Voyant alors qu’il était de mon avis, je repris
courage; les forces me revinrent peu-à-peu avec mon
assurance première, et je poursuivis:
— Il en est de même de notre sentence, mon cher
Charmide. Je l’ai apprise là-bas à l’armée, de l’un de ces
médecins Thraces, élèves de Zamolxis, qui ont la
réputation de pouvoir rendre immortel. Ce Thrace
convenait que nos médecins Grecs avaient parfaitement
raison dans ce que je disais tout-à-l’heure; mais,
ajoutait-il, Zamolxis, notre roi , qui est un dieu,
prétend que si l’on ne peut entreprendre de
guérir les yeux sans traiter la tête, ni la tête sans traiter
le corps tout entier, on ne peut non plus guérir le corps
sans soigner l’âme; et il assure que c’est là pourquoi
beaucoup de maladies échappent aux médecins grecs,
parce qu’ils ne connaissent pas le tout dont il faut
s’occuper, et qui ne peut aller mal sans que l’accessoire
n’aille mal aussi nécessairement. L’âme, disait-il, est la
source de tout bien et de tout mal pour le corps et pour
l’homme tout entier; tout vient de là, comme aux
yeux tout vient de la tête. C’est donc à l’âme d’abord que
sont dus nos soins les plus assidus, si nous voulons que
la tête et le corps soient en bon état. Or, mon ami, on
agit sur l’âme par le moyen de certains charmes, et ces
charmes, ce sont les beaux discours. Ils y font germer la
sagesse, et la sagesse une fois établie dans l’âme, il est
facile de mettre en bon état et la tête et le reste
du corps. Et lorsqu’il m’enseigna le remède et le charme,
il me dit: «Surtout, garde-toi de te laisser engager par
qui que ce soit à guérir sa tête avec ce remède, si
d’abord il ne t’a livré son âme pour la traiter au moyen
du charme; car c’est encore là, ajoutait-il, une grande
erreur que d’entreprendre de se faire médecin
séparément pour l’une des deux parties.» Il me
recommanda, avec instance, de n’agir jamais autrement,
et de ne céder aux prières de personne, quelle
que fût sa fortune, son rang, sa beauté. Je l’ai juré, je
dois donc et je veux obéir. Pour toi, si, suivant la règle
de l’étranger, tu consens à livrer d’abord ton âme, et à la
soumettre au charme du médecin de la Thrace, je
t’indiquerai le remède; sinon, je ne saurais que faire
pour toi, mon cher Charmide.
Critias, à ces mots, s’écria:
— Ce mal de tête, Socrate, serait une bonne fortune
pour ce jeune homme, si, pour guérir sa tête, il se
trouvait dans la nécessité de soigner son âme.
Toutefois, je te l’assure, Charmide qui déjà semble se
distinguer entre ses compagnons par la beauté, n’est pas
moins favorisé du côté pour lequel tu prétends avoir un
charme. Car c’est la sagesse dont tu veux parler, n’est-ce
pas?
— Précisément.
— Eh bien! sache qu’il passe sans nul doute pour le
plus sage des jeunes gens d’aujourd’hui, et que pour
tout le reste il ne le cède à aucun autre, dans la mesure
de son âge.
— En effet, repris-je, il est juste, Charmide, que tu te
distingues sous tous ces rapports; car il n’en est
pas, je crois, parmi nous, un second qui puisse compter
deux maisons d’Athènes dont l’alliance promette un
meilleur et plus noble rejeton que celles dont tu es issu.
Du côté de ton père, nous voyons la famille de Critias,
fils de Dropide, constamment célébrée par Anacréon, par
Solon et beaucoup d’autres poètes, pour la beauté,
la vertu, et tous les avantages dont se compose
le bonheur. J’en dis autant du côté de ta mère. Jamais
sur le continent on ne vit d’Athénien plus beau, d’un air
plus noble que ton oncle Pyrilampe, chaque fois qu’il
sortit de son pays pour aller remplir une mission auprès
du grand roi, ou auprès de tout autre prince du
continent; et cette famille ne le cède en rien à l’autre: il
est donc juste qu’issu de si bon lieu, tu sois le premier
en toutes choses. D’abord ce qu’on peut voir de ta
figure, ô cher enfant de Glaucon, n’est pas pour
faire honte à aucun de tes ancêtres, et pour la sagesse
et les autres avantages, si tu es aussi accompli que le dit
Critias, alors, mon cher Charmide, tu es un heureux
mortel. Voici donc l’état de la question: Si déjà tu
possèdes la sagesse, comme le dit Critias, et si tu es
suffisamment sage, il n’est plus besoin du charme de
Zamolxis, ni d’Arabis l’Hyperboréen , et je puis te
donner de suite le remède contre le mal de tête.
Mais si tu crois qu’il te manque encore quelque chose, il
faut alors te soumettre au charme, avant d’employer le
remède. Dis-moi donc franchement toi-même, si tu es de
l’avis de Critias, et si tu penses avoir assez de sagesse ou
n’en avoir pas suffisamment.
Charmide rougit, et en cet état il semblait devenu
encore plus beau; car la modestie convenait bien à sa
jeunesse; ensuite sa réponse ne manqua pas de dignité.
Il dit qu’il était embarrassant pour lui de se prononcer à
l’instant pour ou contre; «car, si je nie que je sois
sage, outre qu’il est absurde de porter témoignage
contre soi-même, je donnerais par là un démenti à
Critias et à beaucoup d’autres auprès desquels je passe
pour sage, à ce qu’il dit; et, d’autre part, si je suis de son
avis et me loue moi-même cela pourrait indisposer
contre moi; si bien que je ne sais que te répondre.
À cela, je lui dis:
— Rien n’est plus juste, Charmide; en conséquence, il
m’est avis que nous approfondissions la chose ensemble,
pour éviter, toi d’avancer ce que tu ne voudrais
pas avoir à dire, et moi d’entreprendre ta guérison sans
un examen préalable. Si cela te convient, je veux bien,
pour ma part, faire cette recherche avec toi; sinon, n’en
parlons plus.
— Rien ne me convient davantage, dit-il; et s’il ne tient
qu’à cela, vois toi-même comment tu t’y prendras pour
bien commencer.
— Voici, repris-je, le meilleur moyen, à mon avis:
Puisque tu possèdes la sagesse, nul doute que tu
ne sois aussi en état d’en porter un jugement; car si elle
est en toi, elle doit y faire naître un sentiment d’après
lequel tu peux juger ce qu’elle est, et en quoi elle
consiste. Ne le penses-tu pas?
— Je le pense.
— Eh bien! ce que tu penses, continuai-je, tu peux, je
suppose, sachant parler grec, nous l’exprimer comme
ton esprit le conçoit?
— Peut-être.
— Afin donc que nous puissions juger si elle est en toi
ou non, dis-nous, qu’est-ce que la sagesse, selon toi?
D’abord il hésita, et ne voulait pas trop
répondre; mais enfin il dit que la sagesse lui paraissait
être de se conduire en tout avec décence, et de mettre
une certaine mesure dans sa démarche, dans ses
discours, dans toutes ses actions en général; en un mot,
dit-il, la sagesse est, selon moi, une certaine mesure.
— En es-tu bien sûr? repris-je. On prend bien souvent,
il est vrai, sagesse et mesure pour synonymes; mais
voyons, Charmide, si c’est avec raison. Dis-moi,
la sagesse n’est-elle pas comprise dans l’idée du beau?
— Certainement.
— Et maintenant, quel est le plus beau chez un maître
d’école, d’écrire vite ou avec mesure?
— D’écrire vite.
— De lire vite, ou avec lenteur?
— Vite.
— Et ne vaut-il pas mieux jouer avec vitesse de la lyre,
et faire tous les exercices du corps avec agilité qu’avec
lenteur et mesure?
— Oui.
— Et au pugilat, à la lutte, n’en est-il pas de même?
— Assurément.
— Pour sauter, pour courir, et pour tous les
mouvements du corps, la beauté n’est-elle pas
dans l’agilité et la vitesse, et le contraire dans la lenteur,
la gêne et la mesure?
— Il paraît.
— Il paraît donc, repris-je, que pour le corps du moins,
ce n’est pas la mesure, mais l’agilité et la vitesse qui
constituent la beauté. N’est-il pas vrai?
— Sans doute.
— Mais la sagesse faisait partie de la beauté?
— Oui.
— Ce n’est donc pas, du moins pour le corps, la
lenteur, mais la vitesse qui serait plus sage, si la sagesse
fait partie de la beauté.
— Il semble.
— Maintenant, continuai-je, le plus beau, de la
facilité ou de la difficulté à apprendre?
— La facilité.
— Or, l’une consiste à apprendre vite, l’autre avec
lenteur et avec mesure?
— Oui.
— Et instruire un autre avec promptitude et vitesse,
n’est-il pas plus beau qu’avec mesure et lenteur?
— Certainement.
— Et en fait de mémoire, quel est le plus beau, de la
lenteur et de la mesure, ou de la force et de la vitesse?
— La vitesse et la force.
— L’adresse n’est-elle pas un mouvement rapide
de l’âme, et non un mouvement mesuré?
— Il est vrai.
— Le mérite à comprendre les leçons du maître de
langue ou de musique, ou toute autre chose, n’est pas
dans la lenteur, mais dans la promptitude.
— Oui.
— Et dans la délibération et pour toutes les fonctions
de l’âme, ce n’est pas, je crois, l’homme mesuré qui ne
sait se décider et prendre un parti, qui obtiendra le plus
d’estime, mais celui qui fait tout cela avec le plus de
facilité et de promptitude?