quatrième phase était donc commencée, celle de l’accoutumance , la dernière victoire de ces plans de campagne, etqui fait dire d’un homme par ces sortes de femmes :  » Je letiens&|160;!  » Rochefide, qui venait d’acheter le petit hôtel aunom de mademoiselle Joséphine Schiltz, une bagatelle dequatre-vingt mille francs, en était arrivé, lors des projets forméspar la duchesse, à tirer vanité de sa maîtresse qu’il nommait NinonII, en en célébrant ainsi la probité rigoureuse, les excellentesmanières, l’instruction et l’esprit. Il avait résumé ses défauts etses qualités, ses goûts, ses plaisirs par madame Schontz, et il setrouvait à ce passage de la vie où, soit lassitude, soitindifférence, soit philosophie, un homme ne change plus, et s’entient ou à sa femme ou à sa maîtresse.

On comprendra toute la valeur acquise en cinq ans par madameSchontz, en apprenant qu’il fallait être proposé long-temps àl’avance pour être présenté chez elle. Elle avait refusé derecevoir des gens riches ennuyeux, des gens tarés, elle ne sedépartait de ses rigueurs qu’en faveur des grands noms del’aristocratie. –  » Ceux-là, disait-elle, ont le droit d’êtrebêtes, parce qu’ils le sont comme il faut&|160;!  » Elle possédaitostensiblement les trois cent mille francs que Rochefide lui avaitdonnés et qu’un bon enfant d’agent de change , Gobenheim, le seulqui fût admis chez elle, lui faisait valoir&|160;; mais ellemanœuvrait à elle seule une petite fortune secrète de deux centmille francs composée de ses bénéfices économisés depuis trois anset de ceux produits par le mouvement perpétuel des trois cent millefrancs, car elle n’accusait jamais que les trois cent mille francsconnus. –  » Plus vous gagnez, moins vous vous enrichissez, lui ditun jour Gobenheim. – L’eau est si chère, répondit-elle. – Celle desdiamants&|160;? reprit Gobenheim. – Non, celle du fleuve de la vie. » Le trésor inconnu se grossissait de bijoux, de diamantsqu’Aurélie portait pendant un mois et qu’elle vendait après, desommes données pour payer des fantaisies passées. Quand on ladisait riche, madame Schontz répondait, qu’au taux des rentes,trois cent mille francs donnaient douze mille francs et qu’elle lesavait dépensés dans les temps les plus rigoureux de sa vie, alorsqu’elle aimait Lousteau.

Cette conduite annonçait un plan, et madame Schontz avait eneffet un plan, croyez-le bien. Jalouse depuis deux ans de madame duBruel, elle était mordue au cœur par l’ambition d’être mariée à laMairie et à l’Eglise. Toutes les positions sociales ont leur fruitdéfendu, une petite chose grandie par le désir au point d’êtreaussi pesante que le monde. Cette ambition se doublaitnécessairement de l’ambition d’un second Arthur qu’aucun espionnagene pouvait découvrir. Bixiou voulait voir le préféré dans lepeintre Léon de Lora, le peintre le voyait dans Bixiou quidépassait la quarantaine et qui devait penser à se faire un sort.Les soupçons se portaient aussi sur Victor de Vernisset, un jeunepoète de l’école de Canalis, dont la passion pour madame Schontzallait jusqu’au délire&|160;; et le poète accusait Stidmann, unjeune sculpteur, d’être son rival heureux. Cet artiste, untrès-joli garçon, travaillait pour les orfèvres, pour les marchandsde bronzes, pour les bijoutiers, il espérait recommencer BenvenutoCellini. Claude Vignon, le jeune comte de la Palférine, Gobenheim,Vermanton, philosophe cynique, autres habitués de ce salon amusant,furent tour à tour mis en suspicion et reconnus innocents. Personnen’était à la hauteur de madame Schontz, pas même Rochefide qui luicroyait un faible pour le jeune et spirituel La Palférine&|160;;elle était vertueuse par calcul et ne pensait qu’à faire un bonmariage.

On ne voyait chez madame Schontz qu’un seul homme à réputationmacairienne, Couture qui plus d’une fois avait fait hurler lesBoursiers&|160;; mais Couture était un des premiers amis de madameSchontz, elle seule lui restait fidèle. La fausse alerte de 1840rafla les derniers capitaux de ce spéculateur qui crut à l’habiletédu 1er mars&|160;; Aurélie, le voyant en mauvaise veine, fit jouer,comme on l’a vu, Rochefide en sens contraire. Ce fut elle qui nommale dernier malheur de cet inventeur des primes et des commandites,une découture . Heureux de trouver son couvert mis chez Aurélie,Couture à qui Finot, l’homme habile, ou si l’on veut heureux entretous les parvenus, donnait de temps en temps quelques billets demille francs, était seul assez calculateur pour offrir son nom àmadame Schontz qui l’étudiait, pour savoir si le hardi spéculateuraurait la puissance de se frayer un chemin en politique, et assezde reconnaissance pour ne pas abandonner sa femme. Couture, hommed’environ quarante-trois ans, très-usé, ne rachetait pas lamauvaise sonorité de son nom par la naissance, il parlait peu desauteurs de ses jours. Madame Schontz gémissait de la rareté desgens capables, lorsque Couture lui présenta lui-même un provincialqui se trouva garni des deux anses par lesquelles les femmesprennent ces sortes de cruches quand elles veulent les garder.

Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion dela jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l’histoire.

En 1838, Fabien du Ronceret, fils d’un président de chambre à lacour royale de Caen mort depuis un an, quitta la ville d’Alençon endonnant sa démission de juge, siége où son père l’avait obligé deperdre son temps, disait-il, et vint à Paris dans l’intention defaire son chemin en faisant du tapage, idée normande difficile àréaliser, car il pouvait à peine compter huit mille francs derentes, sa mère vivant encore et occupant comme usufruitière untrès-important immeuble au milieu d’Alençon. Ce garçon avait déjà,dans plusieurs voyages à Paris, essayé sa corde comme unsaltimbanque, et reconnu le grand vice du replâtrage social de1830&|160;; aussi comptait-il l’exploiter à son profit, en suivantl’exemple des finauds de la bourgeoisie. Ceci demande un rapidecoup-d’oeil sur un des effets du nouvel ordre de choses.

L’égalité moderne, développée de nos jours outre-mesure, anécessairement développé dans la vie privée sur une ligne parallèleà la vie politique, l’orgueil, l’amour-propre, la vanité, les troisgrandes divisions du Moi social. Les sots veulent passer pour gensd’esprit, les gens d’esprit veulent être des gens de talent, lesgens de talent veulent être traités de gens de génie&|160;; quantaux gens de génie, ils sont plus raisonnables, ils consentent àn’être que des demi-dieux. Cette pente de l’esprit public actuel,qui rend à la Chambre le manufacturier jaloux de l’homme d’Etat etl’administrateur jaloux du poète, pousse les sots à dénigrer lesgens d’esprit, les gens d’esprit à dénigrer les gens de talent, lesgens de talent à dénigrer ceux d’entre eux qui les dépassent dequelques pouces, et les demi-dieux à menacer les institutions, letrône, enfin tout ce qui ne les adore pas sans condition. Dèsqu’une nation a très-impolitiquement abattu les supérioritéssociales reconnues, elle ouvre des écluses par où se précipite untorrent d’ambitions secondaires dont la moindre veut encoreprimer&|160;; elle avait dans son aristocratie un mal, au dire desdémocrates, mais un mal défini, circonscrit&|160;; elle l’échangecontre dix aristocraties contendantes et armées, la pire dessituations. En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué ladéclaration des droits de l’Envie . Nous jouissons aujourd’hui dessaturnales de la Révolution transportées dans le domaine, paisibleen apparence, de l’esprit, de l’industrie et de la politique&|160;;aussi, semble-t-il aujourd’hui que les réputations dues au travail,aux services rendus, au talent soient des priviléges accordés auxdépens de la masse. On étendra bientôt la loi agraire jusque dansle champ de la gloire. Donc, jamais dans aucun temps, on n’ademandé le triage de son nom sur le volet public à des motifs pluspuérils. On se distingue à tout prix par le ridicule, par uneaffectation d’amour pour la cause polonaise, pour le systèmepénitentiaire, pour l’avenir des forçats libérés, pour les petitsmauvais sujets au-dessus ou au-dessous de douze ans, pour toutesles misères sociales. Ces diverses manies créent des dignitéspostiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétairesde sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questionssociales qu’on cherche à résoudre. On a démoli la grande sociétépour en faire un millier de petites à l’image de la défunte. Cesorganisations parasites ne révèlent-elles pas ladécomposition&|160;? n’est-ce pas le fourmillement des vers dans lecadavre&|160;? Toutes ces sociétés sont filles de la même mère, laVanité. Ce n’est pas ainsi que procèdent la Charité catholique oula vraie Bienfaisance, elles étudient les maux sur les plaies enles guérissant, et ne pérorent pas en assemblée sur les principesmorbifiques pour le plaisir de pérorer.

Fabien du Ronceret, sans être un homme supérieur, avait devinépar l’exercice de ce sens avide particulier à la Normandie, tout leparti qu’il pouvait tirer de ce vice public. Chaque époque a soncaractère que les gens habiles exploitent. Fabien ne pensait qu’àfaire parler de lui. –  » Mon cher, il faut faire parler de soi pourêtre quelque chose&|160;! disait-il en parlant au roi d’Alençon, àdu Bousquier, un ami de son père. Dans six mois je serai plus connuque vous&|160;!  » Fabien traduisait ainsi l’esprit de son temps, ilne le dominait pas, il y obéissait. Il avait débuté dans la Bohême,un district de la topographie morale de Paris, (Voir Un Prince dela Bohême , Scènes de la Vie Parisienne), où il fut connu sous lenom de l’héritier à cause de quelques prodigalités préméditées. DuRonceret avait profité des folies de Couture pour la jolie madameCadine, une des actrices nouvelles à qui l’on accordait le plus detalent sur une des scènes secondaires, et à qui, durant sonopulence éphémère, il avait arrangé, rue Blanche, un délicieuxrez-de-chaussée à jardin. Ce fut ainsi que du Ronceret et Couturefirent connaissance. Le Normand, qui voulait du luxe tout prêt ettout fait, acheta le mobilier de Couture et les embellissementsqu’il était obligé de laisser dans l’appartement, un kiosque oùl’on fumait, une galerie en bois rustiqué garnie de nattesindiennes et ornée de poteries pour gagner le kiosque par les tempsde pluie. Quand on complimentait l’Héritier sur son appartement, ill’appelait sa tanière . Le provincial se gardait bien de dire queGrindot l’architecte y avait déployé tout son savoir-faire, commeStidmann dans les sculptures, et Léon de Lora dans lapeinture&|160;; car il avait pour défaut capital cet amour-proprequi va jusqu’au mensonge dans le désir de se grandir. L’Héritiercompléta ces magnificences par une serre qu’il établit le long d’unmur à l’exposition du midi, non qu’il aimât les fleurs, mais ilvoulut attaquer l’opinion publique par l’horticulture. En cemoment, il atteignait presque à son but. Devenu vice-présidentd’une société jardinière quelconque présidée par le duc deVissembourg, frère du prince de Chiavari, le fils cadet du feumaréchal Vernon, il avait orné du ruban de la Légion-d’Honneur sonhabit de vice-président, après une exposition de produits dont lediscours d’ouverture acheté cinq cents francs à Lousteau futhardiment prononcé comme de son cru. Il fut remarqué pour une fleurque lui avait donnée le vieux Blondet d’Alençon, père d’EmileBlondet, et qu’il présenta comme obtenue dans sa serre. Ce succèsn’était rien. L’Héritier, qui voulait être accepté comme un hommed’esprit, avait formé le plan de se lier avec les gens célèbrespour en refléter la gloire, plan d’une mise à exécution difficileen ne lui donnant pour base qu’un budget de huit mille francs.Aussi, Fabien du Ronceret s’était-il adressé tour à tour et sanssuccès à Bixiou, à Stidmann, à Léon de Lora pour être présenté chezmadame Schontz et faire partie de cette ménagerie de lions en tousgenres. Il paya si souvent à dîner à Couture, que Couture prouvacatégoriquement à madame Schontz qu’elle devait acquérir un pareiloriginal, ne fût-ce que pour en faire un de ces élégants valetssans gages que les maîtresses de maison emploient aux commissionspour lesquelles on ne trouve pas de domestiques.

En trois soirées madame Schontz pénétra Fabien et se dit : – « Si Couture ne me convient pas, je suis sûre de bâter celui-là.Maintenant mon avenir va sur deux pieds&|160;!  » Ce sot de qui toutle monde se moquait devint donc le préféré, mais dans une intentionqui rendait la préférence injurieuse, et ce choix échappait àtoutes les suppositions par son improbabilité même. Madame Schontzenivrait Fabien de sourires accordés à la dérobée, de petitesscènes jouées au seuil de la porte en le reconduisant le dernierlorsque monsieur de Rochefide restait le soir. Elle mettait souventFabien en tiers avec Arthur dans sa loge aux Italiens et auxpremières représentations&|160;; elle s’en excusait en disant qu’illui rendait tel ou tel service, et qu’elle ne savait comment leremercier. Les hommes ont entre eux une fatuité qui leur estd’ailleurs commune avec les femmes, celle d’être aimés absolument.Or, de toutes les passions flatteuses, il n’en est pas de plusprisée que celle d’une madame Schontz pour ceux qu’elles rendentl’objet d’un amour dit de cœur par opposition à l’autre amour. Unefemme comme madame Schontz, qui jouait à la grande dame, et dont lavaleur réelle était supérieure, devait être et fut un sujetd’orgueil pour Fabien qui s’éprit d’elle au point de ne jamais seprésenter qu’en toilette, bottes vernies, gants paille, chemisebrodée et à jabot, gilets de plus en plus variés, enfin avec tousles symptômes extérieurs d’un culte profond. Un mois avant laconférence de la duchesse et de son directeur, madame Schontz avaitconfié le secret de sa naissance et de son vrai nom à Fabien qui necomprit pas le but de cette confidence. Quinze jours après, madameSchontz, étonnée du défaut d’intelligence du Normand, s’écria : – « Mon Dieu&|160;! suis-je niaise&|160;? il se croit aimé pourlui-même.  » Et alors elle emmena l’Héritier dans sa calèche, auBois, car elle avait depuis un an petite calèche et petite voiturebasse à deux chevaux. Dans ce tête-à-tête public, elle traita laquestion de sa destinée et déclara vouloir se marier. –  » J’ai septcent mille francs, dit-elle, je vous avoue que, si je rencontraisun homme plein d’ambition et qui sût comprendre mon caractère, jechangerais de position, car savez-vous quel est mon rêve&|160;? Jevoudrais être une bonne bourgeoise, entrer dans une famillehonnête, et rendre mon mari, mes enfants tous bien heureux&|160;! « Le Normand voulait bien être distingué par madame Schontz&|160;;mais l’épouser, cette folie parut discutable à un garçon detrente-huit ans que la révolution de juillet avait fait juge. Envoyant cette hésitation, madame Schontz prit l’Héritier pour ciblede ses traits d’esprit, de ses plaisanteries, de son dédain, et setourna vers Couture. En huit jours, le spéculateur, à qui elle fitflairer sa caisse, offrit sa main, son cœur et son avenir, troischoses de la même valeur.

Les manéges de madame Schontz en étaient là, lorsque madame deGrandlieu s’enquit de la vie et des mœurs de la Béatrix de la rueSaint-Georges.

D’après le conseil de l’abbé Brossette, la duchesse pria lemarquis d’Ajuda de lui amener le roi des coupe-jarrets politiques,le célèbre comte Maxime de Trailles, l’Archiduc de la Bohême, leplus jeune des jeunes gens, quoiqu’il eût quarante-huit ans.Monsieur d’Ajuda s’arrangea pour dîner avec Maxime au club de larue de Beaune, et lui proposa d’aller faire un mort chez le duc deGrandlieu qui, pris par la goutte avant le dîner, se trouvait seul.Quoique le gendre du duc de Grandlieu, le cousin de la duchesse,eût bien le droit de le présenter dans un salon où jamais iln’avait mis les pieds, Maxime Trailles ne s’abusa pas sur la portéed’une invitation ainsi faite, il pensa que le duc ou la duchesseavaient besoin de lui. Ce n’est pas un des moindres traits de cetemps-ci que cette vie de club où l’on joue avec des gens qu’on nereçoit point chez soi.

Le duc de Grandlieu fit à Maxime l’honneur de paraîtresouffrant. Après quinze parties de whist, il alla se coucher,laissant sa femme en tête-à-tête avec Maxime et d’Ajuda. Laduchesse secondée par le marquis communiqua son projet à monsieurde Trailles, et lui demanda sa collaboration en paraissant ne luidemander que des conseils. Maxime écouta jusqu’au bout sans seprononcer, et attendit pour parler que la duchesse eût réclamédirectement sa coopération.

– Madame, j’ai bien tout compris, lui dit-il alors après avoirjeté sur elle et sur la marquis un de ces regards fins, profonds,astucieux, complets, par lesquels ces grands roués saventcompromettre leurs interlocuteurs. D’Ajuda vous dira que, siquelqu’un à Paris peut conduire cette double négociation, c’estmoi, sans vous y mêler, sans qu’on sache même que je suis venu cesoir ici. Seulement, avant tout, posons les préliminaires deLéoben. Que comptez-vous sacrifier&|160;?…

– Tout ce qu’il faudra.

– Bien, madame la duchesse. Ainsi, pour prix de mes soins vousme feriez l’honneur de recevoir chez vous et de protégersérieusement madame la comtesse de Trailles…

– Tu es marié&|160;?… s’écria d’Ajuda.

– Je me marie dans quinze jours avec l’héritière d’une familleriche mais excessivement bourgeoise, un sacrifice à l’opinion,j’entre dans le principe même de mon gouvernement&|160;! Je veuxfaire peau neuve, ainsi madame la duchesse comprend de quelleimportance serait pour moi l’adoption de ma femme par elle et parsa famille. J’ai la certitude d’être député par suite de ladémission que donnera mon beau-père de ses fonctions, et j’ai lapromesse d’un poste diplomatique en harmonie avec ma nouvellefortune. Je ne vois pas pourquoi ma femme ne serait pas aussi bienreçue que madame de Portenduère dans cette société de jeunes femmesoù brillent mesdames de La Bastie, Georges de Maufrigneuse, del’Estorade, du Guénic, d’Ajuda, de Restaud, de Rastignac et deVandenesse&|160;! Ma femme est jolie, et je me charge de ladésenbonnetdecotonner&|160;!… Ceci vous va-t-il, madame laduchesse&|160;?… Vous êtes pieuse, et, si vous dites oui, votrepromesse, que je sais être sacrée, aidera beaucoup à mon changementde vie. Encore une bonne action que vous ferez là&|160;!…Hélas&|160;! j’ai pendant long-temps été le roi des mauvaissujets&|160;; mais je veux bien finir. Après tout, nous portonsd’azur à la chimère d’or lançant du feu, armée de gueules etécaillée de sinople, au comble de contre-hermine , depuis FrançoisIer qui jugea nécessaire d’anoblir le valet de chambre de Louis XI,et nous sommes comtes depuis Catherine de Médicis.

– Je recevrai, je patronerai votre femme, dit solennellement laduchesse, et les miens ne lui tourneront pas le dos, je vous endonne ma parole.

– Ah&|160;! madame la duchesse, s’écria Maxime visiblement ému,si monsieur le duc daigne aussi me traiter avec quelque bonté, jevous promets, moi, de faire réussir votre plan sans qu’il vous encoûte grand’chose. Mais, reprit-il après une pause, il faut prendresur vous d’obéir à mes instructions… Voici la dernière intrigue dema vie de garçon, elle doit être d’autant mieux menée qu’il s’agitd’une belle action, dit-il en souriant.

– Vous obéir&|160;?… dit la duchesse. Je paraîtrai donc danstout ceci.

– Ah&|160;! madame, je ne vous compromettrai point, s’écriaMaxime, et je vous estime trop pour prendre des sûretés. Il s’agituniquement de suivre mes conseils. Ainsi, par exemple, il faut quedu Guénic soit emmené comme un corps saint par sa femme, qu’il soitdeux ans absent, qu’elle lui fasse voir la Suisse, l’Italie,l’Allemagne, enfin le plus de pays possible…

– Ah&|160;! vous répondez à une crainte de mon directeur,s’écria naïvement la duchesse en se souvenant de la judicieuseobjection de l’abbé Brossette.

Maxime et d’Ajuda ne purent s’empêcher de sourire à l’idée decette concordance entre le ciel et l’enfer.

– Pour que madame de Rochefide ne revoie plus Calyste,reprit-elle, nous voyagerons tous, Juste et sa femme, Calyste etSabine, et moi. Je laisserai Clotilde avec son père…

– Ne chantons pas victoire, madame, dit Maxime, j’entrevoisd’énormes difficultés, je les vaincrai sans doute. Votre estime etvotre protection sont un prix qui va me faire faire de grandessaletés&|160;; mais ce sera les…

– Des saletés&|160;? dit la duchesse en interrompant ce modernecondottiere et montrant dans sa physionomie autant de dégoût qued’étonnement.

– Et vous y tremperez, madame, puisque je suis votre procureur.Mais ignorez-vous donc à quel degré d’aveuglement madame deRochefide a fait arriver votre gendre&|160;?… je le sais par Nathanet par Canalis entre lesquels elle hésitait alors que Calyste s’estjeté dans cette gueule de lionne&|160;! Béatrix a su persuader à cebrave Breton qu’elle n’avait jamais aimé que lui, qu’elle estvertueuse, que Conti fut un amour de tête auquel le cœur et lereste ont pris très-peu de part, un amour musical enfin&|160;!…Quant à Rochefide, ce fut du devoir. Ainsi, vous comprenez, elleest vierge&|160;! Elle le prouve bien en ne se souvenant pas de sonfils, elle n’a pas depuis un an fait la moindre démarche pour levoir. A la vérité, le petit comte a douze ans bientôt et il trouvedans madame Schontz une mère d’autant plus mère que la maternité,vous le savez, est la passion de ces filles. Du Guénic se feraithacher et hacherait sa femme pour Béatrix&|160;! Et vous croyezqu’on retire facilement un homme quand il est au fond du gouffre dela crédulité&|160;?… Mais, madame, le Yago de Shakespeare yperdrait tous ses mouchoirs. L’on croit qu’Othello, que son cadetOrosmane, que Saint-Preux, René, Werther et autres amoureux enpossession de la renommée représentent l’amour&|160;! Jamais leurspères à cœur de verglas n’ont connu ce qu’est un amour absolu,Molière seul s’en est douté. L’amour, madame la duchesse, ce n’estpas d’aimer une noble femme, une Clarisse, le bel effort, mafoi&|160;!… L’amour, c’est de se dire :  » Celle que j’aime est uneinfâme, elle me trompe, elle me trompera, c’est une rouée, ellesent toutes les fritures de l’enfer…  » Et d’y courir, et d’ytrouver le bleu de l’éther, les fleurs du paradis. Voilà commeaimait Molière, voilà comme nous aimons, nous autres mauvaissujets&|160;; car, moi, je pleure à la grande scèned’Arnolphe&|160;!… Et voilà comment votre gendre aimeBéatrix&|160;!… J’aurai de la peine à séparer Rochefide de madameSchontz, mais madame Schontz s’y prêtera sans doute, je vaisétudier son intérieur. Quant à Calyste et à Béatrix, il leur fautdes coups de hache, des trahisons supérieures et d’une infamie sibasse que votre vertueuse imagination n’y descendrait pas, à moinsque votre directeur ne vous donnât la main… Vous avez demandél’impossible, vous serez servie… Et, malgré mon parti prisd’employer le fer et le feu, je ne vous promets pas absolument lesuccès. Je sais des amants qui ne reculent pas devant les plusaffreux désillusionnements. Vous êtes trop vertueuse pour connaîtrel’empire que prennent les femmes qui ne le sont pas…

– N’entamez pas ces infamies sans que j’aie consulté l’abbéBrossette pour savoir jusqu’à quel point je suis votre complice,s’écria la duchesse avec une naïveté qui découvrit tout ce qu’il ya d’égoïsme dans la dévotion.

– Vous ignorerez tout, ma chère mère, dit le marquisd’Ajuda.

Sur le perron, pendant que la voiture du marquis avançait,d’Ajuda dit à Maxime : – Vous avez effrayé cette bonneduchesse.

– Mais elle ne se doute pas de la difficulté de ce qu’elledemande&|160;!… – Allons-nous au Jockey-club&|160;? Il faut queRochefide m’invite à dîner pour demain chez la Schontz, car cettenuit mon plan sera fait et j’aurai choisi sur mon échiquier lespions qui marcheront dans la partie que je vais jouer. Dans letemps de sa splendeur, Béatrix n’a pas voulu me recevoir, jesolderai mon compte avec elle, et je vengerai votre belle-sœur sicruellement qu’elle se trouvera peut-être trop vengée…

Le lendemain, Rochefide dit à madame Schontz qu’ils auraient àdîner Maxime de Trailles. C’était la prévenir de déployer son luxeet de préparer la chère la plus exquise pour ce connaisseur émériteque redoutaient toutes les femmes du genre de madame Schontz&|160;;aussi songea-t-elle autant à sa toilette qu’à mettre sa maison enétat de recevoir ce personnage.

A Paris, il existe presque autant de royautés qu’il s’y trouved’arts différents, de spécialités morales, de sciences, deprofessions&|160;; et le plus fort de ceux qui les pratiquent a samajesté qui lui est propre, il est apprécié, respecté par ses pairsqui connaissent les difficultés du métier, et dont l’admiration estacquise à qui peut s’en jouer. Maxime était aux yeux des rats etdes courtisanes un homme excessivement puissant et capable, car ilavait su se faire prodigieusement aimer. Il était admiré par tousles gens qui savaient combien il est difficile de vivre à Paris enbonne intelligence avec des créanciers&|160;; enfin il n’avait paseu d’autre rival en élégance, en tenue et en esprit, que l’illustrede Marsay qui l’avait employé dans des missions politiques. Cecisuffit à expliquer son entrevue avec la duchesse, son prestige chezmadame Schontz, et l’autorité de sa parole dans une conférencequ’il comptait avoir sur le boulevard des Italiens avec un jeunehomme déjà célèbre, quoique nouvellement entré dans la Bohême.

Le lendemain, à son lever, Maxime de Trailles entendit annoncerFinot qu’il avait mandé la veille, il le pria d’arranger le hasardd’un déjeuner au Café Anglais où Finot, Couture et Lousteaubabilleraient près de lui. Finot, qui se trouvait vis-à-vis ducomte de Trailles dans la position d’un colonel devant un maréchalde France, ne pouvait lui rien refuser&|160;; il était d’ailleurstrop dangereux de piquer ce lion. Aussi, quand Maxime vintdéjeuner, vit-il Finot et ses deux amis attablés, la conversationavait déjà mis le cap sur madame Schontz. Couture, bien manœuvrépar Finot et par Lousteau qui fut à son insu le compère de Finot,apprit au comte de Trailles tout ce qu’il voulait savoir sur madameSchontz.

Vers une heure, Maxime mâchonnait son cure-dents en causant avecdu Tillet sur le perron de Tortoni où se tient cette petite Bourse,préface de la grande. Il paraissait occupé d’affaires, mais ilattendait le jeune comte de La Palférine qui, dans un temps donné,devait passer par là. Le boulevard des Italiens est aujourd’hui cequ’était le Pont-Neuf en 1650, tous les gens connus le traversentau moins une fois par jour. En effet, au bout de dix minutes,Maxime quitta le bras de du Tillet en faisant un signe de tête aujeune prince de la Bohême, et lui dit en souriant : – A moi, comte,deux mots&|160;!…

Les deux rivaux, l’un astre à son déclin, l’autre un soleil àson lever, allèrent s’asseoir sur quatre chaises devant le Café deParis. Maxime eut soin de se placer à une certaine distance dequelques vieillots qui par habitude se mettent en espalier, dès uneheure après midi, pour sécher leurs affections rhumatiques. Ilavait d’excellentes raisons pour se défier des vieillards. (VoirUne Esquisse d’après nature , Scènes de la Vie Parisienne.)

– Avez-vous des dettes&|160;?… dit Maxime au jeune comte.

– Si je n’en avais pas, serais-je digne de vous succéder&|160;?…répondit La Palférine.

– Quand je vous fais une semblable question, je ne mets pas lachose en doute, répliqua Maxime, je veux uniquement savoir si letotal est respectable, et s’il va sur cinq ou sur six&|160;?

– Six, quoi&|160;?

– Six chiffres&|160;! si vous devez cinquante ou centmille&|160;?… J’ai dû, moi, jusqu’à six cent mille.

La Palférine ôta son chapeau d’une façon aussi respectueuse querailleuse.

– Si j’avais le crédit d’emprunter cent mille francs, réponditle jeune homme, j’oublierais mes créanciers et j’irais passer mavie à Venise, au milieu des chefs-d’œuvre de la peinture, authéâtre le soir, la nuit avec de jolies femmes, et…

– Et à mon âge, que deviendriez-vous&|160;? demanda Maxime.

– Je n’irais pas jusque-là, répliqua le jeune comte.

Maxime rendit la politesse à son rival en soulevant légèrementson chapeau par un geste d’une gravité risible.

– C’est une autre manière de voir la vie, répondit-il d’un tonde connaisseur à connaisseur. Vous devez… &|160;?

– Oh&|160;! une misère indigne d’être avouée à un oncle&|160;;si j’en avais un, il me déshériterait à cause de ce pauvre chiffre,six mille&|160;!…

– On est plus gêné par six que par cent mille francs, ditsentencieusement Maxime. La Palférine&|160;! vous avez de lahardiesse dans l’esprit, vous avez encore plus d’esprit que dehardiesse, vous pouvez aller très-loin, devenir un homme politique.Tenez… de tous ceux qui se sont lancés dans la carrière au bout delaquelle je suis et qu’on a voulu m’opposer, vous êtes le seul quim’ayez plu.

La Palférine rougit, tant il se trouva flatté de cet aveu faitavec une gracieuse bonhomie par le chef des aventuriers parisiens.Ce mouvement de son amour-propre fut une reconnaissanced’infériorité qui le blessa&|160;; mais Maxime devina ce retouroffensif, facile à prévoir chez une nature si spirituelle, et il yporta remède aussitôt en se mettant à la discrétion du jeunehomme.

– Voulez-vous faire quelque chose pour moi, qui me retire ducirque olympique par un beau mariage, je ferai beaucoup pour vous,reprit-il.

– Vous allez me rendre bien fier, c’est réaliser la fable du ratet du lion, dit La Palférine.

– Je commencerai par vous prêter vingt mille francs, réponditMaxime en continuant.

– Vingt mille francs&|160;?… Je savais bien qu’à force de mepromener sur ce boulevard… dit La Palférine en façon deparenthèse.

– Mon cher, il faut vous mettre sur un certain pied, dit Maximeen souriant, ne restez pas sur vos deux pieds, ayez-en six&|160;?faites comme moi, je ne suis jamais descendu de mon tilbury…

– Mais alors vous allez me demander des choses par-dessus mesforces&|160;!

– Non, il s’agit de vous faire aimer d’une femme, en quinzejours.

– Est-ce une fille&|160;?

– Pourquoi&|160;?

– Ce serait impossible&|160;; mais s’il s’agissait d’une femmetrès-comme il faut, et de beaucoup d’esprit…

– C’est une très-illustre marquise&|160;!

– Vous voulez avoir de ses lettres&|160;?… dit le jeunecomte.

– Ah&|160;!… tu me vas au cœur, s’écria Maxime. Non, il nes’agit pas de cela.

– Il faut donc l’aimer&|160;?…

– Oui, dans le sens réel…

– Si je dois sortir de l’esthétique, c’est tout à faitimpossible, dit La Palférine. J’ai, voyez-vous, à l’endroit desfemmes une certaine probité, nous pouvons les rouer, mais nonles…

– Ah&|160;! l’on ne m’a donc pas trompé, s’écria Maxime.Crois-tu donc que je sois homme à proposer de petites infamies dedeux sous&|160;?… Non, il faut aller, il faut éblouir, il fautvaincre. Mon compère, je te donne vingt mille francs ce soir et dixjours pour triompher. A ce soir, chez madame Schontz&|160;!…

– J’y dîne.

– Bien, reprit Maxime. Plus tard, quand vous aurez besoin demoi, monsieur le comte, vous me trouverez, ajouta-t-il d’un ton deroi qui s’engage au lieu de promettre.

– Cette pauvre femme vous a donc fait bien du mal&|160;? demandaLa Palférine.

– N’essaye pas de jeter la sonde dans mes eaux, mon petit, etlaisse-moi te dire qu’en cas de succès tu te trouveras de sipuissantes protections que tu pourras, comme moi, te retirer dansun beau mariage, quand tu t’ennuieras de ta vie de Bohême.

– Il y a donc un moment où l’on s’ennuie de s’amuser&|160;? ditLa Palférine, de n’être rien, de vivre comme les oiseaux, dechasser dans Paris comme les Sauvages et de rire detout&|160;!…

– Tout fatigue, même l’Enfer, dit Maxime en riant. A cesoir&|160;!

Les deux roués, le jeune et le vieux, se levèrent. En regagnantson escargot à un cheval, Maxime se dit : – Madame d’Espard ne peutpas souffrir Béatrix, elle va m’aider… – A l’hôtel de Grandlieu,cria-t-il à son cocher en voyant passer Rastignac.

Trouvez un grand homme sans faiblesses&|160;?… Maxime vit laduchesse, madame du Guénic et Clotilde en larmes.

– Qu’y a-t-il&|160;? demanda-t-il à la duchesse.

– Calyste n’est pas rentré, c’est la première fois, et ma pauvreSabine est au désespoir.

– Madame la duchesse, dit Maxime en attirant la femme pieusedans l’embrasure d’une fenêtre, au nom de Dieu qui nous jugera,gardez le plus profond secret sur mon dévouement, exigez-le ded’Ajuda, que jamais Calyste ne sache rien de nos trames, ou nousaurions ensemble un duel à mort… Quand je vous ai dit qu’il ne vousen coûterait pas grand’chose, j’entendais que vous ne dépenseriezpas des sommes folles, il me faut environ vingt mille francs&|160;;mais tout le reste me regarde, et il faudra faire donner des placesimportantes, peut-être une Recette-générale.

La duchesse et Maxime sortirent. Quand madame de Grandlieurevint près de ses deux filles, elle entendit un nouveau dithyrambede Sabine émaillé de faits domestiques encore plus cruels que ceuxpar lesquels la jeune épouse avait vu finir son bonheur.

– Sois tranquille, ma petite, dit la duchesse à sa fille,Béatrix payera bien cher tes larmes et tes souffrances, la main deSatan s’appesantit sur elle, elle recevra dix humiliations pourchacune des tiennes&|160;!…

Madame Schontz fit prévenir Claude Vignon qui plusieurs foisavait manifesté le désir de connaître personnellement Maxime deTrailles, elle invita Couture, Fabien, Bixiou, Léon de Lora, LaPalférine et Nathan. Ce dernier fut demandé par Rochefide pour lecompte de Maxime. Aurélie eut ainsi neuf convives tous de premièreforce, à l’exception de du Ronceret&|160;; mais la vanité normandeet l’ambition brutale de l’Héritier se trouvaient à la hauteur dela puissance littéraire de Claude Vignon, de la poésie de Nathan,de la finesse de La Palférine, du coup d’oeil financier de Couture,de l’esprit de Bixiou, du calcul de Finot, de la profondeur deMaxime et du génie de Léon de Lora.

Madame Schontz, qui tenait à paraître jeune et belle, s’armad’une toilette comme savent en faire ces sortes de femmes. Ce futune pèlerine en guipure d’une finesse aranéide, une robe de veloursbleu dont le fin corsage était boutonné d’opales, et une coiffure àbandeaux luisants comme de l’ébène. Madame Schontz devait sacélébrité de jolie femme à l’éclat et à la fraîcheur d’un teintblanc et chaud comme celui des créoles, à cette figure pleine dedétails spirituels, de traits nettement dessinés et fermes dont letype le plus célèbre fut offert si long-temps jeune par la comtesseMerlin, et qui peut-être est particulier aux figures méridionales.Malheureusement la petite madame Schontz tendait à l’embonpointdepuis que sa vie était devenue heureuse et calme. Le cou, d’unerondeur séduisante, commençait à s’empâter ainsi que les épaules.On se repaît en France si principalement de la tête des femmes, queles belles têtes font long-temps vivre les corps déformés.

– Ma chère enfant, dit Maxime en entrant et en embrassant madameSchontz au front, Rochefide a voulu me faire voir votre nouvelétablissement où je n’étais pas encore venu&|160;; mais, c’estpresque en harmonie avec ses quatre cent mille francs de rente…Eh&|160;! bien, il s’en fallait de cinquante qu’il ne les eût,quand il vous a connue, et en moins de cinq ans vous lui avez faitgagner ce qu’une autre, une Antonia, une Malaga, Cadine ouFlorentine lui auraient mangé.

– Je ne suis pas une fille, je suis une artiste&|160;! ditmadame Schontz avec une espèce de dignité. J’espère bien finir,comme dit la comédie, par faire souche d’honnêtes gens…

– C’est désespérant, nous nous marions tous, reprit Maxime en sejetant dans un fauteuil au coin du feu. Me voilà bientôt à laveille de faire une comtesse Maxime.

– Oh&|160;! comme je voudrais la voir&|160;?… s’écria madameSchontz. Mais permettez-moi, dit-elle, de vous présenter monsieurClaude Vignon. – Monsieur Claude Vignon, monsieur deTrailles&|160;?…

– Ah&|160;! c’est vous qui avez laissé Camille Maupin,l’aubergiste de la littérature, aller dans un couvent&|160;?…s’écria Maxime. Après vous, Dieu&|160;!… Je n’ai jamais reçu pareilhonneur. Mademoiselle des Touches vous a traité, monsieur, en LouisXIV…

– Et voilà comme on écrit l’histoire&|160;!… répondit ClaudeVignon, ne savez-vous pas que sa fortune a été employée à dégagerles terres de monsieur du Guénic&|160;?… Si elle savait que Calysteest à son ex-amie… (Maxime poussa le pied au critique en luimontrant monsieur de Rochefide)… elle sortirait de son couvent, jecrois, pour le lui arracher.

– Ma foi, Rochefide, mon ami, dit Maxime en voyant que sonavertissement n’avait pas arrêté Claude Vignon, à ta place, jerendrais à ma femme sa fortune, afin qu’on ne crût pas dans lemonde qu’elle s’attaque à Calyste par nécessité.

– Maxime a raison, dit madone Schontz en regardant Arthur quirougit excessivement. Si je vous ai gagné quelques mille francs derentes, vous ne sauriez mieux les employer. J’aurai fait le bonheurde la femme et du mari, en voilà un chevron&|160;!…

– Je n’y avais jamais pensé, répondit le marquis&|160;; mais ondoit être gentilhomme avant d’être mari.

– Laisse-moi te dire quand il sera temps d’être généreux, ditMaxime.

– Arthur&|160;?… dit Aurélie, Maxime a raison. Vois-tu, mon bonhomme, nos actions généreuses sont comme les actions de Couture,dit-elle en regardant à la glace pour voir quelle personnearrivait, il faut les placer à temps.

Couture était suivi de Finot. Quelques instants après, tous lesconvives furent réunis dans le beau salon bleu et or de l’hôtelSchontz, tel était le nom que les artistes donnaient à leur aubergedepuis que Rochefide l’avait achetée à sa Ninon II. En voyantentrer La Palférine qui vint le dernier, Maxime alla vers lui,l’attira dans l’embrasure d’une croisée et lui remit les vingtbillets de banque.

– Surtout, mon petit, ne les ménage pas, dit-il avec la grâceparticulière aux mauvais sujets.

– Il n’y a que vous pour savoir ainsi les doubler&|160;!…répondit La Palférine.

– Es-tu décidé&|160;?

– Puisque je prends, répondit le jeune comte avec hauteur etraillerie.

– Eh&|160;! bien, Nathan, que voici, te présentera dans deuxjours chez madame la marquise de Rochefide, lui dit-il àl’oreille.

La Palférine fit un bond en entendant le nom.

– Ne manque pas de te dire amoureux-fou d’elle&|160;; et, pourne pas éveiller de soupçons, bois du vin, des liqueurs àmort&|160;! Je vais dire à Aurélie de te mettre à côté de Nathan.Seulement, mon petit, il faudra maintenant nous rencontrer tous lessoirs, sur le boulevard de la Madeleine, à une heure du matin, toipour me rendre compte de tes progrès, moi pour te donner desinstructions.

– On y sera, mon maître… dit le jeune comte en s’inclinant.

– Comment nous fais-tu dîner avec un drôle habillé comme unpremier garçon de restaurant&|160;? demanda Maxime à l’oreille demadame Schontz en lui désignant du Ronceret.

– Tu n’as donc jamais vu l’Héritier&|160;? Du Ronceretd’Alençon.

– Monsieur, dit Maxime à Fabien, vous devez connaître mon amid’Esgrignon&|160;?

– Il y a long-temps que Victurnien ne me connaît plus, réponditFabien&|160;; mais nous avons été très-liés dans notre premièrejeunesse.

Le dîner fut un de ceux qui ne se donnent qu’à Paris, et chezces grandes dissipatrices, car elles surprennent les gens les plusdifficiles. Ce fut à un souper semblable, chez une courtisane belleet riche comme madame Schontz, que Paganini déclara n’avoir jamaisfait pareille chère chez aucun souverain, ni bu de tels vins chezaucun prince, ni entendu de conversation si spirituelle, ni vureluire de luxe si coquet.

Maxime et madame Schontz rentrèrent dans le salon les premiers,vers dix heures, en laissant les convives qui ne gazaient plus lesanecdotes et qui se vantaient leurs qualités en collant leurslèvres visqueuses au bord des petits verres sans pouvoir lesvider.

– Eh&|160;! bien, ma petite, dit Maxime, tu ne t’es pas trompée,oui, je viens pour tes beaux yeux, il s’agit d’une grande affaire,il faut quitter Arthur&|160;; mais je me charge de te faire offrirdeux cent mille francs par lui.

– Et pourquoi le quitterais-je, ce pauvre homme&|160;?

– Pour te marier avec cet imbécile venu d’Alençon exprès pourcela. Il a été déjà juge, je le ferai nommer président à la placedu père de Blondet qui va sur quatre-vingt-deux ans&|160;; et, situ sais mener ta barque, ton mari deviendra député. Vous serez despersonnages et tu pourras enfoncer madame la comtesse du Bruel…

– Jamais&|160;! dit madame Schontz, elle est comtesse.

– Est-il d’étoffe à devenir comte&|160;?…

– Tiens, il a des armes, dit Aurélie en cherchant une lettredans un magnifique cabas pendu au coin de sa cheminée et laprésentant à Maxime, qu’est-ce que cela veut dire&|160;? voilà despeignes.

– Il porte coupé au un d’argent à trois peignes degueules&|160;; deux et un, entrecroisés à trois grappes de raisinde pourpre tigées et feuillées de sinople, un et deux&|160;; audeux, d’azur à quatre plumes d’or posées en fret, avec SERVIR pourdevise et le casque d’écuyer. C’est pas grand’chose, ils ont étéanoblis sous Louis XV, ils ont eu quelque grand-père mercier, laligne maternelle a fait fortune dans le commerce des vins, et le duRonceret anobli devait être greffier… Mais, si tu réussis à tedéfaire d’Arthur, les du Ronceret seront au moins barons, je te lepromets, ma petite biche. Vois-tu, mon enfant, il faut te fairemariner pendant cinq ou six ans en province si tu veux enterrer laSchontz dans la présidente… Ce drôle t’a jeté des regards dont lesintentions étaient claires, tu le tiens…

– Non, répondit Aurélie, à l’offre de ma main, il est resté,comme les eaux-de-vie dans le bulletin de Bourse, très-calme.

– Je me charge de le décider, s’il est gris… Va voir où ils ensont tous…

– Ce n’est pas la peine d’y aller, je n’entends plus que Bixiouqui fait une de ses charges sans qu’on l’écoute&|160;; mais jeconnais mon Arthur, il se croit obligé d’être poli avecBixiou&|160;; et, les yeux fermés, il doit le regarder encore.

– Rentrons, alors&|160;?…

– Ah&|160;! çà&|160;! dans l’intérêt de qui travaillerai-je,Maxime&|160;? demanda tout à coup madame Schontz.

– De madame de Rochefide, répondit nettement Maxime, il estimpossible de la rapatrier avec Arthur tant que tu letiendras&|160;; il s’agit pour elle d’être à la tête de sa maisonet de jouir de quatre cent mille francs de rentes&|160;!

– Elle ne me propose que deux cent mille francs&|160;?… J’enveux trois cent, puisqu’il s’agit d’elle. Comment, j’ai eu soin deson moutard et de son mari, je tiens sa place en tout, et ellelésinerait avec moi&|160;! Tiens mon cher, j’aurais alors unmillion. Avec ça, si tu me promets la présidence du tribunald’Alençon, je pourrai faire ma tête en madame du Ronceret…

– Ca va, dit Maxime.

– M’embêtera-t-on dans cette petite ville-là&|160;?… s’écriaphilosophiquement Aurélie. J’ai tant entendu parler de cetteprovince-là par d’Esgrignon et par la Val-Noble, que c’est comme sij’y avais déjà vécu.

– Et si je t’assurais l’appui de la noblesse&|160;?..

– Ah&|160;! Maxime, tu m’en diras tant&|160;!… Oui, mais lepigeon refuse l’aile…

– Et il est bien laid avec sa peau de prune, il a des soies aulieu de favoris, il a l’air d’un marcassin, quoiqu’il ait des yeuxd’oiseau de proie. Ça fera le plus beau président du monde. Soistranquille, dans dix minutes il te chantera l’air d’Isabelle auquatrième acte de Robert-le-diable :  » Je suis à tes genoux&|160;!… » mais tu te charges de renvoyer Arthur à ceux de Béatrix…

– C’est difficile, mais à plusieurs on y parviendra…

Vers dix heures et demie, les convives rentrèrent an salon pourprendre le café. Dans les circonstances où se trouvaient madameSchontz, Couture et du Ronceret, il est facile d’imaginer queleffet dut alors produire sur l’ambitieux Normand la conversationsuivante que Maxime eut avec Couture dans un coin et à mi-voix pourn’être entendu de personne, mais que Fabien écouta.

– Mon cher, si vous voulez être sage, vous accepterez dans undépartement éloigné la Recette-générale que madame de Rochefidevous fera donner, le million d’Aurélie vous permettra de déposervotre cautionnement, et vous vous séparerez de biens en l’épousant.Vous deviendrez député si vous savez bien mener votre barque, et laprime que je veux pour vous avoir sauvé, ce sera votre vote à lachambre.

– Je serai toujours fier d’être un de vos soldats.

– Ah&|160;! mon cher, vous l’avez échappé belle&|160;!Figurez-vous qu’Aurélie s’était amourachée de ce Normand d’Alençon,elle demandait qu’on le fît baron, président du tribunal de saville et officier de la Légion-d’Honneur. Mon imbécile n’a pas sudeviner la valeur de madame Schontz, et vous devez votre fortune àun dépit&|160;; aussi ne lui donnez pas le temps de réfléchir.Quant à moi, je vais mettre les fers au feu.

Et Maxime quitta Couture au comble du bonheur, en disant à LaPalférine : – Veux-tu que je t’emmène, mon fils&|160;?…

A onze heures Aurélie se trouvait entre Couture, Fabien etRochefide, Arthur dormait dans une bergère, Couture et Fabienessayaient de se renvoyer sans y parvenir. Madame Schontz terminacette lutte en disant à Couture un : – A demain, mon cher&|160;?…qu’il prit en bonne part.

– Mademoiselle, dit Fabien tout bas, quand vous m’avez vusongeur à l’offre que vous me faisiez indirectement, ne croyez pasqu’il y eût chez moi la moindre hésitation&|160;; mais vous neconnaissez pas ma mère, et jamais elle ne consentirait à monbonheur…

– Vous avez l’âge des sommations respectueuses, mon cher,répondit insolemment Aurélie. Mais, si vous avez peur de maman,vous n’êtes pas mon fait…

– Joséphine&|160;! dit tendrement l’Héritier en passant avecaudace la main droite autour de la taille de madame Schontz, j’aicru que vous m’aimiez&|160;?

– Après&|160;?

– Peut-être pourrait-on apaiser ma mère et obtenir plus que sonconsentement.

– Et comment&|160;?

– Si vous voulez employer votre crédit…

– A te faire créer baron, officier de la Légion-d’Honneur,président du tribunal, mon fils&|160;? n’est-ce pas… Ecoute&|160;?j’ai tant fait de choses dans ma vie que je suis capable de lavertu&|160;! Je puis être une brave femme, une femme loyale, etremorquer très-haut mon mari&|160;; mais je veux être aimée par luisans que jamais un regard, une pensée, soit détourné de mon cœur,pas même en intention… Ça te va-t-il&|160;?… Ne te lie pasimpudemment, il s’agit de ta vie, mon petit.

– Avec une femme comme vous, je tope sans voir, dit Fabienenivré par un regard autant qu’il l’était de liqueurs des îles.

– Tu ne te repentiras jamais de cette parole, mon bichon, tuseras pair de France… Quant à ce pauvre vieux, reprit-elle enregardant Rochefide qui dormait, d’aujourd’hui, n, i, ni, c’estfini&|160;!

Ce fut si joli, si bien dit, que Fabien saisit madame Schontz etl’embrassa, par un mouvement de rage et de joie où la doubleivresse de l’amour et du vin cédait à celle du bonheur et del’ambition.

– Songe, mon cher enfant, dit-elle, à te bien conduire dès àprésent avec ta femme, ne fais pas l’amoureux, et laisse-moi meretirer convenablement de mon bourbier. Et Couture, qui se croitriche et receveur général&|160;!

– J’ai cet homme en horreur, dit Fabien, je voudrais ne plus levoir.

– Je ne le recevrai plus, répondit la courtisane d’un petit airprude. Maintenant que nous sommes d’accord, mon Fabien, va-t’en, ilest une heure.

Cette petite scène donna naissance, dans le ménage d’Aurélie etd’Arthur, jusqu’alors si complétement heureux, à la phase de laguerre domestique déterminée au sein de tous les foyers par unintérêt secret chez un des conjoints. Le lendemain même Arthurs’éveilla seul, et trouva madame Schontz froide comme ces sortes defemmes savent se faire froides.

– Que s’est-il donc passé cette nuit&|160;? demanda-t-il endéjeunant et en regardant Aurélie.

– C’est comme ça, dit-elle, à Paris. On s’est endormi par untemps humide, le lendemain les pavés sont secs, et tout est si biengelé qu’il y a de la poussière, voulez-vous une brosse&|160;?…

– Mais qu’as-tu, ma chère petite&|160;!

– Allez trouver votre grande bringue de femme…

– Ma femme&|160;?… s’écria le pauvre marquis.

– N’ai-je pas deviné pourquoi vous m’avez amené Maxime&|160;?…Vous voulez vous réconcilier avec madame de Rochefide qui peut-êtrea besoin de vous pour un moutard indiscret… Et moi, que vous ditessi fine, je vous conseillais de lui rendre sa fortune&|160;!…Oh&|160;! je conçois votre plan&|160;! au bout de cinq ans,monsieur est las de moi. Je suis bien en chair, Béatrix est bien enos, ça vous changera. Vous n’êtes pas le premier à qui je connaisle goût des squelettes. Votre Béatrix se met bien d’ailleurs, etvous êtes de ces hommes qui aiment des porte-manteaux. Puis, vousvoulez faire renvoyer monsieur du Guénic. C’est un triomphe&|160;!…Ça vous posera bien. Parlera-t-on de cela, vous allez être unhéros&|160;!

Madame Schontz n’avait pas arrêté le cours de ses railleries àdeux heures après midi, malgré les protestations d’Arthur. Elle sedit invitée à dîner. Elle engagea son infidèle à se passer d’elleaux Italiens, elle allait voir une première représentation àl’Ambigu-Comique et y faire connaissance avec une femme charmante,madame de La Baudraye, une maîtresse à Lousteau. Arthur proposa,pour preuve de son attachement éternel à sa petite Aurélie et deson aversion pour sa femme, de partir le lendemain même pourl’Italie et d’y aller vivre maritalement à Rome, à Naples, àFlorence, au choix d’Aurélie, en lui offrant une donation desoixante mille francs de rentes.

– C’est des giries tout cela, dit-elle. Cela ne vous empêcherapas de vous raccommoder avec votre femme, et vous ferez bien.

Arthur et Aurélie se quittèrent sur ce dialogue formidable, luipour aller jouer et dîner au club, elle pour s’habiller et passerla soirée en tête-à-tête avec Fabien.

Monsieur de Rochefide trouva Maxime au club, et se plaignit, enhomme qui sentait arracher de son cœur une félicité dont lesracines y tenaient à toutes les fibres. Maxime écouta les doléancesdu marquis comme les gens polis savent écouter, en pensant à autrechose.

– Je suis homme de bon conseil en ces sortes de matières, moncher, lui répondit-il. Eh&|160;! bien, tu fais fausse route enlaissant voir à Aurélie combien elle t’est chère. Laisse-moi teprésenter à madame Antonia. C’est un cœur à louer. Tu verras laSchontz devenir bien petit garçon… elle a trente-sept ans, taSchontz, et madame Antonia n’a pas plus de vingt-six ans&|160;! etquelle femme&|160;! elle n’a pas l’esprit que dans la tête,elle&|160;!… C’est d’ailleurs mon élève. Si madame Schontz restesur les ergots de sa fierté, sais-tu ce que cela voudradire&|160;?…

– Ma foi, non.

– Qu’elle veut peut-être se marier, et alors rien ne pourral’empêcher de te quitter. Après six ans de bail, elle en a bien ledroit, cette femme… Mais, si tu voulais m’écouter, il y a mieux àfaire. Ta femme aujourd’hui vaut mille fois mieux que toutes lesSchontz et toutes les Antonia du quartier Saint-Georges. C’est uneconquête difficile&|160;; mais elle n’est pas impossible, etmaintenant elle te rendrait heureux comme un Orgon&|160;! Dans tousles cas, il faut, si tu ne veux pas avoir l’air d’un niais, venirce soir souper chez Antonia.

– Non, j’aime trop Aurélie, je ne veux pas qu’elle ait lamoindre chose à me reprocher.

– Ah&|160;! mon cher, quelle existence tu te prépares&|160;!…s’écria Maxime.

– Il est onze heures, elle doit être revenue de l’Ambigu, ditRochefide en sortant.

Et il cria rageusement à son cocher d’aller à fond de train ruede La Bruyère.

Madame Schontz avait donné des instructions précises, etmonsieur put entrer absolument comme s’il était en bonneintelligence avec madame&|160;; mais, avertie de l’entrée au logisde monsieur, madame s’arrangea pour faire entendre à monsieur lebruit de la porte du cabinet de toilette qui se ferma comme seferment les portes quand les femmes sont surprises. Puis, dansl’angle du piano, le chapeau de Fabien oublié à dessein futtrès-maladroitement repris par la femme de chambre, dans le premiermoment de conversation entre monsieur et madame.

– Tu n’es pas allée à l’Ambigu, mon petit&|160;?

– Non, mon cher, j’ai changé d’avis, j’ai fait de lamusique.

– Qui donc est venu te voir&|160;?… dit le marquis avec bonhomieen voyant emporter le chapeau par la femme de chambre.

– Mais personne.

Sur cet audacieux mensonge, Arthur baissa la tête, il passaitsous les fourches caudines de la Complaisance. L’amour véritable ade ces sublimes lâchetés. Arthur se conduisait avec madame Schontzcomme Sabine avec Calyste, comme Calyste avec Béatrix.

En huit jours, il se fit une métamorphose de larve en papillonchez le jeune, spirituel et beau Charles-Edouard, comte Rusticolide La Palférine, le héros de la Scène intitulée Un Prince de laBohême (voir les Scènes de la vie Parisienne), ce qui dispense defaire ici son portrait et de peindre son caractère. Jusqu’alors ilavait misérablement vécu, comblant ses déficits par une audace à laDanton&|160;; mais il paya ses dettes, puis il eut selon le conseilde Maxime une petite voiture basse, il fut admis au Jockey-club, auclub de la rue de Grammont, il devint d’une élégancesupérieure&|160;; enfin il publia dans le Journal des Débats unenouvelle qui lui valut eu quelques jours une réputation comme lesauteurs de profession ne l’obtiennent pas après plusieurs années detravaux et de succès, car il n’y a rien de violent à Paris comme cequi doit être éphémère. Nathan, bien certain que le comte nepublierait jamais autre chose, fit un tel éloge de ce gracieux etimpertinent jeune homme chez madame de Rochefide, que Béatrixaiguillonnée par la lecture de cette nouvelle manifesta le désir devoir ce jeune roi des truands de bon ton.

– Il sera d’autant plus enchanté de venir ici, répondit Nathan,que je le sais épris de vous à faire des folies.

– Mais il les a toutes faites, m’a-t-on dit.

– Toutes, non, répondit Nathan, il n’a pas encore fait celled’aimer une honnête femme.

Six jours après le complot ourdi sur le boulevard des Italiensentre Maxime et le séduisant comte Charles-Edouard, ce jeune hommeà qui la nature avait donné sans doute par raillerie une figuredélicieusement mélancolique, fit sa première invasion au nid de lacolombe de la rue de Chartres, qui, pour cette réception, prit unesoirée où Calyste était obligé d’aller dans le monde avec sa femme.Lorsque vous rencontrerez La Palférine ou quand vous arriverez auPrince de la Bohême , dans le Troisième Livre de cette longuehistoire de nos mœurs, vous concevrez parfaitement le succès obtenudans une seule soirée par cet esprit étincelant, par cette verveinouïe, surtout si vous vous figurez le bien-jouer du cornac quiconsentit à le servir dans ce début. Nathan fut bon camarade, ilfit briller le jeune comte, comme un bijoutier montrant une parureà vendre en fait scintiller les diamants. La Palférine se retiradiscrètement le premier, il laissa Nathan et la comtesse ensemble,en comptant sur la collaboration de l’auteur célèbre qui futadmirable. En voyant la marquise abasourdie, il lui mit le feu dansle cœur par des réticences qui remuèrent en elle des fibres decuriosité qu’elle ne se connaissait pas. Nathan fit entendre ainsique l’esprit de La Palférine n’était pas tant la cause de sessuccès auprès des femmes que sa supériorité dans l’art d’aimer, etil le grandit démesurément.

C’est ici le lieu de constater un nouvel effet de cette grandeloi des Contraires qui détermine beaucoup de crises du cœur humainet qui rend raison de tant de bizarreries, qu’on est forcé de larappeler quelquefois, tout aussi bien que la loi des Similaires.Les courtisanes, pour embrasser tout le sexe féminin qu’on baptise,qu’on débaptise et rebaptise à chaque quart de siècle, conserventtoutes au fond de leur cœur un florissant désir de recouvrer leurliberté, d’aimer purement, saintement et noblement un être auquelelles sacrifient tout (Voir Splendeurs et Misères des Courtisanes). Elles éprouvent ce besoin antithétique avec tant de violence,qu’il est rare de rencontrer une de ces femmes qui n’ait pas aspiréplusieurs fois à la vertu par l’amour. Elles ne se découragent pasmalgré d’affreuses tromperies. Au contraire, les femmes contenuespar leur éducation, par le rang qu’elles occupent, enchaînées parla noblesse de leur famille, vivant au sein de l’opulence, portantune auréole de vertus, sont entraînées, secrètement bien entendu,vers les régions tropicales de l’amour. Ces deux natures de femmessi opposées ont donc au fond du cœur, l’une un petit désir devertu, l’autre ce petit désir de libertinage que J.-J. Rousseau lepremier a eu le courage de signaler. Chez l’une, c’est le dernierreflet du rayon divin qui n’est pas encore éteint&|160;; chezl’autre, c’est le reste de notre boue primitive. Cette dernièregriffe de la bête fut agacée, ce cheveu du diable fut tiré parNathan avec une excessive habileté. La marquise se demandasérieusement si jusqu’à présent elle n’avait pas été la dupe de satête, si son éducation était complète. Le vice&|160;?… c’estpeut-être le désir de tout savoir.

Le lendemain, Calyste parut à Béatrix ce qu’il était, un loyalet parfait gentilhomme, mais sans verve ni esprit. A Paris, unhomme spirituel est un homme qui a de l’esprit comme les fontainesont de l’eau, car les gens du monde et les Parisiens en généralsont spirituels&|160;; mais Calyste aimait trop, il était tropabsorbé pour apercevoir le changement de Béatrix et la satisfaireen déployant de nouvelles ressources&|160;; il parut très-pâle aureflet de la soirée précédente, et ne donna pas la moindre émotionà l’affamée Béatrix. Un grand amour est un crédit ouvert à unepuissance si vorace, que le moment de la faillite arrive toujours.Malgré la fatigue de cette journée, la journée où une femmes’ennuie auprès d’un amant, Béatrix frissonna de peur en pensant àune rencontre entre La Palférine, le successeur de Maxime deTrailles, et Calyste, homme de courage sans forfanterie. Ellehésita donc à revoir le jeune comte&|160;; mais ce nœud fut tranchépar un fait décisif. Béatrix avait pris un tiers de loge auxItaliens, dans une loge obscure du rez-de-chaussée afin de ne pasêtre vue. Depuis quelques jours Calyste enhardi conduisait lamarquise et se tenait dans cette loge derrière elle, en combinantleur arrivée assez tard pour qu’ils ne fussent aperçus parpersonne. Béatrix sortait une des premières de la salle avant lafin du dernier acte, et Calyste l’accompagnait de loin en veillantsur elle, quoique le vieil Antoine vînt chercher sa maîtresse.Maxime et La Palférine étudièrent cette stratégie inspirée par lerespect des convenances, par ce besoin de cachoterie qui distingueles idolâtres de l’éternel Enfant, et aussi par une peur quioppresse toutes les femmes autrefois les constellations du monde etque l’amour a fait choir de leur rang zodiacal. L’humiliation estalors redoutée comme une agonie plus cruelle que la mort&|160;;mais cette agonie de la fierté, cette avanie que les femmes restéesà leur rang dans l’Olympe jettent à celles qui en sont tombées, eutlieu dans les plus affreuses conditions par les soins de Maxime. Aune représentation de la Lucia qui finit comme on sait, par un desplus beaux triomphes de Rubini, madame de Rochefide qu’Antoinen’était pas venu prévenir arriva par son couloir au péristyle duthéâtre dont les escaliers étaient encombrés de jolies femmesétagées sur les marches ou groupées en bas en attendant que leurdomestique annonçât leur voiture. Béatrix fut reconnue par tous lesyeux à la fois, elle excita dans tous les groupes des chuchotementsqui firent rumeur. En un clin d’oeil la foule se dissipa, lamarquise resta seule comme une pestiférée. Calyste n’osa pas, envoyant sa femme sur un des deux escaliers, aller tenir compagnie àla réprouvée, et Béatrix lui jeta mais en vain par un regard trempéde larmes, à deux fois, une prière de venir près d’elle. En cemoment La Palférine, élégant, superbe, charmant, quitta deuxfemmes, vint saluer la marquise et causer avec elle.

– Prenez mon bras et sortez fièrement, je saurai trouver votrevoiture, lui dit-il.

– Voulez-vous finir la soirée avec moi&|160;? lui répondit-elleen montant dans sa voiture et lui faisant place près d’elle.

La Palférine dit à son groom :  » Suis la voiture demadame&|160;!  » et monta près de madame de Rochefide à lastupéfaction de Calyste qui resta planté sur ses deux jambes commesi elles fussent devenues de plomb car ce fut pour l’avoir aperçupâle et blême que Béatrix fit signe au jeune comte de monter prèsd’elle. Toutes les colombes sont des Robespierre à plumes blanches.Trois voitures arrivèrent rue de Chartres avec une foudroyanterapidité, celle de Calyste, celle de La Palférine, celle de lamarquise.

– Ah&|160;! vous voilà&|160;?… dit Béatrix en entrant dans sonsalon appuyée sur le bras du jeune comte et y trouvant Calyste dontle cheval avait dépassé les deux autres équipages.

– Vous connaissez donc monsieur&|160;? demanda rageusementCalyste à Béatrix.

– Monsieur le comte de La Palférine me fut présenté par Nathanil y a dix jours, répondit Béatrix, et vous monsieur, vous meconnaissez depuis quatre ans…

– Et je suis prêt, madame, dit Charles-Edouard à faire repentirjusque dans ses petits-enfants madame la marquise d’Espard, qui lapremière s’est éloignée de vous…

– Ah&|160;! c’est elle&|160;!… cria Béatrix, je lui revaudraicela.

– Pour vous venger, il faudrait reconquérir votre mari, mais jesuis capable de vous le ramener, dit le jeune homme à l’oreille dela marquise.

La conversation ainsi commencée alla jusqu’à deux heures dumatin sans que Calyste, dont la rage fut sans cesse refoulée pardes regards de Béatrix, eût pu lui dire deux mots à part. LaPalférine, qui n’aimait pas Béatrix, fut d’une supériorité de bongoût d’esprit et de grâce égale à l’infériorité de Calyste qui setortillait sur les meubles comme un ver coupé en deux, et qui partrois fois se leva pour souffleter La Palférine. La troisième foisque Calyste fit un bond vers son rival le jeune comte lui dit un :-  » Souffrez-vous, monsieur le baron&|160;?…  » qui fit asseoirCalyste sur une chaise, et il y resta comme un terme. La marquiseconversait avec une aisance de Célimène, en feignant d’ignorer queCalyste fût là. La Palférine eut la suprême habileté de sortir surun mot plein d’esprit en laissant les deux amants brouillés.

Ainsi par l’adresse de Maxime, le feu de la discorde flambaitdans le double ménage de monsieur et de madame de Rochefide. Lelendemain, en apprenant le succès de cette scène par La Palférineau Jockey-club où le jeune comte jouait au wisk avec succès, ilalla rue de La Bruyère, à l’hôtel Schontz, savoir comment Auréliemenait sa barque.

– Mon cher, dit madame Schontz en riant à l’aspect de Maxime, jesuis au bout de tous mes expédients, Rochefide est incurable. Jefinis ma carrière de galanterie en m’apercevant que l’esprit y estun malheur.

– Explique-moi cette parole&|160;?…

– D’abord, mon cher ami, j’ai tenu mon Arthur pendant huit joursau régime des coups de pied dans les os des jambes, des scies lesplus patriotiques et de tout ce que nous connaissons de plusdésagréable dans notre métier. –  » Tu es malade, me disait-il avecune douceur paternelle, car je ne t’ai fait que du bien, et jet’aime à l’adoration. – Vous avez un tort, mon cher, lui ai-je dit,vous m’ennuyez. – Eh&|160;! bien n’as-tu pas pour t’amuser les gensles plus spirituels et les plus jolis jeunes gens de Paris&|160;? « m’a répondu ce pauvre homme. J’ai été collée. Là, j’ai senti que jel’aimais…

– Ah&|160;! dit Maxime.

– Que veux-tu&|160;? c’est plus fort que nous, on ne résiste pasà ces façons-là. J’ai changé la pédale. J’ai fait des agaceries àce sanglier judiciaire, à mon futur tourné comme Arthur en mouton,je l’ai fait rester là sur la bergère de Rochefide, et je l’aitrouvé bien sot. Me suis-je ennuyée&|160;?… il fallait bien avoirlà Fabien pour me faire surprendre avec lui…

– Eh&|160;! bien, s’écria Maxime, arrive donc&|160;?… Voyons,quand Rochefide t’a eu surprise&|160;?…

– Tu n’y es pas, mon bonhomme. Selon tes instructions, les banssont publiés, notre contrat se griffonne, ainsiNotre-Dame-de-Lorette n’a rien à redire. Quand il y a promesse demariage, on peut bien donner des arrhes… En nous surprenant, Fabienet moi, le pauvre Arthur s’est retiré sur la pointe des piedsjusque dans la salle à manger, et il s’est mis à faire- « broum&|160;! broum&|160;!  » en toussaillant et heurtant beaucoup dechaises. Ce grand niais de Fabien, à qui je ne peux pas tout dire,a eu peur…

Voilà, mon cher Maxime, à quel point nous en sommes…

Arthur me verrait deux, un matin en entrant dans ma chambre, ilest capable de me dire : – Avez-vous bien passé la nuit, mesenfants&|160;?

Maxime hocha la tête et joua pendant quelques instants avec sacanne.

– Je connais ces natures-là, dit-il. Voici comment il faut t’yprendre, il n’y a plus qu’à jeter Arthur par la fenêtre et à bienfermer la porte. Tu recommenceras ta dernière scène avecFabien&|160;?…

– En voilà une corvée, car enfin le sacrement ne m’a pas encoredonné sa vertu…

– Tu t’arrangeras pour échanger un regard avec Arthur quand ilte surprendra, dit Maxime en continuant, s’il se fâche, tout estdit. S’il fait encore broum&|160;! broum&|160;! c’est encore bienmieux fini…

– Comment&|160;?…

– Hé&|160;! bien, tu te fâcheras, tu lui diras : –  » Je mecroyais aimée, estimée&|160;; mais vous n’éprouvez plus rien pourmoi&|160;; vous n’avez pas de jalousie.  » Tu connais la tirade. « Dans ce cas-là, Maxime (fais-moi intervenir) tuerait son homme surle coup. (Et pleure&|160;!) Et Fabien, lui (fais-lui honte en lecomparant à Fabien), Fabien que j’aime, Fabien tirerait un poignardpour vous le plonger dans le cœur. Ah&|160;! voilà aimer&|160;!aussi, tenez, adieu, bonsoir, reprenez votre hôtel, j’épouseFabien, il me donne son nom, lui&|160;! il foule aux pieds savieille mère.  » Enfin, tu…

– Connu&|160;! connu&|160;! je serai superbe&|160;! s’écriamadame Schontz. Ah&|160;! Maxime, il n’y aura jamais qu’un Maxime,comme il n’y a eu qu’un de Marsay.

– La Palférine est plus fort que moi, répondit modestement lecomte de Trailles, il va bien.

– Il a de la langue, mais tu as du poignet et des reins&|160;!En as-tu supporté&|160;? en as-tu peloté&|160;? dit la Schontz.

– La Palférine a tout, il est profond et instruit&|160;; tandisque je suis ignorant, répondit Maxime. J’ai vu Rastignac qui s’estentendu sur-le-champ avec le Garde-des-Sceaux, Fabien sera nomméprésident, et officier de la Légion-d’Honneur après un and’exercice.

– Je me ferai dévote&|160;! répondit madame Schontz enaccentuant cette phrase de manière à obtenir un signe d’approbationde Maxime.

– Les prêtres valent mieux que nous, repartit Maxime.

– Ah&|160;! vraiment&|160;? demanda madame Schontz. Je pourraidonc rencontrer des gens à qui parler en province. J’ai commencémon rôle. Fabien a déjà dit à sa mère que la grâce m’avaitéclairée, et il a fasciné la bonne femme de mon million et de laPrésidence, elle consent à ce que nous demeurions chez elle, elle ademandé mon portrait et m’a envoyé le sien, si l’Amour le regardaitil en tomberait… à la renverse&|160;! Va-t’en, Maxime, ce soir jevais exécuter mon pauvre homme, ça me fend le cœur.

Deux jours après, en s’abordant sur le seuil de la maison duJockey-club, Charles-Edouard dit à Maxime : – C’est fait&|160;! Cemot, qui contenait tout un drame horrible, épouvantable, accomplisouvent par vengeance, fit sourire le comte de Trailles.

– Nous allons entendre les doléances de Rochefide, dit Maxime,car vous avez touché but ensemble, Aurélie et toi&|160;! Aurélie amis Arthur à la porte, et il faut maintenant le chambrer, il doitdonner trois cent mille francs à madame du Ronceret et revenir à safemme, nous allons lui prouver que Béatrix est supérieure àAurélie.

– Nous avons bien dix jours devant nous, dit finementCharles-Edouard, et en conscience ce n’est pas trop&|160;; car,maintenant que je connais la marquise, le pauvre homme serajoliment volé.

– Comment feras-tu, lorsque la bombe éclatera&|160;?

– On a toujours de l’esprit quand on a le temps d’en chercher,je suis surtout superbe en me préparant.

Les deux joueurs entrèrent ensemble dans le salon et trouvèrentle marquis de Rochefide vieilli de deux ans, il n’avait pas mis soncorset, il était sans son élégance, la barbe longue.

– Eh&|160;! bien, mon cher marquis&|160;?… dit Maxime.

– Ah&|160;! mon cher, ma vie est brisée…

Arthur parla pendant dix minutes et Maxime l’écouta gravement,il pensait à son mariage qui se célébrait dans huit jours.

– Mon cher Arthur, je t’avais donné le seul moyen que jeconnusse de garder Aurélie, et tu n’as pas voulu…

– Lequel&|160;?

– Ne t’avais-je pas conseillé d’aller souper chezAntonia&|160;?

– C’est vrai… Que veux-tu&|160;? j’aime… et toi, tu fais l’amourcomme Grisier fait des armes.

– Ecoute, Arthur, donne-lui trois cent mille francs de son petithôtel, et je te promets de te trouver mieux qu’elle… Je te parleraide cette belle inconnue plus tard, je vois d’Ajuda qui veut me diredeux mots.

Et Maxime laissa l’homme inconsolable pour aller au représentantd’une famille à consoler.

– Mon cher, dit l’autre marquis à l’oreille de Maxime, laduchesse est au désespoir, Calyste a fait faire secrètement sesmalles, il a pris un passeport. Sabine veut suivre les fugitifs,surprendre Béatrix et la griffer. Elle est grosse, et ça prend latournure d’une envie assez meurtrière, car elle est allée acheterpubliquement des pistolets.

– Dis à la duchesse que madame de Rochefide ne partira pas, etque dans quinze jours tout sera fini. Maintenant, d’Ajuda, tamain&|160;? Ni toi, ni moi, nous n’avons jamais rien dit, riensu&|160;! nous admirerons les hasards de la vie&|160;!…

– La duchesse m’a déjà fait jurer sur les saints évangiles etsur la croix de me taire.

– Tu recevras ma femme dans un mois d’ici…

– Avec plaisir.

– Tout le monde sera content, répondit Maxime. Seulement,préviens la duchesse d’une circonstance qui va retarder de sixsemaines son voyage en Italie, je te dirai quoi, plus tard.

– Qu’est-ce&|160;!… dit d’Ajuda qui regardait La Palférine.

– Le mot de Socrate avant de partir : nous devons un coq àEsculape, répondit La Palférine sans sourciller.

Pendant dix jours, Calyste fut sous le poids d’une colèred’autant plus invincible qu’elle était doublée d’une véritablepassion. Béatrix éprouvait cet amour si brutalement, mais sifidèlement dépeint à la duchesse de Grandlieu par Maxime deTrailles. Peut-être n’existe-t-il pas d’êtres bien organisés qui neressentent cette terrible passion une fois dans le cours de leurvie. La marquise se sentait domptée par une force supérieure, parun jeune homme à qui sa qualité n’imposait pas, qui, tout aussinoble qu’elle, la regardait d’un oeil puissant et calme, et à quises plus grands efforts de femme arrachaient à peine un sourired’éloge. Enfin, elle était opprimée par un tyran qui ne la quittaitjamais sans la laisser pleurant, blessée et se croyant des torts.Charles-Edouard jouait à madame de Rochefide la comédie que madamede Rochefide jouait depuis six mois à Calyste. Béatrix, depuisl’humiliation publique reçue aux Italiens, n’était pas sortie avecmonsieur du Guénic de cette proposition :

– Vous m’avez préféré le monde et votre femme, vous ne m’aimezdonc pas. Si vous voulez me prouver que vous m’aimez, sacrifiez-moivotre femme et le monde. Abandonnez Sabine et allons vivre enSuisse, en Italie, en Allemagne&|160;!

S’autorisant de ce dur ultimatum , elle avait établi ce blocusque les femmes dénoncent par de froids regards, par des gestesdédaigneux et par leur contenance de place forte. Elle se croyaitdélivrée de Calyste, elle pensait que jamais il n’oserait rompreavec les Grandlieu. Laisser Sabine à qui mademoiselle des Touchesavait laissé sa fortune, n’était-ce pas se vouer à la misère&|160;?Mais Calyste, devenu fou de désespoir, avait secrètement pris unpasse-port, et prié sa mère de lui faire passer une sommeconsidérable. En attendant cet envoi de fonds, il surveillaitBéatrix, en proie à toute la fureur d’une jalousie bretonne. Enfin,neuf jours après la fatale communication faite au club par LaPalférine à Maxime, le baron, à qui sa mère avait envoyé trentemille francs, accourut chez Béatrix avec l’intention de forcer leblocus, de chasser La Palférine et de quitter Paris avec son idoleapaisée. Ce fut une de ces alternatives terribles où les femmes quiont conservé quelque peu de respect d’elles-mêmes s’enfoncent àjamais dans les profondeurs du vice&|160;; mais d’où elles peuventrevenir à la vertu. Jusque-là madame de Rochefide se regardaitcomme une femme vertueuse au cœur de laquelle il était tombé deuxpassions&|160;; mais adorer Charles-Edouard et se laisser aimer parCalyste, elle allait perdre sa propre estime&|160;; car, là oùcommence le mensonge, commence l’infamie. Elle avait donné desdroits à Calyste, et nul pouvoir humain ne pouvait empêcher leBreton de se mettre à ses pieds et de les arroser des larmes d’unrepentir absolu. Beaucoup de gens s’étonnent de l’insensibilitéglaciale sous laquelle les femmes éteignent leurs amours&|160;;mais si elles n’effaçaient point ainsi le passé, la vie serait sansdignité pour elles, elles ne pourraient jamais résister à laprivauté fatale à laquelle elles se sont une fois soumises. Dans lasituation entièrement neuve où elle se trouvait, Béatrix eût étésauvée si La Palférine fût venu&|160;; mais l’intelligence du vieilAntoine la perdit.

En entendant une voiture qui arrêtait à la porte, elle dit àCalyste : – Voilà du monde&|160;! et elle courut afin de prévenirun éclat.

Antoine, en homme prudent, dit à Charles-Edouard qui ne venaitpas pour autre chose que pour entendre cette parole : – Madame lamarquise est sortie&|160;!

Quand Béatrix apprit de son vieux domestique la visite du jeunecomte et la réponse faite, elle dit :  » – C’est bien&|160;!  » etrentra dans son salon en se disant : –  » Je me feraireligieuse&|160;!  »

Calyste, qui s’était permis d’ouvrir la fenêtre, aperçut sonrival.

– Qui donc est venu&|160;? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, Antoine est encore en bas.

– C’est La Palférine…

– Cela pourrait être…

– Tu l’aimes, et voilà pourquoi tu me trouves des torts, je l’aivu&|160;!…

– Tu l’as vu&|160;?…

– J’ai ouvert la fenêtre…

Béatrix tomba comme morte sur son divan. Alors elle transigeapour avoir un lendemain&|160;; elle remit le départ à huit jourssous prétexte d’affaires, et se jura de défendre sa porte à Calystesi elle pouvait apaiser La Palférine, car tels sont lesépouvantables calculs et les brûlantes angoisses que cachent cesexistences sorties des rails sur lesquels roule le grand convoisocial.

Lorsque Béatrix fut seule, elle se trouva si malheureuse, siprofondément humiliée, qu’elle se mit au lit&|160;; elle étaitmalade, le combat violent qui lui déchirait le cœur lui parut avoirune réaction horrible, elle envoya chercher le médecin&|160;; mais,en même temps, elle fit remettre chez La Palférine la lettresuivante, où elle se vengea de Calyste avec une sorte de rage.

 » Mon ami, venez me voir, je suis au désespoir. Antoine vous arenvoyé quand votre arrivée eût mis fin à l’un des plus horriblescauchemars de ma vie en me délivrant d’un homme que je hais, et queje ne reverrai plus jamais, je l’espère. Je n’aime que vous aumonde, et je n’aimerai plus que vous, quoique j’aie le malheur dene pas vous plaire autant que je le voudrais…  »

Elle écrivit quatre pages qui, commençant ainsi, finissaient parune exaltation beaucoup trop poétique pour être typographiée, maisoù Béatrix se compromettait tant qu’elle la termina par :  » Suis-jeassez à ta merci&|160;? Ah&|160;! rien ne me coûtera pour teprouver combien tu es aimé.  » Et elle signa, ce qu’elle n’avaitjamais fait ni pour Calyste ni pour Conti.

Le lendemain, à l’heure où le jeune comte vint chez la marquise,elle était au bain&|160;; Antoine le pria d’attendre. A son tour,il fit renvoyer Calyste, qui tout affamé d’amour vint de bonneheure, et qu’il regarda par la fenêtre au moment où il remontait envoiture désespéré.

– Ah&|160;! Charles, dit la marquise en entrant dans son salon,vous m’avez perdue&|160;!…

– Je le sais bien, madame, répondit tranquillement La Palférine.Vous m’avez juré que vous n’aimiez que moi, vous m’avez offert deme donner une lettre dans laquelle vous écririez les motifs quevous auriez de vous tuer, afin qu’en cas d’infidélité je pusse vousempoisonner sans avoir rien à craindre de la justice humaine, commesi des gens supérieurs avaient besoin de recourir au poison pour sevenger. Vous m’avez écrit : Rien ne me coûtera pour te prouvercombien tu es aimé&|160;!&|160;… Eh&|160;! bien, je trouve unecontradiction dans ce mot : Vous m’avez perdue&|160;! avec cettefin de lettre… Je saurai maintenant si vous avez eu le courage derompre avec du Guénic…

– Eh&|160;! bien, tu t’es vengé de lui par avance, dit-elle enlui sautant au cou. Et, de cette affaire-là, toi et moi nous sommesliés à jamais…

– Madame, répondit froidement le prince de la Bohême, si vous mevoulez pour ami, j’y consens&|160;; mais à des conditions…

– Des conditions&|160;?

– Oui, des conditions que voici. Vous vous réconcilierez avecmonsieur de Rochefide, vous recouvrerez les honneurs de votreposition, vous reviendrez dans votre bel hôtel de la rue d’Anjou,vous y serez une des reines de Paris, vous le pourrez en faisantjouer à Rochefide un rôle politique et en mettant dans votreconduite l’habileté, la persistance que madame d’Espard a déployée.Voilà la situation dans laquelle doit être une femme à qui je faisl’honneur de me donner…

– Mais vous oubliez que le consentement de monsieur de Rochefideest nécessaire.

– Oh&|160;! chère enfant&|160;! répondit La Palférine, nous vousl’avons préparé, je lui ai engagé ma foi de gentilhomme que vousvaliez toutes les Schontz du quartier Saint-Georges et vous medevez compte de mon honneur…

Pendant huit jours tous les jours, Calyste alla chez Béatrixdont la porte lui fut refusée par Antoine qui prenait une figure decirconstance pour dire :  » Madame la marquise est dangereusementmalade.  » De là, Calyste courait chez La Palférine dont le valet dechambre répondait :  » Monsieur le comte est à la chasse&|160;! « Chaque fois le Breton laissait une lettre pour La Palférine.

Le neuvième jour Calyste, assigné par un mot de La Palférinepour une explication, le trouva mais en compagnie de Maxime deTrailles, à qui le jeune roué voulait donner sans doute une preuvede son savoir-faire en le rendant témoin de cette scène.

– Monsieur le baron, dit tranquillement Charles Edouard, voiciles six lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, ellessont saines et entières, elles n’ont pas été décachetées, je savaisd’avance ce qu’elles pouvaient contenir en apprenant que vous mecherchiez partout depuis le jour que je vous ai regardé par lafenêtre quand vous étiez à la porte d’une maison où la veillej’étais à la porte quand vous étiez à la fenêtre. J’ai pensé que jedevais ignorer des provocations malséantes. Entre nous, vous aveztrop de bon goût pour en vouloir à une femme de ce qu’elle ne vousaime plus. C’est un mauvais moyen de la reconquérir que de chercherquerelle au préféré. Mais, dans la circonstance actuelle, voslettres étaient entachées d’un vice radical, d’une nullité , commedisent les Avoués. Vous avez trop de bon sens pour en vouloir à unmari de reprendre sa femme. Monsieur de Rochefide a senti que lasituation de la marquise était sans dignité. Vous ne trouverez plusmadame de Rochefide rue de Chartres mais bien à l’hôtel deRochefide, dans six mois, l’hiver prochain. Vous vous êtes jetéfort étourdiment au milieu d’un raccommodement entre époux que vousavez provoqué vous-même en ne sauvant pas à madame de Rochefidel’humiliation qu’elle a subie aux Italiens. En sortant de là,Béatrix, à qui j’avais porté déjà quelques propositions amicales dela part de son mari, me prit dans sa voiture et son premier mot futalors : – Allez chercher Arthur&|160;!…

– Oh&|160;! mon Dieu&|160;!… s’écria Calyste, elle avait raison,j’avais manqué de dévouement.

– Malheureusement, monsieur, ce pauvre Arthur vivait avec une deces femmes atroces, la Schontz, qui, depuis long-temps, se voyaitd’heure en heure sur le point d’être quittée. Madame Schontz, qui,sur la foi du teint de Béatrix, nourrissait le désir de se voir unjour marquise de Rochefide, est devenue enragée en trouvant seschâteaux en Espagne à terre, elle a voulu se venger d’un seul coupde la femme et du mari&|160;! Ces femmes-là, monsieur se crèvent unoeil pour en crever deux à leur ennemi&|160;; la Schontz qui vientde quitter Paris en a crevé six&|160;!… Et si j’avais eul’imprudence d’aimer Béatrix, cette Schontz en aurait crevé huit.Vous devez vous être aperçu que vous avez besoin d’un oculiste…

Maxime ne put s’empêcher de sourire au changement de figure deCalyste qui devint pâle en ouvrant alors les yeux sur sasituation.

– Croiriez-vous, monsieur le baron, que cette ignoble femme adonné sa main à l’homme qui lui a fourni les moyens de sevenger&|160;?… Oh&|160;! les femmes&|160;!… Vous comprenezmaintenant pourquoi Béatrix s’est renfermée avec Arthur pourquelques mois à Nogent-sur-Marne où ils ont une délicieuse petitemaison, ils y recouvreront la vue. Pendant ce séjour, on varemettre à neuf leur hôtel où la marquise veut déployer unesplendeur princière. Quand on aime sincèrement une femme si noble,si grande, si gracieuse, victime de l’amour conjugal au moment oùelle a le courage de revenir à ses devoirs, le rôle de ceux quil’adorent comme vous l’adorez, qui l’admirent comme je l’admire,est de rester ses amis quand on ne peut plus être que cela… Vousvoudrez bien m’excuser si j’ai cru devoir prendre monsieur le comtede Trailles pour témoin de cette explication&|160;; mais je tenaisbeaucoup à être net en tout ceci. Quant à moi, je veux surtout vousdire que si j’admire madame de Rochefide comme intelligence, elleme déplaît souverainement comme femme…

– Voilà donc comme finissent nos plus beaux rêves, nos amourscélestes&|160;! dit Calyste abasourdi par tant de révélations et dedésillusionnements.

– En queue de poisson, s’écria Maxime. Je ne connais pas depremier amour qui ne se termine bêtement. Ah&|160;! monsieur lebaron, tout ce que l’homme a de céleste ne trouve d’aliment quedans le ciel&|160;!… Voilà ce qui nous donne raison a nous autresroués. Moi, j’ai beaucoup creusé cette question-là, monsieur&|160;;et, vous le voyez, je suis marié d’hier, je serai fidèle à mafemme, et je vous engage à revenir à madame du Guénic… dans troismois. Ne regrettez pas Béatrix, c’est le modèle de ces naturesvaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c’est madamed’Espard sans sa politique profonde, la femme sans cœur et sanstête, étourdie dans le mal. Madame de Rochefide n’aime qu’elle,elle vous aurait brouillé sans retour avec madame du Guénic, etvous eût planté là sans remords&|160;; enfin, c’est incomplet pourle vice comme pour la vertu.

– Je ne suis pas de ton avis, Maxime, dit La Palférine, ellesera la plus délicieuse maîtresse de maison de Paris.

Calyste ne sortit pas sans avoir échangé des poignées de mainavec Charles-Edouard et Maxime de Trailles en les remerciant de cequ’ils l’avaient opéré de ses illusions.

Trois jours après, la duchesse de Grandlieu, qui n’avait pas vusa fille Sabine depuis la matinée où cette conférence avait eulieu, survint un matin et trouva Calyste au bain, Sabine auprès delui travaillait à des ornements nouveaux pour la nouvellelayette.

– Eh&|160;! bien, que vous arrive-t-il donc, mes enfants,demanda la bonne duchesse.

– Rien que de bon, ma chère maman, répondit Sabine qui leva sursa mère des yeux rayonnant de bonheur, nous avons joué la fable desdeux pigeons&|160;! voilà tout.

Calyste tendit la main à sa femme et la lui serrant sitendrement en lui jetant un regard si éloquent qu’elle dit àl’oreille de la duchesse : – Je suis aimée, ma mère, et pourtoujours&|160;!

1838-1844.

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