Capitaines courageux

VIII

Jusqu’à la fin de ses jours jamais Harveyn’oubliera le spectacle. Le soleil était juste au-dessus del’horizon, qu’ils n’avaient pas vu depuis près d’une semaine, et salumière rouge venait en rasant frapper les voiles de cape des troisflottilles de goélettes à l’ancre – une au nord, une vers l’ouest,et une au sud. Il devait y en avoir près d’un cent, de toutesformes et constructions possibles, avec, loin là-bas, une françaiseaux voiles carrées, toutes s’entre-saluant et se faisant desrévérences. De chaque bateau s’égrenaient les doris, telles lesabeilles d’une ruche encombrée ; et la clameur des voix, legrincement des cordages et poulies, l’éclaboussement des rames,portaient à des milles sur l’ample soulèvement des houles. Lesvoiles prenaient toutes les couleurs, noir, gris-perle, blanc, àmesure que montait le soleil ; et des bateaux toujours plusnombreux émergeaient des brumes vers le sud.

Les doris s’assemblaient en groupes, seséparaient, se reformaient, se rompaient de nouveau, tous suivantla même direction ; tandis que les hommes se hélaient,sifflaient, par les lèvres comme par l’instrument, et chantaient,et que l’eau se mouchetait d’un tas de détritus jetés par-dessusbord.

– C’est une ville, dit Harvey, Diskoavait raison. C’estune ville !

– J’en ai vu de plus petites, dit Disko.Il y a environ un millier d’hommes ici ; et voici là-bas laVierge.

Il désigna un espace libre de mer verdâtre oùl’on ne voyait pas de doris.

Le Sommes Ici longea le cercle del’escadrille nord, Disko saluant de la main amis sur amis, etmouilla avec toute la correction d’un yacht de course à la fin dela saison. La flottille du Banc a pour habitude de laisser passersous silence une bonne manœuvre ; mais gare au bousilleur, ilest l’objet de railleries tout le long de la ligne.

– Juste à temps pour le petitcapelan[52], cria la Mary Chilton.

– Le sel presque employé ? demandale King Philip.

– Hé ! Tom Platt. Viens-tu souper cesoir ? demanda le Henry Glay.

Et questions et réponses de voler de part etd’autre. Certains d’entre eux s’étaient déjà rencontrés à la pêcheen doris dans le brouillard, et il n’est pas d’endroit pour lecommérage comme la flottille du Banc. Ils semblaient tous aucourant du sauvetage de Harvey, et demandaient s’il en faisait déjàpour son sel. Les jeunes têtes ardentes plaisantaient avec Dan,lequel pour son compte avait la langue bien pendue, ets’enquéraient de leur santé par les sobriquets de ville qui leurplaisaient le moins. Les compatriotes de Manuel baragouinaient aveclui dans leur langue ; et il n’est pas jusqu’au silencieuxcuisinier qui ne fut surpris à cheval sur le bout-dehors de foc, entrain de crier du gaélique à un ami aussi noir que lui. Aprèsqu’ils eurent flotté le câble – tout le tour de la Vierge est enfonds rocheux, et la négligence se traduit par des équipementsd’ancre éraillés et le danger de dériver – après qu’ils eurentflotté le câble, leurs doris s’en allèrent rejoindre lerassemblement de bateaux ancrés à un mille de là environ. Lesgoélettes roulaient et tanguaient à distance prudente, telles descanes veillant sur leur couvée, alors que les doris se conduisaienten canetons qui manquent de maintien.

Comme ils pénétraient dans la confusion,bateau battant bateau, Harvey sentit ses oreilles tinter auxremarques qu’on faisait sur sa nage. Tous les dialectes en usage duLabrador à Long Island, y compris le portugais, le napolitain, lesabir, le français et le celtique, avec des chansons, desacclamations, de nouveaux jurons, retentissaient autour de lui, etil semblait qu’il fût le point de mire de tout cela. Pour lapremière fois de sa vie il se sentit intimidé – peut-être un silong séjour avec ses seuls compagnons du Sommes Ici enétait-il la cause – parmi les douzaines de visages farouches qui sedressaient et se renforçaient suivant les mouvements des petitesembarcations vacillantes. Une douce, respirante houle, de trois« furlongs »[53] del’entre-deux à la crête, soulevait paisiblement sur son épaule uneenfilade de doris aux couleurs variées. Ils restaient un instantsuspendus, étrange frise sur la ligne du ciel, pendant que leurshommes brandissaient le bras et hélaient. Le moment d’après lesbouches ouvertes, les bras agités et les poitrines nuesdisparaissaient, tandis que sur une autre houle surgissait une filetoute nouvelle de personnages, comme les acteurs de carton d’unthéâtre d’enfant. Aussi Harvey ouvrait-il de grands yeux.

– Attention ! dit Dan, en agitantune épuisette. Quand je te dirai : « Puise ! »tu puiseras. Le capelan se formera en bande d’un moment à l’autre àpartir de maintenant. Où allons-nous nous mettre, TomPlatt ?

Poussant, écartant, et se déhalant, saluant devieux amis ici et avertissant de vieux ennemis là, le commodore TomPlatt conduisit sa petite flottille bien sous le vent de la cohuegénérale, et immédiatement trois ou quatre hommes se mirent àhisser leurs ancres avec l’intention de profiter de l’abri des gensdu Sommes Ici. Mais un éclat de rire s’éleva. Un dorisvenait de s’élancer hors de son poste avec une rapidité excessive,et l’on en voyait l’occupant tirer furieusement sur l’amarre.

– Donne-lui du jeu ! rugirent vingtvoix. Tâche qu’il s’en débarrasse.

– Qu’est-ce que c’est ? demandaHarvey, comme le bateau filait sud avec la rapidité de l’éclair. Ilest mouillé, n’est-ce pas ?

– Mouillé, oui, probable, mais sonéquipement m’a tout l’air bizarre, répondit Dan, en riant. Labaleine s’est embrouillée dedans… Puise, Harvey ! Lesvoici !

La mer autour d’eux se couvrit comme d’unnuage et s’assombrit, puis ce fut en un frisselis d’aversel’arrivée de tout petits poissons d’argent, et sur un espace decinq ou six acres la morue commença de sauter comme la truite enmai ; derrière la morue trois ou quatre larges dos d’ungris-noir partageaient l’eau en gros bouillons.

Alors tout le monde cria et tâcha de hisserson ancre pour arriver au milieu du banc, s’embrouilla dans laligne de son voisin et dit ce qu’il avait sur le cœur, puis plongeafurieusement dans l’eau son épuisette, et hurla aux camaradesconseils et avertissements, tandis que l’abîme fusait comme unebouteille de soda fraîchement débouchée, et que morue, hommes etbaleines fonçaient de compagnie sur l’infortunée boëtte. Harvey setrouva presque renversé par-dessus bord par le manche du filet deDan. Mais au milieu de tout le tumulte sauvage, il remarqua, pourne l’oublier jamais, le petit œil fixe, malicieux – quelque chosecomme en train de faire route presque au ras de l’eau, et qui,déclara-t-il, lui faisait de l’œil. Trois bateaux virent ceschasseurs insouciants du sein des mers s’embrouiller dans leursamarres et furent remorqués un demi-mille avant que leurs chevauxne se fussent débarrassés de la ligne.

Puis le capelan s’éloigna, et cinq minutesplus tard on n’entendait plus que le clapotement des plombs deligne le long du bord, le battement de la morue, et le bruit desmaillets au fur et à mesure que les hommes étourdissaient lepoisson. Ce fut une pêche miraculeuse. Harvey pouvait voir la morueluire sous l’eau et nager lentement en troupeaux, mordant avecautant de constance qu’elle nageait. La loi du Banc interditstrictement plus d’un hameçon par ligne quand les doris sont sur laVierge ou sur les bancs de l’Est ; mais les bateaux setenaient si près l’un de l’autre que les simples hameçons eux-mêmess’entortillaient, et Harvey se trouva en chaude discussion avec undoux et barbu Terre-Neuvien d’un côté et de l’autre un Portugaisbraillard.

Pire que l’embrouillement des lignes de pêcheétait sous l’eau la confusion des petits câbles de doris. Chaquehomme avait mouillé où bon lui avait semblé, dérivant et ramantautour de son point fixe. Comme le poisson mordait moins vite,chacun voulait lever l’ancre pour aller chercher un meilleurterrain ; mais il y avait bien un homme sur trois d’intimementembrouillé avec quelque quatre ou cinq voisins. Couper le câbled’autrui est sur le Banc un crime inqualifiable ; et pourtantce fut fait, et fait sans découverte des coupables, trois ou quatrefois ce jour-là. Tom Platt surprit un homme du Maine en plein dansl’acte noir, et le cogna sur le plat-bord avec un aviron, et Manueltraita un compatriote de la même façon. Mais le câble de Harvey futcoupé, de même celui de Pen, et ils durent être transformés enbateaux de décharge pour porter le poisson au Sommes Iciau fur et à mesure que les doris s’emplissaient. Le capelan revintencore en bancs au crépuscule, moment où la clameur insenséerecommença ; et à la tombée de la nuit, ils s’en retournèrentà l’aviron procéder à la toilette sous la lumière des lampes àpétrole posées sur le rebord du parc.

Le tas était énorme, et le sommeil les prit enfaisant la toilette. Le jour suivant, plusieurs bateaux firent lapêche droit au-dessus de la tête de la Vierge ; et Harvey, aumilieu d’eux, put plonger ses regards sur l’herbe même de ce rocisolé qui se hausse à moins de vingt pieds de la surface. La morues’y trouvait en légions et accomplissait sa procession solennellesur les algues semblables à du cuir. Lorsqu’elles mordaient, ellesmordaient toutes ensemble, et tel en était-il lorsqu’ellescessaient de mordre. Vers midi, il y eut un moment de relâche, etles doris se mirent en quête d’un amusement. Ce fut Dan qui signalal’arrivée de l’Espoir de Prague, et comme ses bateauxvenaient se joindre à la compagnie ils furent accueillis par cettequestion :

– Quel est l’homme le plus chiche de laflottille ?

Trois cents voix répondirentgaiement :

– Nick Bra-ady.

Cela résonna comme un chant d’orgue.

– Qui est-ce qui a volé les mèches delampe ?

C’était Dan qui donnait sa part decontribution.

– Nick Bra-ady, chantèrent lesbateaux.

– Qui est-ce qui a fait bouillir de laboëtte salée à la place de la soupe ?

C’était un médisant inconnu à un quart demille de là.

Le chœur reprit d’une voix joyeuse.

Or, Brady n’était pas particulièrement chiche,mais il avait cette réputation, et la flottille en tirait parti.Puis ils découvrirent un homme d’un bateau de Truro, lequel, sixans auparavant, avait été convaincu de se servir d’un agrès à cinqou six hameçons – un « scrowger » comme ils l’appellent –sur les Hauts-fonds. Naturellement on l’avait baptisé :« Scrowger Jim » ; et quoique depuis lors il se fûttoujours tenu caché sur les Georges, il trouva l’attendant à pleinegorge tous les honneurs qui lui étaient dus. Les pêcheursentamèrent une sorte de chœur en feu d’artifice. « Jim !Ô Jim ! Jim ! Ô Jim ! Sssscrowger Jim ! »qui fit la joie de tout le monde. Et lorsqu’un homme de Beverly,poète à ses heures – il avait passé tout le jour à arranger cela,et en parlait depuis des semaines – chanta : « L’Ancre duCarrie Pitman ne le tient pas pour un sou ! »les doris se sentirent vraiment en bonne fortune. Alors il leurfallut demander à cet homme de Beverly comment il faisait pour êtreaussi peu inspiré, puisque les poètes eux-mêmes ne font pas tout cequ’ils veulent. Chaque goélette et presque chaque homme vit sontour arriver. Était-il quelque part un cuisinier négligent ousale ? Les doris le chantaient lui et sa cuisine. Trouvait-onune goélette mal en point ? La flottille l’apprenait tout aulong. Un homme avait-il chipé du tabac à un camarade detable ? On le nommait dans l’assemblée ; et le nom s’enallait rebondir de houle en houle. Les jugements infaillibles deDisko, le bateau de marée que Long Jack avait vendu des annéesauparavant, la bonne amie de Dan (oh, mais cela mettait Dan dansune rage !), la malchance de Pen avec les ancres de doris, lesidées de Salters sur les engrais, les petits faux pas de Manuel àterre dans les sentiers de la vertu, et l’air de demoiselle aveclequel Harvey maniait l’aviron – tout se voyait étalé enpublic ; et à mesure que la brume retombait autour d’eux enplis argentés au-dessous du soleil, les voix semblaient celle d’untribunal de juges invisibles prononçant des sentences.

Les doris rôdèrent, pêchèrent et sechamaillèrent jusqu’au moment où, la mer grossissant, ils tirèrentdavantage chacun de son côté pour mettre leurs flancs à l’abri,pendant que quelqu’un criait que, si la mer continuait à grossir,la Vierge allait briser. Un homme du Galway insouciant, etson neveu prétendirent que non, levèrent l’ancre, et s’en allèrentnager sur le roc même. Nombre de voix leur crièrent de revenir,tandis que d’autres les défiaient de tenir. À mesure que les houlesau dos lisse passaient en route vers le sud, elles soulevaient ledoris de plus en plus haut dans le brouillard pour le laisserretomber dans une eau vilaine, aspirante, tout en tourbillons, oùil pirouettait autour de son ancre à un pied ou deux du rocinvisible. C’était jouer avec la mort par simple bravade ; etles bateaux regardaient dans un silence gêné, quand Long Jack,grimpant à force de rames derrière ses compatriotes, coupatranquillement leur câble.

– Est-ce que vous ne l’entendez pascogner ? cria-t-il en désignant le rocher. Poussez ! aunom de votre vie ! Poussez !

Les hommes jurèrent et voulurent discuterpendant que le bateau dérivait ; mais la houle suivante eut unsoubresaut, comme un homme qui trébuche sur un tapis. On entenditun sanglot profond, suivi d’un rugissement croissant, et la Viergerejeta deux larges bandes d’eaux écumantes, blanches, furieuses,lugubres au-dessus de la mer sans profondeur. Alors tous lesbateaux se mirent à applaudir de toutes leurs forces Long Jack, etles hommes du Galway retinrent leur langue.

– N’est-ce pas que c’est élégammentfait ? dit Dan, en se laissant balancer comme un jeune phoquechez lui. Elle va briser maintenant à peu près une fois pardemi-heure, à moins que la houle remplisse bien. Qu’est-ce qu’ellemet de temps d’ordinaire quand elle travaille, Tom Platt ?

– Une fois toutes les quinze minutes, àla minute battante. Harvey, tu as vu la chose la plus étonnante duBanc ; et sans Long Jack tu aurais vu mort d’hommes.

Une rumeur de gaieté partit de l’endroit où labrume reposait plus épaisse et où les goélettes faisaient tinterleurs cloches. Une grande barque avança avec précaution le nez horsdu brouillard, et fut accueillie par des acclamations et des crisde « Venez donc, chérie ! » de la part du clanirlandais.

– Un autre Français ? demandaHarvey.

– Tu n’as donc pas d’yeux ? C’est unbateau de Baltimore, et qui tremble de peur bleue ! dit Dan.Nous allons nous fiche de lui à le mettre en quatre morceaux.J’suppose que c’est la première fois que son patron rencontre laflottille sur ce chemin.

C’était un bâtiment de huit cents tonnes, noiret de belle prestance. Sa grande voile était carguée, et son hunierbattait avec indécision dans le peu de vent qui soufflait. Or, unebarque est féminine entre toutes les filles de la mer, et cettegrande créature hésitante, avec sa poupée blanc et or, avait toutl’air d’une femme troublée qui relève à demi ses jupes pourtraverser une rue crottée sous les quolibets d’une bande de petitsdrôles. C’était du reste assez sa situation. Elle se savait quelquepart dans le voisinage de la Vierge, en avait entendu lerugissement, et en conséquence demandait sa route. Voici seulementun échantillon de ce qu’elle entendit de la part des dorisdansants :

– La Vierge ? De quoiparles-tu ? C’est le Have un dimanche matin. Rentre chez toipour te dégriser.

– Rentre, espèce de tortue ! Rentreleur dire que nous venons.

Une demi-douzaine de voix entonnèrent le chœurle plus harmonieux, pendant que son arrière redescendait avec unbourrelet d’eau et un bouillonnement d’écume dans l’entre-deux deslames.

– Ça – aaa – y est, – elle –touche !

– Tribord ! tribord pour votresalut ! Vous voilà sur la pointe.

– Bâbord ! bâbord ! Laisse toutaller !

– Tout le monde aux pompes !

– Bas le foc, et pousse à lagaffe !

Ici le patron se fâcha et dit de gros mots. Onsuspendit immédiatement la pêche pour lui répondre, et il luifallut entendre pas mal de choses curieuses à propos de son bateauet de son prochain port d’attache. On lui demanda s’il étaitassuré ; et où il avait volé son ancre, parce que, disait-on,elle appartenait au Carrie Pitman ; on appela sonbateau une marie-salope, et on l’accusa de décharger de latripaille pour effaroucher le poisson ; on lui offrit de leremorquer et de l’amener contre remboursement à sa femme ; etun jeune gars plein d’audace se glissa presque sous la poupe, lafrappa du plat de sa main ouverte, et glapit :

– Allons, ma vieille !

Le cuisinier lui vida dessus une casserole decendres, et l’autre répliqua par des têtes de morue. L’équipage dela barque lança de la cuisine des escarbilles, et les dorismenacèrent de venir à bord les « raser ». Ils auraientprévenu la barque sur-le-champ si elle avait été réellement enpéril ; mais, voyant qu’elle était bien à l’abri de la Vierge,ils tirèrent parti de la situation. La farce fut éventée quand lerocher parla de nouveau, à un demi-mille au vent, et la barque ausupplice, hissant tout ce qu’elle avait de toile, poursuivit sonchemin ; mais les doris eurent conscience que les honneursleur restaient.

Toute cette nuit-là, la Vierge rugit d’unevoix rauque ; et le matin suivant, sur une mer en courroux,crêtée de blanc, Harvey vit la flottille, les mâts se trémoussant,qui attendait le mot d’ordre. Pas un doris ne fut poussé dehorsjusqu’à dix heures, où les deux Jerauld du Day’s Eye,imaginant une accalmie qui n’existait pas, donnèrent l’exemple. Enune minute la moitié des bateaux furent dehors à s’entre-saluer aumilieu des houles moutonneuses ; mais Troop garda les hommesdu Sommes Ici au travail de la toilette. Il ne voyait pasde bon sens dans les « défis » ; et, comme cesoir-là la tempête augmentait, ils eurent le plaisir de recevoirdes étrangers trempés, trop contents de trouver un refuge dans lecoup de vent. Les mousses se tenaient avec des lanternes au pieddes palans de doris, les hommes prêts à amener, un œil ouvert surla vague balayante qui leur faisait lâcher tout et se retenir pourle salut de leur vie. De l’obscurité sortait un cri aigu :

– Doris ! doris !

Ils agrippaient au moyen d’un croc ethissaient à bord un homme trempé et un bateau à demi sombré aupoint que leurs ponts étaient garnis de nichées de doris et que lescouchettes étaient pleines. Cinq fois, pendant leur quart, Harveyainsi que Dan durent sauter sur la corne, à l’endroit où elle étaitattachée au bout-dehors, et se cramponner des bras, des jambes etdes dents aux cordages, aux mâts et à la voile trempée, tandisqu’une grosse vague couvrait les ponts. Un doris fut mis en pièces,et la mer envoya l’homme la tête la première sur le pont, luiouvrant le front ; et vers l’aube, quand les vagues lancées augalop de course se crêtèrent de blanc tout le long de leurs froidesarêtes, un autre homme, bleu et spectral, rampa jusqu’à bord, unemain brisée, en demandant des nouvelles de son frère. Sept bouchesd’extra s’assirent au petit déjeuner – un Suédois, un patron deChatham, un mousse de Hancock (Maine), un homme de Duxbury et troisde Biddeford.

Le jour suivant on procéda dans la flottille àun appel nominal ; et quoique personne ne dît mot, tout lemonde mangea de meilleur appétit quand l’un après l’autre lesbateaux déclarèrent leurs équipages à bord au complet. Seuls deuxPortugais et un vieil homme de Gloucester furent noyés, maisnombreux étaient les blessés ou contusionnés. Deux goélettesavaient rompu leur câble et s’étaient trouvées poussées dans ladirection du sud, à trois jours de la mer. Un homme mourut sur unFrançais – c’était la même barque qui avait échangé du tabac avecceux du Sommes Ici. Elle s’éloigna en glissant toutdoucement par une matinée humide et blanche, gagna une tache d’eauprofonde, ses voiles pendant toutes, et Harvey put voir lesfunérailles à l’aide de la longue-vue de Disko. Elles seréduisirent au glissement, par-dessus bord, d’un paquet oblong. Ilsne parurent avoir aucune forme de service, mais dans la nuit, àl’ancre, Harvey les entendit, à travers l’étendue noire poudréed’étoiles, chanter quelque chose qui s’élevait comme un hymne.

C’était, sur un ton très lent :

« La brigantine,

Qui va tourner,

Roule et s’incline

Pour m’entraîner.

Ô vierge Marie,

Pour moi priez Dieu !

Adieu, patrie ;

Québec, adieu ! »

Tom Platt leur rendit visite, parce que,disait-il, le mort était son frère comme franc-maçon. On sut qu’unevague avait plié le pauvre gars sur le pied du beaupré et lui avaitbrisé les reins. La nouvelle de cette mort se répandit commel’éclair, car, contrairement à la coutume générale, le Français fitune vente de la défroque du mort, – il n’avait de parents ni àSaint-Malo ni à Miquelon, – et tout fut étalé sur le toit du rouf,depuis son bonnet rouge en tricot jusqu’à sa ceinture de cuir avec,au dos, le couteau à gaine. Dan et Harvey se trouvaient dehors parvingt brasses d’eau sur la Hattie S., et naturellement allèrent àcoups d’aviron rejoindre la foule. Ce fut une longue nage, et ilsrestèrent un petit moment, le temps pour Dan d’acheter le couteau,qui avait un curieux manche de cuivre. Quand ils repassèrentpar-dessus bord et poussèrent au large dans la bruine et un rien demer, il leur vint à l’esprit qu’ils pourraient tirer de l’ennuid’avoir négligé les lignes.

– J’suppose que cela ne nous ferait guèrede mal d’être réchauffés un brin, dit Dan en frissonnant sous sescirés.

Et ils continuèrent de nager au cœur d’unebrume blanche qui, comme toujours, tomba sur eux sans criergare.

– Il y a trop de sacrés courants par icipour s’en fier à son instinct, dit-il. Jette l’ancre, Harvey, nousallons pêcher un peu jusqu’à ce que cette machine-là se lève.Attache ton plus gros plomb. Trois ne sont pas de trop dans une eaucomme celle-ci. Regarde comme elle tend déjà sur son câble.

Un tout petit bouillonnement se produisit àl’avant, où quelque courant du Banc maintenait le doris en droiteligne sur sa corde ; mais ils ne pouvaient voir à une longueurde bateau dans aucune direction. Harvey remonta son col et secourba en deux sur son tourniquet, de l’air d’un navigateuréreinté. La brume, maintenant, n’était plus pour lui un objet deterreur particulière. Ils pêchèrent quelque temps en silence ettrouvèrent que la morue mordait bien. Puis Dan tira le couteau àgaine et en éprouva le fil sur le plat-bord.

– C’est un bijou, dit Harvey. Commentas-tu pu l’avoir à si bon compte ?

– À cause de leurs sacrées superstitionscatholiques, répondit Dan, en donnant des coups de pointe avec lalame brillante. Ils ne veulent pas prendre du fer d’un mort, pourainsi parler. As-tu vu tous ces pêcheurs français d’Arichat reculerquand j’ai mis l’enchère ?

– Mais une vente, ce n’est pas prendrequelque chose à un mort. C’est une affaire.

– Oui, nous autres nous savons que cen’est pas la même chose, mais il n’y a pas à discuter en matière desuperstition. C’est un des avantages qu’on trouve à vivre dans unpays de progrès.

Et Dan se mit à siffler :

Oh, Double Thatcher, how are you ?

Now Eastern Point comes inter view.

The girls an’ boys we soon shall see,

At anchor off Cape Ann

– Pourquoi cet homme d’Eastport n’a-t-ilpas poussé, alors ? Il a acheté ses bottes. Est-ce que leMaine n’est pas un pays de progrès ?

– Le Maine ? Peuh ! Ils n’ensavent pas assez, ou bien ils n’ont pas assez d’argent, pourpeindre seulement leurs maisons, dans le Maine. Je les ai vus.L’homme d’Eastport m’a dit que le couteau avait servi – c’est dumoins ce que le capitaine français lui a déclaré – avait servi surla côte française l’année dernière.

– Blessé un homme ? Lance-nous lemaillet.

Harvey amena son poisson, reboëtta, et rejetala ligne par-dessus bord.

– L’a tué ! Naturellement, quandj’ai entendu cela, j’ai grillé plus que jamais du désir del’avoir.

– Bonté du Christ ! Je ne le savaispas, dit Harvey, en se retournant. Je t’en donnerai un dollar quandje recevrai mon gage – Dis donc – je t’en donnerai deuxdollars.

– Vrai ? Est-ce qu’il te plaît tantque cela ? demanda Dan, en rougissant. Eh bien ! pourparler franchement, je l’ai plutôt acheté pour toi – pour te ledonner ; mais je ne voulais pas le dire jusqu’à ce que j’aievu comment tu prendrais la chose. Il est à toi, de grand cœur,Harvey, puisque nous sommes camarades de doris, et de ceci et decela, et de tout le reste. Attrape ça !

Il le lui tendit, ceinture, et tout.

– Mais écoute. Dan, je ne vois pas…

– Prends-le. Il ne m’est pas utile. Jedésire que tu l’aies.

La tentation était trop forte.

– Dan, tu es un brave gars, dit Harvey.Je le garderai toute ma vie.

– Ça fait plaisir d’entendre ça, dit Danavec un bon rire.

Puis, pressé de changer de sujet :

– On croirait que ta ligne tient àquelque chose.

– Embrouillée, j’imagine, dit Harvey ens’évertuant autour.

Avant de tirer dessus, il attacha la ceintureautour de lui, et ce ne fut pas sans un profond plaisir qu’ilentendit la pointe de la gaine cliqueter sur le banc.

– Nom de nom de nom d’un chien !s’écria-t-il. Elle se comporte comme si elle était sur un fond defraise. C’est tout sable ici, n’est-ce pas ?

Dan se pencha par-dessus bord, et donna unesecousse pour voir.

– Le flétan se conduira de cette façons’il boude. Ce n’est pas un fond de fraises. Remue-la deux ou troisfois. Elle rend, pour sûr. J’crois que nous ferions mieux de laramener pour voir ce que c’est.

Ils tirèrent ensemble, en attachant fortementaux taquets chaque tour de ligne, et le poids invisible s’élevaavec une molle lourdeur.

– Quelle prise, hein ! Hisse !cria Dan.

Mais l’exclamation finit en un cri aigu, undouble cri d’horreur, car de la mer sortait – le corps du Françaismort qu’on avait immergé deux jours auparavant ! L’hameçonl’avait saisi sous l’aisselle droite, et il se balançait, rigide ethorrible, la tête et les épaules au-dessus de l’eau. Les brasétaient attachés au côté, et – il n’avait plus de visage. Les deuxgarçons tombèrent comme une masse l’un sur l’autre au fond dudoris, et là restèrent-ils tandis que la chose saluait le long dubord, maintenue sur la ligne raccourcie.

– C’est la marée – la marée qui l’aapporté ! dit Harvey les lèvres tremblantes, comme ilcherchait à tâtons l’agrafe de la ceinture.

– Oh ! mon Dieu ! Oh !Harvey ! gémit Dan, dépêche-toi. Il est revenu pour lecouteau. Redonne-le-lui. Enlève-le.

– Je n’en veux pas ! jen’en veux pas ! cria Harvey. Je ne peux pas trouver la bou –oucle.

– Vite, Harvey ! C’est taligne !

Harvey se dressa sur son séant pour dégraferla ceinture, faisant face à la tête qui, sous ses cheveuxruisselants, n’avait pas de visage.

– Il tient toujours, souffla-t-il toutbas à Dan qui sortit son couteau et coupa la ligne, pendant queHarvey lançait la ceinture loin par-dessus bord.

Le corps rentra dans l’eau en faisant« plop », et Dan avec précaution se leva sur les genoux,plus blanc que le brouillard.

– C’est pour lui qu’il est venu. C’estpour lui qu’il est venu. J’en ai déjà vu un s’en venir sur un« trawl », mais cela ne m’a trop rien fait,tandis que lui, il est venu à nous exprès.

– Je voudrais – je voudrais n’avoirjamais pris le couteau. Alors c’est sur ta ligne qu’il seraitvenu.

– Je ne vois pas la différence que celaaurait fait. Nous en voilà tous les deux vieillis de dix ans.Oh ! Harvey, as-tu vu sa tête ?

– Si je l’ai vue ! Je ne l’oublieraijamais. Mais voyons, Dan ; cela ne pouvait pas êtreexprès. Ce n’était que la marée.

– La marée ! Il est venu pour lui,Harvey. Tu comprends, ils l’ont immergé à six milles au sud de laflottille, et nous sommes à deux milles de l’endroit où le bateauest mouillé maintenant. Ils m’ont dit qu’ils l’avaient chargé d’unebrasse et demie de câble-chaîne.

– Je me demande ce qu’il avait bien pufaire avec le couteau – là-haut sur la côte française ?

– Quelque chose de mal. J’suppose qu’ilest obligé de le porter avec lui jusqu’au jugement dernier, etc’est pourquoi – Qu’est-ce que tu fais avec le poisson !

– Je le jette par-dessus bord, ditHarvey.

– Pour quoi faire ? Ce n’est pasnous qui le mangerons.

– Cela ne fait rien. Il m’a suffi de leregarder en face pendant que je défaisais la ceinture. Tu peuxgarder ta pêche si tu veux. Quant à la mienne je n’en ai quefaire.

Dan, sans rien dire, rejeta son poissonpar-dessus bord.

– J’crois que le mieux est de se mettre àl’abri, murmura-t-il enfin. Je donnerais un mois de paye pour quecette brume se lève. Il se passe dans le brouillard des choses quel’on ne voit pas en temps clair – des sanglots et des huées, etautres machines semblables. C’est une sorte de soulagement pour moiqu’il ait pris le chemin par où il est venu, au lieu de marcher.Car il aurait pu marcher.

– Tai-ais-toi, Dan ! Nous sommesjuste au-dessus de lui en ce moment. Ah ! que je voudrais êtreen sûreté à bord, quitte à recevoir une dégelée de l’oncleSalters !

– Ils vont se mettre à notre recherched’ici un instant. Passe-moi le cor de chasse.

Dan prit la trompette de fer-blanc, mais fitune pause avant de souffler.

– Vas-y, dit Harvey. Je n’ai pas envie derester ici toute la nuit.

– La question est de savoir commentil va prendre cela. Il y avait un homme d’en bas de lacôte qui m’a raconté qu’une fois il était sur une goélette où ilsn’osaient pas seulement souffler de la corne pour appeler lesdoris, à cause que le patron – pas l’homme avec lequel il était,mais un capitaine qui l’avait commandée cinq ans avant – avait noyéun mousse contre le bord dans un accès d’ivresse ; et toujoursdepuis, ce mousse ramait aussi le long du bord et criait :« Doris ! doris ! » avec les autres.

– Doris ! Doris ! cria une voixétouffée dans la brume.

Ils s’accroupirent de nouveau, et la trompettetomba de la main de Dan.

– Tiens bon ! cria Harvey, c’est lecuisinier.

– Je me demande ce qui a bien pu me fairepenser à cet imbécile de conte, non plus, dit Dan. C’est ledocteur, c’est clair.

– Dan ! Danny ! Ooohé,Dan ! Harvey ! Harvey ! Ooohé, Haarveee !

– Nous sommes ici, chantèrent en chœurles deux garçons.

Ils entendaient les avirons, mais ne purentrien voir jusqu’à ce que le cuisinier, luisant et dégouttant,arrivât sur eux.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?dit-il. Vous allez être battus en rentrant.

– C’est tout ce que nous demandons. C’estaprès quoi nous soupirons, dit Dan. Tout ce qui est du bord esttout ce qu’il nous faut. Nous avons eu de la compagnie plutôtdécourageante.

Comme le cuisinier leur passait une amarre,Dan lui raconta l’histoire.

– Ouui ! Lui venu pour soncouteau.

C’est là tout ce qu’il dit.

Jamais le petit Sommes Ici roulant neparut un plus délicieux home que lorsque le cuisinier, né et élevédans les brumes, les y ramena à force de rames. De la cabinesortait un chaud halo de lumière et de l’avant une bonne odeur decuisine, et cela vous mettait au septième ciel d’entendre Disko etles autres, tous bien vivants et solides, penchés sur la lisse,leur promettre une raclée de première classe. Mais le cuisinierétait un noir maître en fait de stratégie. Il ne fit pas accosterles doris avant d’avoir fourni les points les plus saillants detoute l’affaire, expliquant, comme il reculait et cognait dur toutautour de la voûte, comme quoi Harvey était la mascotte à réduire ànéant toute espèce de malchance. Aussi les mousses arrivèrent-ils àbord plutôt sous l’apparence de héros quelque peuinquiétants ; et, au lieu de les rosser pour avoir causé del’ennui, chacun se mit à leur adresser des questions. Little Pen yalla d’un véritable discours sur la folie des superstitions ;mais il eut contre lui l’opinion publique qui fut toute en faveurde Long Jack, lequel raconta les plus atroces histoires derevenants jusqu’à près de minuit. Sous cette influence, personne,sauf Salters et Pen, n’osa parler d’« idolâtrie » lorsquele cuisinier plaçant sur une planchette une chandelle allumée, ungâteau de fleur de farine et d’eau, et une pincée de sel, mit letout à la mer à l’arrière du bateau pour tenir le Françaistranquille au cas où il se serait montré encore turbulent. Danalluma la chandelle parce que c’était lui qui avait acheté laceinture, et le cuisinier grommela et marmotta des paroles magiquesaussi longtemps qu’il put voir cahoter sur l’eau le petit point deflamme.

– Qu’est-ce que tu penses du progrès etdes superstitions catholiques ? demanda Harvey à Dan, comme,leur quart fait, ils allaient se coucher.

– Euh ! je suppose que je vois aussiclair et que je suis autant pour le progrès que le premier venu,mais quand il arrive à un matelot de pont de Saint-Malo, aprèsqu’il est mort, de rendre tout roide de peur deux pauvres moussespour un couteau de trente sous, eh bien alors, le cuisinier peutbien me faire croire tout ce qu’il voudra. Je me méfie desétrangers, vivants ou morts.

Le lendemain matin, tous, sauf le cuisinier,se sentaient quelque peu honteux des cérémonies de la veille, etils abattirent double besogne sans s’adresser la parole autrementque d’un ton bourru.

Le Sommes Ici luttait à armes égalesavec le Parry Norman à qui ferait le plus vite sesquelques derniers chargements ; et la lutte fut si chaude quela flottille prit parti et paria du tabac. Tout le monde travaillaaux lignes ou à la toilette jusqu’au moment où on tombait desommeil sur l’ouvrage – commençant avant l’aube, et finissant quandil faisait trop sombre pour y voir. On se servit même du cuisinierpour jeter le poisson et on envoya Harvey dans la cale pour passerle sel, tandis que Dan aidait à la toilette. Le hasard voulut qu’unhomme du Parry Norman se donnât une entorse en tombant dugaillard d’avant, et ceux du Sommes Ici gagnèrent. Harveyavait beau se demander comment on aurait pu fourrer un poisson deplus, Disko et Tom Platt tassaient, tassaient toujours, nivelant lamasse à l’aide de grosses pierres prises au lest, et il y avaittoujours « juste encore une journée de travail ». Diskone le leur dit pas quand tout le sel fut employé. Il se contenta dedéambuler jusqu’au lazaret derrière la cabine et se mit à déplierl’immense grand’voile. Cela se passait à dix heures du matin. Versmidi la voile de cape était amenée, la grand’voile et le hunier misen place, et des doris s’en vinrent avec des lettres pour lamaison, enviant leur bonne fortune. Enfin, elle procéda aunettoyage des ponts, hissa le pavillon – honneur qui revient dedroit au premier bateau quittant le Banc, – leva l’ancre, et se miten mouvement. Disko prétendit vouloir obliger les gens qui ne luiavaient pas envoyé leur courrier, et en conséquence la manœuvraavec grâce parmi les goélettes. À dire vrai, c’était sa petitepromenade triomphale, et pour la cinquième année elle montrait lemarin qu’il était. L’accordéon de Dan et le violon de Tom Plattservirent d’accompagnement au couplet magique qu’on ne doit chanterque lorsque tout le sel est employé :

– Hih ! Yih ! Yoho ! Send your lettersraound !

All our salt is wetted, an’ the anchor’s off thegraound !

Bend, oh, bend your mains’l, we’re back to Yankeeland–

With fifteen hunder’ quintal.

An’ fifteen hunder’ quintal,

’Teen hunder’ toppin’ quintal,

’Twix’ old ’Queereau an’Grand.

Les dernières lettres s’abattirent sur lepont, enroulées à des morceaux de charbon, et les hommes deGloucester crièrent des commissions pour leurs femmes, leur gentféminine et leurs armateurs, tandis que le Sommes Iciterminait la chevauchée musicale à travers la flottille, ses voilesd’avant tremblotant comme la main d’un homme lorsqu’il la lève pourdire au revoir.

Harvey ne tarda pas à découvrir que leSommes Ici avec sa voile de cape, flânant de mouillage enmouillage, et le Sommes Ici maintenu ouest côté sud sousla toile du retour, étaient deux fort différents bateaux. La rouemordait et ruait même par temps de demoiselle ; il pouvaitsentir le lourd poids mort dans la cale lancée puissamment en avantau travers des lames, et le torrent de bulles qui courait le longdu bord lui donnait le vertige.

Disko les tint occupés à taquiner lesvoiles ; et lorsqu’elles furent tendues comme celles d’unyacht de course, Dan dut attendre sur le grand hunier qu’il fallaitcontrebrasser à chaque bordée. Dans les moments de répit, ilspompaient, car le poisson entassé laissait dégoutter de la saumure,laquelle ne fait pas précisément de bien au chargement. Mais, dumoment où il n’y eut plus de pêche, Harvey eut tout le temps deregarder la mer à un autre point de vue. La goélette accroupie setrouvait naturellement dans les termes les plus intimes avec sonentourage. On voyait peu l’horizon, sauf quand elle couronnait unehoule ; et le plus souvent, c’est en jouant des coudes, en sedémenant et par des cajoleries, qu’elle se taillait droit sa routeà travers les entre-deux gris, gris-bleu, ou noirs, traverséspartout comme de dentelle de bandes d’écume brisée ; ou bienen se frottant avec des airs de caresse au flanc de quelque plusgrosse montagne d’eau. On eût cru qu’elle disait :

– Vous ne voudriez pas, sûrement, mefaire de mal ? Je ne suis que le petit SommesIci.

Puis de s’éloigner d’une glissade en se riantdoucement à elle-même, jusqu’à ce qu’elle se trouvât en présence dequelque nouvel obstacle.

Les gens les plus bornés ne peuvent êtretémoins de pareilles choses heure sur heure au cours de longuesjournées sans y prêter attention ; et Harvey, qui était moinsque borné, commençait à comprendre et aimer le chœur aride descrêtes de vagues qui tournent sur elles-mêmes avec un bruitd’incessant déchirement ; la course des vents qui font route àtravers les libres espaces et rassemblent en troupeaux les grandsreflets bleu pourpre des nuages ; la splendide ascension durouge lever de soleil ; le reploiement et l’empaquetage desbrumes du matin, muraille sur muraille se retirant à travers lesplanchers blancs ; l’éblouissement et le flamboiement desmidis aromés de sel ; le baiser de la pluie tombant sur desmilliers de milles carrés, mornes et plats ; l’embrunissementfrileux des choses à la fin du jour ; et les millions de ridesde la mer sous le clair de lune, quand le bout-dehors de foctisonnait solennellement les étoiles basses, et que Harveydescendait pour demander au cuisinier un gâteau sec.

Mais le plus amusant, c’était quand lesmousses étaient mis ensemble à la barre, Tom Platt à portée devoix, et que la goélette, tapissant sa lisse sous le vent au niveaudu fracas d’azur, conservait un petit arc-en-ciel de sa façon,intact au-dessus de son cabestan. Alors les mâchoires de la bômegeignaient contre le mât, et les écoutes grinçaient, et les voiless’emplissaient de rumeur ; et quand elle glissait dans unentre-deux, elle trébuchait comme une femme qui se prend les piedsdans sa robe de soie, pour ressortir de là son foc trempé jusqu’àmoitié, et soupirant après et cherchant du regard les hauts pharesjumeaux de Thatcher’s Island.

Ils quittèrent le gris froid des mers du Banc,virent les bateaux chargés de bois en route pour Québec par lesdétroits de Saint-Laurent, et les bricks de Jersey chargés de selqui arrivent d’Espagne et de Sicile ; passé le banc d’Artimonils trouvèrent un brave petit vent nord-est qui les mena en vue duphare Est de Sable Island – point devant lequel Disko ne traîna pas– et qui leur tint compagnie passé Western et Le Have, jusqu’aubord septentrional des Georges. De là ils atteignirent les eauxplus profondes, et la laissèrent filer gaillardement.

– Hattie tire sur la ficelle, ditconfidentiellement Dan à Harvey. Hattie et maman. Dimanche prochaintu paieras un mousse pour jeter de l’eau sur les fenêtres afin depouvoir dormir. J’suppose que tu vas rester avec nous jusqu’à ceque ton monde arrive. Sais-tu ce qui est encore au-dessus duplaisir de rentrer au port ?

– Un bain chaud ? dit Harvey.

Il avait les sourcils tout blancs d’embrundesséché.

– Ça, c’est bon aussi, mais une chemisede nuit, c’est encore meilleur. J’ai rêvé de chemises de nuit toutle temps, depuis que nous avons hissé la grand’voile. On peut alorsfaire jouer ses doigts de pied. Maman en aura une neuve pour moi,lavée à l’eau douce. C’est la maison, Harvey. C’est lamaison ! Cela se sent dans l’air. Nous courons au bord d’unebrise chaude en ce moment, et je sens d’ici les baies de laurier.Je me demande si nous n’allons pas arriver pour souper. Barrebâbord un tantinet.

Les voiles hésitantes battirent et biaisèrentdans l’air tiède comme la mer profonde se calmait, bleue ethuileuse, autour d’eux. Quand ils sifflaient après le ventseulement, la pluie arriva en verges drues, bouillonnante ettambourinante, et, derrière elle, le tonnerre et les éclairs demi-août. Ils restèrent étendus sur le pont, pieds et bras nus, às’entre-raconter ce qu’ils commanderaient à leur premier repas àterre ; car voici que la terre était bien en vue. Un bateau deGloucester, qui faisait la pêche à l’espadon, s’approcha d’eux, lepetit poste sur le beaupré occupé par un homme qui brandissait unharpon, sa tête nue emplâtrée de pluie.

– Et tout va bien ! chanta-t-ilgaiement, comme s’il faisait le quart sur quelque grand paquebot.Wouverman vous attend, Disko. Quelles nouvelles de laflottille ?

Disko les lui cria et passa, tandis que legros orage d’été pesait là-haut, et que les éclairs vacillaient lelong des falaises de quatre points différents à la fois. À leurlueur apparut le cirque des montagnes basses qui entourent le portde Gloucester, Ten Pound Island, les hangars à poisson, avec laligne crénelée des toits de maisons, et jusqu’au moindre espar et àla moindre bouée sur l’eau, en éclairs aveuglants qui revenaient ets’évanouissaient une douzaine de fois à la minute dans le temps quele Sommes Ici se glissait sur la demi-marée, et que labouée sirène se lamentait et désolait derrière lui. Puis l’orages’éloigna en dagues de flammes bleuâtres, longues, espacées,mauvaises, suivies d’un dernier grondement pareil à celui d’unebatterie d’obusiers, et l’air ébranlé tressaillit sous les étoilescomme il retournait au silence.

– Le pavillon, le pavillon, dit soudainDisko, en brandissant le doigt en l’air.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda LongJack.

– Otto ! En berne. On peut nous voirdu rivage maintenant.

– J’avais tout à fait oublié. Il n’a pasde parents à Gloucester, hein ?

– La fille qu’il devait épouser cetautomne.

– Que Marie la prenne en pitié ! ditLong Jack.

Et il amena le petit pavillon à mi-mât enmémoire d’Otto, balayé du bord par un coup de vent à hauteur duHave trois mois auparavant.

Disko essuya ses yeux trempés de pluie etconduisit le Sommes Ici au débarcadère de Wouverman, endonnant ses ordres à voix basse, tandis que la goélette faisait ense balançant le tour des remorqueurs amarrés, et que les gardes denuit la hélaient de l’extrémité des jetées noires comme de l’encre.Outre l’obscurité et le mystère de leur marche, Harvey sentait lecontinent une fois de plus ramassé autour de lui, avec ses milliersde gens endormis, et la senteur de la terre après la pluie, et lebruit familier d’une locomobile de garage toussotant toute seuledans une cour de décharge ; et toutes ces choses lui faisaientbattre le cœur et lui serraient la gorge comme il se tenait là prèsde l’écoute de misaine. Ils entendirent le veilleur de nuit ronflersur un bateau-feu, pénétrèrent, hésitants, dans un cul-de-sac deténèbres qu’une lanterne, de chaque côté, éclairaitfaiblement ; quelqu’un s’éveilla en bougonnant, leur lança unecorde, et ils s’amarrèrent à un quai silencieux que flanquaient degrands hangars toiturés de tôle et pleins de vide chaud. Puis ilsrestèrent là sans plus de bruit.

Alors Harvey s’assit auprès de la roue, etsanglota, sanglota, comme si son cœur dût se briser, et une grandefemme, qui attendait assise sur une bascule, sautant dans lagoélette, embrassa Dan une fois sur la joue ; car c’était samère, et elle avait vu le Sommes Ici à la lueur deséclairs. Elle ne prit garde à Harvey que lorsqu’il se fut un peuremis, et que Disko lui eut raconté son histoire. Alors on serendit tous ensemble chez Disko, comme l’aube commençait àpoindre ; et jusqu’à ce que le bureau du télégraphe fût ouvertet qu’il pût télégraphier aux siens, Harvey Cheyne se sentitpeut-être le garçon le plus abandonné qui fût en la grandeAmérique. Mais le plus curieux fut que Disko ni Dan ne semblassenttrouver mauvais qu’il pleurât.

Wouverman ne voulut pas accepter les prix deDisko, tant que celui-ci, sûr que le Sommes Ici était aumoins d’une semaine en avance sur n’importe quel autre bateau deGloucester, ne lui eut pas donné quelques jours pour lesdigérer ; aussi tout le monde s’en allait-il flâner par lesrues, et l’on vit Long Jack arrêter le tramway de Rocky Neck, parprincipe, disait-il, jusqu’à ce que le conducteur acceptât de levoiturer pour rien. Mais Dan errait, son nez taché de son en l’air,plein de mystère à en craquer, et traitant sa famille du haut de sagrandeur.

– Dan, il faudra que je te corrige si tucontinues, dit Troop d’un air pensif. Depuis que nous sommes àterre, cette fois-ci, tu es devenu par trop impertinent.

– Je le corrigerais dès maintenant s’ilétait à moi, dit aigrement l’oncle Salters.

Lui et Pen prenaient pension chez lesTroop.

– Oh ! oh ! dit Dan en setraînant avec l’accordéon tout autour de la petite cour dederrière, prêt à sauter de l’autre côté du mur si l’ennemiapprochait. Papa, vous êtes libre de votre propre jugement, maisrappelez-vous que je vous ai averti. Votre propre chair et votrepropre sang vous ont averti ! Ce ne sera pas ma fautesi vous vous êtes trompé, mais je serai sur le pont pour vousobserver. Et quant à vous, l’oncle Salters, le maîtred’hôtel de Pharaon ne vous allait pas à la cheville ! Guettezbien et attendez. Vous serez plus retourné que votre sacré trèflesous la charrue ; tandis que moi – Dan Troop – je fleuriraicomme un jeune laurier vert[54] parceque je ne m’en suis pas tenu à ma seule opinion.

Disko fumait dans toute sa dignité d’homme àterre, une paire de superbes pantoufles aux pieds.

– Tu deviens aussi détraqué que le pauvreHarvey. Vous ne faites tous deux que ricaner, chuchoter et vousdonner des coups de pied sous la table, au point qu’il n’y a plusde tranquillité dans la maison, dit-il.

– Il va y en avoir encore joliment moinsbientôt – pour quelques gens, répliqua Dan. Attendez voir.

Lui et Harvey se rendirent par le tramway àGloucester Est, d’où ils gagnèrent à pied le phare par les massifsde lauriers, et ils s’étendirent sur les gros galets rouges où ilsrirent à en avoir mal au ventre. Harvey avait montré à Dan untélégramme, et ils jurèrent de garder le silence jusqu’à ce que labombe éclatât.

– La famille de Harvey ? dit Dansans sourciller, après souper. Eh bien ! j’imagine que cen’est pas grand’chose, sans quoi nous aurions entendu parler d’elleà l’heure qu’il est. Son père tient une espèce de commerce là-basdans l’Ouest. Il se peut qu’il vous donne la jolie somme de cinqdollars, papa.

– Qu’est-ce que je t’ai dit ?repartit Salters. Dan, prends garde de t’étrangler.

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