Contes d’Aventures

SCÈNES DE BORROW

Titre original : Borrowed Scenes (1918).[1]

« Rien à faire. Impossible.

Jele sais parce que j’ai essayé. »

(Extrait d’un article non publié

sur George Borrow et son œuvre.)

Oui, j’ai essayé. Et mon expérience peutintéresser d’autres personnes. Imaginez donc que je me suis imbibéde George Borrow, spécialement de son Lavengro et de sonRomany Rye, que j’ai modelé ma pensée, mon langage, monstyle sur ceux du maître, et que finalement je suis parti un jourd’été pour mener la vie que mes lectures m’avaient révélée. Mevoici, par conséquent, sur la route de campagne qui va de la gareau village de Swinehurst (Sussex).

Tout en marchant, je n’avais garde d’oublierles fondateurs du Sussex, Cerdic, ce formidable écumeur des mers,et Ella, son fils, dont le barde disait qu’il dépassait d’unelongueur de tête de lance le plus grand de ses compatriotes. Jementionnai le fait à deux paysans que je croisai en chemin. Lepremier, fort gaillard au visage marqué de taches de rousseur, fitun écart et courut à toutes jambes vers la gare. Le deuxième, pluspetit et plus âgé, demeura en extase quand je lui récitai lepassage de la chronique saxonne qui commence ainsi :« Alors vint Leija avec quarante-quatre longsvaisseaux… » J’étais en train de lui indiquer que la chroniqueavait été écrite moitié par les moines de Saint-Albans et moitiépar les moines de Peterborough quand il se précipita soudainderrière une porte et disparut.

Le village de Swinehurst est constitué par unesuite irrégulière de maisons partiellement en bois, dans le styleprimitif anglais. L’une d’elles me parut plus importante que lesautres, par l’enseigne qui pendait devant sa porte, je compris quec’était l’auberge. Je m’y rendis, car je n’avais rien mangé depuismon départ de Londres. Un homme assez robuste et de bonne taille,portant une veste noire et des pantalons grisâtres, se tenaitau-dehors. Je m’adressai à lui.

– Pourquoi une rose, et pourquoi unecouronne ? lui demandai-je en levant mon index.

Il me dévisagea bizarrement. D’ailleurs, toutétait bizarre, chez cet homme.

– Pourquoi pas ? me répondit-il.

Il recula légèrement.

– L’emblème d’un roi, lui dis-je.

– Certainement. Que peut-on attendre d’autred’une couronne ?

– Et de quel roi ? insistai-je.

– Excusez-moi, fit-il en essayant de s’enaller.

– Quel roi ? répétai-je.

– Comment le saurais-je ?

– Vous devriez le savoir d’après la rose,répondis-je. Elle est le symbole de ce Tudor-ap-Tudor qui, venu desmontagnes galloises, a assis sa postérité sur le trôned’Angleterre. Tudor…

Je continuai en me glissant entre l’inconnu etla porte de l’auberge.

« … était du même sang qu’Owen Glendower,le célèbre chef de clan, qu’il ne faut surtout pas confondre avecOwen Gwynedd, père de Madoc de la Mer, dont le barde a écrit…

J’allais réciter la fameuse stance deDafydd-ap-Gwilyn quand mon interlocuteur, qui m’avait observé d’unregard fixe et bizarre (je le maintiens), me poussa pour entrerdans l’auberge.

« C’est sûrement à Swinehurst que je metrouve, dis-je à haute voix, puisque ce nom signifie uneporcherie.

Sur ces mots, je suivis mon homme dans lasalle ; il s’assit dans un coin. Quatre personnes deconditions diverses buvaient de la bière à une table centrale,tandis qu’un petit homme alerte et vêtu de noir se tenait deboutdevant la cheminée vide. Le prenant pour le tavernier, je luidemandai ce que je pourrais avoir pour déjeuner.

Il sourit et me dit qu’il n’en savaitrien.

– Mais au moins, mon ami, vous pouvez me direce qui est prêt ?

– Pas davantage, répondit-il, mais je suis sûrque le patron pourra vous renseigner.

Il tira une sonnette, quelqu’un survint, jerépétai ma question.

– Que voudriez-vous manger ? medemanda-t-il.

Je pensai à mon maître, et je commandai unjambon froid avec du thé et de la bière.

– Vous avez dit du thé et de labière ? interrogea le patron.

– Oui.

– Depuis vingt-cinq ans que je suis dans lemétier, déclara le tavernier, c’est la première fois qu’on medemande du thé et de la bière ensemble !

– Ce gentleman plaisante, hasarda l’homme aucomplet noir.

– À moins que… fit l’homme âgé dans lecoin.

– Que quoi, monsieur ? demandai-je.

– Rien, répondit-il. Rien !

Vraiment, cet homme dans le coin était trèsbizarre. C’était celui à qui j’avais parlé de Dafydd-ap-Gwilyn.

– Donc vous plaisantez ! enchaîna lepatron.

Je lui demandai s’il avait lu les œuvres demon maître George Borrow. Il me dit qu’il ne les avait pas lues. Jelui déclarai que, dans ses cinq volumes, il n’aurait pas décelé,d’une couverture à l’autre, la moindre trace d’une plaisanterie.Par contre, il aurait trouvé que mon maître buvait de la bière etdu thé ensemble. Je n’avais jamais lu quoi que ce fût sur du thédans les sagas ou dans les poèmes des bardes. Mais, une fois lepatron sorti pour préparer mon repas, je récitai à la compagnie desstances islandaises qui vantent la bière de Gunnar, fils aux longscheveux de Harold l’Ours. Puis, de peur que l’islandais fût unelangue inconnue à certains de mes auditeurs, je récitai ma propretraduction, dont voici le dernier vers :

Que si la bièreest faible, que le pot soit grand !

Ensuite je demandai aux gens qui étaient làs’ils allaient à l’église ou au temple. Ma question les étonna, eten particulier l’individu bizarre dans le coin, que je fixai d’unregard sévère. J’avais percé son secret. Pendant que jel’observais, il essaya de se réfugier derrière l’horloge.

– L’église ou le temple ? luidemandai-je.

– L’église, balbutia-t-il.

– Quelle église ?

Il recula carrément derrière l’horloge.

– Jamais on ne m’a pareillementquestionné ! s’écria-t-il.

Je lui montrai que je connaissais sonsecret.

– Rome n’a pas été construite en un jour, luidis-je.

– Eh ! Eh ! fit-il.

Pendant que je me détournais, il sortit latête de sa cachette et se frappa le front avec l’index. L’homme aucostume noir l’imita.

Après avoir mangé mon jambon froid (y a-t-ilmeilleur plat, à l’exception du mouton bouilli aux câpres ?)et bu mon thé avec ma bière, j’informai la compagnie que mon maîtreavait baptisé ce repas « une gifle au diable », et qu’ilavait remarqué la faveur dont il jouissait auprès des commerçantsde Liverpool. Sur ce renseignement suivi d’une strophe de Lope deVega, je quittai l’Auberge de la Rose et de la Couronne, non sansavoir payé ma note. À la porte, le patron me demanda mon nom et monadresse.

– Pourquoi donc ?

– Dans le cas où il y aurait une enquête survotre compte.

– Mais pourquoi y aurait-il une enquête surmon compte ?

– Ah ! qui sait ! soupira lepatron.

Quand je m’éloignai, j’entendis de grandséclats de rire derrière moi. « Assurément, pensai-je, Rome n’apas été construite en un jour. »

Je descendis la rue principale de Swinehurst,et je repris la route de campagne en me préparant à ces aventuresde voyageurs qui sont, selon le maître, aussi serrés que des mûresquand on les cherche sur une grand-route d’Angleterre. J’avais déjàpris quelques leçons de boxe avant de quitter Londres. Il me semblaque si par hasard je rencontrais un voyageur dont la taille etl’âge seraient propices, je pourrais le prier de tomber la veste etde régler un différend quelconque selon la vieille coutumeanglaise. J’attendis donc auprès d’un échalier le premier passant àvenir, et ce fut pendant que je me tenais là qu’une panique à enhurler fondit sur moi, tout comme elle fondit sur le maître dans levallon. Je me cramponnai au barreau de l’échalier, il était en bonchêne anglais. Oh ! qui peut décrire les terreurs consécutivesà cette panique à en hurler ? Voilà ce que je pensais en mecramponnant au barreau de l’échalier. Était-ce la bière ?Était-ce le thé ? Ou bien le tavernier avait-il raison ?Le tavernier et l’autre, l’individu au costume noir, celui quiavait répondu au signe de l’homme bizarre dans le coin ?Pourtant le maître buvait son thé avec de la bière. Oui, mais lemaître aussi avait été en proie à une panique à en hurler. Jeméditai sur tout cela en me cramponnant au barreau de chêneanglais, le barreau supérieur de l’échalier. Pendant unedemi-heure, la panique fut en moi. Puis elle passa. Et je demeuraidans un grand état de faiblesse, toujours cramponné au barreau dechêne anglais.

J’étais encore auprès de l’échalier où m’avaitsaisi la panique à en hurler quand j’entendis un bruit de pasderrière moi. Me retournant, je vis qu’un sentier traversait lechamp de l’autre côté de l’échalier. Une femme venait dans madirection. Elle marchait sur ce sentier. Il me parut évidentqu’elle était l’une de ces Bohémiennes dont le maître avait tantparlé. Je regardai d’où elle venait, et je vis la fumée d’un feudans une petite vallée, cette fumée indiquait certainementl’endroit où campait sa tribu. La femme qui approchait était d’unetaille moyenne, ni grande ni petite, elle avait un visage hâlé etcouvert de taches de rousseur. Je dois avouer qu’elle n’était pasbelle, mais je ne crois pas que quelqu’un, sauf le maître, aitjamais rencontré de très belles femmes déambulant sur lesgrand-routes d’Angleterre. Telle qu’elle était, je devais m’enaccommoder. Je savais bien comment lui adresser la parole, car ende nombreuses occasions j’avais admiré le mélange de courtoisie etd’audace usité en pareil cas. Donc, quand la femme arriva près del’échalier, je lui tendis la main pour l’aider à l’enjamber.

– Que dit le poète Calderon ?demandai-je. Je suis sûr que vous avez lu les deux vers dont voicila traduction :

Oh ! jeunefille, puis-je vous prier humblement

De me permettrede vous aider sur votre chemin ?

La femme rougit, mais ne répondit rien.

« Où sont donc, repris-je, lesromanis ?

Elle tourna la tête et ne dit mot.

– Bien que je sois un gorgio, continuai-je, jeconnais un peu le folklore romani.

Et, pour le lui prouver, je chantai unestrophe gitane.

La femme se mit à rire. Je déduisis de sonallure qu’elle pouvait être une diseuse de bonne aventure.

– Dites-vous la bonne aventure ? luidemandai-je.

Elle me donna une tape sur le bras.

– Mais vous êtes un vrai rigolo ! medit-elle.

Cette tape me fit plaisir, car elle me rappelal’incomparable Belle.

– Vous pouvez utiliser le Long Melford, luirépondis-je.

C’était une expression qui, selon le maître,signifiait qu’elle pouvait me battre.

– Laissez-moi tranquille, avec vosboniments ! répliqua-t-elle en me flanquant une nouvelletape.

– Vous êtes une très jolie femme, dis-je. Etvous me faites penser à Grunelda, la fille de Hjalmar, qui vola lebol d’or au roi des îles.

La comparaison parut l’ennuyer.

– Soyez poli, jeune homme !

– Je ne vous veux aucun mal, Belle. Je nefaisais que vous comparer à celle dont la saga dit que ses yeuxétaient comme l’éclat du soleil sur les icebergs.

Cette citation sembla lui plaire. Elle mesourit.

– Je ne m’appelle pas Belle, dit-elle.

– Comment vous appelez-vous ?

– Henriette.

– Le prénom d’une reine.

– Allez-y !

– De la femme de Charles, lui dis-je. DontWaller, le poète (car les Anglais aussi ont leur poètes, quoique àcet égard ils soient fort inférieurs aux Basques), dont, je disais,Waller le poète chantait :

Qu’elle fûtReine était l’acte du Créateur,

Un aveugle nepouvait qu’en admettre le fait.

– Dites donc ! s’écria la femme. Commentque vous y allez !

– Ainsi maintenant, dis-je, puisque je vous aidémontré que vous étiez une reine, vous me donnerez sûrement un« choomer », autrement dit un baiser en languebohémienne.

– Je vais vous en administrer un sur le troude l’oreille ! cria-t-elle.

– Alors je lutterai avec vous, lui dis-je. Sipar hasard vous me faites toucher les deux épaules, je feraipénitence en vous enseignant l’alphabet arménien. Le mot alphabetnous montre, comme vous vous en apercevez bien, que nos lettresviennent de Grèce. Si, par contre, je vous fais toucher les deuxépaules, vous me donnerez un choomer.

J’en étais arrivé là. Elle escalada l’échalieravec l’intention probable de s’enfuir. Mais sur ces entrefaites unevoiture survint. Elle appartenait, comme je m’en aperçus, à unboulanger de Swinehurst. Le cheval était marron. Il ressemblait auxchevaux de la Nouvelle-Forêt, poilu et mal tenu. Comme j’en saismoins que le maître sur les chevaux, je ne dirai rien d’autre decelui-là. Je me contenterai de répéter qu’il était de couleurmarron (et pourtant ni le cheval ni la couleur du cheval neprésentent la moindre importance dans mon récit). J’ajouteraitoutefois qu’il pouvait passer pour un petit cheval ou pour un grosponey, car il était un peu petit pour un cheval, mais un peu grospour un poney. J’en ai dit maintenant assez sur ce cheval, qui n’arien à voir avec mon histoire, et je reporte mon attention sur leconducteur.

Il était bien bâti. Il avait une grosse têterougeaude, des favoris bruns, des épaules arrondies, un grain debeauté rougeâtre au-dessus des sourcils gauches. Il portait uneveste de velours, et il était chaussé de gros souliers ferrés qu’ilperchait sur le pare-boue devant lui. Il arrêta la voiture àhauteur de l’échalier devant lequel je me trouvais en compagnie dela jeune femme de la vallée, et il me demanda poliment si jepouvais lui donner du feu pour sa pipe. Comme je tirais de ma pocheune boîte d’allumettes, il jeta les rênes par-dessus le pare-boueet, agitant ses gros souliers ferrés, se mit en devoir de descendresur la route. C’était un homme bien bâti, mais il avait unecertaine propension à l’obésité et à l’essoufflement. Je me dis queje tenais là l’occasion de l’une de ces aventures de route quiétaient si banales au bon vieux temps. Mon intention était delivrer au boulanger un vrai combat de boxe : la jeune femme dela vallée me dirait quand je devrais me servir de mon droit ou demon gauche, me relèverait au besoin pour le cas où j’aurais lamalchance d’être knock-outé par l’homme qui était chaussé de grossouliers ferrés et qui avait un grain de beauté au-dessus dessourcils gauches.

– Utilisez-vous le Long Melford ? luidemandai-je.

Il me considéra avec étonnement, et merépondit qu’il fumait n’importe quel tabac.

– Le Long Melford, expliquai-je, n’est pas,comme vous paraissez le croire, une sorte de tabac. J’entendais parlà cet art et cette science de la boxe que nos ancêtres tenaient entelle estime que certains professeurs de boxe, le grand Gully, parexemple, ont été appelés aux plus hautes charges de l’État. Il y aeu des hommes du plus noble caractère parmi les boxeursd’Angleterre. Je citerai en particulier Tom de Hereford, plus connusous le nom de Tom le Printemps, bien que son père s’appelât Hiver.Cela n’a toutefois rien à voir avec l’affaire présente, qui est quenous allons nous battre.

L’homme à la tête rougeaude parut ahuri. Sicomplètement ahuri que je ne crois pas que des aventures semblablessoient aussi fréquentes que mon maître l’avait donné àentendre.

– Nous battre ! s’exclama-t-il.Pourquoi ?

– C’est une bonne vieille coutume anglaise,répondis-je. Nous verrons qui de nous deux est le plus fort.

– Je n’ai rien contre vous, protesta-t-il.

– Moi non plus. Voilà pourquoi nous nousbattrons pour l’amour, expression qui était très usitée au bonvieux temps. Harold Sygvynson raconte que chez les anciens Danoison se battait fréquemment à la hache d’armes. Par conséquent, vousallez tomber la veste et vous battre.

Tout en parlant, j’avais retiré ma veste.

La tête de mon boulanger perdit de son teintflorissant.

– Je ne me battrai pas !déclara-t-il.

– Mais si, répondis-je. Et cette jeune femmevous rendra probablement le service de garder votre veste.

– Vous êtes complètement toqué ! ditHenriette.

– En outre, dis-je, si vous ne vous battez pascontre moi pour l’amour, vous vous battrez peut-être pour ceci…

Je lui tendis un souverain.

– Voulez-vous tenir sa veste ? répétai-jeà Henriette.

– Je tiendrai la grosse pièce, dit-elle.

– Non, répliqua le boulanger, en mettant lesouverain dans la poche de son pantalon en velours. Maintenant,dites-moi ce qu’il me faut faire pour gagner le souverain.

– Vous battre.

– Comment voulez-vous que je me batte ?demanda-t-il.

– Tendez vos bras ! commandai-je.

Il les tendit. Mais il demeura immobile. Ilressemblait à un gros mouton. Il ne se souciait pas de me frapper.Il me sembla que si je pouvais le mettre en colère, son espritoffensif s’améliorerait. Alors je flanquai un coup de poing à sonchapeau, qui était noir et dur, du genre chapeau melon.

– Hé ! patron ! cria-t-il. Quecherchez-vous ?

– Je cherche à vous mettre en colère,répondis-je.

– Ma foi, je suis en colère ! fit-il.

– Alors voici votre chapeau, dis-je. Ensuite,nous allons nous battre.

Je me tournai pour ramasser son chapeau, quiavait roulé derrière moi. Au moment où je me baissai, je reçus untel coup que je ne pus ni me redresser ni tomber assis. Ce coup queje reçus pendant que je me baissais pour ramasser le chapeau melonne provenait pas de ses poings, mais de son soulier ferré, celuique j’avais remarqué sur le pare-boue. Étant donc incapable de meredresser comme de tomber assis, je m’appuyai sur le barreau dechêne de l’échalier, et je poussai un sourd gémissement consécutifà la douleur que m’avait procurée le coup que j’avais reçu. Lapanique à en hurler m’avait été moins douloureuse que ce coup desoulier ferré. Quand finalement je pus me redresser, je m’aperçusque le boulanger à la tête rougeaude était parti avec sa voiture,et qu’il était déjà invisible. La jeune fille de la vallée setenait de l’autre côté de l’échalier. Un homme en haillons, quivenait du côté du feu, traversait le champ en courant.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu,Henriette ? demandai-je.

– Je n’ai pas eu le temps. Pourquoi avez-vousété assez bête pour lui tourner le dos ?

L’homme en haillons nous avait rejoints àl’endroit où je parlais à Henriette auprès de l’échalier. Jen’essaierai pas de transcrire la conversation qu’il me tint, parceque j’ai remarqué que le maître n’a jamais voulu déroger enutilisant le patois. Je préfère montrer sa manière de parler parune phrase ici ou là.

– Pourquoi qu’il t’a frappé ? me demandal’homme en haillons.

Il était vraiment très en haillons. Il avaitune charpente solide, un visage brun en lame de couteau, et ungourdin à la main. Sa voix était épaisse et rude, comme l’ontsouvent les gens qui vivent au grand air.

– Pourquoi que le boulanger, il t’afrappé ?

– C’est lui qui l’a voulu. Il le lui ademandé, répondit Henriette.

– Il a demandé quoi ?

– Eh bien ! il lui a demandé un coup. Illui a donné une grosse pièce pour ça.

L’homme en haillons parut étonné.

– Dis donc, patron ! fit-il. Si tu enfais collection, je pourrais t’en fournir à moitié prix.

– Il m’a pris en traître, dis-je.

– Et que pouvait faire d’autre le boulanger,quand vous lui avez flanqué son chapeau par terre ? ditHenriette.

Pendant cette conversation, j’avais pu meredresser en m’aidant du barreau de chêne au haut de l’échalier. Jerécitai quelques vers du poète chinois Lo Tun-an, qui a dit que,quelque dur que soit un coup, il aurait pu être beaucoup plus fort.Je cherchai ma veste. Mais je ne l’aperçus point.

– Henriette, dis-je, qu’avez-vous fait de maveste ?

– Dis donc, patron ! dit l’homme de lavallée. Pas tant d’Henriette, si ça ne te fait rien ! Cettefemme, c’est la mienne. Qui te crois-tu pour l’appelerHenriette ?

Je certifiai à l’homme de la vallée que jen’avais pas voulu manquer de respect à sa femme.

– Je l’avais prise pour une jeune fille,dis-je. Mais la femme d’un romani est toujours sacrée à mesyeux.

– Complètement loufoque ! soupira lafemme.

– Quelque autre jour, dis-je, j’irai vousrendre visite dans votre camp de la vallée, et je vous lirai lelivre du maître sur les romanis.

– Qu’est-ce que c’est que les romanis ?interrogea l’homme.

– Les romanis sont des bohémiens.

– On n’est pas des bohémiens.

– Qu’êtes-vous donc, alors ?

– Des cueilleurs de houblon.

Je demandai à Henriette :

– Comment se fait-il, dans ce cas, que vousayez compris tout ce que j’ai dit sur les bohémiens ?

– Moi ? Je n’ai rien compris !

Je réclamai à nouveau ma veste. Mais je merappelai soudain qu’avant de proposer un match au boulanger à latête rougeaude et au grain de beauté sur le sourcil gauche, j’avaissuspendu ma veste au pare-boue de sa voiture. Je récitai donc unverset du poète persan Ferideddin Atar, selon lequel il est plusimportant de sauver sa peau que ses habits. Je fis mes adieux àl’homme de la vallée et à sa femme, et je retournai au vieuxvillage anglais de Swinehurst, où je pus acheter une vested’occasion qui me permit de me diriger vers la gare, car je voulaisrentrer à Londres. Je constatai non sans surprise que j’étais suivià la gare par de nombreux habitants, parmi lesquels l’homme aucomplet noir et cet autre, l’individu bizarre, celui qui s’étaitdissimulé derrière l’horloge. De temps à autre, je me retournai etallai au-devant d’eux dans l’espoir d’amorcer une conversationintéressante ; mais chaque fois que je tentai de m’approcher,ils se débandaient. Seul l’agent de police du village consentit àme tenir compagnie. Il marcha à côté de moi, et il prêta uneoreille attentive au récit que je lui fis touchant l’histoire deHunyadi Janos et des événements qui eurent lieu au cours desguerres entre ce héros, connu également sous le nom de Corvinus, etMahomet II, qui prit Constantinople, c’est-à-dire Byzance.Accompagné de l’agent de police, j’entrai dans la gare. Je m’assisdans un compartiment, je pris une feuille de papier dans ma pocheet je me mis à écrire sur ce papier tout ce qui m’était arrivé,afin de pouvoir montrer qu’il n’est pas facile, de nos jours, desuivre l’exemple du maître. Tandis que j’écrivais, j’entendisl’agent de police causer avec le chef de gare (petit, gros, cravatéde rouge) et lui narrer mes propres aventures dans le vieux villageanglais de Swinehurst.

– C’est aussi un gentleman, conclut l’agent depolice. Et je suis sûr qu’il habite à Londres, dans une grandemaison.

– Une très grande maison, si chaque homme a cequ’il mérite ! fit le chef de gare, en hochant la tête et enagitant son drapeau pour que le train pût démarrer.

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