Bel Ami

Un bruit léger de porte fit retourner la tête de
Duroy, et il aperçut, à travers deux glaces sans
tain, une grosse dame qui s’en venait. Dès qu’elle
apparut dans le boudoir, une des visiteuses se
leva, serra les mains, puis partit ; et le jeune
homme suivit du regard, par les autres salons, son
dos noir où brillaient des perles de jais.
Quand l’agitation de ce changement de
personnes se fut calmée, on parla spontanément,
sans transition, de la question du Maroc et de la
guerre en Orient, et aussi des embarras de
l’Angleterre à l’extrémité de l’Afrique.

Ces dames discutaient ces choses de mémoire,

comme si elles eussent récité une comédie
mondaine et convenable, répétée bien souvent.
Une nouvelle entrée eut lieu, celle d’une petite
blonde frisée, qui détermina la sortie d’une
grande personne sèche, entre deux âges.
Et on parla des chances qu’avait M. Linet pour
entrer à l’Académie. La nouvelle venue pensait
fermement qu’il serait battu par M. Cabanon-
Lebas, l’auteur de la belle adaptation en vers
français de Don Quichotte pour le théâtre.
– Vous savez que ce sera joué à l’Odéon
l’hiver prochain !
– Ah ! vraiment. J’irai certainement voir cette
tentative très littéraire.
Mme Walter répondait gracieusement, avec
calme et indifférence, sans hésiter jamais sur ce
qu’elle devait dire, son opinion étant toujours
prête d’avance.
Mais elle s’aperçut que la nuit venait et elle
sonna pour les lampes, tout en écoutant la
causerie qui coulait comme un ruisseau de

guimauve, et en pensant qu’elle avait oublié de
passer chez le graveur pour les cartes d’invitation
du prochain dîner.
Elle était un peu trop grasse, belle encore, à
l’âge dangereux où la débâcle est proche. Elle se
maintenait à force de soins, de précautions,
d’hygiène et de pâtes pour la peau. Elle semblait
sage en tout, modérée et raisonnable, une de ces
femmes dont l’esprit est aligné comme un jardin
français. On y circule sans surprise, tout en y
trouvant un certain charme. Elle avait de la
raison, une raison fine, discrète et sûre, qui lui
tenait lieu de fantaisie, de la bonté, du
dévouement, et une bienveillance tranquille, large
pour tout le monde et pour tout.
Elle remarqua que Duroy n’avait rien dit,
qu’on ne lui avait point parlé, et qu’il semblait un
peu contraint ; et comme ces dames n’étaient
point sorties de l’Académie, ce sujet préféré les
retenant toujours longtemps, elle demanda :
– Et vous qui devez être renseigné mieux que
personne, monsieur Duroy, pour qui sont vos
préférences ?

Il répondit sans hésiter :

– Dans cette question, madame, je
n’envisagerais jamais le mérite, toujours
contestable, des candidats, mais leur âge et leur
santé. Je ne demanderais point leurs titres, mais
leur mal. Je ne rechercherais point s’ils ont fait
une traduction rimée de Lope de Vega, mais
j’aurais soin de m’informer de l’état de leur foie,
de leur cœur, de leurs reins et de leur moelle
épinière. Pour moi, une bonne hypertrophie, une
bonne albuminurie, et surtout un bon
commencement d’ataxie locomotrice vaudraient
cent fois mieux que quarante volumes de
digressions sur l’idée de patrie dans la poésie
barbaresque.
Un silence étonné suivit cette opinion.
Mme Walter, souriant, reprit :
– Pourquoi donc ?
Il répondit :
– Parce que je ne cherche jamais que le plaisir
qu’une chose peut causer aux femmes. Or,
madame, l’Académie n’a vraiment d’intérêt pour

vous que lorsqu’un académicien meurt. Plus il en
meurt, plus vous devez être heureuses. Mais pour
qu’ils meurent vite, il faut les nommer vieux et
malades.
Comme on demeurait un peu surpris, il
ajouta :
– Je suis comme vous d’ailleurs et j’aime
beaucoup lire dans les échos de Paris le décès
d’un académicien. Je me demande tout de suite :
« Qui va le remplacer ? » Et je fais ma liste. C’est
un jeu, un petit jeu très gentil auquel on joue dans
tous les salons parisiens à chaque trépas
d’immortel : « Le jeu de la mort et des quarante
vieillards. »
Ces dames, un peu déconcertées encore,
commençaient cependant à sourire, tant était juste
sa remarque.

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